La théorie du fer à cheval connaît un regain d’intérêt. L’idée que « les extrêmes » se rejoignent est à la fois une manière de normaliser l’extrême droite et une tentative de problématiser la gauche authentique (qualifiée d’« extrême »).
«Quiconque s’allie au PTB au niveau local s’exclut d’une coalition avec la N-VA. Je serai très ferme sur ce point après les élections»1. Bart De Wever, président de la N-VA, s’exprime dans «De Tafel van Gert» sur Play4. De Wever réplique ainsi délibérément l’attitude des autres partis à l’égard du Vlaams Belang. Par exemple, lorsque Vooruit a formé une coalition locale avec le PTB à Zelzate en 2018, Bart De Wever avait fait remarquer: «La gauche insiste toujours sur le cordon sanitaire. Non à l’extrême droite et à la droite radicale. Mais l’extrême gauche et la gauche radicale sont tout aussi dangereuses et, pour moi, bien pires. Cette hypocrisie doit cesser. C’est une rupture totale du cordon sanitaire2».
Les déclarations de De Wever illustrent la théorie dite du fer à cheval. Dans une lettre adressée au président du PTB, Raoul Hedebouw, le journaliste et auteur d’un livre sur la démocratie Joël De Ceulaer, qui ne peut être accusé de sympathies d’extrême gauche ou d’extrême droite, a écrit ce qui suit à propos de cette théorie: «Commercialisée il y a plus d’une décennie par De Wever lui-même, elle est désormais complètement intégrée dans le script de l’analyste modal: le PTB est aussi extrême et indésirable que le Vlaams Belang, mais à l’autre bout du spectre: les extrêmes se rapprochent d’où l’expression «fer à cheval». C’est absurde, bien sûr. (…) Vous jouez votre rôle dans la démocratie libérale, le Vlaams Belang veut détruire la démocratie libérale3». Dit ainsi, il semble simple de rompre avec la vision de De Wever. Cependant, celle-ci ne rencontre généralement que peu de résistance. De Ceulaer n’a pas tort lorsqu’il affirme que cette théorie est en train de se généraliser.
LE CORDON SANITAIRE
En effet, les appels de la droite à imposer un «cordon sanitaire» autour du PTB, comme c’est le cas autour du Vlaams Belang, ne sont pas nouveaux. Par le passé, Denis Ducarme, alors député libéral MR, avait appelé à établir un cordon sanitaire autour du PTB, «un parti extrémiste et populiste, reposant sur une idéologie totalitaire»4. C’était en pleine période du Kazakhgate. Le MR n’a pas apprécié que Marco Van Hees, député PTB, ait révélé le rôle des représentants du MR Didier Reynders et Armand De Decker dans la modification de la loi sur la transaction pénale pour l’oligarque kazakh et fraudeur fiscal Chodiev.
Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, ne manque pas non plus une occasion de réitérer cette demande. Il admet que le PTB n’est pas un parti raciste, contrairement aux partis d’extrême droite. Mais «les partis d’extrême gauche revendiquent un lien avec des régimes qui ont commis des atrocités innommables. Les régimes communistes ne sont plus acceptables». Il demande à tous les partis de s’engager fermement à «ne pas gouverner avec ce mouvement d’extrême gauche»5.
Le cordon sanitaire est là pour écarter les partis racistes, il ne peut servir à cibler un parti totalement antiraciste comme le PTB.
Dans le domaine de l’élevage, un cordon sanitaire est une «zone de protection autour d’une source d’infection» ou un «ensemble de mesures visant à contrer une menace potentielle». En 1989, Jos Geysels, alors secrétaire politique d’Agalev (aujourd’hui Groen), a été à l’initiative d’un «cordon sanitaire». Les autres partis flamands se sont engagés à ne pas former de coalitions avec le Vlaams Blok (aujourd’hui Vlaams Belang), dans un pouvoir exécutif à quelque niveau que ce soit: fédéral, régional, provincial ou communal.
