Samir Amin a laissé une œuvre importante. Dans cet hommage, j’examine brièvement certaines des caractéristiques essentielles de l’analyse de l’impérialisme par Amin, afin de voir quels outils celles-ci nous fournissent pour comprendre le phénomène aujourd’hui.
Samir Amin a laissé une œuvre importante. Son infatigable « optimisme de la volonté » s’est attaqué à l’analyse des processus complexes de changement politique, social et économique, bien éloigné du découragement qui aurait pu naître d’un « pessimisme de l’intelligence » au vu d’un constat peu encourageant. Contrairement à de nombreux intellectuels isolés dans leur tour d’ivoire, il était obsédé par la nécessité de se mobiliser en faveur d’un changement progressiste et il a mis sa formidable capacité d’analyse au service de la compréhension du capitalisme mondial, du développement inégal et de l’impérialisme, et de la manière dont ceux-ci ont affecté les réalités matérielles et la vie sociale dans ce que l’on appelle le monde en développement. De plus, il a toujours été conscient de l’ évolution des tendances mondiales et locales, et il l’a analysée de manière appropriée.
Six contradictions
Samir Amin considérait que le capitalisme, depuis sa création, a toujours été fondamentalement un système mondial, déterminé dans sa nature et son fonctionnement par la relation inégale entre le centre et la périphérie. Pour lui, cette relation s’appuie sur cinq monopoles qui reproduisent le capitalisme mondial, à savoir : le monopole de la technologie générée par les dépenses militaires des centres impérialistes ; le monopole de l’accès aux ressources naturelles ; le monopole de la finance ; le monopole de la communication internationale et des médias ; et le monopole des moyens de destruction massive. Ces monopoles ont tendance à se concentrer régionalement dans les pays du Nord, le « monde avancé », mais ils pourraient également perdurer dans un monde plus multipolaire. Ainsi, même s’il se réjouit de l’émergence de nouvelles puissances et du déclin de la puissance mondiale des États-Unis, il reconnaît que la multipolarité ne représente pas nécessairement un déclin des tendances impérialistes ou des relations traditionnelles de hiérarchie et de domination entre le centre et la périphérie.
Amin a été en mesure de penser les fondements de l’économie politique mondiale. Il a ainsi identifié six classes globales principales :
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(1) la bourgeoisie impérialiste au centre ou au cœur du système, à laquelle revient la majeure partie de la plus-value économique mondiale ;
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(2) le prolétariat du centre, en particulier ce qu’on a appelé une « aristocratie » qui a bénéficié longtemps d’augmentations de salaire réelles largement en rapport avec la productivité du travail, mais qui est maintenant plus menacé et connaît une baisse des parts de salaire et des conditions d’emploi plus précaires ;
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(3) la bourgeoisie dépendante de la périphérie, qui entretient des relations essentiellement marchandes avec le capital multinational basé dans le centre ;
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(4) le prolétariat de la périphérie, soumis à la surexploitation, et pour lequel il existe une énorme déconnexion entre les salaires et la productivité réelle en raison des échanges inégaux ;
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(5) les paysanneries de la périphérie, qui souffrent également de la même manière, et sont opprimées doublement par les formes de production précapitalistes et capitalistes ; et
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(6) les classes dominantes des modes non capitalistes (comme l’oligarchie traditionnelle, les seigneurs de la guerre et les proches du pouvoir).
Même pour les progressistes, cette présentation schématique recouvre un ensemble extrêmement complexe de luttes et d’alliances, les relations entre les économies de la « périphérie » ne mettant pas forcément en évidence une solidarité ouvrière et paysanne souhaitée par les marxistes traditionnels.
Dès lors, comment devons-nous interpréter l’impérialisme contemporain ? Utilisons le cadre fourni par Samir Amin pour examiner les tendances récentes de l’économie mondiale, et voir comment nous pourrions interpréter la façon dont l’impérialisme se manifeste aujourd’hui, en particulier dans les pays en développement.
