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Le brouillard de la guerre : comment l’invasion de Poutine revitalise l’OTAN

Wolfgang Streeck

—22 avril 2022

Qu’est-ce qui a bien pu pousser la Russie et l’ « Occident » à s’engager dans une interminable lutte au bord du précipice, lutte qui ne peut se terminer que par la chute des deux protagonistes dans le vide ?

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Savoir pourquoi l’Europe a plongé dans la barbarie de la guerre (pour la première fois depuis l’effondrement de la Yougoslavie et le bombardement de Belgrade par l’OTAN en 1999) demande plus que de la psychologie de comptoir. Qu’est-ce qui a bien pu pousser la Russie et l’ « Occident » à s’engager dans une interminable lutte au bord du précipice, lutte qui ne peut se terminer que par la chute des deux protagonistes dans le vide ? Ces semaines terrifiantes illustrent mieux que jamais cette notion d’interrègne développée par Gramsci : celui où « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à apparaître » et durant lequel « on observe les phénomènes morbides les plus variés », comme, par exemple, des pays puissants livrant leur avenir aux incertitudes d’un champ de bataille plongé dans le brouillard de la guerre.

Des sphères d’influence qui s’affrontent

À l’heure d’écrire ces lignes, personne ne sait comment la guerre en Ukraine se terminera, ni combien de sang devra être versé. À ce stade, nous pouvons cependant réfléchir aux raisons qui ont pu rendre les États-Unis et la Russie aussi intransigeants (et les êtres humains ont toujours de bonnes raisons, aussi farfelues puissent-elles paraître à d’autres). Et quel scénario ! Une escalade de la confrontation, des possibilités pour l’une ou l’autre des parties de sauver la face sans une victoire totale qui s’amenuisent rapidement et, enfin, un assaut meurtrier de la Russie contre un pays voisin, pays avec lequel elle partageait autrefois un État commun…

La Russie et les États-Unis voient tous deux depuis longtemps leur ordre social interne et leur position internationale se décomposer petit à petit.

Wolfgang Streeck est un sociologue allemand et directeur émérite de l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Aujourd’hui, c’est une voix très médiatisée de la gauche, préoccupée par l’affrontement entre le capitalisme et la démocratie, l’Union européenne et les luttes sociales.

Entre les protagonistes, on retrouve autant de parallèles remarquables que d’asymétries évidentes. En effet, la Russie et les États-Unis voient tous deux depuis longtemps leur ordre social interne et leur position internationale se décomposer petit à petit. Ils ont dès lors le sentiment de devoir mettre aujourd’hui un terme à ce processus, sinon il ne s’arrêtera peut-être jamais. Dans le cas de la Russie, on est face à un régime à la fois étatiste et oligarchique, avec une population de plus en plus mécontente. Un régime riche en pétrole et corrompu, incapable d’améliorer la vie de ses citoyens ordinaires alors que ses oligarques s’enrichissent démesurément, un régime qui réagit de manière de plus en plus dictatoriale face à toute contestation organisée. Pour éviter que cette situation n’explose, le gouvernement n’a d’autre choix que de préserver la stabilité du pays en lui assurant prospérité économique et progrès social. Or, ces deux facteurs dépendent de la demande mondiale pour le pétrole et le gaz mis en vente par la Russie. Pour cela, elle doit toutefois avoir accès aux marchés financiers et aux technologies de pointe, ce que les États-Unis lui refusent depuis un certain temps.

Il en va de même pour la sécurité extérieure de la Russie. Les États-Unis et l’OTAN ont, depuis près de vingt ans, rompu politiquement et militairement ce que la Russie (qui en connaît un rayon en matière d’incursions étrangères) considère comme son cordon sanitaire. Malgré les efforts de Moscou pour négocier ce point, Washington a continué à traiter la Russie post-soviétique comme, auparavant, il traitait l’Union soviétique, avec pour objectif ultime un changement de régime. Toutes les tentatives pour mettre fin à cet empiétement n’ont abouti à rien ; l’OTAN s’est de plus en plus rapprochée, plaçant récemment des missiles à portée intermédiaire en Pologne et en Roumanie, tandis que les États-Unis traitent de plus en plus l’Ukraine comme un territoire lui appartenant (on se souvient des déclarations grandiloquentes de Victoria Nuland sur celui qui devrait prendre la tête du gouvernement de Kyiv).