La raison était que «le programme du Vlaams Blok… contredit les caractéristiques minimales d’un régime démocratique moderne telles qu’elles sont inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies de 1948 et dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) de 1953». Sont notamment visées l’incitation à la haine raciale, l’interdiction du financement des mosquées, l’introduction d’une sécurité sociale distincte pour les étrangers, etc.6
Le Vlaams Blok a changé de nom lorsque le parti a été reconnu coupable de racisme en 2004, mais il n’a pas modifié son idéologie. Le cordon s’applique donc également au Vlaams Belang. Une analyse réalisée par les universités de Gand et de Hasselt sur le programme électoral 2019 du Vlaams Belang a mis en évidence 44 points du programme qui violent clairement les droits humains ou qui présentent un risque élevé de les violer7.
Le cordon sanitaire existe donc pour écarter les partis racistes et ne peut servir à cibler un parti totalement antiraciste comme le PTB. Pourquoi cela est-ce quand même le cas?
Une première raison est que Bart De Wever ne veut pas que d’autres suivent l’exemple de Borgerhout et Zelzate en 2024. Dans ces localités où le PTB est au conseil communal, il n’y a pas de réduction des effectifs et des services, ni de privatisation. Il y a une politique sociale et l’administration investit dans la solidarité entre les personnes, dans la société civile et dans les organisations sociales et culturelles. Des choix fondamentalement différents sont faits en ce qui concerne les taxes communales. Par exemple, Zelzate a introduit un «tax-shift équitable». Les multinationales sont plus lourdement taxées, les petits indépendants et les PME le sont moins, et la taxe environnementale a été réduite pour la population. C’est la voix de monsieur et madame tout le monde qui est entendue et non celle des grands promoteurs immobiliers.
En bref, chaque jour apporte la preuve, même en miniature, qu’il existe une alternative à la froide politique d’austérité de De Wever, faite sur le dos des gens ordinaires.
Ce qui dérange Georges-Louis Bouchez, c’est que l’influence croissante du PTB pousse le PS et même Écolo à rompre le consensus néolibéral. «Le PTB n’a même pas besoin d’aller au pouvoir, car le PS et Écolo déclarent les mêmes absurdités», a exprimé M. Bouchez. «Autrefois, il était possible de trouver des compromis avec le PS et plusieurs de ses membres avaient une vision favorable aux entreprises et au développement économique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui»8. M. Bouchez souhaite que le PS redevienne le parti à qui l’on peut parler de baisse des allocations de chômage, de privatisation des entreprises publiques, de désinvestissement dans le logement social ou d’augmentation des taxes sur les déchets ménagers.
LA THEORIE DU FER À CHEVAL
Ceux qui parlent systématiquement «des extrêmes» au lieu de parler de «l’extrême droite» se rallient aussi à la vision qui assimile le PTB au Vlaams Belang. «Les extrêmes se rejoignent», affirment-ils. En sciences politiques, on appelle cela le «modèle du fer à cheval». Il s’agit d’une théorie politique qui ne divise pas le spectre politique en une ligne allant de la gauche à la droite, mais qui le représente comme un fer à cheval dont les extrémités sont incurvées l’une vers l’autre, de sorte qu’elles semblent très proches. Ce modèle établit une distinction grossière entre les forces modérées et les forces extrémistes. Selon cette théorie, les premières veulent préserver l’ordre fondamental libre et démocratique, tandis que les secondes rejettent l’État et la Constitution.
Dans le débat politique, le modèle du fer à cheval est constamment mis en avant, comme lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. «Du PTB au Vlaams Belang. Les alliés de Poutine au parlement: Qu’est-ce que ces extrêmes ont à voir avec la Russie?» demandait la une d’un journal9. Cependant, si vous analysez les programmes et les comportements électoraux, vous devez conclure que le modèle du fer à cheval ne résiste pas à l’épreuve de la critique.
La VRT a examiné les programmes électoraux des différents partis pour 2019 et en a tiré les conclusions suivantes: «Les deux partis les plus différents sur le fond sont la N-VA et le PTB. Ils ne se chevauchent qu’à 30%». Avec le Vlaams Belang, le PTB n’a qu’un chevauchement de 38,6%. Le CD&V et la N-VA ont respectivement 53% et 60% de chevauchement avec le Vlaams Belang10.