Le tournant multipolaire
Le début du 21e siècle pourrait être décrit comme une période de changement pour l’impérialisme. La phase d’« hyper-impérialisme » – avec les États-Unis comme seule superpuissance capitaliste, libre d’utiliser la quasi-totalité du monde comme son terrain de chasse privilégié – est terminée. Les États-Unis semblent nettement plus faibles, tant sur le plan économique que politique, et les autres pays (y compris les anciens et actuels alliés, ainsi que ceux qui pourraient devenir des puissances rivales) sont moins disposés à accepter leur autorité sans condition. La surenchère impériale qui était si évidente dans les guerres du Golfe et les diverses autres interventions, au Moyen-Orient et dans le monde entier, a été remplacée par des préoccupations plus américano-centrées pendant la présidence de Trump. Sous l’administration Biden, il est probable que cela conduise à une réduction de cet excès d’interventionnisme (même si les États-Unis évitent l’« isolationnisme ») ou, à tout le moins, à un changement de direction.
Le contexte mondial contemporain de l’impérialisme est donc complexe, et ses contours changent constamment. Les changements politiques récents dans divers pays du Nord ont fait que les alliances stratégiques mondiales sont également beaucoup plus fluides qu’au cours du dernier demi-siècle. Plusieurs d’entre elles sont très discutées : le changement d’attitude de l’administration Trump envers l’ennemi traditionnel des États-Unis, la Russie, ainsi qu’envers les alliés traditionnels ; la politique internationale compliquée qui se dessine en Europe avec la décision britannique de se retirer de l’Union européenne ; et l’émergence de forces politiques de droite dans un certain nombre d’autres pays européens. Mais cela est également évident dans d’autres parties du monde, notamment en Chine, où les amis et les ennemis de toujours ne sont plus aussi facilement repérables. Pourtant, les fondements du processus impérialiste n’ont pas changé, même si les formes dans lesquelles ils s’expriment sont modifiées.
La phase d’« hyper-impérialisme » — avec les États-Unis comme seule superpuissance capitaliste — est terminée.
Si l’on définit l’impérialisme au sens large, à l’instar d’Amin, comme le mélange complexe d’intérêts économiques et politiques, lié aux actions entreprises par le grand capital pour contrôler l’économie mondiale, il est clair que, malgré tous ces changements, l’impérialisme n’a pas vraiment décliné. Il a plutôt changé de forme au cours du dernier demi-siècle, surtout si l’on adopte une notion plus large de ce qui constitue le « territoire économique ». Ce que j’appelle le « territoire économique » comprend les formes les plus évidentes telles que la terre et les ressources naturelles, ainsi que la main-d’œuvre. Tous ces éléments sont encore extrêmement contestés, comme en témoignent les luttes pour le contrôle des terres (en particulier dans les périodes d’urbanisation rapide), du pétrole et des autres ressources minérales, des forêts, des océans, des rivières, etc. Les guerres pour le pétrole au Moyen-Orient, les tentatives incessantes d’accaparement des terres en Afrique, la lutte pour les fruits de l’extraction des ressources naturelles dans certaines régions d’Amérique latine et d’Asie, tout cela en témoigne.
Accumulation primitive
Mais la lutte pour la prise de possession du « territoire économique » englobe également le contrôle de nouveaux marchés définis à la fois par la localisation physique et le type de processus économique. L’un des aspects essentiels du dynamisme capitaliste récent a été sa capacité à créer de nouvelles formes de » territoire économique », à les faire entrer dans le domaine des relations économiques capitalistes et, par conséquent, à les soumettre au contrôle impérialiste. Deux formes de « territoire économique » qui sont aujourd’hui de plus en plus soumises à l’organisation capitaliste et à la pénétration impérialiste sont les équipements de base et les services sociaux (autrefois considérés comme l’apanage des services publics) et la production et le partage des connaissances.
