Article

L’érosion de la politique du centre

Ingar Solty

—31 mars 2022

Version PDF

À force de travailler activement depuis quarante ans à la polarisation sociale et économique, les partis dominants «fourre-tout» voient désormais leur existence même menacée. Le néolibéralisme engendre l’autoritarisme.

Au début des années 1990, qui remettait en question l’idée selon laquelle l’économie de marché libérale était la voie vers l’innovation et l’efficacité technologiques, le bien-être économique et la stabilité politique? Selon la pensée dominante, la politique économique libérale, fondée sur la libéralisation du commerce, la déréglementation des marchés (du travail, du logement, de l’argent, etc.) et la privatisation des biens publics, allait mener à la prospérité. Elle allait même rendre les régimes autoritaires plus démocratiques, alors même que le néolibéralisme était né du ventre de l’autoritarisme1. L’économie libérale impliquait que lâcher la bride aux forces du marché ne profiterait pas uniquement aux élites du capital, mais tendrait également vers des «ordres spontanés» (selon l’expression de Friedrich Hayek) et la répartition la plus efficace des ressources. En cas d’échec, les économistes néoclassiques ont tendance à incriminer la «défaillance de l’État» ou des éléments imprévisibles tels que les catastrophes naturelles2.

Et pourtant, c’est à la situation inverse qu’a abouti le néolibéralisme actuel, à savoir l’ordre social dans lequel nous vivons depuis les années 1980. Au lieu de réduire les déséquilibres économiques et sociaux, le néolibéralisme nous a mené au plus haut niveau d’inégalité des richesses depuis les années 1930, avec toutes les conséquences que cela implique pour la démocratie3. Le néolibéralisme a créé de grandes divergences géographiques: entre, d’une part, le Nord et le Sud de la planète, entre le centre et la périphérie de la zone euro, et entre des régions métropolitaines prospères adaptées à l’économie transnationalisée et, d’autre part, des régions délabrées et dépeuplées. En outre, il a créé les mêmes divergences spatiales entre les îlots de richesse des centres-villes et leurs banlieues dysfonctionnelles. Et ce n’est pas une coïncidence si la haine des valeurs libérales se développe au sein des populations ouvrières discriminées et majoritairement immigrées, qui, parfois, se tournent vers le radicalisme religieux.

L’idée que les économies de marché libérales conduiraient à l’innovation, à l’efficacité et à la stabilité économique et politique s’est également effondrée. Contrairement à ce que suggèrent les histoires de Bill Gates, Steve Jobs et autres capitalistes de la haute technologie, le marché est loin d’être innovant en soi. Comme l’ont montré des économistes tels que Mariana Mazzucato, le néolibéralisme a été le contraire de l’innovation: ne serait-ce que dans le domaine du numérique (toutes les fonctionnalités présentes dans les iPhone, par exemple) sont en effet issues de projets de recherche financés par des fonds publics qui ont ensuite été brevetés et pillés par des sociétés privées4.

Tant que ses stratégies se limitent à des accusations morales, l’opposition au fascisme restera désemparée et impuissante.

L’efficacité du marché du néolibéralisme n’a rien à voir avec l’efficacité sociale. Au-delà de la seule rentabilité, dans quelle mesure est-il efficace, par exemple, d’un point de vue sociétal et planétaire, de pêcher du poisson en mer du Nord, de le transporter en Asie du Sud pour le transformer, puis de le revendre dans des supermarchés britanniques? Au-delà de la logique de marché étroite qui sous-tend les chaînes d’approvisionnement mondiales, une question semble s’imposer: la catastrophe climatique (probablement irréversible) imminente sera-t-elle le plus grand échec du marché de l’histoire de l’humanité5?

Le néolibéralisme n’a pas non plus mené à la stabilité économique, ce que démontrent non seulement des divergences géographiques inégales mais aussi l’enchaînement sans fin de crises financières depuis les années 1980: New York en 1987, le Mexique en 1994-95, l’Asie en 1997-98, la Russie en 1998-99, l’Argentine en 1998-2002, le krach de la bulle internet en 2000-01, l’effondrement financier mondial en 2007-10 et l’actuelle pandémie bio-économique de Covid-19.

Et, enfin, le néolibéralisme a également conduit à l’opposé du libéralisme politique. Cela ne devrait surprendre personne. Qui serait assez fou pour croire que l’on peut polariser le marché sans polariser la politique? L’histoire des années 1920 et 1930 a clairement montré que les inégalités de richesse et les crises capitalistes tendent toujours à fragiliser la démocratie représentative, comme l’ont toujours compris les théoriciens de la démocratie6. Les «marchés libres» du néolibéralisme ont toujours favorisé les «États forts» et les pratiques politiques, administratives et constitutionnelles autoritaires.

La crise de la démocratie

Aujourd’hui, la démocratie libérale est à nouveau en recul et en crise. Les systèmes de partis stables des démocraties libérales occidentales de l’après-guerre s’effondrent sous nos yeux. Les anciens «partis fourre-tout» comme le Parti socialiste français ou le PASOK grec se sont effondrés, et les systèmes électoraux (en particulier ceux basés sur la représentation proportionnelle) sont de plus en plus fragmentés ( «italianisés» ), avec cinq, six, voire sept partis politiques qui se disputent la formation de gouvernements stables, avec de plus en plus de difficultés7.

De manière générale, la «crise du centrisme» dans le cœur néolibéral (et impérialiste) a créé de nouvelles tendances et de nouveaux pôles politiques: un centre néolibéral fracturé qui englobe les partis conservateurs traditionnels et la social-démocratie de la «troisième voie»; un nationalisme autoritaire de droite qui se forme en tant que faction au sein des partis conservateurs traditionnels et dans les nouvelles organisations politiques de la droite dure; et une nouvelle gauche socialiste orientée vers les conflits de classe, que l’on retrouve à la fois dans les anciens partis de gauche et dans les nouvelles organisations politiques.

La CDU/CSU est déchirée par deux partis bourgeois beaucoup plus homogènes, à savoir les Verts et le parti d’extrême droite AfD.