Dans ce calcul, une partie du chevauchement entre le Vlaams Belang et le PTB est liée au programme social «gauchisé» de l’extrême droite, une tendance visible dans toute l’Europe qui permet de mettre la main sur les travailleurs blancs. Comme pour les nazis dans les années 1930, la façade sociale n’est qu’un faux-semblant. Elle cache une pratique politique qui est loin de représenter les intérêts des travailleurs et des groupes socioéconomiquement vulnérables.
Bien entendu, l’idée d’un centre raisonnable face aux positions extrêmes à gauche comme à droite reflète principalement la façon dont ce centre se perçoit.
Une étude scientifique de l’Otto Brenner Stiftung sur le parti d’extrême droite allemand AfD est arrivée à la conclusion suivante: «Tant en termes d’orientation économique générale qu’en termes de politique commerciale et énergétique, l’AfD se positionne clairement comme néo- et ordolibéral11. (…) L’économie de marché est considérée comme un ‘ordre économique naturel’ et ‘durable’, le libre-échange, la concurrence, la ‘débureaucratisation’ et la compétitivité sont considérés comme des solutions à (presque) tous les problèmes. La réglementation ou même l’intervention de l’État dans les processus de marché est rejetée comme ‘perturbatrice’ et ‘manipulatrice’. Ce n’est que sur les politiques du marché du travail et des pensions que le parti s’écarte occasionnellement de son orientation strictement néolibérale. Mais lorsqu’elle formule des revendications ‘sociales’, pour un travail de qualité et des salaires plus élevés, celles-ci sont subordonnées à des demandes racistes et de droite: que les allocations sociales ne soient accordées qu’aux autochtones, par exemple12».
L’idéologie libérale se reflète particulièrement dans les votes des députés d’extrême droite. «Au cours de la période considérée, sur les questions relatives à l’établissement fondamental de l’État-providence, les députés de l’AfD ont voté comme les libéraux du FDP dans 75% des cas. Ils ont presque toujours voté contre les motions demandant le maintien ou l’extension des prestations sociales et presque toujours en faveur des motions visant à limiter les mesures sociales. Ils ont soutenu la proposition du FDP de réduire l’impôt sur les sociétés et d’abolir la taxe commerciale13».
Ce qui a été démontré pour l’AfD est également vrai pour le Vlaams Belang. L’année dernière, Lava a publié une étude sur le comportement de vote libéral de l’extrême droite en Belgique et en France14. Leur cadre général reste la défense du libre marché et de l’entrepreneur libre. Leur programme dénonce «la forte pression fiscale et les coûts salariaux élevés pour les entreprises». Le visage social du Vlaams Belang est donc faux. Ce n’est qu’une porte d’entrée pour leur agenda séparatiste et raciste, car ces demandes sociales ne peuvent soi-disant devenir réalité que si le pays est divisé et que les migrants sont expulsés.
L’EXTRÊME CENTRE
Bien entendu, l’idée d’un centre raisonnable face aux positions extrêmes à gauche comme à droite reflète principalement la façon dont ce centre se perçoit: comme tout ce que les extrêmes ne sont pas (démocratique, pragmatique et ouvert au compromis). L’idée est que les pays prospèrent lorsqu’ils sont dirigés par des centristes.
Comme si les centristes étaient incapables de se comporter comme des extrémistes. Si l’on dépasse un instant l’image que les centristes se font d’eux-mêmes et que l’on tourne la loupe vers leurs politiques réelles, on obtient une autre vision.
L’extrémisme peut être défini comme «le fait de préconiser des mesures extrêmes à l’encontre de ses semblables, d’exclure certains groupes de population de la vie politique, de refuser activement des droits fondamentaux à des groupes et, souvent, de faire suivre ce type d’exclusion d’une violence réelle»15.