Le monde libre a trouvé son ennemi

Finalement, le régime russe a apparemment conclu que seules des mesures fortes pourraient enrayer ce processus de décomposition, tant à l’intérieur du pays qu’à l’international. Il s’en est suivi un renforcement militaire autour de l’Ukraine à partir du printemps 2021, accompagné de la demande d’un engagement formel de Washington à respecter désormais les intérêts de la Russie en matière de sécurité. On a vu ainsi la Russie avancer de plus en plus vers un conflit ouvert plutôt que larvé, peut-être dans l’espoir de mobiliser l’esprit de patriotisme russe qui avait autrefois eu raison des Allemands.

La rancune de Moscou vis-à-vis de Washington remontait au début des années 2000. Boris Eltsine, l’homme lige des Américains lors de l’ère post-soviétique, avait cédé sa place à Vladimir Poutine à la suite du désastre économique et social provoqué par la « thérapie de choc » prescrite par les États-Unis. La demande initiale de Poutine en vue de rejoindre l’OTAN dans le cadre du Nouvel ordre mondial avait alors été rejetée, malgré tous les efforts russes pour aider Washington lors de son invasion de l’Afghanistan. Quant aux objections de la Russie à l’élargissement de l’OTAN, Bush et Blair y ont répondu par une déclaration sur la politique de la « porte ouverte » pour la Géorgie et l’Ukraine lors du sommet de Bucarest en 2008.

Pour Poutine, le choix était clair : c’était l’escalade ou la capitulation. C’est à ce moment-là que la ligne rouge a été franchie et qu’a commencé l’invasion russe de l’Ukraine, meurtrière et désastreuse sur le plan stratégique.

L’establishment politique étasunien, emmené par les partisans d’Hillary Clinton au sein du parti démocrate, s’est mis à traiter la Russie comme un État voyou, à l’instar de cet autre pays qui s’était soustrait au contrôle de l’Oncle Sam, l’Iran. Alors qu’il y avait autrefois un Rouge sous chaque lit américain, l’invité indésirable était désormais russe, une distinction que de nombreux Américains n’ont jamais vraiment appris à faire. Même l’élection de Trump en 2016 a été attribuée par ses opposants à des manigances de la Russie, ce qui a politiquement anéanti les tentatives initiales de Trump de trouver un terrain d’entente avec la Russie. On se rappelle à cet égard qu’il avait, mine de rien, demandé pourquoi l’OTAN existait toujours, trente ans après la chute du bloc communiste. À la fin de son mandat, soucieux de se réconcilier avec l’Amérique profonde et ses électeurs, il était revenu à la bonne vieille position anti-russe, valeur sûre s’il en est.

Biden a, tout comme Obama-Clinton, trouvé en la Russie un ennemi juré commode, tant sur le plan intérieur qu’international : économiquement petit mais facile à dépeindre comme dangereux en raison de ses armes nucléaires. Après la récente débâcle médiatique du retrait d’Afghanistan, montrer sa force vis-à-vis de la Russie semblait être pour Biden un moyen infaillible d’afficher la puissance américaine, obligeant les républicains, à l’approche des élections de mi-mandat, à s’unir derrière lui en tant que leader d’un « monde libre » ressuscité. Washington, optant comme il se doit pour une diplomatie du mégaphone, a refusé catégoriquement toute négociation sur l’élargissement de l’OTAN. Pour Poutine, qui était allé aussi loin que possible, le choix était clair : c’était l’escalade ou la capitulation. C’est à ce moment-là que la ligne rouge a été franchie et qu’a commencé l’invasion russe de l’Ukraine, meurtrière et désastreuse sur le plan stratégique.

Pour les États-Unis, refuser les demandes de garanties de sécurité de la Russie était un moyen commode de raffermir l’allégeance inconditionnelle des pays européens à l’OTAN, une alliance devenue bancale ces dernières années. Surtout du côté de la France, dont le président avait, il y a peu, déclaré l’OTAN en état de « mort cérébrale », l’Allemagne n’étant pas en reste avec son nouveau gouvernement emmené par un SPD considéré comme trop favorable à la Russie. Il y avait également des questions en suspens concernant le gazoduc Nord Stream 2. Merkel, en tandem avec Schröder, avait invité la Russie à le construire, dans l’espoir de combler le déficit de l’approvisionnement énergétique allemand, conséquence de la sortie simultanée du charbon et du nucléaire dans le cadre du Sonderweg. Les États-Unis s’étaient opposés au projet, comme d’autres en Europe, y compris les Verts allemands. Parmi les raisons invoquées, la crainte que le gazoduc ne rende l’Europe occidentale plus dépendante de la Russie et ne permette ni à l’Ukraine ni à la Pologne d’interrompre les livraisons de gaz russe en cas d’inconduite de la part de Moscou.

