Dans son livre Liz Fekete expose clairement les liens toxiques entre la nouvelle droite, l’État de marché, la xénophobie, l’effondrement des droits sociaux et la montée de la violence et de l’autoritarisme.
À l’évocation du « fascisme », on pense souvent aux chemises brunes défilant dans les rues, à des camps spécialement élaborés pour y exterminer dissidents et minorités. Des événements qui appartiennent au passé et qui, nous l’espérons, ne se reproduiront plus jamais. Cependant, le fascisme se présente sous de multiples facettes et l’actualité contemporaine nous montre une manifestation du fascisme moderne. Le succès électoral de l’extrême droite dans toute l’Europe1, la position forte des partis d’extrême droite au Parlement européen, la liste des pays européens où ces partis sont non seulement au Parlement, mais même au gouvernement2, attestent, cependant, d’une montée politique de l’extrême droite. Si les résultats électoraux ont de quoi frapper les esprits, les nombreux incidents de violence et de racisme ne sont pas en reste. Dans notre propre pays, il y a eu l’affaire Chovanec, dans laquelle une policière a fait le salut nazi alors que l’homme arrêté était en train d’agoniser entre les mains de ses collègues. Je pense aussi aux brimades racistes au sein de la brigade des pompiers de Bruxelles, ou encore au groupe Facebook secret dans lequel des policiers tiennent des propos racistes et glorifient la violence. On voit aussi l’extrême-droite gagner du terrain en dehors des frontières de l’Europe. Le 6 janvier, des groupes d’extrémistes de droite envahissaient le Capitole pour empêcher la destitution du président Donald Trump. Les services de sécurité les ont observés, les bras croisés, alors que l’attaque avait été annoncée sans ambiguïté possible. Tous ces événements mis bout à bout, on constate que, ces dernières années, les lignes de l’acceptable ont bougé, tant sur le plan politique que sociétal.
On a déjà beaucoup écrit sur le danger de l’extrême droite et sur les méthodes du mouvement Alt-Right. Or, le livre de Liz Fekete n’est pas superflu, tant s’en faut. Forte d’une solide expérience professionnelle au sein de l’Institute of Race Relations (IRR) en Grande-Bretagne, elle procède à une analyse extrêmement détaillée des idées et des méthodes des mouvements racistes et des organisations d’extrême-droite. Elle démontre également comment l’État et les partis traditionnels ont contribué à faire de la place au racisme et à l’extrême droite dans le champ politique. La politique néolibérale a créé le terrain sur lequel prospère l’extrémisme de droite, et c’est précisément dans cette approche que le travail de Liz Fekete se distingue des autres publications sur ce thème.
Liz Fekete travaille à l’IRR depuis plus de 30 ans et est rédactrice en chef de la revue spécialisée Race & Class. Son dernier ouvrage, Europe’s Fault Lines : Racism and the Rise of the Right, traduit en néerlandais par EPO sous le titre Zijn de jaren 30 terug ?, creuse plus en profondeur des thèmes abordés dans son ouvrage précédent A suitable enemy : Racism, Migration and Islamophobia. (2009). Celui-ci se basait sur son expérience professionnelle à l’IRR où, pendant seize ans, elle a étudié le racisme et la politique des réfugiés en Europe. l’IRR a commencé à examiner l’harmonisation des politiques d’immigration et des réfugiés en Europe après les violentes attaques racistes de Hoyerswerda et de Rostock (Allemagne 1992). Dans les années 1990, l’extrême droite prônait le nationalisme, essentiellement via la défense d’une identité culturelle propre. Survient le 11 septembre (2001). Depuis, l’islamophobie revient sans cesse marquer l’élaboration de la politique d’asile européenne et les lois en matière de sécurité intérieure.
Liz Fekete montre comment l’État et les partis traditionnels ont contribué à ouvrir l’espace politique au racisme et à l’extrême droite.