Les centristes d’hier et d’aujourd’hui s’en sont rendus coupables à plusieurs reprises. Au XIXe siècle, les États-Unis étaient largement loués pour leur caractère démocratique libéral. Mais cette démocratie était également synonyme d’exclusion violente de groupes d’«autres», comme que les Natifs américains et les Afro-Américains. La démocratie et les droits fondamentaux des hommes blancs se sont accompagnés d’un extrémisme violent à l’encontre de ces groupes. Tout au long de l’histoire des États-Unis, les partis politiques centristes ont soutenu, mis en œuvre et légitimé des formes d’exclusion violente. Cela faisait simplement partie du «bon sens» centriste de l’époque.
En Europe, cette brutalité centriste s’est surtout manifestée à travers le colonialisme. Une histoire que de nombreux centristes européens refusent encore aujourd’hui de regarder en face. Pas plus tard qu’en 2010, l’ancien ministre des Affaires étrangères Louis Michel (MR) a qualifié le meurtrier de masse Léopold II de «visionnaire et héros», et a estimé que juger rétrospectivement sa politique au Congo était «trop facile»16. Les atrocités coloniales du passé comme leur justification aujourd’hui sont le fait de centristes. L’Allemagne nazie s’est inspirée des régimes coloniaux pour ses politiques raciales et ses atrocités. Entre 1904 et 1908, les soldats allemands ont assassiné des dizaines de milliers d’habitants de ce qui s’appelle aujourd’hui la Namibie. Ils ont exécuté ce massacre selon les principes ensuite appliqués par les nazis pendant l’Holocauste, comme la distinction entre les personnes supérieures et inférieures et les camps de concentration. L’Allemagne n’a reconnu ce génocide qu’en 2021.
Ce sont souvent les partis «centristes» qui ont aidé l’extrême droite à accéder au pouvoir. Généralement parce qu’ils préféraient un fasciste au pouvoir à un socialiste.
Le fait irréfutable que les centristes peuvent tout aussi bien être des extrémistes est complètement occulté dans le discours politique actuel. Cependant, cela ne concerne pas seulement un passé lointain. Combien de partis centristes aux États-Unis et en Europe ont soutenu les guerres brutales en Irak, en Afghanistan ou en Libye au cours de ce siècle? Dans quelle mesure le «juste milieu» est-il raisonnable face au génocide à Gaza? Qu’y a-t-il de si «modéré» dans la façon dont le peuple grec a été placé sous tutelle par l’eurocratie et poussé dans la pauvreté, en guise d’avertissement à tous de ne pas contrarier les grandes banques allemandes et françaises?
Une partie du «centre anti-extrémiste» s’est bien décalée vers l’extrême droite. Il suffit de voir combien des 70 points du plan raciste du Vlaams Blok de l’époque sont aujourd’hui discutés par les partis au «milieu», voire déjà appliqués sans être nommés. Ce qui est vrai pour le racisme l’est aussi pour d’autres domaines, comme les attaques contre les droits humains universels et le dénigrement des syndicats et d’autres forces d’opposition sociale. Les différentes crises des dernières décennies, attaques terroristes, crise bancaire et crise du coronavirus, ont à chaque fois conduit au renforcement de l’exécutif (le gouvernement) au détriment du pouvoir parlementaire. Cela s’est fait par le biais de pouvoirs spéciaux, de lois d’urgence, de lois d’exception ou de lois pandémie. La consultation sociale se réduit, l’espace démocratique est restreint, la position des syndicats est mise sous pression et le droit de grève est menacé.
Le pouvoir judiciaire, qui doit protéger contre l’arbitraire et faire contrepoids au pouvoir exécutif, est attaqué. Les représentants politiques demandent à pouvoir interdire les rassemblements publics, imposer des assignations à résidence, effectuer des perquisitions administratives, procéder à des arrestations préventives sans décision de justice. Les médias sont tombés entre les mains de quelques grands magnats et font de plus en plus entendre la voix du lobby de droite de la loi et de l’ordre. Que vaut le centre si les extrémistes de droite peuvent y introduire leurs idées avec succès?