La crise de la représentation, provoquée par le virage néolibéral, a eu tôt fait de donner naissance à des forces populistes de droite. Celles-ci caractérisent certains systèmes politiques occidentaux depuis le milieu des années 1970 et ont fleuri pendant et depuis les années 1990, lorsque les anciens partis sociaux-démocrates ont également commencé à faire l’apologie de la mondialisation néolibérale, adoptant la ligne politique de Margaret Thatcher selon laquelle «il n’y a pas d’alternative8». Mais, depuis 2016, le nationalisme autoritaire de droite s’est révélé de plus en plus capable de remporter des majorités politiques et de s’emparer du pouvoir politique: aux États-Unis avec Donald Trump; en Grande-Bretagne avec le gouvernement populiste de droite de Boris Johnson, fortement influencé par des forces nationalistes extérieures au parti; et, par des voies très diverses, en Hongrie, en Pologne, en Autriche, en Italie, au Brésil, aux Philippines, en Inde, en Australie et dans d’autres pays.

Cette résurgence d’un certain «césarisme» en politique représente une crise de la démocratie libérale-représentative et des systèmes de partis politiques fragmentés.

L’impasse du néoliberalisme

Si l’on veut rester honnête, il est difficile de croire aux capacités de résolution des problèmes des régimes politiques néolibéraux et de la démocratie libérale-représentative. Cette impasse peut être décrite à travers six dimensions, qui se renforcent mutuellement et qui, en soi, sont capables de faire entrer le capitalisme mondial dans une période de turbulences politiques et économiques :

1) une crise d’une économie mondiale de suraccumulation avec ses bulles spéculatives de capitaux excédentaires à la recherche de débouchés rentables;

2) une crise de la reproduction sociale, due à la féminisation du marché du travail dans des conditions néolibérales et à la «re-familialisation» du travail social reproductif résultant des mesures d’austérité;

3) une crise de la cohésion sociale résultant des politiques néolibérales de flexibilisation qui produisent une précarisation du travail et la transformation de l’État-providence en État de mise au travail des allocataires sociaux;

4) une crise de la démocratie libérale dans ses institutions représentatives et la prolifération de formes de mesures politiques et de mouvements politiques autoritaires;

5) une crise de l’ordre mondial liée au refus des États-Unis de concéder la primauté mondiale à un ordre mondial multipolaire, notamment en tentant d’utiliser des moyens militaires et non militaires pour maintenir la Chine dans une position de subordination;

6) une crise de la durabilité écologique avec l’incapacité d’atteindre les objectifs en matière de réduction des effets de serre pour éviter une catastrophe climatique.

Dans tout cela, il est à la fois frappant et peu surprenant que le capitalisme libéral-démocratique se soit révélé incapable de planifier l’avenir, comme en témoignela relative inaptitude des principaux États capitalistes de l’Ouest à gérer des mesures de santé publique efficaces pour faire face à la crise du Covid-19. Dans une crise sociétale aussi généralisée qu’une pandémie, on aurait pu s’attendre à ce que les partis politiques ayant une prétention naturelle au pouvoir – tels que les chrétiens-démocrates allemands (CDU — Christlich Demokratische Union Deutschlands), qui ont gouverné la majeure partie de la période qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale – formulent une vision d’envergure qui aborde tous les domaines de cette crise complexe dans un projet politique cohérent visant à reconstruire les institutions capitalistes.

Au lieu de cela, au-delà des tentatives de gauche telles que la plateforme électorale du parti travailliste britannique de 2019, le Green New Deal socialiste suggéré par Bernie Sanders, et les projets similaires proposés par Die Linke en Allemagne et divers autres partis de gauche, la sphère politique est largement dépourvue de grands projets et de grands plans. Il semble que, plus les défis de la crise multidimensionnelle évoquée ci-dessus sont importants et plus le besoin de réformes audacieuses et radicales est grand, plus l’horizon des dirigeants politiques se rétrécit.

Les partis libéraux-technocratiques du centre politique, qui se présentent comme l’opposition à l’autoritarisme, sont de plus en plus des machines parlementaires tactiques et court-termistes.

Comme l’a montré la crise financière mondiale, et comme l’illustrent à nouveau les crises climatique et Covid-19, les systèmes libéraux-représentatifs des principaux États capitalistes, entièrement dominés par les intérêts des entreprises et des milliardaires, semblent incapables de relever des défis fondamentaux tels que le changement climatique, la précarité économique généralisée ou une pandémie mondiale. Pourquoi devrait-il en être autrement? Les élections dans les démocraties libérales ont lieu tous les quatre ou cinq ans; les plans économiques internes des entreprises capitalistes à but lucratif ont tendance à durer cinq ans au mieux. Ainsi, la mentalité qui émerge des structures organisationnelles des politiques et des entreprises est la suivante: laissons quelqu’un d’autre trouver une solution à l’apocalypse climatique et, quant à nous, faisons-nous réélire et empochons des profits aujourd’hui ou, demain, nous disparaîtrons.

L’inaptitude générale des partis politiques de centre-droit à recréer l’hégémonie bourgeoise dans le cadre du néolibéralisme par le biais de grandes réformes venues d’en haut a toutefois une origine. La polarisation du marché que les partis dominants «fourre-tout» ont produite au cours des quatre dernières décennies menace leur existence même. Des partis forts unifiant la bourgeoisie et des éléments de la classe ouvrière peuvent difficilement exister dans une société économiquement polarisée. Dans la mesure où la polarisation politique découle de la polarisation du marché, un parti comme la CDU/CSU en Allemagne tend à s’autodétruire. Les conservateurs allemands sont de plus en plus incapables de combler le fossé entre une main-d’œuvre plus jeune, urbaine, professionnelle et généralement universitaire dans les zones métropolitaines, et les populations plus âgées, non universitaires et plus sédentaires dans les zones provinciales ignorées ou rendues périphériques par la mondialisation. En conséquence, la CDU/CSU se déchire entre deux partis bourgeois beaucoup plus homogènes, à savoir les Verts, qui représentent de plus en plus la bourgeoisie urbaine pro-mondialisation, et le parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), qui se mobilise contre la culture de l’internationalisme et de la diversité engendrée par le capitalisme mondialisé.