Une caractéristique majeure de notre époque est la privatisation d’une grande partie de ce qui était, jusqu’à il y a peu, généralement accepté comme des responsabilités fondamentales de la prestation publique. Les équipements de base comme l’électricité, l’eau et les infrastructures de transport, ainsi que les services sociaux comme la santé, l’assainissement et l’éducation entrent tous dans cette catégorie. Bien entendu, le fait qu’ils soient considérés comme des missions de service public ne signifie pas qu’elles soient toujours menées à bien. En effet, le développement de l’offre publique et de l’accès à des infrastructures publiques et à des services sociaux de haute qualité n’a été possible historiquement qu’à la suite de luttes de masse prolongées. Et les problèmes d’inégalité d’accès ont toujours existé. Néanmoins, le fait que l’approvisionnement ne relève plus nécessairement du domaine public et que l’approvisionnement privé soit de plus en plus considéré comme la norme a ouvert de nouveaux marchés colossaux pour des activités potentiellement lucratives. Il s’agit d’un moyen crucial de maintenir la demande, étant donné la saturation des marchés dans de nombreuses économies matures et la croissance insuffisante des marchés dans les sociétés plus pauvres.
Une caractéristique majeure de notre époque est la privatisation d’une grande partie de ce qui était, jusqu’à récemment, généralement accepté comme des responsabilités fondamentales de la prestation publique.
L’ouverture de ces marchés a résulté d’une combinaison de prestations publiques inadéquates et de changements dans les politiques économiques visant à encourager l’investissement privé. L’expansion de l’industrie mondiale de l’eau en bouteille, par exemple, est en partie le résultat de l’échec de la distribution publique d’eau potable. Parallèlement, les institutions mondiales telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ainsi que des organismes représentant des intérêts privés, mais reconnus mondialement depuis peu comme le Forum économique mondial – ont activement encouragé les investissements privés dans les secteurs autrefois publics. Il s’agit d’une expression plus complexe de la volonté impérialiste de contrôler un « territoire économique » que l’annexion directe d’un territoire géographique, mais cela ne la rend pas moins importante.
L’impérialisme de la connaissance
Une autre nouvelle forme de « territoire économique », de plus en plus soumise à la pénétration impérialiste, concerne la production et la diffusion des connaissances. La privatisation des connaissances et leur concentration entre des mains de plus en plus rares – notamment par la création et l’application de nouveaux « droits de propriété intellectuelle » – sont devenues des obstacles importants au transfert de technologies et à la reconnaissance sociale des connaissances traditionnelles. Cela apparaît clairement dans le cas de l’accès aux médicaments, même aux médicaments essentiels et vitaux, dont les prix ont été augmentés par des brevets qui récompensent les multinationales, et leur permettent de monopoliser la production, de fixer des prix élevés ou d’exiger des royalties très importantes. De même, le contrôle des brevets sur les semences, qui sont là encore détenus en grande majorité par des multinationales de l’agroalimentaire, a permis le contrôle monopolistique de technologies cruciales pour la culture des aliments dans le monde entier, même dans les sociétés les plus pauvres. Les cas de la médecine et de l’alimentation sont comparativement bien connus et très controversés, mais il en va de même pour les technologies industrielles, ainsi que pour les connaissances permettant d’atténuer les changements environnementaux négatifs et de s’y adapter (qui résultent eux-mêmes des systèmes de production créés par le capitalisme mondial).
Les prix des médicaments essentiels ont été augmentés par des brevets qui récompensent les multinationales, et leur permettent de monopoliser la production, de fixer des prix élevés ou d’exiger des royalties très importants.
Le contrôle de la connaissance qui a été si clairement défini par Samir Amin comme l’un des cinq piliers de l’impérialisme a été particulièrement évident pendant la pandémie de COVID-19. Les grandes entreprises pharmaceutiques mondiales ont largement profité de la pandémie, bénéficiant d’une aide publique substantielle pour s’engager dans la recherche de traitements et de vaccins, puis étant autorisées à commercialiser leurs produits à des conditions mercantiles, alors que la plupart, voire la totalité, de leurs coûts de recherche et développement sont couverts. Au sein de l’OMC, les économies avancées ont bloqué à plusieurs reprises la tentative des pays en développement de suspendre les droits de propriété intellectuelle pour ces médicaments et vaccins pendant la période de la pandémie. Cela renforce le point de vue de Samir Amin, à savoir que l’impérialisme ne consiste pas à opposer un pays à un autre, mais à défendre les intérêts du grand capital contre ceux des populations partout dans le monde, ce capital étant soutenu par les États.
