Lava souffle ses cinq bougies avec ce vingtième numéro. À l’issue de la pandémie, en temps de guerre et à l’heure où l’extrême droite fait florès, nous sommes encore plus déterminés dans notre projet.
Au moment où Lava mettait sous presse, la guerre a éclaté en Ukraine. L’invasion russe est criminelle. En vertu du droit international, l’invasion constitue un acte d’agression et une violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Les images qui nous parviennent de la souffrance de la population et de la dévastation sont abominables. La voie à suivre est désormais d’utiliser tous les instruments pour mettre un frein au conflit, plutôt que de l’intensifier. Jeter de l’huile sur le feu met en danger la sécurité de tous, avec comme scénario d’horreur absolu l’utilisation d’armes nucléaires.
«Principes élémentaires de la propagande de guerre. Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède» de l’historienne Anne Morelli est un ouvrage extrêmement utile qui propose dix principes de base pour comprendre l’avalanche de rhétorique guerrière. Chaque partie belligérante déploie des mensonges pour préparer les esprits et les cœurs à la guerre. «Ceux (et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres» est l’un de ces principes de base. Dans son propre pays, le PTB a pu en faire l’expérience, lui qui, bien que condamnant clairement l’invasion, a été qualifié d’ «ami de Poutine».
La social-démocratie a échoué en capitulant devant le néolibéralisme et en reprenant des thèmes identitaires sans récit de classe.
«Nous devons systématiquement douter de tout», disait déjà Voltaire. L’échéance inexorable de l’imprimerie est arrivée trop tôt pour que nous puissions publier des analyses dans ce numéro, mais sur notre site web, nous allons douter avec enthousiasme et examiner la guerre sous tous les angles. La première guerre sur le continent européen depuis la guerre de Yougoslavie soulève une foule de questions. Les dirigeants mondiaux évoquent à l’envi des valeurs et des principes du droit international et humanitaire pour motiver leurs actions, mais en réalité, ceux-ci ne les empêchent guère de dormir.
Le capitalisme ne peut survivre sans impérialisme, et l’impérialisme signifie la guerre. La question est de savoir quels intérêts, et surtout quels intérêts économiques, se cachent derrière cette guerre. Qu’est-ce qui motive Poutine pour une entreprise aussi osée? Quelle est l’importance des matières premières sur le territoire ukrainien? De quoi les États-Unis se préoccupent-ils dans leur implication? Pourquoi l’Europe tire-t-elle résolument la carte atlantiste? Pourquoi l’Allemagne octroie-t-elle rapidement des sommes gigantesques à la défense? Quel est l’impact de la situation intérieure des superpuissances sur la politique étrangère? Comment la Chine se positionne-t-elle? Quelles sont les conséquences sur l’approvisionnement et l’inflation de l’énergie ainsi que d’autres produits de base? Quelles sont les pistes pour une paix durable? Et quel rôle peuvent jouer le mouvement pour la paix et le mouvement syndical? Ce sont les questions auxquelles nous souhaitons répondre. Nous vous tiendrons informés via notre bulletin d’information.
Les racines de l’extrême droite
Jusqu’au déclenchement de la guerre en Ukraine, les deux candidats d’extrême droite à l’élection présidentielle française étaient considérés comme ayant une réelle chance. Partout, l’extrême droite progresse. Les partis d’extrême droite font partie du gouvernement en Hongrie, en Pologne, en Italie et en Estonie. Les partis traditionnels ont gouverné avec le soutien de l’extrême droite aux Pays-Bas et au Danemark. Le monde a également appris à connaître Trump, Bolsonaro et Modi. Et en Flandre, la N-VA a négocié pendant des mois avec le Vlaams Belang.
Nous n’avons pas besoin de chercher les nostalgiques des chemises brunes et noires pour reconnaître les caractéristiques de l’idéologie fasciste dans l’extrême droite actuelle. Bien que la forme diffère d’un pays à l’autre, ces partis brassent leur cocktail idéologique avec des ingrédients fascistes: nationalisme réactionnaire, autoritarisme, élitisme, racisme, antiféminisme et mépris des droits de l’homme et de la science. La gauche, les syndicats, la société civile et les minorités sont considérés comme une menace pour l’unité de la nation et sont la cible de violences et de discours haineux de la part d’organisations satellites. Par la démagogie sociale, l’extrême droite se présente comme une alternative aux partis de la gauche authentique.