NE PAS COMPARER DES POMMES ET DES POIRES
La théorie du fer à cheval ne bénéficie que de peu de soutien dans les milieux universitaires. Il s’agit d’une simplification excessive d’idéologies politiques qui ignore des différences fondamentales17. «De nombreux scientifiques rejettent cette théorie parce que la gauche et la droite sont complètement différentes sur un point essentiel», explique Léonie de Jonge, politologue à l’université de Groningue. «Les partis d’extrême gauche recherchent une égalité radicale, tandis que les partis de droite considèrent précisément que l’inégalité sociale est naturelle. C’est vraiment comparer des pommes et des poires18».
Simon Choat, maître de conférences en théorie politique à l’université de Kingston, affirme que les idéologies d’extrême gauche et d’extrême droite ne partagent que de très vagues similitudes19. Elles s’opposent au statu quo. Mais des raisons et des objectifs très différents se cachent derrière ces idées. Critiquer une société qui ne respecte pas ses propres normes démocratiques de liberté, d’égalité et de cogestion n’a rien de commun avec la défense d’une idéologie inhumaine qui remet fondamentalement en question ou nie complètement ces normes et les droits qui y sont associés.
La gauche radicale et l’extrême droite s’attaquent toutes deux à la mondialisation néolibérale et à ses élites, mais leur point de vue sur l’identité de ces élites et leur raison de s’y opposer sont contraires. Pour la gauche, le problème de la mondialisation est qu’elle a laissé libre cours au capital et qu’elle a aggravé les inégalités économiques et politiques. La solution est donc: imposer des restrictions aux capitaux et/ou donner aux personnes la même liberté de mouvement que celle accordée aujourd’hui aux capitaux, aux biens et aux services. Pour la droite, le problème de la mondialisation est l’érosion des communautés culturelles et ethniques traditionnelles et homogènes. Sa solution est la suivante: faire reculer la mondialisation, protéger le capital national et imposer davantage de restrictions à la circulation des personnes. vantage de restrictions à la circulation des personnes.
UNE THÉORIE DU STATU QUO
Dans la vie, une approche modérée est généralement bonne. Mais il n’y a aucune raison d’appliquer ce principe à la politique et de supposer que le compromis est toujours idéal. Il ne faut pas faire de compromis sur l’esclavage, comme l’a fait le centre aux États-Unis, mais l’abolir. Il n’y a pas non plus de «zone grise» sur le travail des enfants, le droit de vote ou le racisme.
Les droits sociaux et individuels et les changements progressistes ont rarement été simplement accordés par le pouvoir en place. Il a fallu se battre pour les obtenir. Pensez au Dr Peers, qui a été jeté en prison avant que l’avortement ne devienne un droit. Aux militants syndicaux qui sont tombés sous les balles des gouvernements centristes dans leur lutte pour l’abolition du travail des enfants et pour le droit de vote. Ou encore à Nelson Mandela qui a passé près de 30 ans derrière les barreaux parce qu’il était «illégal» de lutter contre le régime raciste de l’apartheid et qui a même été qualifié de «terroriste» par les États-Unis.
La gauche radicale et l’extrême droite s’attaquent toutes deux à la mondialisation néolibérale et à ses élites, mais leurs points de vue sur l’identité de ces élites et leurs raisons de s’y opposer sont contraires.
Historiquement, le concept d’extrémisme n’a jamais servi que ceux qui résistent au changement. C’est toujours le cas aujourd’hui. Il est plus facile de dépeindre les opposants du centre comme extrémistes ou illégitimes que de réfléchir à son propre bilan. Les gens sont en colère lorsque les politiciens centristes font encore des économies sur les pensions, lorsqu’ils doivent passer des années sur une liste d’attente pour obtenir un logement social, lorsqu’ils doivent travailler de plus en plus dur tout en voyant leur pouvoir d’achat diminuer, lorsque leur bus ne passe plus et que le distributeur de billets et le bureau de poste du quartier ferment, lorsqu’ils voient leurs impôts augmenter alors que des «centristes» autoproclamés continuent à défendre des montages fiscaux douteux. Comme le note Jason Frank, en «se concentrant sur le populisme comme source principale du déclin démocratique», ils risquent d’occulter les développements qui ont «le plus miné les institutions démocratiques et le sens de la citoyenneté démocratique au cours des quarante dernières années20».