Le livre Europe’s Fault Lines : Racism and the Rise of the Right reprend le fil de l’histoire à partir de 2009. Au travers d’une analyse approfondie des rouages de l’« État de marché », Liz Fekete nous éclaire sur des situations contemporaines telles que la division des sociétés européennes en citoyens, citoyens de seconde zone et non-citoyens, les succès électoraux de l’extrême droite, l’effritement des droits humains universels, mais aussi des questions telles que la fin de la coopération du gouvernement flamand avec UNIA (l’institution interfédérale qui lutte contre la discrimination et protège les droits humains) ou encore les attaques contre des organisations de la société civile comme le Forum des minorités et le CCIB (Collectif contre l’islamophobie en Belgique). Selon le gouvernement flamand, le Forum des minorités, actif depuis 20 ans dans le domaine de la lutte contre le racisme et la discrimination, compromettrait en fait l’intégration des minorités ethnoculturelles en défendant des communautés soi-disant coupables de « repli identitaire » 3. Theo Francken quant à lui, accuse ouvertement le CCIB, qui lutte contre l’islamophobie en Belgique, de soutenir les islamistes radicaux4.
La normalisation de l’extrême droite
Selon Liz Fekete, la plupart des études sur le fascisme se caractérisent par un « métarécit qui passe sous silence la responsabilité de l’État ou du capital », car elles n’analysent presque jamais les parallèles entre l’extrême droite et l’État, et ne font pas le lien entre le fascisme et le racisme au quotidien et le racisme institutionnel. l’auteur exprime sa frustration quant à la manière dont la menace émanant de l’extrême droite reste encore et toujours réduite aux résultats électoraux des partis de ce bord. « Cantonner de la sorte la menace de l’extrême droite aux seuls résultats électoraux revient à taire le fait que les États peuvent contribuer, directement ou indirectement, à la montée du fascisme. » l’ouvrage expose en détail les rouages de ce processus.
Le livre Europe’s Fault Lines : Racism and the Rise of the Right est structuré en quatre parties. Dans la première partie, l’autrice brosse un tableau de l’extrême droite en Europe. Elle fait notamment référence aux mouvements qui ne reculent pas devant la violence et s’inscrivent dans la lignée d’une tradition ultranationaliste ou fasciste. Liz Fekete décrit en détail une série d’actions violentes menées par des groupes et des mouvements d’extrême droite dans toute l’Europe, depuis les attentats d’Anders Breivik à Oslo, qui ont fait 77 morts, jusqu’aux actes de terreur commis par la cellule néonazie NSU (Nationalsocialistische Untergrund) en Allemagne, en passant par la violence et la tentative de coup d’État du parti d’extrême droite grec Aube dorée, les marches anti-islam de Pegida et les actes de violence commis par des suprématistes blancs tels que Blood and Honour, KKK, Stormfront en Allemagne, ou encore par des mouvements pro-identitaires comme le Bloc identitaire en France et CasaPound en Italie. l’extrême droite se décline en de nombreux courants (Liz Fekete les décrit en détail), qui ont en commun un faible pour les comportements criminels. Cette partie du livre dresse une liste de meurtres et de tentatives de meurtre de réfugiés, de Roms, de militants antiracistes, de politiciens, et d’attaques contre des mosquées, des centres d’accueil, des syndicats … en Allemagne, en Espagne, en Autriche, en Italie, en France, en Hongrie, en Bulgarie, en Grèce, en Finlande et au Royaume-Uni. Dans plusieurs pays européens, les groupes d’extrême droite s’organisent sous forme de milices privées et de groupes paramilitaires. On ne peut qu’être troublé à l’énumération de cette série apparemment inépuisable d’actes violents. Si le radar de Liz Fekete néglige quelque peu la Belgique et les Pays-Bas, on y observe néanmoins les mêmes phénomènes. Des militants belges d’extrême droite se sont ainsi rendus dans des camps d’entraînement militaire à l’étranger. On se rappelle par ailleurs de l’incendie criminel du centre d’asile de Bilzen, au Néerlandais qui a fait exploser un feu d’artifice au domicile d’une famille somalienne à Pannerden, dans la Gueldre, fin 2015, ou aux cinq hommes qui ont lancé des cocktails Molotov dans une mosquée d’Enschede quelques mois plus tard.