On considère que les structures institutionnelles nationales et internationales qui devraient fournir des contrepoids à la privatisation de la connaissance sont plus fragiles et moins efficaces qu’auparavant. Mais en réalité, beaucoup travaillent activement dans la direction opposée. Les nombreux « accords commerciaux » qui ont été signés à travers le monde ces dernières années ont beaucoup moins porté sur la libéralisation du commerce – déjà si étendue qu’il y a peu de marge pour une ouverture supplémentaire dans la plupart des secteurs – et beaucoup plus sur la protection des investissements et le renforcement des monopoles générés par les droits de propriété intellectuelle. C’est encore plus vrai pour les traités d’investissement qui privilégient les droits de propriété (au sens large) des entreprises par rapport aux droits humains des citoyens.
La Chine émerge, mais l’impérialisme ne faiblit pas
On entend souvent dire que l’émergence de nouvelles puissances – en particulier la Chine, mais aussi l’Inde, le Brésil et d’autres – signifie que le concept d’« impérialisme » n’est plus valable. Pourtant, la phase impérialiste du capitalisme a toujours été caractérisée par l’émergence de « nouveaux enfants du quartier », dont certains sont devenus des brutes de quartier. Par exemple, lorsque Lénine a écrit son célèbre ouvrage L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917), il y a un siècle, l’émergence des États-Unis en tant que puissance mondiale dominante était loin d’être évidente. L’affirmation de Lénine selon laquelle, pendant la phase impérialiste du capitalisme, « s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes » est le maillon le plus faible de son argumentation, et il a été démenti presque immédiatement. Les États-Unis, qui n’étaient alors qu’un acteur mineur par rapport aux grandes puissances européennes, ont émergé pour dominer la scène mondiale à partir de la seconde moitié du 20e siècle. La montée en puissance du Japon dans la seconde moitié du 20e siècle n’a en aucun cas signifié un affaiblissement de l’impérialisme américain en général ; elle a simplement nécessité une évaluation plus complexe de ce dernier.
Il y a des dangers à exagérer l’importance de la China actuelle. Aujourd’hui encore, son PIB par habitant représente moins de la moitié (environ 45 %) de la moyenne mondiale.
L’émergence récente de la Chine est interprétée comme le signe que le paysage économique mondial est complètement transformé. Il est vrai que le poids croissant de la Chine dans le commerce et les investissements mondiaux a eu des effets importants : elle est devenue la principale source d’importations de produits manufacturés pour la plupart des pays, a modifié les termes des échanges et le volume des exportations de nombreux pays producteurs de produits primaires (matières premières agricoles et minérales) et a fait entrer davantage de pays dans les chaînes de valeur manufacturières. Il est également vrai que le capital chinois est devenu un acteur important dans la lutte actuelle pour le contrôle du « territoire économique » dans le monde. Pourtant, il y a des dangers à exagérer son importance actuelle. Aujourd’hui encore, la Chine représente moins de 9 % de la production mondiale (en dollars américains constants de 2005, taux de change nominaux) ; son PIB par habitant représente moins de la moitié (environ 45 %) de la moyenne mondiale et ne représente encore qu’une fraction de la moyenne des économies qui forment le noyau impérialiste. En termes relatifs, la Chine reste un pays « pauvre ». Nombre d’analyses et de prédictions hyperboliques du courant dominant concernant la Chine ressemblent étrangement aux prédictions concernant le Japon dans les années 1970, en tant que géant émergent qui allait bientôt succéder aux États-Unis dans le rôle de leader économique mondial.
Un argument similaire peut être avancé avec encore plus de force pour d’autres nations qui, jusqu’à très récemment, étaient décrites avec enthousiasme comme des « économies émergentes », censées prouver que les puissances impérialistes n’entravent pas l’essor des pays en développement. Cependant, les nations « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) représentent ensemble moins de 15 % du PIB mondial, alors que leur part de la population mondiale est légèrement inférieure à 50 %. Présenter ces pays comme de nouvelles puissances mondiales est très prématuré, surtout lorsque les structures institutionnelles mondiales sont encore très orientées en faveur des puissances établies.