L’affaiblissement des partis politiques par les tendances centrifuges de l’économie libérale épuise toujours plus les capacités de résolution des problèmes du néolibéralisme. En substance, le capitalisme libéral est hanté par un paradoxe que Nicos Poulantzas et Jürgen Habermas ont tous deux observé dès les années 1970, de différentes manières. Selon eux, surmonter les crises au sein du capitalisme avancé nécessite d’énormes capacités en matière de politique et de gestion, et des compétences étatiques. Or, les crises elles-mêmes tendent à éroder les capacités administratives et les pouvoirs étatiques nécessaires pour y répondre.

La défaite de la gauche internationaliste en Grèce et la montée de l’extrême droite qui a suivi doivent faire l’objet d’une seule et même analyse.

Comme l’a écrit Poulantzas, dans son livre Fascism and Dictatorship (1974), en tentant d’expliquer la montée et l’attrait du fascisme dans les années 1930, «Tout au long de la montée du fascisme, nous assistons à une prolifération des organisations (y compris les partis) des classes et fractions dominantes. Cette prolifération est caractéristique de l’impuissance et de l’instabilité de l’hégémonie; tandis qu’une solution non fasciste à la crise exigerait […] la fusion de ces organisations en un seul parti de la bourgeoisie9».

En ce sens, l’hypercompétitivité que la Chine a atteinte grâce à son interventionnisme étatique pourrait maintenant encourager une «révolution passive» aux États-Unis et peut-être même dans l’UE. Dans la mesure où la politique industrielle planifiée, expansive et très active de la Chine s’est avérée plus efficace que la politique d’austérité de l’Occident pendant et après la crise financière mondiale, l’Occident pourrait maintenant être contraint à un processus d’émulation, renforcé par la relocalisation de la fabrication rendue nécessaire par la pandémie de Covid-1910.

De la politique anti-austérité au nationalisme autoritaire

La forme pluridimensionnelle de la crise a, bien sûr, également ravivé l’opposition anti-néolibérale. Nous avons vécu une «ère de protestations de masse» mondiale, puisque non seulement en Occident mais dans le monde entier, des centaines de millions de personnes ont protesté contre l’impact de l’austérité11.

Certaines de ces protestations se sont transformées en projets politiques visant le pouvoir d’État, comme ceux de Syriza en Grèce, Podemos en Espagne et Bloco au Portugal. Il était devenu évident que la prise du pouvoir est une condition préalable pour changer réellement le monde12. La réponse des élites dirigeantes à la crise financière mondiale a consisté en des stratégies de «dévaluation interne» (baisse des salaires et des coûts) au nom de la «compétitivité13», la dernière incarnation de «l’austérité compétitive14». Ces nouveaux partis et mouvements de gauche ont esquissé une stratégie de sortie de crise socialement inclusive et écologiquement constructive, basée sur la «surévaluation» (au lieu de la dévaluation), c’est-à-dire une stratégie de sortie de crise à grande échelle consistant à augmenter les salaires et les conditions de travail et à étendre les services publics démarchandisés à faible émission de carbone15. Ce programme de base est essentiellement ce autour de quoi s’articule le «Green New Deal» de la gauche pour la transformation sociale-écologique, à travers ses nombreuses incarnations.

Pour l’instant, ces mouvements ne l’ont pas emporté. La raclée infligée au gouvernement Syriza par la Troïka (composée de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international), et la montée de l’extrême droite en 2015-16 pendant la «crise des réfugiés» européenne, doivent être considérées comme liées. Sur les origines des différentes formes de régimes autoritaires, revenons à l’analyse de Poulantzas qui soutient, contre l’idée que les partis fascistes sont arrivés au pouvoir dans les années 1930 en raison de la force des partis du mouvement ouvrier socialiste, que c’est en fait leur faiblesse qui a permis à la droite de prendre le pouvoir dans des conditions de crise sociale et économique profonde16. Poulantzas s’oppose à l’explication de Marx (d’Antonio Gramsci et d’August Thalheimer) selon laquelle le «bonapartisme» est le résultat d’un équilibre dans le rapport de forces entre le capital et le travail.

Au contraire, il était convaincu que l’extrême droite émerge dans une situation de crise économique, sociale et politique, lorsque le consensus au pouvoir est radicalement fragmenté et que le mouvement ouvrier est finalement trop faible pour imposer une solution socialiste. Vues sous cet angle, la défaite de la gauche internationaliste en Grèce et la montée de l’extrême droite qui a suivi doivent faire l’objet d’une seule et même analyse. Lorsque nous évaluons l’ascension de Donald Trump en 2015-16, par exemple, les États-Unis étaient très loin d’un tel équilibre des forces entre le capital et le travail, étant donné que le contre-pouvoir de la classe ouvrière, mesuré en termes de niveaux de grève, de densité syndicale et de part salariale dans la valeur ajoutée, était au plus bas17. En conséquence, Trump a été élu, contre la préférence exprimée par la majorité de la fraction transnationalisée de la classe capitaliste, grâce à une coalition du capital extractif à forte intensité énergétique, du capital centré sur le pays et d’un certain soutien de masse de la classe ouvrière. Et même si, une fois au pouvoir, le nationalisme économique de Trump a été limité par le capital transnational, ce qui s’est manifesté à la fois dans la formation de son cabinet et dans sa realpolitik ultérieure, son gouvernement a bien déplacé le champ politique vers la droite18.

L’extrême droite en tant que mouvement de masse peut se comprendre comme une révolte aveugle contre la modernité du capitalisme mondialisé.

Comme l’a compris Poulantzas, l’extrême droite peut prendre le pouvoir dans des situations où les classes inférieures ne veulent pas vivre selon l’ancienne méthode et qu’aucune nouvelle solution menant à une vie meilleure pour tous ne se profile à l’horizon. L’absence d’une stratégie de sortie de crise basée sur l’espoir, l’auto-émancipation et l’idée qu’il y a assez pour tout le monde, a créé et crée les conditions pour des stratégies de sortie basées sur le désespoir, la subordination passive à des leaders charismatiques, l’exclusion politique et l’isolement des «moins méritants». L’impuissance sociale subjective est le kérosène du nationalisme autoritaire de droite.