Comme le souligne l’autrice, le mode opératoire de ces groupes d’extrême droite est tout sauf isolé. Elle décrit ainsi leurs liens avec certaines sections de l’armée, de la police et des services de sécurité. Par exemple, la police grecque a une fâcheuse tendance à fermer les yeux lorsque des combattants paramilitaires investissent des quartiers pour les contrôler et intimider les habitants. Une enquête du Comité des droits humains du barreau d’Angleterre et du Pays de Galles (BHRCEW) a révélé que des groupes d’extrême droite anti-migrants ont brutalisé des résidents du camp de Calais, parfois avec l’aide de policiers. Un phénomène que Liz Fekete qualifie de « collusion », dans la mesure où les forces de l’ordre officielles s’associent à des services non officiels pour commettre des actes violents illégaux ou collaborer avec des acteurs politiques non officiels. Cette attitude peut se traduire de manière active (collusion ou collaboration) ou passive (en détournant le regard). Mark McGovern5 a exposé la manière dont l’État britannique avait, tout au moins, fermé les yeux sur des crimes commis par des organisations paramilitaires en Irlande du Nord. Selon Liz Fekete, le concept de collusion nous offre une clé pour décrypter les crimes de l’État, une tâche cruciale pour la gauche si elle entend lutter contre le fascisme : « Depuis Trump, il est plus que jamais nécessaire de faire la lumière sur ces exactions qui se produisent aux quatre coins du monde. Aujourd’hui, la sécurité la plus élémentaire des minorités ethniques, religieuses et sexuelles en Europe dépend de la manière dont les services de sécurité font respecter les normes démocratiques et résistent à toute forme de collusion, tant active que passive. »
Outre la montée de la violence, Feteke analyse les succès électoraux de la droite réactionnaire qui connaît un regain de popularité depuis la fin des années 1980. Après 1945, un cordon sanitaire a été mis en place pour isoler politiquement les partis réactionnaires. « En se positionnant de la sorte », estime l’autrice, « les politiques démontraient leur crédibilité antifasciste. Malheureusement, ce faisant, ils ont détourné le regard de ce qui fait que les électeurs peuvent être tentés par ces idées réactionnaires. » En soutenant que le fascisme se limitait à des enjeux tels que l’immigration et l’asile, les politiciens, mais aussi les universitaires, ont, dans les faits, minimisé le fascisme en le dépeignant comme un phénomène social marginal. Cela revient, toutefois, à ignorer certaines convergences entre la droite réactionnaire et la classe politique centriste.
Alors qu’au début des années 90, l’idéologie de « notre peuple d’abord » était encore marginale, elle fait désormais partie du paysage politique.
Liz Fekete souligne les trois principales similitudes entre les deux. Le premier point de convergence, écrit-elle, concerne la politique par rapport aux réfugiés. Après les pogroms néonazis qui se sont déroulés en Allemagne au début des années 1990, Helmut Kohl a fait supprimer l’article 16 de la Constitution allemande, à la grande joie des néonazis. Jusqu’alors, cet article garantissait le droit d’asile. La politique d’asile a ensuite été rationalisée au niveau de l’UE. Les frontières de l’Europe (terrestres et maritimes) ont été militarisées et des régimes carcéraux spéciaux ont été instaurés pour les demandeurs d’asile. En Belgique, en 1992, le contenu du programme en 70 points (« 70 propositions pour résoudre le problème des étrangers ») du Vlaams Blok a suscité une grande indignation. En 2016, huit de ces 70 propositions étaient pourtant déjà mises en œuvre intégralement et 16 autres en partie6. Tout ceci par des partis traditionnels siégeant au gouvernement.
Le deuxième point de convergence concerne les droits des migrants dans le domaine de l’emploi et de la protection sociale. Alors qu’au début des années 1990, l’idéologie de « notre peuple d’abord » (ou « nativisme ») était encore considérée comme une idéologie marginale de l’extrême droite, désormais, elle tient pratiquement lieu de nouvelle norme, souligne Liz Fekete. l’obtention d’un permis de séjour est de plus en plus difficile, et les « étrangers » voient leur accès au marché du travail et aux aides sociales sans cesse réduit. Le fait que cela coïncide avec des coupes claires dans le secteur de l’aide sociale et des soins ne tient en rien du hasard. Dans un tel contexte, désigner un bouc émissaire facilement rendu responsable de la suppression de prestations a été un jeu d’enfant. Un homme politique du Vlaams Belang a ainsi imputé la réduction des moyens alloués aux personnes handicapées au coût de l’accueil des demandeurs d’asile7.