Comme pour le fascisme des années 1930, nous devons aujourd’hui en chercher les racines dans l’économie capitaliste. Les grands monopoles ne veulent pas seulement la domination économique, ils cherchent aussi la domination politique à cette fin. Cela pourrait basculer vers la mise en place d’une dictature fasciste. L’extrême droite a également une base économique dans le capitalisme néolibéral. David Harvey a mis en garde contre ce phénomène dans son ouvrage qui est devenu un classique, «A Brief History of Neoliberalism»: «Le néolibéralisme dans sa forme pure a toujours menacé de faire surgir sa propre némésis dans les variétés de populisme et de nationalisme autoritaires.»
En théorie, le néolibéralisme promet un salaire au mérite, des prix plus bas grâce à la libre concurrence et un plus gros gâteau dont chacun finira par obtenir sa part. En outre, le néolibéralisme fait également l’éloge de la démocratie parlementaire, de l’État de droit et du rôle limité de l’État. Quatre décennies après Thatcher et Reagan, il semble pour le moins que la pratique soit en désaccord avec la théorie. Le néolibéralisme a entraîné une stagnation et des crises économiques, des bulles spéculatives et d’énormes inégalités entre les personnes, les régions et les États. Le néolibéralisme s’est révélé incompétent face au Covid-19 – la pandémie a frappé le plus durement les États les plus néolibéraux – et est impuissant à enrayer le réchauffement climatique.
Par la démagogie sociale, l’extrême droite se présente comme une alternative aux partis de la gauche authentique.
Afin de créer un «climat d’investissement attrayant», un État restant en retrait, mais de plus en plus autoritaire et aux traits nationalistes s’est développé en faveur de la sacro-sainte compétitivité de la nation sur le marché international et contre toutes les forces et toutes les formes de solidarité sociale qui menacent la rentabilité. Les pouvoirs ont été délégués à des institutions non démocratiques telles que le FMI, la Commission européenne ou la BCE. Le pouvoir législatif est devenu de plus en plus faible et, dans les moments de crise, le Parlement est carrément mis hors jeu par des lois de pouvoirs spéciaux, de situation d’urgence ou de pandémie.
Avec un bilan aussi lamentable, le néolibéralisme a généré une crise politique en plus des crises économique, sociale et environnementale. La confiance dans les partis politiques traditionnels, les gouvernements et les Parlements n’a jamais été aussi faible. Les partis traditionnels sont les fantômes des partis de masse d’antan. À chaque nouvelle élection, la sanction est plus sévère, et la formation de coalitions et le gouvernement deviennent plus difficiles. Les grands partis stables au «centre» sont désormais de l’histoire ancienne. La social-démocratie a échoué en capitulant devant le néolibéralisme et en reprenant des thèmes identitaires sans récit de classe. Les partis classiques tentent désespérément de se réinventer avec des alliances ou de nouveaux mouvements. Ou ils courent après l’extrême droite. Ou les deux.
C’est ainsi, dans un climat de plus en plus toxique, que l’extrême droite prospère. La mondialisation et les inégalités régionales internes se prêtent bien à la propagande visant à blâmer «les étrangers», «les migrants» et les minorités; l’individualisation et l’isolement social rendent les gens sensibles au nationalisme; la mentalité bien ancrée du «chacun pour soi» est une proie facile pour les mécanismes de désignation de boucs émissaires. Et lorsque les partis traditionnels n’offrent plus aucune issue, le grand capital dispose avec l’extrême droite d’une alternative à un récit émancipateur de gauche. L’organisation patronale flamande Voka a été claire: «Nous devons d’abord et avant tout parler avec le Vlaams Belang. C’est avant tout le programme qui est important pour les chefs d’entreprise, les partis qui forment le gouvernement importent peu.»
Dans une prochaine édition, nous aborderons la démagogie sociale et les relations entre l’extrême droite et les grands groupes de capitaux. Dans ce numéro, nous consacrons notre dossier à l’examen des mécanismes qui consolident les forces d’extrême droite, en nous appuyant sur des exemples en Allemagne, en France, en Belgique et en Italie.
Pour la sociologue allemande Ingar Solty, le néolibéralisme et le fascisme sont comme «des frères dangereux». «Le comportement impitoyable de l’aîné engendre la fureur aveugle du plus jeune.» Solty explore comment, tout comme lors des trois précédentes grandes crises du capitalisme (la Grande Dépression de 1873 à 1896, la Grande Dépression de 1929 à 1939 et la crise du fordisme de 1967 à 1979), l’extrême droite ressurgit dans la crise systémique actuelle.