On pense souvent que les nouvelles économies émergentes sont plus importantes qu’elles ne le sont, en partie parce que de nombreuses analyses comparent les revenus de différents pays en se basant non pas sur les taux de change du marché, mais plutôt sur les taux de change à parité de pouvoir d’achat (PPA). Les taux de change PPA cherchent à établir le pouvoir d’achat relatif de chaque monnaie en fonction des prix d’un panier commun de produits. Comme je l’ai soutenu ailleurs, cela surestime les revenus réels des pays les plus pauvres et sous-estime donc l’inégalité mondiale.
Tout cela ne signifie pas que le conglomérat formant la puissance économique et politique mondiale n’a pas connu d’évolution : il y a eu et il continuera d’y avoir des changements importants, voire de véritables mutations. Toutefois, ces changements dans les positions relatives des différents pays sur l’échelle économique et géopolitique ne signifient pas que les tendances impérialistes fondamentales qui animent le système mondial ont disparu. En fait, elles pourraient même s’intensifier à mesure que la lutte pour l’appropriation du « territoire économique » à l’échelle mondiale devient plus compétitive.
Chaînes de production fragmentées
Ceci est particulièrement évident dans la propagation mondiale des sociétés multinationales et de leurs nouvelles méthodes de fonctionnement, notamment avec la désintégration géographique de la production. L’évolution technologique, les progrès réalisés dans le domaine des transports maritimes et des conteneurs, qui ont permis de réduire considérablement les délais et les coûts de transport, ainsi que la révolution informatique, qui a permis de décomposer la production en tâches spécifiques pouvant être séparées géographiquement, ont joué un rôle essentiel dans ce processus. Ensemble, ils ont rendu possible l’émergence de chaînes de valeur mondiales, qui sont généralement dominées par de grandes sociétés multinationales, mais qui impliquent des réseaux d’entreprises concurrentes et coopérantes. Les sociétés géantes n’ont pas nécessairement le contrôle direct de toutes les opérations. En effet, la capacité de transférer le contrôle direct de la production, ainsi que les risques associés, aux extrémités inférieures de la chaîne de valeur est un élément important pour accroître leur rentabilité. Cela ajoute une plus grande intensité à l’exploitation qui peut être déclenchée par ces entreprises mondiales, parce qu’elles sont moins dépendantes des travailleurs et des ressources d’un endroit donné, qu’elles peuvent utiliser la concurrence entre les fournisseurs pour faire baisser leurs prix et leurs conditions de production, et qu’elles sont moins soumises aux réglementations nationales qui pourraient réduire leur pouvoir sur le marché.
Cette transformation a donc donné lieu à ce que l’on a appelé la « courbe du sourire » des valeurs d’échange et des profits. La valeur ajoutée et les bénéfices sont concentrés dans les phases de pré-production (comme la conception du produit) et de post-production (marketing et image de marque) d’une chaîne de valeur. Ces derniers fournissent désormais d’immenses rentes économiques aux entreprises mondiales qui les dominent, en raison des monopoles de propriété intellectuelle dont ces entreprises bénéficient. L’affaire des téléphones Apple est désormais bien connue : les producteurs réels en Chine (tant les entreprises que les travailleurs) ne gagnent qu’environ un dixième du prix final du bien, tandis que le reste est encaissé par l’entreprise comme récompense pour sa conception ainsi que les coûts et les bénéfices de marketing et de distribution. Les producteurs de grains de café du monde en développement gagnent un pourcentage minuscule du prix du café dans une chaîne multinationale comme Starbucks, tandis que ceux qui produisent des fèves de cacao ne gagnent presque rien par rapport aux vendeurs de chocolat de grande marque, tous des entreprises du Nord. Ces rentes ont augmenté au cours des dernières années. Pendant ce temps, la phase de production, dont les travailleurs et les petits producteurs tirent principalement leurs revenus, est exposée à une concurrence féroce entre les différents sites de production du monde entier, grâce à la libéralisation des échanges. Par conséquent, les revenus générés à ce stade de la chaîne de valeur restent faibles.
Les producteurs réels en Chine (tant les entreprises que les travailleurs) ne gagnent qu’environ un dixième du prix final du bien, tandis que le reste est encaissé par l’entreprise.