Les partis situés à la droite du centre politique ne sont pas les seuls à battre le tambour nativiste de la droite réactionnaire. Plusieurs partis sociaux-démocrates n’hésitent pas à prendre le train en marche et alimenter ainsi ce phénomène de normalisation. Il suffit de penser à tous ces partis sociaux-démocrates d’Europe qui, au moment des élections, plaident pour un contrôle plus strict de l’immigration, au programme du parti social-démocrate danois qui comprend des propositions telles que la saisie des bijoux des demandeurs d’asile pour payer leur accueil, la construction de camps de réfugiés en dehors de l’UE pour y traiter les demandes d’asile, l’implantation de centres de détention sur une île éloignée, ou encore des punitions collectives dans les quartiers à problèmes8. On peut aussi se souvenir de la déclaration suivante : « Les demandeurs d’asile qui viennent ici s’agglutiner comme des mouettes sur une décharge, parce que c’est plus facile que de pêcher ou de cultiver la terre chez eux, devraient être systématiquement expulsés9 ». Elle n’émane de nul autre que du ministre d’État Louis Tobback, alors figure de proue de la social-démocratie flamande.
Une troisième similitude que Liz Fekete relève, à juste titre, entre la droite réactionnaire et le centre politique est l’émergence d’un nouveau discours dans lequel les thèmes du débat public se sont déplacés de la « race » vers la « culture » et l’« ethnicité » 10. Les nouveaux groupes de réflexion de droite ont articulé et diffusé cette terminologie sur la « culture » de manière systématique depuis les années 1960. Entre-temps, ils ont aussi réussi à en imprégner les médias et l’enseignement. Des concepts tels que l’« unité culturelle » et la « conciliabilité » de certaines « valeurs » sont déployés comme autant de nouveaux critères d’intégration. Alors que, dans le passé, les critères invoqués étaient d’ordre social et économique (par exemple, l’accès au marché du travail, le diplôme, etc.), il en va désormais de notions vagues telles que « l’adhésion aux normes et aux valeurs européennes ». Dans le cas spécifique de la Belgique, Jan Blommaert et Jef Verschueren ont parfaitement décrit et analysé ce processus dans leur ouvrage The Belgian Migrant Debate. Les auteurs montrent comment la création du Commissariat royal à la politique des immigrés a déplacé le cadre du débat, délaissant les aspects socio-économiques au profit d’aspects culturels et religieux. Pour ce faire, ils procèdent à une analyse linguistique du programme des cours et de la formation des fonctionnaires et des formateurs. Ils notent dans leurs résultats que les progressistes « s’appuient eux aussi sur l’“anormalisation” des migrants » 11. On observe également un présupposé qui voudrait que la Belgique ait été « autrefois » une communauté culturelle homogène.
Liz Fekete avertit que, parmi ces convergences entre la droite réactionnaire et le centre politique, il y en a une autre, importante, en cours de gestation, qui « transcende les domaines de la culture, de la religion et de la politique des minorités et se joue désormais sur le champ de bataille du crime et du châtiment […], entre le capital transnational, le complexe sécuritaire militaro-industriel, les magnats des médias et les puissants lobbies de la droite et de l’ordre ». Selon l’autrice, la plus grande menace pour la démocratie réside dans un État sécuritaire incontrôlé dans lequel il n’y a plus moyen d’appeler l’État et ses services de sécurité à rendre compte de leurs actes. Les signes avant-coureurs peuvent inclure la présence de militaires dans les rues, la privatisation des fonctions de police au profit d’agents de sécurité privés, mais aussi des habitudes de vote parmi les forces de l’ordre et les services de sécurité penchant de plus en plus vers l’extrême droite, ainsi qu’un usage de la force de plus en plus fréquent par la police lors d’incidents de la vie quotidienne. La conjonction de ces divers facteurs peut notamment avoir pour conséquence de voir des néonazis embauchés dans des firmes de sécurité et, de ce fait, en position d’exercer une supervision et une autorité directes sur les réfugiés. Liz Fekete cite ici l’historienne Priska Komaromi (HU Berlin) qui a écrit que cela revenait littéralement à « faire entrer le loup dans la bergerie » 12.
Malgré ces divers constats bien peu réjouissants, Liz Fekete place néanmoins tous ses espoirs dans la tradition antifasciste en Europe. Celle-ci peut, à ses yeux, constituer un contre-pouvoir à même de tenir l’extrême droite en échec. Le danger aujourd’hui est donc que cette résistance de gauche, ce contre-pouvoir prenant la forme de groupes sociaux, de partis et de militants de gauche, soit montrée du doigt comme l’une des nombreuses manifestations de l’extrémisme et de la violence politique, ce qui permet aux États de criminaliser les antifascistes.