FAIRE VOLER LE CORDON SANITAIRE EN ÉCLATS?
Les partis de droite utilisent l’argument selon lequel «les extrêmes se touchent» pour discréditer la gauche radicale tout en niant leur propre complicité avec l’extrême droite. Historiquement, ce sont les partis centristes, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Chili, au Brésil et dans de nombreux autres pays, qui ont aidé l’extrême droite à accéder au pouvoir, principalement parce qu’ils préféraient y voir un fasciste qu’un véritable socialiste.
Au fond, l’extrême droite est acceptable dans l’espace démocratique que le centre lui-même définit. Jamais la gauche radicale. Que la N-VA, par exemple, ne veuille jamais gouverner avec le PTB, c’est son droit. Mais De Wever va encore plus loin. Il souhaite également interdire à d’autres partis de collaborer avec le PTB.
De Wever utilise les coalitions existantes avec le PTB pour justifier le fait qu’il envisage bientôt de rompre le cordon sanitaire. C’est également l’avis de l’ancien journaliste de la VRT Walter Zinzen: «À ce que je sache, le PTB n’a jamais été condamné pour un quelconque délit. En revanche, le Vlaams Belang est, à ma connaissance, le seul parti de l’histoire politique belge d’après-guerre à avoir été condamné pour racisme. Cela a été confirmé, une fois de plus, lors du dernier Congrès de ce parti sur la migration. Les étrangers sont désormais qualifiés de ‘vermine criminelle importée’. (…) C’est uniquement le racisme du Blok/Belang qui est à l’origine du cordon… Pour la N-VA, l’objectif n’est peut-être pas tant d’empêcher les coalitions d’autres partis avec le PTB, mais plutôt d’ouvrir la porte à une coopération avec le VB, ou au moins une partie de celui-ci21».
Aujourd’hui, les partis traditionnels de droite ont de plus en plus tendance à banaliser la pensée d’extrême droite et à normaliser une collaboration avec elle.
En 2000, le parti fasciste FPÖ est arrivé au pouvoir en Autriche. À l’époque, tout l’establishment européen s’en offusquait. Aujourd’hui, des partis d’extrême droite dirigent des gouvernements en Italie, en Hongrie et bientôt, peut-être, aux Pays-Bas. En Suède, un parti d’extrême droite au passé néo-nazi (les Démocrates de Suède) a reçu un pouvoir gouvernemental indirect en donnant son soutien sans participation. En Finlande, les Vrais Finlandais, parti d’extrême droite, ont conclu un accord avec deux partis conservateurs pour former le gouvernement le plus à droite depuis la Seconde Guerre mondiale. Les partis du centre ont gouverné avec le soutien de l’extrême droite aux Pays-Bas, au Danemark et aujourd’hui dans la région espagnole d’Andalousie.
En Flandre, M. De Wever a négocié un gouvernement flamand avec le VB en 2019. Pas que pour les apparences, s’avère-t-il. «La N-VA nous a demandé d’entrer dans un gouvernement flamand avec le Vlaams Belang, nous en serions largement récompensés», a déclaré Gwendolyn Rutten, alors présidente de l’Open Vld22.
Historiquement, le concept d’extrémisme n’a jamais servi que ceux qui résistent au changement. C’est encore le cas aujourd’hui.
Ces négociations ont permis au Vlaams Belang de donner l’impression qu’il pouvait accéder au pouvoir. Une telle expérience a déjà commencé dans la commune de Grimbergen. La liste Vernieuwing de l’ancien VB Bart Laeremans est présente dans une coalition avec la N-VA et Open Vld. Le moment est-il venu de passer à l’étape suivante? Le journal De Zondag pose la question: «Préféreriez-vous gouverner avec le Vlaams Belang plutôt qu’avec le PTB? Réponse de De Wever: «Oui, bien sûr. Si le Vlaams Belang nettoie sa merde, pourquoi pas? Mais tant que ce parti tolérera des extrémistes qui insultent et attaquent constamment les autres en dessous de la ceinture, il se mettra lui-même hors-jeu. Le jour où ils mettront en place une trajectoire crédible pour en finir avec cela, ils pourront gouverner avec moi, en ce qui me concerne.»