Le résultat global est double. Premièrement, cela a entraîné une augmentation de l’offre de main-d’œuvre « globale » (travailleurs et petits producteurs directement engagés dans la production de biens et de services). Deuxièmement, le pouvoir des entreprises de s’approprier des rentes – provenant du contrôle des connaissances, de structures de marché oligopolistiques/monopolistiques ou du pouvoir du capital financier sur la politique de l’État – a considérablement augmenté. Globalement, cela s’est traduit par une augmentation spectaculaire du pouvoir de négociation du capital par rapport au travail, ce qui a entraîné une baisse de la part des salaires (en pourcentage du revenu national) dans les pays développés et en développement.
Ces processus impliquent une détérioration des conditions matérielles pour la plupart des travailleurs, tant dans la périphérie que dans le centre. L’impérialisme a généralement affaibli la capacité de développement autonome dans le Sud et aggravé les conditions économiques des travailleurs et des petits producteurs dans cette région, ce qui n’est pas tout à fait surprenant. La croissance de l’emploi et des salaires en Chine rompt avec ce schéma et constitue un exemple de certains avantages de l’intégration mondiale, du moins pour un sous-ensemble de travailleurs dans le monde en développement, mais elle s’est produite dans un contexte national de contrôle étatique significatif sur des processus économiques et financiers importants et d’intégration externe très stratégique et progressive. Cependant, les bénéficiaires constituent encore une minorité des travailleurs du Sud. Dans d’autres pays généralement considérés comme des « réussites » de la mondialisation, comme l’Inde, les réalités économiques sont bien plus sombres pour la plupart des gens.
Victimes de la mondialisation
Le changement le plus évident – et le plus puissant – qui a résulté de cette phase de l’impérialisme mondial a été le déclin de l’aristocratie ouvrière dans le Nord. L’ouverture du commerce, et avec elle une offre mondiale de main-d’œuvre, signifiaient que le capital des pays impérialistes n’était plus aussi intéressé à maintenir un contrat social avec les travailleurs du pays « d’origine ». Au contraire, il pourrait utiliser son plus grand pouvoir de négociation pour obtenir une part toujours plus grande du revenu national partout où il opère. Cette situation a été renforcée par le pouvoir accru du capital financier mobile, qui a également pu augmenter sa part de revenu. Dans les économies avancées au cœur du capitalisme mondial, ce processus (qui a commencé aux États-Unis dans les années 1990) s’est considérablement intensifié pendant le boom mondial des années 2000, lorsque les salaires médians des travailleurs ont stagné et même diminué dans le Nord, alors même que les revenus par habitant ont explosé. L’augmentation des revenus a donc été engloutie par les actionnaires, les dirigeants d’entreprise, les rentiers financiers, etc.
Le changement le plus évident — et le plus puissant — qui a résulté de cette phase de l’impérialisme mondial a été le déclin de l’aristocratie ouvrière dans le Nord.
Les retombées politiques de cette décision sont maintenant devenues évidentes. L’accroissement des inégalités, la stagnation des revenus réels des travailleurs et la fragilité matérielle croissante de la vie quotidienne sont autant de facteurs qui ont contribué à une profonde insatisfaction des citoyens ordinaires des pays riches. Si même les plus pauvres d’entre eux sont encore bien mieux lotis que la grande majorité des habitants du monde en développement, leur perception est tout autre et ils se considèrent de plus en plus comme les victimes de la mondialisation. La pandémie a considérablement renforcé les inégalités mondiales, mais elle a aussi accentué les préoccupations particulières des plus vulnérables dans chaque pays, de sorte que les gens, où qu’ils soient, sont plus enclins à la propagande prétendument « nationaliste » qui dresse les travailleurs de différents pays les uns contre les autres et permet au capital (et donc à l’impérialisme) d’avoir plus de pouvoir. Ainsi, jusqu’à présent du moins, les changements politiques associés à ces processus ont été largement régressifs. Mais ce n’est pas une fatalité ; en effet, les changements récents dans plusieurs pays centraux suggèrent la possibilité réelle d’alternatives plus radicales, qui nécessiteront des changements fondamentaux dans les économies mondiales et nationales.
Samir Amin aurait grandement apprécié ces tendances plus récentes qui représentent un élan pour un changement positif et progressiste, même s’il se serait attaqué avec sa rigueur caractéristique aux processus plus larges qui déterminent encore aujourd’hui la nature de l’impérialisme.