Néolibéralisme et extrême droite
Dans la deuxième partie de son livre, Liz Fekete développe les liens entre la montée de l’extrême et de la nouvelle droite et l’État de marché néolibéral. C’est ainsi qu’elle retrace le basculement structurel vers la droite. « La façon dont l’UE a embrassé le néolibéralisme, associée aux récentes politiques d’austérité, a donné un nouvel élan à l’autoritarisme. […] Sous couvert d’austérité, la droite a lancé une attaque agressive contre les politiques sociales égalitaires et inclusives instaurées depuis la Seconde Guerre mondiale. […] D’autre part, et malgré l’austérité, la droite se pare d’un voile de politiques prétendument progressistes et prétend représenter la voix du peuple. »
l’austérité entraîne une augmentation de la précarité, du chômage et des inégalités. Afin de garantir l’ordre, la stabilité et l’autorité à un moment où les mailles du filet de sécurité sociale ne cessent de s’élargir, l’État se voit contraint d’agir de manière toujours plus coercitive et brutale. Cet autoritarisme se drape dans le nationalisme, le patriotisme et le militarisme, dans le but d’imposer un discours différent sur les droits des minorités et les droits humains en général. La nouvelle droite veut faire reculer les droits civils et sociaux, à commencer par ceux arrachés de haute lutte par les minorités ethniques dans l’après-guerre grâce à leur combat contre le racisme et les inégalités.
l’attention a été détournée d’une politique d’austérité antisociale vers le péril imaginaire que représenterait la migration.
Liz Fekete emmène brièvement le lecteur en Grande-Bretagne, en 2015. Les conservateurs, réélus à une courte majorité, entamaient un second mandat, mais cette fois, sans les libéraux-démocrates comme partenaires de coalition. Ces derniers ont alors noté que les conservateurs faisaient payer la crise bancaire aux hommes et aux femmes ordinaires et redistribuaient les richesses de la classe travailleuse vers l’élite financière. « Comment est-il possible que l’électorat britannique vote contre ses propres intérêts ? », se sont interrogé les libéraux démocrates. Selon Mme Fekete, la réponse à cette question, que nous pouvons parfaitement généraliser à d’autres pays, réside dans la manière dont la droite a attisé le patriotisme et les guerres culturelles un peu partout en Europe, des guerres qui « ont été menées par le truchement de débats sur l’immigration et le multiculturalisme, sur l’identité nationale et le terrorisme, et sur une Europe du Sud trop dépensière. »
l’offensive européenne contre le multiculturalisme, considéré comme responsable de la création de « communautés parallèles » et de l’affaiblissement des « lois, des langues et des traditions européennes », a joué un rôle central dans la manière dont l’électorat a été amené à voter contre ses propres intérêts. En d’autres termes, par le discours employé, l’attention a été détournée d’une politique d’austérité antisociale vers le péril imaginaire que représenterait la migration pour les normes, les valeurs et les traditions propres. Cette stratégie du « diviser pour mieux régner », nous en avons été témoins en Flandre, par exemple dans le discours inaugural de Jan Jambon en tant que ministre-président du gouvernement flamand après les élections de 2019 : « Le 26 mai était l’expression d’un sentiment de malaise dans la société. Trop de personnes dans notre société ont du mal à joindre les deux bouts, même lorsqu’elles travaillent. Le travail n’est donc pas une garantie absolue que vous parviendrez à boucler votre budget. On a le sentiment que la charge et les avantages ne sont pas équitablement répartis. C’est pourquoi nous allons demander des efforts supplémentaires, plus d’efforts à ceux qui rejoignent notre société. Nous avons souvent dit à la table des négociations : ‘ Le ticket d’entrée sera un peu plus cher, mais une fois que vous êtes membre, vous êtes un membre à part entière’ ».
Après les attentats du 11 septembre 2001, un certain nombre de politiciens de droite s’en sont pris au multiculturalisme. À l’époque, la droite dominante se distanciait encore quelque peu des opinions de personnalités politiques telles que Berlusconi, qui n’hésitaient pas à affirmer publiquement l’infériorité de l’Islam13, ou encore d’intellectuels qui, à l’instar de Samuel Huntington, évoquaient un « choc des civilisations ». Dix ans plus tard, cependant, on observait clairement un glissement notable vers la droite.