Walter Zinzen déclare ce sujet: «On n’entend jamais De Wever aborder le racisme du Belang, alors que c’est l’essentiel. C’est comme si le président de la N-VA avait dit: avec Van Grieken oui, avec Dewinter non. Pense-t-il vraiment que Van Grieken est plus «décent» que Dewinter? (…) Le Van Grieken qui va dire à un public de l’AfD en Allemagne que les Allemands ne devraient pas avoir honte de leur passé, mais en être fiers? Fier de Buchenwald ou fier d’Auschwitz-Birkenau? Van Grieken, l’homme qui pense que l’Europe devrait être «blanche»? Van Grieken, l’homme qui dirige un parti qui traite les opposants de gauche de «rats»? Comme les nazis l’ont fait pour les Juifs? Van Grieken, l’homme qui dit ouvertement qu’il «présentera la facture aux enseignants de gauche» s’il arrive au pouvoir et qu’il mettra en place une ligne téléphonique à cette fin?»
L’extrême droite récupère les déçus des partis traditionnels, et les cercles les plus réactionnaires de l’establishment s’en frottent les mains. Elle ne dirige pas le désenchantement social vers le haut, vers l’establishment, elle piétine vers le bas. Partout, l’extrême droite vole des points de programme social à la gauche authentique. Ce n’est pas nouveau. Fondamentalement, le fascisme vise à créer un mouvement de masse au moyen d’une démagogie sociale, nationaliste et raciste.
L’antifascisme ne doit pas tomber dans le piège de la «lutte contre les extrêmes». Le PTB peut répéter cent fois que l’Union soviétique n’est pas son modèle, que le socialisme est un long processus, avec des hauts et des bas, avec de beaux accomplissements, mais aussi avec de graves erreurs, comme expliqué dans les textes du congrès de 2015. Mais ce n’est pas ce que la droite (au centre) veut entendre. Ce qu’elle veut entendre, c’est que l’idée même du socialisme est absurde et criminelle, que le socialisme n’est pas une alternative à l’économie de marché. C’est l’exigence posée pour éviter d’être poussé dans le coin des extrêmes et exclu du débat démocratique.
Les gouvernements capitalistes occidentaux détestent et craignent le socialisme non pas en raison d’un manque de démocratie politique, mais parce qu’il cherche à construire un système économique qui garantisse l’égalité et la répartition des richesses.
Ces gouvernements eux-mêmes n’ont jamais rechigné à collaborer avec les dictatures d’extrême droite. Même après la Seconde Guerre mondiale, leur attitude a été de la tolérance au soutien des régimes fascistes, qu’ils le soient ouvertement ou qu’ils le dissimulent, comme ceux de Franco, de Salazar, des colonels grecs, des généraux argentins, de Pinochet au Chili, de Suharto en Indonésie, de Mobutu au Congo…
Les régimes de gauche, en revanche, ont toujours été combattus. Peu importe qu’ils aient bénéficié d’un soutien populaire et qu’ils aient été légalement élus, comme Salvador Allende au Chili ou Patrice Lumumba au Congo, ou qu’ils soient apparus sous une forme «dictatoriale».
Aujourd’hui encore, la théorie des extrêmes est une porte ouverte à la normalisation de l’extrême droite et à la criminalisation du marxisme et du socialisme. D’un point de vue démocratique, il s’agit d’une théorie qui doit être combattue intellectuellement. Il s’agit d’un combat pour le droit à une alternative sociale de gauche, que Bouchez, entre autres, qualifie d’«absurde». Il souhaite que le PS redevienne favorable aux entreprises, non seulement
par ses actes, mais aussi dans ses paroles, et que les dirigeants socialistes actuels abandonnent leur discours qui s’oriente vers la gauche sous l’influence du PTB. Il s’agit d’une lutte pour se recentrer sur l’analyse économique, pour s’attaquer aux inégalités structurelles, aux problèmes systémiques. Une lutte pour que la réalité de la classe travailleuse ait sa place dans l’arène politique, et plus seulement le «réalisme» des investisseurs, des banquiers et des gestionnaires de fortune.