Les rangs se resserrent

La guerre en Ukraine a restauré l’allégeance européenne au leadership américain en un claquement de doigts. Suivant l’exemple des annonces déclassifiées de la CIA, la prétendue « presse de qualité » d’Europe occidentale, sans parler de l’audiovisuel public, a présenté la situation en Ukraine, en rapide détérioration, comme une lutte manichéenne entre le Bien et le Mal, les États-Unis de Biden contre la Russie de Poutine. Au cours des dernières semaines du mandat de Merkel, l’administration Biden a convaincu le Sénat américain de ne pas imposer de sanctions sévères à l’Allemagne et aux exploitants de Nord Stream 2. En contrepartie, l’Allemagne a accepté d’inclure le gazoduc dans un éventuel futur train de sanctions. Après la reconnaissance par la Russie des deux provinces séparatistes d’Ukraine orientale, Berlin a officiellement reporté la certification réglementaire du gazoduc, ce qui n’était toutefois pas suffisant. Avec le nouveau chancelier allemand à ses côtés lors d’une conférence de presse à Washington, Biden a annoncé que, si nécessaire, le gazoduc serait bel et bien inclus dans les sanctions. Scholz n’a pas pipé mot. Quelques jours plus tard, Biden a approuvé le plan du Sénat auquel il s’était opposé auparavant. Puis, le 24 février, l’invasion russe a poussé Berlin à faire de son propre chef ce qui aurait été fait par Washington au nom de l’Allemagne et de l’Occident : abandonner le gazoduc une bonne fois pour toutes.

C’était le grand retour de l’unité occidentale, accueillie avec jubilation par les commentateurs locaux, bien contents de retrouver les certitudes transatlantiques de la Guerre froide. La perspective d’entrer dans la bataille en alliance avec l’armée la plus redoutable de l’Histoire a instantanément effacé les souvenirs des mois précédents, lorsque les États-Unis avaient abandonné sans crier gare non seulement l’Afghanistan mais aussi les troupes auxiliaires fournies par leurs alliés de l’OTAN pour soutenir cette activité américaine autrefois privilégiée, la « construction d’une nation ». Et plus personne ne se soucia non plus du fait que Biden se soit approprié la majeure partie des réserves de la banque centrale afghane, soit 7,5 milliards de dollars, pour les distribuer aux personnes touchées par le 11 septembre (et à leurs avocats), alors que l’Afghanistan est en proie à une famine nationale. Oubliés aussi les dégâts laissés par les récentes interventions des États-Unis en Somalie, en Irak, en Syrie, en Libye qui ont totalement détruits des pays et des régions entiers, avant de s’en enfuir précipitamment.

L’UE est réduite à un pourvoyeur de service géo-économique pour les États-Unis afin de permettre à l’Occident d’encercler la Russie sur son flanc occidental.

Aujourd’hui, c’est à nouveau l’ « Occident », la Terre du Milieu, qui combat le pays du Mordor pour défendre un petit pays courageux qui veut seulement « être comme nous » et ne désire rien de plus que d’être autorisé à franchir les portes ouvertes de l’OTAN et de l’UE. Les gouvernements d’Europe occidentale ont consciencieusement supprimé toute réminiscence de l’imprudence typique de la politique étrangère américaine. Imprudence induite par la taille même des États-Unis et par leur emplacement sur une île de la taille d’un continent où personne ne peut les atteindre, quel que soit le désordre qu’ils provoquent lorsque leurs aventures militaires tournent mal. Étonnamment, celles-ci ont tout de même offert aux États-Unis, ce lointain empire non européen en déclin avec des intérêts différents et une foule de problèmes qui lui sont propres, les pleins pouvoirs pour traiter avec la Russie de rien moins que l’avenir de l’Union européenne.