Liz Fekete décrit comment, en 2011, les politiciens européens de centre-droit et de centre-gauche se sont retournés contre la société multiculturelle. À coups de déclarations politiques, d’Yves Leterme à Nicolas Sarkozy, d’Angela Merkel à Soren Pind, le lecteur découvre comment tous ces leaders politiques ont en définitive préparé le terrain à quelqu’un comme Viktor Orban. Le Premier ministre hongrois a déclaré en 2015 que « l’opposition à la société multiculturelle créée par l’immigration » était le seul moyen de « protéger le peuple hongrois de l’extinction » 14.
Et la nouvelle droite dicte depuis un certain temps déjà l’agenda en matière de multiculturalisme et d’Islam. « Beaucoup d’entre eux ne sont même pas conscients qu’ils se sont éloignés du camp social-démocrate (politiquement et culturellement pluraliste) en soutenant des positions opposées à l’immigration et au multiculturalisme. Un certain nombre de personnalités politiques progressistes en Europe vont jusqu’à affirmer haut et fort, à l’instar des représentants de la nouvelle droite, que l’accès à la sécurité sociale devrait dépendre de l’engagement des migrants à s’intégrer dans la culture locale. La marginalisation économique et sociale des personnes s’inscrit de plus en plus dans une logique de culpabilisation des individus : on ne s’est « pas suffisamment assimilé aux normes et aux valeurs locales », on reste « coincé dans sa pauvreté ou sa propre culture », on est alors « logiquement » exclu. Ou, comme l’affirme Liz Fekete : « Depuis 2011, lorsque le multiculturalisme est devenu “la grande illusion”, les gouvernements ont pratiquement eu carte blanche pour démissionner de leur devoir positif de lutter contre le racisme et la discrimination. En conséquence, la volonté d’égalité a disparu de nombreuses politiques ».
Ce revirement dans la politique officielle est étroitement lié à la manière dont les États ont commencé à redéfinir leur rôle à mesure que s’érodait le consensus sur le bien-être. C’est justement ce processus d’érosion que décrit clairement Liz Fekete, tandis que l’État se retranche de plus en plus dans un rôle de « facilitateur ». Des idées telles que le « bien commun », le « service public » et la « solidarité sociale » sont remplacées par l’éthique néolibérale de la responsabilité individuelle. Selon l’autrice, « la suppression des garanties et de la marge de manœuvre culturelle des minorités ethniques doit donc être placée dans le contexte d’un État qui démissionne de ses responsabilités dans toute une série de domaines. On va ainsi voir l’État détricoter la protection contre les abus tout en fermant les yeux sur des pratiques s’apparentant à l’exploitation sur le marché du travail. On va le voir cesser de protéger les citoyens contre les inondations ou prendre des mesures insuffisantes contre le changement climatique. l’État est aux abonnés absents dans d’innombrables domaines. »
Nationalisme, migration et industrie de l’illégalité
Dans la troisième partie de son livre, Liz Fekete développe plus avant la thèse initiée dans la deuxième partie. Elle y aborde notamment l’impact du nationalisme sur l’État, sur le racisme d’État et sur les relations entre le travail et le capital, en détaillant les différences et les similitudes entre les différentes régions de l’Union européenne. Les passages sur l’Europe de l’Est sont particulièrement édifiants. La transition d’une économie planifiée à une économie de marché a échoué sur tous les fronts. Les réformes néolibérales dans les pays post-communistes de l’UE ont été menées sous couvert de démocratisation, or le néolibéralisme ne peut tenir ses promesses de richesse et de liberté incommensurables. C’est ce qui fait le succès du nationalisme et des slogans contre le multiculturalisme et l’immigration dans cette région, selon Mme Fekete : « Les dirigeants post-communistes et nationalistes se lancent dans une chasse aux sorcières pour trouver des ennemis internes et externes, inventant de nouvelles menaces qui viendraient de tous ceux qui veulent dénoncer leur corruption et leurs abus de pouvoir. […] Ils tentent ainsi de détourner l’attention de leur propre incapacité à protéger leur peuple des ravages du néolibéralisme. »