Footnotes
- Van Wiele, S., & Van Wiele, S. (2023, 3 novembre). De Wever wil geen coalitie met partijen die lokaal samenwerken met PVDA, en verhoogt zo vooral voor één partij. Het Nieuwsblad. www.nieuwsblad.be/cnt/dmf20231103_95670584
- Huyghebaert, P. (2018, 10 novembre). De Wever: «Cordon absoluut doorbroken», Rutten: «Extreemrechts en -links zijn spiegelbeelden» . vrtnws.be. www.vrt.be/vrtnws/nl/2018/11/10/rutten-extreemrechts-en-extreemlinks-zijn-spiegelbeelden/
- De Ceulaer, J. (2024, 19 janvier). Beste Raoul Hedebouw, u bent een koorknaap, bij de N-VA liegen ze het behang van de muren. www.demorgen.be/meningen/beste-raoul-hedebouw-u-bent-een-koorknaap-bij-de-n-va-liegen-ze-het-behang-van-de-muren~b616e63c/
- Stéphane Tassin, Faut-il un cordon sanitaire autour du PTB?, La Libre Belgique, 01/12/2016. www.lalibre.be/debats/ripostes/2016/12/08/faut-il-un-cordon-sanitaire-autour-du-ptb-W7NUQNMMUBBFPM4L4KONJFFVG4/
- Dupont, M. (2023, 17 mai). Georges-Louis Bouchez veut un cordon sanitaire politique contre le PTB — MR. MR. www.mr.be/georges-louis-bouchez-veut-un-cordon-sanitaire-politique-contre-le-ptb/
- Lismond-Mertes, A., & Vanlerberghe, P. (2019, septembre). «Notre cordon sanitaire tient bon». www.ensemble.be/wp-content/uploads/2023/03/Ensemble_100_politique_30.pdf
- Antifascista Siempre Weergeven, A. B. (2023, 7 novembre). BART DE WEVER: DE BOCHT NAAR VLAAMS BELANG INGEZET. Antifascista Siempre. https://affverzet.wordpress.com/2023/11/06/bart-de-wever-de-bocht-naar-vlaams-belang-ingezet/
- Dupont, M. (2023,17 mai). Georges-Louis Bouchez veut un cordon sanitaire politique contre le PTB — MR. MR. www.mr.be/georges-louis-bouchez-veut-un-cordon-sanitaire-politique-contre-le-ptb/
- Struys, B. (2022, 26 février). Van PVDA tot Vlaams Belang. De bondgenoten van Poetin in het parlement: wat hebben die extremen toch met Rusland? www.demorgen.be/nieuws/van-pvda-tot-vlaams-belang-de-bondgenoten-van-poetin-in-het-parlement-wat-hebben-die-extremen-toch-met-rusland~b6743dad/
- Paelinck, G. (2019, 4 mai). Welke partijen kunnen inhoudelijk makkelijk samen in regering? Welke assen worden moeilijk? Dit zegt de Stemtest. vrtnws.be. www.vrt.be/vrtnws/nl/2019/05/03/welke-partijen-kunnen-inhoudelijk-het-makkelijkst-een-regering-v/
- L’ordolibéralisme est un mouvement libéral allemand qui, comme le néolibéralisme, s’oppose à l’intervention de l’État sur le marché, mais insiste sur le fait que la libre concurrence ne naît pas spontanément et que l’État doit lui fournir le cadre juridique, technique, social, moral et culturel adéquat.
- Pühringer, S., Beyer, K., Kronberger, D. (2021) Soziale Rhetorik, neoliberale Praxis Eine Analyse der Wirtschafts- und Sozialpolitik der AfD. www.otto-brenner-stiftung.de/fileadmin/user_data/stiftung/02_Wissenschaftsportal/03_Publikationen/AP52_AfD_WiPo_SoPo.pdf
- idem
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