Le sociologue Daniel Zamora (ULB) se concentre pour sa part sur la France. Il montre comment le PS s’est retrouvé sur le terrain de prédilection de la Nouvelle Droite. Suivant les traces du Labour britannique de Tony Blair, le parti a emprunté la troisième voie, abandonnant son électorat ouvrier et s’emparant des thématiques identitaires sans les examiner sous le prisme de la lutte des classes et de l’inégalité sociale. Macron a quant à lui poussé le débat plus à droite, dans l’espoir de couper l’herbe sous le pied de Marine Le Pen, ouvrant ainsi la voie à Zemmour.
Dans le nord de la Belgique, c’est Marc Elchardus qui fournit les ingrédients idéologiques de la droitisation de la social-démocratie. Dans son pavé, Reset: over identiteit, gemeenschap en democratie (Reset: sur l’identité, la communauté et la démocratie), il soutient que la gauche doit opter pour le nationalisme comme ciment de la société. La lutte des classes n’a jamais fait partie du vocabulaire du sociologue, certes, mais avec sa ««lutte des cultures» et son plaidoyer pour une politique identitaire nationaliste dans la droite ligne des anti-Lumières et de la théorie du «choc des civilisations», il franchit le Rubicon. Partant d’une critique du néolibéralisme et de l’impasse politique, Elchardus prétend vouloir renouveler la gauche mais, selon l’historien Olivier Goessens, il normalise plutôt l’extrême droite et ouvre la voie à une domination idéologique du Vlaams Belang.
Avec l’historien et rédacteur en chef de Jacobin, David Broder, nous nous arrêtons dans le laboratoire politique qu’est l’Italie, où se joue un scénario sinistre, scénario qui nous attend si la gauche authentique est écartée. Dans la botte de l’Europe, un parti populiste et un parti d’extrême droite composent en effet le gouvernement, sous la direction de «super Mario», ancien banquier de la BCE et de Goldman Sachs. Du côté de l’opposition, c’est un parti néo-fasciste qui réhabilite le fascisme de Mussolini agrémenté d’un anticommunisme forcené présenté comme une lutte contre l’extrémisme. Les intérêts du capital continuent d’être promus dans cette constellation politique et les alternatives de gauche sont étouffées dans l’œuf.
Cinq ans de Lava
Lava souffle ses cinq bougies avec ce vingtième numéro. Il y a cinq ans, nous lancions Lava Media, qui se donnait les missions suivantes: «devenir un lieu de rencontre pour une pensée de gauche cohérente», «être un instrument permettant d’aller à l’encontre du cadre dominant», «être un terreau pour de nouvelles idées à la gauche de la social-démocratie» et «stimuler l’imagination pour penser une autre société». Nous voulions remettre la dynamique impitoyable du capitalisme au cœur de la recherche et mener une lutte idéologique contre l’hégémonie néolibérale.
«Nuisible, crédible, puissant et charmant». Telle est la devise sous laquelle nous entamons nos cinq prochaines années.
À l’issue de la pandémie, en temps de guerre et à l’heure où l’extrême droite fait florès, nous sommes encore plus déterminés dans notre projet. Tous les trois mois, nous avons été au rendez-vous, proposant un magazine trimestriel actuel et substantiel composé d’analyses critiques d’ici et d’ailleurs. Dans un avenir proche, nous nous attacherons à augmenter la fréquence des publications sur le site web et nous commencerons à produire du matériel audio-visuel. Nous accueillons à bras ouverts tous ceux qui veulent aider. Rédacteurs, éditeurs, producteurs radio, caméramans, développeurs web, réalisateurs, monteurs et autres professionnels du monde entier: nous avons besoin de toute l’aide que nous pouvons obtenir.
«Il nous semble que les points de vue de l’auteur peuvent être nuisibles mais il n’y a aucun doute quant à la crédibilité de sa logique, quant à la force de sa rhétorique et quant au charme avec lequel il aborde les problèmes les plus ennuyeux de l’économie politique.» C’est ce qu’un commentateur écrivait en 1868 à propos du Capital. «Nuisible, crédible, puissant et charmant». Telle est la devise sous laquelle nous entamons nos cinq prochaines années. Enfin, un grand merci aux traducteurs, correcteurs, éditeurs, réviseurs, auteurs, metteurs en page, illustrateurs et webmasters. Et à vous, chers lecteurs, pour votre fidélité et votre soutien. Faites-nous part de ce que vous pensez de Lava. Et continuez à nous faire connaître auprès de votre famille, de vos amis et de vos camarades. Aidez Lava à s’écouler.