Aujourd’hui, les gouvernements ne cherchent pas les causes du terrorisme et de la migration, mais se limitent à en traiter les conséquences. l’effet d’une telle politique est que chaque citoyen doit être considéré comme un terroriste potentiel ou un immigrant illégal, et qu’il faut mettre en place des mécanismes de contrôle toujours plus nombreux. Par conséquent, les détenteurs du pouvoir ont accès à de plus en plus de données biométriques et autres sur leurs citoyens. Et « pour des raisons de sécurité », il y a toujours un argument pour élargir de tels amalgames. Ceux qui exercent le pouvoir de l’État peuvent développer un récit fort où l’État est présenté comme la victime d’actes de déstabilisation menés par le peuple. « Cela permet aux personnes au pouvoir de masquer leurs traits autoritaires sous un vernis d’autodéfense rationnelle », conclut Liz Fekete. Elle utilise l’exemple de l’état d’urgence en France pour illustrer ce point, citant une étude d’Amnesty International de 2017 où il était question d’ « une symbiose entre les lois antiterroristes et les lois du travail : les structures de pouvoir créées pour combattre le terrorisme étaient aussi régulièrement utilisées pour freiner les mouvements de contestation sociale. »
Sous le titre « marché de l’asile », Mme Fekete décrit dans la quatrième partie la « chaîne d’opportunistes » qui empoche des millions, voire des milliards d’euros, en arrêtant, contrôlant, hébergeant et transportant les demandeurs d’asile. Ces activités ont également été étendues à tous les citoyens non européens « à problèmes » en Europe : la déportation de Jamaïcains britanniques vers les Caraïbes, de Marocains belges vers le Maroc, etc. Le marché du contrôle des frontières est sans fin. Ruben Anderson décrit ce phénomène comme une « industrie de l’illégalité » : les technologies frontalières « créent ce qu’elles prétendent éliminer, à savoir davantage d’illégalité en matière de migration » 15. l’appât du gain sans scrupules inhérent au système d’externalisation signifie que personne n’est responsable de ce qui est fait aux demandeurs d’asile et que personne ne vérifie si l’approche est équitable.
Ainsi, pour Liz Fekete, l’antifascisme s’inscrit dans un combat politique pour l’existence que nous voulons mener.
Mme Fekete conclut que le système en place depuis les années 1990 est caractérisé par la xénophobie, la déshumanisation et le racisme structurel. Elle ajoute que les politiques néolibérales déshumanisent des groupes encore plus vulnérables : « Il suffit de voir la négligence dont ont fait l’objet les personnes qui luttent contre les problèmes de santé mentale ou de dépendance depuis les années 1990 ». En d’autres termes, une fois qu’un système est mis en place pour une catégorie spécifique de personnes, il devient facilement applicable à d’autres catégories.
À ce stade du livre, on comprend parfaitement les liens toxiques entre la nouvelle droite, le néolibéralisme, l’État de marché, la xénophobie, l’effondrement des droits sociaux et la montée de la violence et de l’autoritarisme. Dans les dernières pages de cette quatrième et dernière partie, Liz Fekete aborde (brièvement) l’importance de l’antifascisme. Le néolibéralisme a dépouillé de nombreuses personnes de leur dignité. Si la gauche ne réagit pas, écrit-elle, les dirigeants d’extrême droite prendront sans doute le relais avec la violence subséquente. Pour éviter cela, la gauche doit trouver sa place au sein des communautés locales, estime Mme Fekete, car c’est au niveau local que l’extrême droite cherche la sienne. l’autrice souligne l’importance de soutenir les groupes de résistance locaux qui s’attaquent à la violence de l’extrême droite ou de la police. La résistance locale, dit-elle, offre « la meilleure protection contre les semeurs de haine professionnels qui envahissent le gouvernement et vident l’antiracisme de son contenu progressiste ». À cette fin, il convient de promouvoir activement les valeurs fondées sur le renforcement de la communauté et la solidarité.
Une approche altruiste de l’existence humaine, selon Liz Fekete, est le contraire absolu de la vision fasciste de l’homme qui déteste les personnes compatissantes parce qu’elles sont des « traîtres à leur propre race ». Ainsi, pour Mme Fekete, l’antifascisme va bien au-delà de la mobilisation contre le fascisme. l’antifascisme s’inscrit dans un combat politique pour l’existence que nous voulons mener. Nous devons faire tout notre possible pour comprendre les relations entre le fascisme, le capital, la guerre, le militarisme et les services de sécurité. C’est l’énorme contribution du livre de Liz Fekete.
Dans une analyse claire et intéressante de la recrudescence du racisme et de la montée de l’extrême droite en Europe, Mme Fekete parvient à montrer comment les gouvernements néolibéraux qui ont dirigé l’Europe au cours des dernières décennies sont en train de basculer tout doucement vers le fascisme, maintenant que les promesses du néolibéralisme se sont taries pour tout le monde, à l’exception de l’élite mondiale. D’une certaine manière, il peut être décourageant de réaliser à quel point les forces contre lesquelles nous devons nous battre sont puissantes ; mais il est également très utile de connaître son ennemi, et l’analyse de Liz Fekete de la politique européenne d’aujourd’hui est une contribution extrêmement précieuse en ce sens.