Lorsqu’un changement radical est nécessaire, mais que la gauche est trop faible pour le mettre en œuvre, c’est l’extrême droite, avec sa politique d’exclusion, qui comble le vide19. La croyance érodée dans l’auto-organisation et l’auto-émancipation des classes ouvrières, qui reflète l’incapacité de la gauche à mettre en œuvre son programme et sa vision, est le fondement de la résurgence du césarisme, des figures bonapartistes individuelles et des mouvements de masse fascistes. «Il n’est pas de sauveurs suprêmes/ Ni Dieu, ni César, ni tribun20»? Des millions de personnes aujourd’hui ne partagent pas cet avis.

Tant qu’elles se limiteront à des accusations morales et à demander aux médias privés de ne pas inviter de démagogues de droite, aux conservateurs de ne pas quitter le «front populaire», ou à l’État de poursuivre et éventuellement de mettre hors la loi les partis d’extrême droite, les stratégies d’opposition au fascisme resteront désemparées et impuissantes. On ne peut pas discréditer, réduire au silence ou mettre hors la loi une force politique forte dont les racines socio-économiques se trouvent dans le monde socialement polarisé du néolibéralisme.

Seul un troisième pôle visible, au-delà du néolibéralisme et du nationalisme autoritaire de droite, avec une voie réelle et plausible pour soulager les difficultés que l’économie libérale a causées parmi les classes ouvrières, peut bannir la menace du fascisme. Si la gauche n’offre rien de plus qu’une protection contre le marché mondial et ses règles impitoyables, au nom de l’anti-discrimination, de l’équité et de la «discrimination positive» pour quelques groupes particuliers, sans formuler un projet pour dépasser le stade de ce capitalisme impitoyable pour tous les travailleurs, la résistance au fascisme sera condamnée.

Ce qu’il faut, c’est une politique qui lie les luttes contre le racisme et pour l’émancipation féministe aux luttes pour la justice sociale, et qui les fonde toutes sur une base matérielle. La tâche consiste à développer une nouvelle politique de classe qui soit universaliste, bénéficiant à tous les travailleurs sans distinction de sexe, de genre, de race et d’ethnie, mais qui soit en même temps féministe et antiraciste par essence parce qu’elle bénéficie aux femmes et aux travailleurs minoritaires en particulier. Par exemple, le plafonnement des loyers à Berlin, extrêmement populaire, qui a été introduit par le gouvernement de gauche de la capitale allemande le 30 janvier 2020 et rejeté par une ordonnance politique de la Cour constitutionnelle fédérale le 25 mars 2021, peut être considéré comme une nouvelle forme de politique de classe féministe et antiraciste. En effet, les femmes et les migrants sont représentés de manière disproportionnée parmi la main-d’œuvre des secteurs à bas salaires et étaient donc également représentés de manière disproportionnée parmi les 1,5 million de ménages dont les loyers ont été gelés aux niveaux de 2019, et parmi les 0,5 million de ménages dont les loyers ont été réduits21. Le plafonnement des loyers protégeait également les femmes de la violence sexualisée car il permettait aux femmes de la classe ouvrière, qui sont moins payées et ne peuvent souvent travailler qu’à temps partiel, en raison de la division patriarcale du travail reproductif, de trouver un logement abordable et de quitter un mari violent. Un autre exemple de cette nouvelle politique de classe peut être le salaire minimum de 15 dollars, qui profite à tous les travailleurs dans la mesure où il crée une limite à la compression des salaires, mais qui profite aussi aux femmes et aux travailleurs migrants en particulier, dans la mesure où ils sont surreprésentés dans les secteurs à bas salaires tels que les secteurs de la santé et de l’alimentation.

La révolte des classes moyennes et le rêve «völkisch»

Compte tenu de la polarisation sociale engendrée par le néolibéralisme, la montée de l’extrême droite ne devrait pas être une surprise. Comme lors des trois précédentes crises majeures du capitalisme (la longue dépression de 1873 à 1896, la grande dépression de 1929 à 1939 et la crise du fordisme de 1967 à 1979), l’extrême droite a également progressé dans la crise organique multidimensionnelle d’aujourd’hui22. Et comme dans les crises organiques précédentes, elle l’a fait, initialement, par une radicalisation de droite des «classes moyennes».

La «classe moyenne», en termes poulantziens l’ancienne et la nouvelle petite bourgeoisie, est particulièrement vulnérable à l’attrait du fascisme, non seulement parce qu’elle recherche une mobilité ascendante et que ses aspirations sont donc liées à la bourgeoisie. Dans une situation de crise qui sape ses aspirations et la confronte à la panique de perdre son statut, sa forte croyance dans la méritocratie, son intériorisation de la concurrence du marché comme une évidence et son mépris pour la classe ouvrière signifient que d’importants segments de la classe moyenne chercheront à protéger leur statut économique en faisant appel à des individus bonapartistes et à l’État pour punir et exclure les moins méritants: les bouches affamées des Grecs, les bouches affamées des réfugiés syriens, mais aussi les bouches affamées des pauvres du pays. Quand la solidarité échoue, ou plutôt quand elle est mise au tapis, elle devient exclusive, ne se manifestant plus qu’avec les méritants, qu’avec le groupe auquel on appartient, le Volk homogène.

Pour cela, l’idéologie du «productivisme pose un groupe moyen noble et travailleur constamment en conflit avec des parasites paresseux, malveillants ou pécheurs au sommet et à la base de l’ordre social» 23, et conduit à ce que la nation, c’est-à-dire le nationalisme, stimule directement ces intérêts de trois manières. Premièrement, l’appartenance à «la nation» (et les droits qu’elle garantit à ses citoyens vis-à-vis des immigrés récents ou des étrangers) est censée protéger l’individu contre les forces impitoyables du marché mondial. Deuxièmement, l’appartenance à «la nation» fournit également à l’individu une forme de solidarité, un sentiment d’identité et de communauté, qui le soulage de l’horreur de devoir vivre sa vie comme l’individu monadique du marché, l’homo oeconomicus de la théorie néolibérale, qui sert le nationalisme, comme le dit Adorno, sous la forme d’un «narcissisme collectif24». Troisièmement, «la nation» fonctionne comme une reconstruction idéaliste et mythique d’une société homogène de cohésion sociale qui contrecarre, au moins idéologiquement, les forces centrifuges du néolibéralisme et sa déconstruction de la société.