Et donc, l’UE dans tout ça ? Pour faire court, comme l’Europe occidentale est retournée à l’ « Ouest », l’UE est réduite à un service géo-économique pour l’OTAN, c’est-à-dire pour les États-Unis. Les événements liés à l’Ukraine montrent plus clairement que jamais que l’UE est essentiellement un moyen d’assurer la régulation économique et politique des États qui sont nécessaires aux États-Unis pour permettre à l’Occident d’encercler la Russie sur son flanc occidental. Le maintien au pouvoir de gouvernements pro-américains dans les anciens États satellites soviétiques, qui peut s’avérer coûteux, permet un partage des charges intéressant dans le cadre duquel l’Europe paie tout et n’importe quoi tandis que les États-Unis fournissent la force de frappe, ou l’illusion de celle-ci. Cela fait de l’UE, dans les faits, un auxiliaire économique de l’OTAN. Dans le même temps, les gouvernements d’Europe de l’Est sont plus enclins à confier leur défense à Washington qu’à Paris et Berlin, compte tenu de l’impulsivité et de l’invulnérabilité territoriale des États-Unis. En échange de la protection des États-Unis, via l’OTAN et l’appui de Washington dans leurs relations avec l’UE, des pays comme la Pologne et la Roumanie accueillent des missiles étasuniens censés défendre l’Europe contre l’Iran, tout en devant, malheureusement, passer par la Russie sur leur chemin.

Cela implique, pour von der Leyen et sa clique, de confirmer leur statut de subordonnés. L’extension de l’UE à l’Ukraine et aux Balkans occidentaux, voire à la Géorgie et à l’Arménie, est considérée par les États-Unis comme relevant en dernier ressort de leur propre décision. La France, en particulier, peut encore s’opposer à un nouvel élargissement, mais personne ne sait combien de temps elle tiendra, surtout si l’Allemagne se retrouve forcée de payer la note. Et bien que les procédures formelles d’adhésion de l’Ukraine à l’UE ne soient pas encore lancées, von der Leyen a déjà affirmé : « Nous voulons que l’Ukraine nous rejoigne. » De plus, la Pologne étant strictement anti-russe et pro-OTAN, il sera désormais difficile de la punir en réduisant le soutien économique de l’UE pour ce que la Cour européenne considère comme des déficiences dans son « État de droit ». Il en va de même pour la Hongrie, dont le capricieux leader, Viktor Orbán, est de plus en plus anti-russe. Avec le retour de Washington, le pouvoir de discipliner les États membres de l’UE a migré de Bruxelles à Washington.

Ce que les Européens de l’UE, en particulier les Verts, sont en train d’apprendre, c’est que si vous laissez les États-Unis vous protéger, la géopolitique l’emporte sur tout le reste. Et la géopolitique est définie uniquement par Washington. C’est ainsi que fonctionne un empire. L’Ukraine, un pays aux mains d’un nombre incalculable d’oligarques, va bientôt commencer à recevoir un soutien financier accru de la part de l’Europe. Cela ne représentera toutefois qu’une fraction de ce que les oligarques ukrainiens déposent régulièrement dans les banques suisses, britanniques ou, on le suppose, étasuniennes. Il semblerait que, par rapport à l’Ukraine, la Pologne et même la Hongrie soient des modèles de probité (comment oublier le salaire dont Hunter Biden bénéficiait en tant que directeur non exécutif d’une société gazière ukrainienne dont le principal propriétaire faisait alors l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent ?).

Vers une alliance eurasienne

Ce qui reste un mystère parmi tant d’autres, c’est la raison pour laquelle les États-Unis et la plupart de leurs alliés se réjouissaient de pouvoir écarter la possibilité que la Russie réponde aux pressions continues en faveur d’un changement de régime par le renforcement de ses liens avec la Chine. Il est vrai qu’historiquement, la Russie a toujours voulu faire partie de l’Europe et qu’une forme d’asiaphobie est profondément ancrée dans son identité nationale. Moscou est pour les Russes la troisième Rome, et non la deuxième Pékin. En 1969 encore, la Russie et la Chine, toutes deux communistes à l’époque, se sont affrontées au sujet de leur frontière mutuelle sur la rivière Oussouri. Aujourd’hui, alors que la Russie est coupée de l’Occident pour une durée indéterminée, la Chine, à court de matières premières, pourrait intervenir et fournir à la Russie sa propre technologie moderne. Alors que l’OTAN divise le continent eurasien entre une « Europe » (en ce comprise l’Ukraine) et une Russie, ennemie non européenne de l’Europe, le nationalisme russe pourrait, à contre-courant de son histoire, se sentir obligé de s’allier à la Chine, comme le laisse présager cette étrange photo de Xi et Poutine côte à côte lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Beijing.

Seule une Europe en paix avec la Russie, qui respecte ses besoins de sécurité, peut espérer se libérer de l’étreinte de Washington, que la crise ukrainienne a si efficacement permis de resserrer.