Le livre aurait été encore plus fort si l’autrice y avait souligné le rôle de la classe travailleuse. Quiconque est capable de démontrer aussi clairement le lien entre le racisme, le capitalisme et le néolibéralisme se doit de souligner également l’importance de la lutte des classes dans la lutte contre le racisme et le fascisme. Liz Fekete plaide pour l’antifascisme, mais n’explique pas concrètement ce que cela signifie pour elle, si ce n’est qu’il s’agit d’une « lutte politique ». Que cette bataille soit menée depuis la base et non au parlement n’est que suggéré. Il en va de même pour son analyse de l’État. Ses recherches montrent que l’extrême droite a infiltré les organes de l’État, mais elle ne souligne pas suffisamment que c’est précisément cet État qui œuvre dans l’intérêt des 1 %. Ainsi, plusieurs possibilités d’exposer le lien entre l’État, le capital et le fascisme restent inexploitées. Et c’est précisément en cela que réside, selon Mme Fekete, la mission de la gauche.
Liz Fekete, Europe’s Faultlines, Verso, Londres et New York, 2017. 224 pages. Traduit en néerlandais comme Zijn de jaren 30 terug ? Nieuw Rechts in Europa, EPO, 2020, 213 pp.
Footnotes
- Pour un aperçu, voir Selma Franssen, « Radicaal rechts regeert sinds lange tijd weer mee in Europa », One World, 14 octobre 2020. Toutes les sources consultées le 10 janvier 2020.
- En Pologne, en Hongrie, en Italie et en Estonie, l’extrême droite est au gouvernement. Au Pays-Bas et au Danemark, les partis traditionnels ont gouverné avec le soutien de l’extrême droite.
- Voir à ce sujet : « Bart Somers stopt subsidie voor Minderhedenforum en noemt het een toekomstgerichte keuze », MO*, 10 novembre 2020.
- « Theo Francken ‘choqué’ par des subventions accordées au Collectif Contre l’Islamophobie en Belgique », La Libre, 4 janvier 2021.
- Mark McGovern, « Inquiring into collusion ? Collusion, the state and the management of Truth recovery in Northern Ireland », State Criminal Journal 2 : I, 2013 et Mark McGovern, « State Violence and the Colonial Roots of Collusion in Northern Ireland », Race & Class 57 : 2, 2015.
- Peter Casteels & Simon Demeulemeester, « 70 puntenplan van het Vlaams Blok : wat werd uitgevoerd en wat niet ? », Knack, 23 mars 2016.
- « Vlaams Belang : Gemeenteraad geeft geen steun aan gehandicapten wel aan asielzoekers », Sint-Pieters-Leeuw Nieuwssite, 1 mars 2019.
- Pieter Stockmans, « Deense sociaaldemocraten kiezen voor rechts migratiebeleid. Volgt de sp.a ? », MO*, 18 février 2019.
- Humo, 5 décembre 1991.
- Lees hierover ook Ico Maly, “Nieuw Rechts en de terugkeer van de hergeboorte”, Lava 11, 16 décembre 2019, en Ico Maly, “De Nieuw Rechtse revolutie”, Lava 4, 5 april 2018.
- Jan Blommaert et Jef Verschueren, Het Belgische migrantendebat. De pragmatiek van de abnormalisering, Onderzoekscentrum IPrA, Université d’Antwers, 1992, p. 192.
- Priska Komaromi, « Germany : Neo-nazis and the market in asylum Reception », Race & Class 58 : 2, 2015.
- Berlusconi après le 11 septembre 2001 : « Nous devons être conscients de la supériorité de notre civilisation avec sa prospérité pour le peuple, le respect des droits de l’homme et la liberté de culte. Ce respect n’existe certainement pas dans le monde islamique. » Une tempête de protestations a suivi cette déclaration. « Furor at Berlusconi Remark on West’s Superiority », New York Times, 28 september 2001.
- Fekete recommande le blog d’Eva S. Balogh pour une analyse complète du racisme d’Orban : hungarianspectrum.org.
- Ruben Andersson, « Hunter and prey : patrolling clandestine migration in the Euro-African borderlands », Anthropological Quarterly 87 : I, 2014.