Des dirigeants d’extrême droite comme Trump, Bolsonaro et Modi ont mis en œuvre des mesures radicalement pro-capitalistes.

C’est ce qui rend l’idéologie völkisch si dangereuse: au lieu de passer par la création d’une société égalitaire, fondée sur la propriété commune des moyens de production vitaux et la démocratisation de toutes les sphères de la vie économique et sociale, la cohésion sociale doit être assurée, de manière volontariste, par un mythe national et «l’exclusion et l’anéantissement de l’hétérogène», que Carl Schmitt, l’un des principaux intellectuels du fascisme allemand, appelait de ses vœux dans son livre de 1923, La Crise de la démocratie parlementaire25.

L’attrait autoritaire des leaders charismatiques est renforcé par le fait que de nombreux membres des «classes moyennes» sont structurellement ou socio-psychologiquement incapables de rechercher des stratégies de sortie fondées sur la solidarité de classe.

La classe moyenne traditionnelle des travailleurs indépendants et des propriétaires de petites entreprises ne peut pas se syndiquer, ou bien elle dépend économiquement de l’emploi et de l’exploitation de travailleurs non syndiqués, et donc ses intérêts de classe entrent directement en conflit avec les stratégies de solidarité de classe. De même, les membres de la «classe des cadres» peuvent non seulement exercer un contrôle sur d’autres travailleurs salariés, mais aussi avoir intériorisé la logique sociale-darwiniste de la concurrence du marché – des notes au lycée à l’apparence physique, au statut et à la richesse – au point de conduire à l’isolement individuel et à une vision autoritaire, cynique et souvent misanthrope du monde.

Si ces classes moyennes échouent dans leurs aspirations d’ascension sociale et ne peuvent admettre leur échec subjectif, elles peuvent chercher des boucs émissaires à blâmer. Comme le savent les psychologues, le narcissisme est une surcompensation d’un sentiment de faible estime de soi; et le «narcissisme collectif» du nationalisme peut atténuer le traumatisme de l’échec individuel, car l’appartenance à une «nation prospère» permet de se sentir supérieur aux «autres» 26. Par exemple, Tobias Rathjen, le terroriste d’extrême droite de 43 ans, qui, en février 2020, a abattu neuf «étrangers» dans deux bars à chicha de la ville ouest-allemande de Hanau, avait abandonné ses études, était au chômage et vivait toujours chez ses parents. Rathjen a rédigé un manifeste dans lequel il exprimait une vision du monde selon laquelle il appartenait à la race méritante et performante, par opposition aux nations du Sud, peu performantes et majoritairement musulmanes27.

L’autoritarisme de droite est une révolte aveugle

Le nationalisme autoritaire de droite n’est donc pas une fausse conscience, mais une façon particulière d’interpréter des situations et des expériences propres à une classe sociale. En outre, il est faux de dire que le capital en tant que tel est derrière le fascisme aujourd’hui. Historiquement, certains secteurs de la classe capitaliste allemande, regroupés autour de l’entreprise sidérurgique Thyssen, ont soutenu très tôt le parti nazi de Hitler et, en mars 1933, l’ensemble de la bourgeoisie a apporté son soutien total à Hitler28. Il est également vrai qu’aujourd’hui, certains milliardaires individuels comme Peter Thiel, Sheldon Adelson, Charles Koch et August von Finck Jr, ainsi que des fractions du capital de l’énergie et des combustibles fossiles, et des capitaux axés sur le marché intérieur, peuvent soutenir les forces nationalistes autoritaires de droite, car elles servent leurs intérêts de classe particuliers.

Néanmoins, alors que le fascisme historique était fonctionnel pour les fractions dominantes des bourgeoisies encore nationales de l’époque et leur intérêt pour l’expansion impériale, les nationalismes autoritaires et les néofascismes d’aujourd’hui sont dysfonctionnels pour les intérêts du capital transnational dominant dans les blocs de pouvoir des principaux pays capitalistes. Aux États-Unis, Donald Trump a été désigné par une révolte populaire d’extrême droite lors des primaires républicaines et est arrivé au pouvoir contre la volonté des entreprises du Fortune 50029.

Les politiques de Trump qui allaient directement à l’encontre des intérêts du capital transnational, comme le fameux Muslim Ban ou la législation entravant l’afflux constant de travailleurs agricoles super-exploités d’Amérique centrale, ont rapidement été bloquées par les élites capitalistes. Et lorsque les partisans de Trump ont tenté une insurrection après sa défaite électorale, la bourgeoisie américaine s’est prononcée avec force contre Trump. La Business Roundtable, par exemple, un groupe de PDG représentant deux cents des plus grandes entreprises américaines, dont Walmart, Amazon, Delta Airlines, Pfizer et PepsiCo, a exigé la «fin du chaos» et une «transition pacifique du pouvoir», soulignant que «le pays mérite mieux». Le PDG d’Apple, Tim Cook, a déclaré que Trump devait être tenu responsable de l’attaque; et la National Association of Manufacturers, traditionnellement dirigée par les Républicains, a même exhorté le vice-président Mike Pence à remplacer Trump jusqu’à l’investiture de Biden30. Les mêmes alliances changeantes du capital d’extrême droite s’appliquent à l’Allemagne.

Tant que le parti d’extrême droite allemand AfD n’adhère pas à l’euro (la monnaie commune faisant partie intégrante de la transnationalisation du capital allemand), à l’UE (le tremplin politique pour la projection future du pouvoir dans le monde), à l’OTAN et à l’atlantisme (les conditions préalables à la protection de la propriété privée dans le monde grâce aux capacités militaires de l’empire américain), il ne peut espérer obtenir le soutien de sociétés transnationales comme Mercedes, BMW, Bosch, Siemens ou Bayer. L’AfD ne peut pas non plus espérer faire partie de coalitions gouvernementales nationales avec les chrétiens-démocrates (en tant qu’alliés naturels du capital transnationalisé en Allemagne).