Une alliance entre la Chine et la Russie serait-elle le résultat involontaire de l’incompétence des États-Unis ou, au contraire, le résultat voulu de leur stratégie mondiale ? Si Moscou devait faire alliance avec Beijing, il n’y aurait plus aucune perspective d’un règlement russo-européen à la française. L’Europe occidentale, quelle que soit sa forme politique, sera plus que jamais l’aile transatlantique des États-Unis dans une nouvelle guerre froide ou, peut-être, une guerre « chaude » entre les deux blocs de puissance mondiaux, l’un en déclin et espérant inverser la tendance, et l’autre espérant émerger.

Seule une Europe en paix avec la Russie, qui respecte les besoins de sécurité russes, peut espérer se libérer de l’étreinte de Washington, que la crise ukrainienne a si efficacement permis de resserrer. On peut supposer que c’est la raison pour laquelle Macron a insisté pendant si longtemps sur le fait que la Russie faisait partie de l’Europe, et sur la nécessité pour l’Europe, représentée bien sûr par lui-même et la France, d’assurer la paix sur son flanc oriental. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis fin pour longtemps, voire pour toujours, à ce projet. Il n’avait toutefois jamais été très prometteur, étant donné la dépendance ressentie de l’Allemagne vis-à-vis de la protection nucléaire américaine, combinée aux doutes allemands sur les ambitions mondiales trop fantaisistes de la France, redéfinies comme des ambitions européennes à financer par la puissance économique allemande. Et la Russie s’est sans doute, à juste titre, demandée si, dans ces conditions, la France serait capable d’éjecter les États-Unis du poste de commande de l’Europe.

Une offrande à un dieu en colère

Donc les gagnants seraient… les États-Unis ? Plus la guerre se prolongera, grâce à la résistance des citoyens ukrainiens et de leur armée, plus on remarquera que le leader de l’Occident, qui a parlé au nom de l’Europe alors que la guerre s’intensifiait, n’intervient pas militairement au nom de l’Ukraine. En cas de guerre, les États-Unis se sont eux-mêmes octroyés un congé pour raisons personnelles, comme Biden l’a fait savoir dès le début. Au vu de son bilan, ce n’est pas nouveau : dès que la mission échappe à leur contrôle, ils se retirent sur leur île lointaine. Néanmoins, tandis que les Allemands se demandent où sont les États-Unis, ils pourraient commencer à douter de l’engagement américain à assurer leur défense nucléaire. Cet engagement, après tout, est à la base de l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN, de son adhésion au traité de non-prolifération nucléaire et de l’hébergement de quelque 30 000 soldats américains sur le sol allemand.

Dans ce contexte, le budget spécial de 100 milliards d’euros, annoncé quelques jours après le début de la guerre par le gouvernement Scholz et consacré à la réalisation de la promesse, remontant à 2002, de consacrer 2 % du PIB allemand à l’achat d’armes, ressemble à un sacrifice rituel destiné à apaiser un dieu en colère dont on craint qu’il n’abandonne ses croyants les moins sincères. Personne ne pense que si l’Allemagne avait effectivement respecté les 2 % exigés par l’OTAN, cela aurait dissuadé la Russie d’envahir l’Ukraine, ou que l’Allemagne aurait pu et voulu lui venir en aide. Il faudra également des années pour que le nouveau matériel, bien sûr le plus récent, soit mis à la disposition des troupes. Et il s’agira d’un type de matériel que les États-Unis, la France et le Royaume-Uni possèdent déjà en abondance.

Sans oublier que l’ensemble de l’armée allemande est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire du Pentagone, de sorte que les nouvelles armes renforceront la puissance de tir de l’OTAN et non celle de l’Allemagne. Sur le plan technologique, elles seront conçues pour être déployées dans le monde entier, dans le cadre de « missions » telles que l’Afghanistan, ou, plus probablement, dans les environs de la Chine, pour aider les États-Unis dans leur nouvelle confrontation en mer de Chine méridionale. Il n’y a eu aucun débat au Bundestag sur la nature exacte des nouvelles « ressources » nécessaires, ni sur leur utilisation. Comme par le passé, sous la présidence de Merkel, cette décision a été laissée aux « alliés ». L’une de ces ressources pourrait être le Système de combat aérien du futur (FCAS), cher aux Français, qui combine des chasseurs-bombardiers, des drones et des satellites pour des opérations dans le monde entier. Il y a peu d’espoir qu’il y ait un jour un débat stratégique en Allemagne sur ce que signifie défendre son propre territoire, plutôt que d’attaquer celui des autres. L’expérience ukrainienne servira-t-elle à initier ce débat ? C’est peu probable.

Article initialement publié dans Sidecar, le blog de la New Left Review.