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L’idéologie au travers de verres teintés

Slavoj Zizek

—22 décembre 2017

Le théoricien de la culture Slavoj Žižek propose une analyse provocante du film éponyme de John Carpenter They Live et de la façon dont l’idéologie structure la manière dont nous réagissons aux évènements de la vie quotidienne.

L’idéologie au travers de verres teintés
«John Nada» dans They Live (détail) John Carpenter, 1988, Universal Pictures

Le film de John CarpenterThey Live (1988), l’un des chefs-d’œuvre négligés du cinéma hollywoodien de gauche, est une véritable leçon de critique de l’idéologie. C’est l’histoire de John Nada – « rien » en espagnol – un homme sans domicile fixe qui trouve du travail à Los Angeles comme ouvrier dans le bâtiment. L’un des autres ouvriers, Frank Armitage, emmène Nada passer la soirée dans un bidonville. Ce dernier, remarquant des activités étranges dans une église toute proche, veut en savoir plus. En fouillant l’église, il découvre plusieurs boîtes remplies de lunettes dans un compartiment secret d’un mur. Alors qu’il chausse les lunettes pour la première fois, il constate qu’un panneau publicitaire n’affiche plus que le mot « OBÉIR » alors qu’un autre panneau exhorte le passant à « SE MARIER ET SE REPRODUIRE ». Il observe aussi que les billets de banque portent les mots « VOICI TON DIEU ». Il découvre bientôt que de nombreuses personnes sont en réalité des extraterrestres. Quand les extraterrestres s’aperçoivent qu’il peut voir leur véritable identité, la police arrive brusquement.

Nada parvient à s’échapper et retourne sur le chantier pour raconter sa découverte à Armitage, qui ne se laisse convaincre qu’une fois les lunettes placées devant les yeux. Armitage et Nada contactent le groupe de l’église pour organiser la résistance. Là, ils apprennent que les extraterrestres se servent d’un signal transmis par la télévision pour contrôler la population, et cacher leur vraie nature. Dans la bataille finale, après avoir détruit l’antenne de télévision, Nada est mortellement blessé : comme dernier geste, il fait un doigt d’honneur aux extraterrestres. Le signal disparu, la présence des extraterrestres est révélée au monde.

La leçon est que notre libération de l’idéologie n’est pas un acte spontané, un acte de découverte du vrai moi. C’est un acte violent que l’on doit se forcer à faire. La liberté blesse.

Nada parvient à s’échapper et retourne sur le chantier pour raconter sa découverte à Armitage, qui ne se laisse convaincre qu’une fois les lunettes placées devant les yeux. Armitage et Nada contactent le groupe de l’église pour organiser la résistance. Là, ils apprennent que les extraterrestres se servent d’un signal transmis par la télévision pour contrôler la population, et cacher leur vraie nature. Dans la bataille finale, après avoir détruit l’antenne de télévision, Nada est mortellement blessé : comme dernier geste, il fait un doigt d’honneur aux extraterrestres. Le signal disparu, la présence des extraterrestres est révélée au monde.

L’idéologie au travers de verres teintés
They Live (détail) John Carpenter, 1988, Universal Pictures

Il y a plusieurs éléments à noter ici. En premier lieu, le lien direct avec le thème hollywoodien classique de l’« invasion des profanateurs »1 (des aliens qui, invisibles à notre regard, régissent déjà nos vies), avec l’antagonisme de classe, la domination idéologique et l’exploitation. On ne peut s’empêcher d’être impressionné par la description terre-à-terre de la vie misérable des travailleurs pauvres des bidonvilles.

Ensuite vient, bien sûr, la mise en scène merveilleusement naïve de l’idéologie : au travers des lunettes critico-idéologiques, nous apprenons à voir la dictature DANS la démocratie. Il y a un côté naïf dans cette mise en scène, qui rappelle un fait méconnu : dans les années 1960, la direction du Parti communiste des États-Unis, pour justifier son échec à mobiliser les travailleurs, a sérieusement entretenu l’idée que la population américaine était contrôlée par l’injection secrète de drogue dans l’air et dans l’eau de distribution.

La leçon est que notre libération de l’idéologie n’est pas un acte spontané, un acte de découverte du vrai moi. C’est un acte violent que l’on doit se forcer à faire. La liberté blesse

Mais nous n’avons pas besoin d’extraterrestres, de drogues secrètes ou de lunettes — la forme moderne de l’idéologie fonctionne très bien sans eux. C’est à cause de cette forme que les scènes représentées mettent malgré tout en scène notre vérité quotidienne. Regardez les unes de nos journaux : dans chaque titre, même et particulièrement quand il prétend seulement informer, se trouve une injonction implicite. Quand on vous demande de choisir entre la démocratie libérale et le fondamentalisme, ce n’est pas seulement qu’un terme s’impose sur l’autre de façon évidente. Ce qui est plus important, la véritable injonction, c’est de voir ce choix comme la seule alternative possible, d’ignorer les autres options. Revenons au film : une fois que vous avez mis les lunettes et que vous avez vu la forme de l’idéologie, vous n’êtes plus déterminés par elle. Cela signifie qu’avant de l’avoir vue à travers les lunettes, vous l’aviez déjà vue, mais sans réaliser son existence.