En d’autres termes, la montée du nationalisme autoritaire de droite gagne son espace politique dans les instabilités économiques et les tendances centrifuges qui ont été des caractéristiques intégrales du néolibéralisme existant. Comme je l’ai affirmé, il est impossible d’avoir une polarisation économique sans polarisation politique. Ceux qui disent oui au libéralisme économique disent, même s’ils le nient, également oui au fascisme.

Si le nationalisme autoritaire de droite peut être une retombée de la mondialisation du capitalisme, et s’il se révolte contre la modernité du capitalisme mondialisé, il ne s’attaque qu’aux symptômes et jamais aux causes profondes, à savoir le capitalisme, l’impérialisme et le patriarcat. Par conséquent, les mouvements nationalistes autoritaires se mobiliseront tout d’abord contre les migrants et les réfugiés, mais ne s’attaqueront pratiquement jamais aux causes de l’immigration et au nombre record de personnes déplacées par les politiques néolibérales d’ajustement structurel, les accords de «libre-échange», la faillite de l’État et les conflits armés «racialisés et confessionnalisés31».

Deuxièmement, le nationalisme autoritaire fait toujours du crime un thème majeur de sa propagande (pour autant qu’il ait été commis par des personnes qui ne correspondent pas aux idées völkisch d’homogénéité). Pourtant, il ne s’attaque jamais aux inégalités de richesse et de revenus, alors que les pays les plus inégalitaires, comme le Brésil, sont aussi les plus touchés par la criminalité et l’insécurité dans le monde. Et troisièmement, le nationalisme autoritaire exprime une masculinité toxique qui cherche à «remettre les femmes à leur place», à rétablir le pouvoir patriarcal sur les femmes et à limiter les ambitions féministes de répartir équitablement le travail de reproduction sociale. Mais il ne s’attaque jamais à la crise de la reproduction sociale causée par la double exploitation du travail rémunéré et du travail domestique pour les travailleuses, qui est à l’origine de la rébellion féministe.

On peut se demander pourquoi l’autoritarisme de droite ne s’attaque qu’aux symptômes et non aux causes profondes. Cela tient peut-être au fait que le conservatisme et le fascisme, au sens d’une forme radicalisée du conservatisme historique32, sont littéralement des idéologies réactionnaires qui, historiquement, sont nées en réaction et se sont révoltées contre les revendications égalitaires de la base en maintenant la valeur inégale des individus et des groupes33. En ce sens, «le conservatisme doit être compris en termes de ce qu’il rejette plutôt que de ce qu’il représente positivement34». Pour citer le néoconservateur américain David Horowitz, le conservatisme est «par nature, anti-gauche, plutôt qu’en faveur de quoiTed Honderich, Das Elend des Konservatismus: Eine Kritik, Hambourg: Rotbuch, 1994, p. 9. que ce soit35».

Aujourd’hui, les dirigeants d’extrême droite ont appris à utiliser la rhétorique anti-immigration, anti-libérale et anti-élite comme un outil démagogique très efficace pour prendre le pouvoir. Néanmoins, l’extrême droite en tant que mouvement de masse peut être comprise comme une révolte aveugle contre la modernité du capitalisme mondialisé. Cette modernité a obligé les gens à modifier radicalement leur comportement social, leur mentalité (utiliser une langue étrangère, accepter et adopter d’autres cultures, etc.) ainsi que leurs compétences et leurs comportements. La «classe moyenne» traditionnelle, plus âgée, liée au niveau national et local, provincialisée par la mondialisation et érodée par la concurrence mondiale, qui ne peut suivre le rythme, est le groupe social clé de cette révolte.

Le nationalisme autoritaire de droite ne s’attaque qu’aux symptômes et jamais aux causes profondes, que sont le capitalisme, l’impérialisme et le patriarcat.

Cependant, une révolte aveugle de «retour à l’ancienne», qui veut «rendre sa grandeur à l’Amérique» pour de telles fractions de classe, est une tâche équivalente au supplice de Sisyphe. Le capitalisme est le sujet tabou que les partisans de l’autoritarisme de droite et du fascisme ne voient pas et que beaucoup d’entre eux ne veulent pas voir, car ils croient aux principes clés du capitalisme et acceptent les justifications idéologiques de l’inégalité.

La société homogène völkisch que recherche le nationalisme autoritaire de droite contemporain ne peut être mise en œuvre dans des conditions capitalistes. Une véritable société méritocratique serait en fait une société post-capitaliste, où ce ne sont pas la richesse et l’origine de classe, mais le dur labeur socialement nécessaire qui déciderait du sort des individus ambitieux et industrieux. Après tout, dans le capitalisme, ce n’est pas le travail acharné qui rend les gens riches, mais la capacité d’exploiter la force de travail d’autres êtres humains par le biais de portefeuilles d’actions ou de biens immobiliers. Les «meilleurs» travailleurs subjectifs de la soi-disant classe des cadres – avocats, médecins, professeurs, présentateurs de télévision, par exemple – ne parviendront jamais à atteindre les 1% grâce à leur travail professionnel.

En d’autres termes, le capitalisme est le contraire d’une société fondée sur le mérite; le socialisme serait la condition préalable à une société dans laquelle le travail acharné est réellement reconnu. Comme Bertolt Brecht l’a noté de manière si poignante dans son Me Ti: livre des retournements, «ce n’est que lorsque les conditions sont égales qu’il est possible de parler d’inégalité. Ce n’est que lorsque les pieds de chacun seront sur la même marche qu’il sera possible de juger qui est plus haut que les autres»36.