L’érosion de la politique du centre
Ingar Solty
Qui serait assez fou pour croire que l’on peut polariser le marché sans polariser la politique ? L’histoire des années 1920 et 1930 a clairement montré que les inégalités de richesse et les crises du capitalisme tendent toujours à fragiliser la démocratie représentative, comme l’ont toujours décrit les théoriciens de la démocratie. Les « marchés libres » du néolibéralisme ont toujours favorisé les « États forts » et les pratiques politiques, administratives et constitutionnelles autoritaires.
La guerre culturelle en France
Daniel Zamora
Ces dernières années, la France est déchirée par une guerre culturelle — un changement qui est moins le résultat de l’importation de concepts américains dans les universités françaises, comme le prétendent de nombreuses personnes de droite en France, que du long déclin, depuis le début des années 1980, de la politique de classe et des alternatives au capitalisme. Le sociologue Daniel Zamora décrit le déplacement de la lutte des classes vers le domaine de l’identité.
Nous n’avons pas besoin d’un «reset» de droite, mais d’un «reset» de gauche
Olivier Goessens
Marc Elchardus, sociologue et ancien idéologue du Vooruit, veut redessiner complètement les contours du débat politique flamand. « Reset », son livre, prône un changement de paradigme, une manière différente de considérer la société et la politique. C’est un plaidoyer pour une politique identitaire et nationaliste. Sur le plan politique, le livre sert de justification idéologique à une éventuelle future coalition entre Vooruit (parti social-démocrate flamand) et la N-VA. Historien Olivier Goessens explique pourquoi cela ne peut qu’affaiblir la gauche.
L’Italie, le modèle post-démocratique de The Economist
David Broder
En décembre dernier, le magazine The Economist présentait l’Italie comme « pays de l’année 2021 ». Pas pour son succès au concours de l’Eurovision, mais bien parce que sa classe politique a fait de Mario Draghi son premier ministre. Presque tous les médias grand public dépeignent une situation où le seul moyen de restaurer la confiance des marchés et d’utiliser les fonds de relance européens passe par la nomination d’un technocrate professionnel, doté des pouvoirs nécessaires pour passer outre le jeu habituel de la particratie. Analyse de l’historien David Broder.
Le meilleur de l’Allemagne?
Loren Balhorn
Après seize longues années d’Angela Merkel, le SPD social-démocrate, le FDP libéral et les Verts gouvernent désormais au sein de la première « coalition feu tricolore » de l’histoire allemande. Il s’agissait d’un projet de continuité néolibérale, du moins jusqu’à ce que la Russie envahisse l’Ukraine. Maintenant, le gouvernement approuve une augmentation du budget militaire de 100 milliards d’euros. Le rédacteur politique Loren Balhorn clarifie.
La douleur chronique, symptôme d’alarme d’une société malade
Leen Vermeulen
Près de trois millions de Belges sont aux prises avec des douleurs chroniques. Sous couvert d’une politique pour l’emploi, le gouvernement Vivaldi fait la chasse aux malades de longue durée. Mais si nous voulons maîtriser cette épidémie, nous avons besoin d’un modèle social inclusif qui s’attaque à ses causes. La médecin généraliste Leen Vermeulen évoque les facteurs sociaux de la maladie et du rétablissement.
L’actualité des massacres anticommunistes en Indonésie
Wim De Ceukelaire
L’histoire de pays tels que la Russie et la Chine au 20e siècle est régulièrement associée à des violences de masse. Mentionnez le Cambodge et l’on évoquera forcément Pol Pot et les champs de la mort. Abordez le Vietnam et la conversation tournera bien vite autour de la guerre. Mais le massacre anticommuniste perpétré en Indonésie dans les années 1960 a échappé à la mémoire collective. Wim De Ceukelaire a lu La méthode Jakarta de Vincent Bevins.
« Servir le peuple » : l’éradication de l’extrême pauvreté en Chine
Tings Chak pour Tricontinental
Le 25 février 2021, le gouvernement chinois annonçait que l’extrême pauvreté avait été éradiquée en Chine. C’est l’aboutissement de septante ans de construction économique étatique et souveraine. L’expérience de la Chine offre des enseignements et une inspiration pour le monde entier, en particulier pour les pays du Sud. L’activiste sino-américain Tings Chak a dirigé une étude de cette campagne historique.
L’AfricaMuseum de Tervuren
Jean-Loup Amselle
L’AfricaMuseum apparaît comme une sorte de compromis entre la nécessité de conserver l’architecture matérielle, artistique et intellectuelle de ce musée et les réquisits d’une position décoloniale affirmée qui menace son existence même. La rénovation de l’AfricaMuseum rend les cultures d’Afrique centrale plus vivantes même si certaines voix ont jugé ces efforts insuffisants.