Quand Nada tente de convaincre Armitage de mettre les lunettes, Armitage résiste et la lutte qui s’ensuit est longue et violente, digne de Fight Club (un autre chef-d’œuvre de la gauche hollywoodienne). On voit d’abord Nada dire à Armitage : « Je te donne le choix. Tu mets ces lunettes ou tu peux bouffer ces détritus. » (La scène a lieu au milieu de poubelles renversées.) Le combat, qui s’étend sur dix minutes insoutenables, avec des passages d’échanges de sourires amicaux, est en soi totalement « irrationnel ». Pourquoi Armitage n’accepte-t-il pas de mettre les lunettes juste pour faire plaisir à son ami ? La seule explication est qu’il sait que son ami veut lui montrer quelque chose de dangereux, lui révéler un savoir interdit qui ruinerait entièrement la paix relative de sa vie quotidienne. La violence mise en scène ici est une violence positive, une condition de la libération. La leçon est que notre libération de l’idéologie n’est pas un acte spontané, un acte de découverte du vrai moi. C’est un acte violent que l’on doit se forcer à faire. La liberté blesse.

Si l’on s’en tient à notre sens commun, on pense souvent que l’idéologie est quelque chose qui vient brouiller, confondre notre vue directe et claire du monde. L’idéologie consisterait en quelque sorte en une paire de lunettes qui modifierait notre vision du monde tandis que la critique de l’idéologie serait l’inverse ; il convient d’ôter les lunettes afin de voir les choses telles qu’elles sont. Voilà précisément l’illusion ultime. L’idéologie n’est pas simplement imposée à nous, l’idéologie est notre vision spontanée du monde. D’une certaine façon, nous aimons notre idéologie, s’en débarrasser est une expérience douloureuse.

On apprend ainsi dans le film que, quand quelqu’un regarde trop longtemps la réalité à travers les lunettes critico-idéologiques, cela lui cause un puissant mal de tête. Il est très douloureux d’être privé de la « jouissance » idéologique. Quand nous voyons des images d’enfants qui meurent de faim en Afrique et qu’on nous demande de faire quelque chose pour les aider, le véritable message visible à travers les lunettes serait quelque chose du genre : « Ne pensez pas, ne politisez pas cette question, oubliez les causes premières de leur pauvreté, contentez-vous d’agir, donnez de l’argent, ainsi vous n’aurez pas à réfléchir ! » En réalité, pour percevoir la vraie nature des choses, il nous faut les lunettes. Ce n’est pas que nous devrions mettre des lunettes idéologiques pour voir la réalité telle qu’elle est : nous baignons « naturellement » dans l’idéologie ; notre vision spontanée est idéologique.

Quand nous sommes face à un vrai problème, sa désignation/perception idéologique sert précisément à sa mystification. De manière similaire, la question de la tolérance désigne un vrai problème. Quand je m’y oppose, on me demande souvent : mais comment pouvez-vous être pour l’intolérance vis-à-vis des étrangers, pour les antiféministes, pour l’homophobie ? C’est ici que réside le cœur de la question : évidemment que je ne suis pas contre la tolérance, mais je suis contre l’idée de comprendre le racisme comme un problème lié à la tolérance. Pourquoi autant de problèmes sont-ils aujourd’hui compris comme des problèmes d’intolérance plutôt que comme des problèmes d’inégalité, d’exploitation et d’injustice ? Pourquoi est-ce que le remède proposé est la tolérance et pas l’émancipation ou la lutte politique, voire la lutte armée ?

Les raisons de cette « culturalisation » sont à trouver dans le retrait ou l’échec des solutions politiques. « L’idéologie », dans ce sens précis, est une notion qui, tout en désignant un problème réel, en brouille les causes profondes.

Footnotes

  1. Cela renvoie au film de Don Siegel, L’Invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the Body Snatchers), film de science-fiction sorti en 1956. Le film raconte l’histoire de Miles Bennell, médecin de la petite ville de Santa Mira, près de Los Angeles, qui s’aperçoit peu à peu que les habitants de cette petite ville tranquille se transforment en êtres dénués de toute émotion. Il découvre finalement que des extraterrestres s’emparent pendant la nuit des corps de ses concitoyens.