L’anti-fascisme présuppose l’anti-capitalisme

Pour conclure, le nationalisme autoritaire de droite et le néofascisme sont de la famille immédiate du néolibéralisme, des mouvements émergeant des contradictions des États et des régimes politiques actuels du néolibéralisme. Pourtant, les politiques concrètes de l’extrême droite, là où elle a pu influencer ou prendre le pouvoir, continuent simplement à aggraver les effets du néolibéralisme. Ce n’est pas seulement que ces politiques sont contraires à leur rhétorique populiste au cœur pur, mais aussi que les dirigeants d’extrême droite comme Trump, Bolsonaro et Modi ont mis en œuvre des mesures radicalement pro-capitalistes, telles que des dérégulations financières et environnementales, ou des réductions d’impôts pour les riches et la classe des milliardaires (des niveaux de revenus auxquelles beaucoup d’entre eux appartiennent personnellement).

De plus, telle une prophétie auto-réalisatrice, la rhétorique et les politiques racistes de l’extrême droite créent les conditions d’une guerre civile mondiale dont elle ne cesse de nous avertir de manière toujours plus extrême, justifiant ainsi sa propre violence contre les musulmans, les migrants et les réfugiés, y compris des pogroms comme celui de mars 2020 à New Delhi, qu’elle a appelé «autodéfense» contre l’ «islamisation». Au lieu de créer une société de propriété commune et de travail commun pour un tout plus grand et pour un but plus grand, comme alternative à la polarisation sociale et politique que le néolibéralisme a causée, l’autoritarisme de droite cherche simplement à peindre l’hétérogénéité sociale et les divergences de classe des «chances de la vie» avec une notion mythique du Volk.

Le plafonnement des loyers à Berlin, une revendication extrêmement populaire, peut être considéré comme une nouvelle forme de politique de classe féministe et antiraciste.

Le néolibéralisme et le fascisme sont donc comme de dangereux frères et sœurs: l’impitoyable comportement du plus âgé crée la rage aveugle du plus jeune. Le néolibéralisme engendre donc l’autoritarisme et le fascisme. Pourtant, le néolibéralisme et l’extrême droite ont davantage une relation de frères et sœurs que de parents à enfants, car malgré l’optimisme et l’individualisme de l’aîné, le pessimisme et les rêves d’homogénéité völkisch du cadet, ils ont plus de points communs que l’un et l’autre ne veulent bien l’admettre. Par exemple, l’aîné a toujours été ouvert à l’autorité impitoyable du cadet, comme l’a montré l’adoption politique de l’autoritarisme et du fascisme par les ancêtres du néolibéralisme (notamment par von Mises), ainsi que la naissance du néolibéralisme par la dictature (comme au Chili), et les amalgames de la rhétorique populiste de droite (contre trop d’égalité et le libéralisme culturel de la nouvelle gauche) avec le thatchérisme et le reaganisme.

Le cadet, observant et craignant la destruction produite par l’aîné, nie le néolibéralisme et ses valeurs modernes de tolérance et de diversité par une rhétorique véhémente et une politique polarisée. Et pourtant, sa révolte est une pseudo-révolte. Elle est inutile, car le cadet a été élevé avec les mêmes valeurs bourgeoises et «classe moyenne» de la concurrence, et parce qu’il ne peut souvent pas échapper aux forces du marché en raison de sa situation de classe. Comme sa révolte est aveugle, purement négative et «non civilisée», l’extrême droite ne fait que produire plus de destruction, de barbarie.

Les deux frères et sœurs, qui semblent être à couteaux tirés, n’incarnent aucune alternative. Une nouvelle famille de valeurs socialistes d’égalité, de communauté, d’humanité et de solidarité universelle est nécessaire. Si, toutefois, aucune nouvelle famille politique n’apparaît, qui défasse la polarisation du marché que les deux frères soutiennent et la remplace par une société écosocialiste planifiée démocratiquement, les deux frères sont condamnés à faire avancer le monde de plus en plus loin sur la pente glissante du libéralisme vers le fascisme.

Version raccourcie d’Ingar Solty, «Market polarization means political polarization: liberal democracy’s eroding centre», Socialist Register, 2022.

Footnotes

  1. Pour mettre en œuvre cette voie vers la prospérité et la stabilité générales, même la collaboration avec certaines des dictatures fascistes les plus impitoyables, comme l’Italie de Mussolini dans les années 1930 et celle du général Pinochet au Chili après 1973, semblait acceptable pour de nombreux libéraux comme Ludwig von Mises et les lauréats du prix Nobel Friedrich August Hayek et Milton Friedman. Von Mises avait fait l’éloge du fascisme pour son rôle dans l’élimination des organisations du mouvement ouvrier (syndicats et partis socialistes) et de ses dirigeants. Quarante-cinq ans plus tard, même après que le fascisme eut entraîné la barbarisation la plus horrible de la société capitaliste, les ‘Chicago Boys’ de Friedman ont collaboré avec la dictature de Pinochet dans les années 1970. Voir: Naomi Klein, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, New York: Metropolitan, 2007.
  2. David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford: Oxford University Press, 2007, pp. 67-70.
  3. Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
  4. Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State, New York: Anthem Press, 2013.
  5. Elmar Altvater, Das Ende des Kapitalismus wie wir ihn kennen, Münster: Westf. Dampfboot Verlag, 2005; et Naomi Klein, This Changes Everything: Capitalism vs. the climate, New York: Simon & Schuster, 2015.
  6. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft: Liberalismus — Faschismus, Reinbek: Rowohlt, pp. 99-117
  7. Ingar Solty et Stephen Gill, «Krise, Legitimität und die Zukunft Europas», Das Argument: Zeitschrift für Philisophie und Sozialwissenschaften, 301, 2013, p. 82-94.
  8. Oliver Nachtwey, Marktsozialdemokratie: Die Transformation von SPD und Labour Party, Wiesbaden: VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2009.
  9. Nicos Poulantzas, Fascism and Dictatorship, Londres: New Left Books, 1974, p. 75.
  10. Ingar Solty, Der kommende Krieg: Der USA-China-Konflikt und seine industrie- und klimapolitischen Konsequenzen, Berlin: RLS, 2020.
  11. Paul Mason, Why It’s Still Kicking Off Everywhere, Londres: Verso, 2013; Samuel J. Brannen, Christian S. Haig et Katherine Schmidt, The Age of Mass Protests: Understanding an Escalating Global Trend, Washington: The Center for Strategic & International Studies, mars 2020.
  12. Ingar Solty, «Is the Global Crisis Ending the Marriage of Capitalism and Liberal Democracy? (Il-) Legitimate Political Power and the New Global Anti-Capitalist Mass Movements in the Context of the Internationalization of the State», dans M. Lakitsch, rédac. chef, Political Power Reconsidered: State Power and Civic Activism between Legitimacy and Violence, Zürich: LIT, 2014, pp. 161-204.
  13. Pour l’exemple américain, voir Ingar Solty, Die USA unter Obama: Charismatische Herrschaft, soziale Bewegungen und imperiale Politik in der globalen Krise, Hambourg: Argument, 2013, p. 15-71.
  14. Greg Albo, «Competitive Austerity» and the Impasse of Capitalist Employment Policy» dans Ralph Miliband et Leo Panitch, eds, Socialist Register 1994: Between Globalism and Nationalism, Londres: Merlin, 1994.
  15. Christoph Hermann, The Critique of Commodification: Contours of a Post-Capitalist Society, Oxford: Oxford University Press, 2021.
  16. Nicos Poulantzas, Faschismus und Diktatur, München: Trikont, 1973, p. 63.
  17. Ingar Solty, «Der 18. Brumaire des Donald J. Trump? Überlegungen zum Sieg des Autoritarismus in den USA », in Martin Beck et Ingo Stützle, rédac. chef, Die neuen Bonapartisten: Mit Marx den Aufstieg von Trump und Co. verstehen, Berlin: Dietz, 2018, pp. 74-92
  18. Ingar Solty, «What Do «Unruly» Right-Wing Authoritarian Nationalists Do When They Rule? The United States under Donald Trump», dans Vishwas Satgar et Michelle Williams, rédac. chef, Destroying Democracy: Neoliberal Capitalism and the Rise of Authoritarian Politics, Johannesburg: Wits University Press, à paraître.
  19. Ingar Solty, «Links/rechts», dans W.F. Haug, et al., rédac. chef, Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, vol. 8/II, Hambourg: Argument, 2015, pp. 1153-68.
  20. Eugène Pottier, L’Internationale, disponible sur www.marxists.org.
  21. Henning Jauernig, «Vermieter verlieren pro Monat 21 Millionen Euro», Spiegel, 23 novembre 2020.
  22. Stephen Gill et Ingar Solty, «Die organischen Krisen des Kapitalismus und die Demokratiefrage», Juridikum — Zeitschrift für Kritik/Recht/Gesellschaft, n° 1, 2013, p. 51-65.
  23. Chip Berlet et Matthew N. Lyons, Right-Wing Populism in America, New York: The Guilford Press, 2000, pp. 348-49.
  24. Adorno écrit: «Le narcissisme collectif revient en fin de compte à ce que les gens […] compensent la conscience de leur impuissance et la culpabilité de ne pas être ce qu’ils pensent devoir être et faire en se transformant, dans la réalité ou dans leur imagination, en membres d’une puissance supérieure, de quelque chose de plus grand. Ils lui attribueront tout ce qui leur manque en eux-mêmes et, grâce à elle, certaines de ces qualités leur seront transmises en retour», voir Theodor W. Adorno, «Théorie de la demi-culture», dans Th. W. Adorno, Gesammelte Schriften, vol. 8, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, p. 114, traduit par mes soins.
  25. Carl Schmitt, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, 8e édition, Berlin: Duncker & Humblot, 1996, p. 14.
  26. Voir Robert Altemeyer, Enemies of Freedom: Understanding Right-Wing Authoritarianism, San Francisco: Jossey-Bass, 1988, pp. 105-35; Karen Stenner, The Authoritarian Dynamic, Cambridge: Cambridge University Press, 2005, pp. 239-68; et Chris Hedges, American Fascists: The Christian Right and the War on America, New York: Free Press, 2008, pp. 40-52.
  27. Frank Jansen et Sven Lemkemeyer, «Was über den Täter von Hanau bekannt ist», Tagesspiegel, 21 février 2020, disponible à l’adresse: www.tagesspiegel.de.
  28. Henry Ashby Turner, German Big Business and the Rise of Hitler, Oxford: Oxford University Press, 1985.
  29. Voir également: Ingar Solty, «Rechtsautoritärer Nationalismus oder autoritär-imperialer Neoliberalismus? Die USA unter Donald Trump im globalen Beggar-thy-neighbor- Kapitalismus», Zeitschrift für Internationale Beziehungen, 2 décembre 2018, p. 199-223.
  30. Phil Wahba et Katherine Dunn, «Business leaders decry «disgusting» storming of Capitol by rioters, urge Trump to end chaos», Fortune, 6 janvier 2021; Shana Lebowitz, «23 memos from CEOs responding to the US Capitol riot», Business Insider, 8 janvier 2021; et Max Muth, «Ein Rückzugsort für Trump wird unerreichbar», Süddeutsche, 10 janvier 2021, disponible sur www.sueddeutsche.de.
  31. On notera l’exception du leader fasciste Björn Höcke au sein de l’AfD allemand qui, de manière éclectique et avec très peu de compréhension de l’économie politique, s’inspire des analyses de gauche de la mondialisation afin de réintroduire les concepts fascistes du début du vingtième siècle de l’économie autarcique comme une voie vers la société racialement homogène qu’il cherche à rétablir. Son projet de «grande remigration» des immigrés de première, deuxième et troisième génération vers les pays de leurs ancêtres n’est rien d’autre que la déclaration ouverte d’une future guerre civile et d’un génocide. Voir: Björn Höcke, Nie zweimal in denselben Fluss, Lüdinghausen: Manuscriptum, 2018.
  32. Corey Robin, The Reactionary Mind, Oxford: Oxford University Press, 2011.
  33. Solty, «Links/rechts».
  34. Ted Honderich, Das Elend des Konservatismus: Eine Kritik, Hambourg: Rotbuch, 1994, p. 9.
  35. David Horowitz, Radical Son: A Generational Odyssey, New York: Touchstone, 1998, p. 392.
  36. Bertolt Brecht, Gesammelte Werke, vol. 12, Francfort/Main: Suhrkamp, 1967, p. 48