Alors que la crise climatique se fait tous les jours plus visible et s’accompagne aujourd’hui d’une crise énergétique, patronat et gouvernement tentent de nous imposer des solutions individualistes.
Esso, la marque du géant pétrolier américain ExxonMobil, avec 17 milliards de profits au second trimestre 2022, nous explique qu’il faut rouler moins et moins vite pour le climat et la crise énergétique. Alexander De Croo nous demande de réduire notre chauffage. BNP Paribas Fortis, « la Banque d’un monde qui change », nous donne des conseils à la radio pour réduire nos déchets. Toutes ces injonctions aux solutions individuelles pour répondre à un problème collectif découle d’une approche qui a une histoire. Il s’agit de la connaître et de la combattre car elle nous détourne, décourage et dégoûte de la lutte pour un meilleur environnement et pour faire face à la crise climatique à venir.
Les promoteurs de “l’empreinte carbone”
On l’a tous entendu dans les médias, il faut limiter le réchauffement climatique à 1.5°C si l’on veut éviter les pires conséquences du réchauffement. C’est l’objectif fixé par le GIEC (groupe de scientifiques internationaux étudiant le réchauffement climatique) qui définit également des trajectoires d’émissions pour y arriver1. Avec leurs rapports, on comprend le changement colossal qui attend l’humanité pour atteindre cette limitation
de réchauffement. Il faut décarboner la production d’électricité, les transports et l’industrie, au niveau mondial, d’ici 20502. Ce n’est pas le genre de changements qui se fait d’un claquement de doigts. Et pourtant, lorsqu’on écoute le discours ambiant, on a parfois l’impression que « sauver le climat » c’est changer ses habitudes individuelles.
Le géant pétrolier BP a lancé une campagne en 2004 sur l’« empreinte carbone » pour inciter les gens à calculer leur impact sur l’environnement.
Cette idée qui flotte sur les habitudes de chacun·e, avec une histoire et des instigateurs. Derrière, on trouve le concept « d’empreinte carbone », l’idée selon laquelle chacun·e, par sa consommation individuelle, aurait des émissions propres, laisserait une « empreinte » de pollution sur terre. Cette idée a été popularisée en 20043 par une campagne de communication visant à faire prendre conscience aux gens de leur impact sur le climat. Cette campagne était si réussie qu’elle a été décrite comme « la campagne fallacieuse probablement la plus réussie de l’Histoire […] » par des analystes du secteur. C’est depuis lors que le terme d’empreinte carbone a été popularisé et que le point de vue individuel a vraiment été mis au devant de la scène. Par qui a été financée cette campagne ? Par BP, anciennement British Petroleum, un géant du pétrole responsable de plu- sieurs catastrophes écologiques à des échelles titanesques. La plus connue est évidemment la marée noire de Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, où entre 318 millions et 636 millions de litres de pétrole se sont déversés4.
Au-delà de l’ironie macabre de ce géant pétrolier faisant campagne pour aider les gens à calculer leur impact sur le climat, il faut comprendre l’intérêt qu’il a à le faire. Les monopoles pétroliers étaient, déjà à l’époque, une cible privilégiée du mouvement écologiste à cause de leurs émissions colossales. Pendant des dizaines d’années, la méthode pour essayer de limiter les actions politiques contre eux fut de financer tout ce qui pouvait remettre en question le fait que le réchauffement climatique existe5. Même si l’industrie pétrolière tente toujours de faire douter le grand public du réchauffement climatique (et que ces idées progressent partout dans le monde développé), une autre stratégie a émergé au début du siècle. À l’époque, le réchauffement climatique devient un vrai sujet pour les élites en Occident après qu’Al Gore, candidat démocrate à la présidence américaine en 2000, en ait fait un cheval de bataille de sa campagne et que le mouvement écologiste se soit organisé dans la plupart des pays développés sous forme de réelle force politique.
Comme l’industrie du tabac avant elle, l’industrie pétrolière n’allait plus simplement pouvoir ignorer ou nier le réchauffement climatique. La méthode alors trouvée est simple : « d’accord, le réchauffement climatique existe, mais après tout ce n’est pas de notre faute, c’est de la faute des gens ».
BP n’est évidemment pas le seul à tout faire pour promouvoir ces idées, ni même le premier ; on peut citer d’autres campagnes, comme « People Start Pollution. People can stop it »6 (le peuple fait de la pollution, le peuple peut l’arrêter) d’une ONG financée par Coca-Cola dès 1970. Une stratégie que celle-ci continue aujourd’hui avec sa campagne « N’achète pas CocaCola si tu ne nous aides pas à recycler » parue en 2019. Tout cela alors que la même entreprise fait un lobbying féroce partout dans le monde, en particulier en Europe et au Royaume-Uni, contre le système de consigne qui l’obligerait à s’occuper elle-même de la récupération et du recyclage des déchets7.
L’individualisme, hégémonie culturelle du libéralisme
Si cette idée est si bien ancrée et qu’on la retrouve désormais partout, ce n’est pas non plus juste à cause des moyens faramineux mis en place par les monopoles privés responsables du réchauffement climatique. Si cela a aussi bien fonctionné, c’est parce que le cœur du message « il faut agir à l’échelle individuelle » résonne avec les valeurs dominantes dans nos sociétés, en particulier avec l’individualisme ambiant entretenu savamment par toute la structure économique par la « responsabilisation individuelle » et les récits de personnes ayant réussi.
Mais d’où vient l’individualisme ? L’idée a d’abord été formulée au 17ème siècle et est réellement devenue populaire, uniquement en occident d’ailleurs8, avec le développement du capitalisme comme système économique dominant et des marchés comme institution. Le-la travailleur·euse n’a d’autre choix que de se considérer comme individu. Chacun·e isolé·e de fait dans la réalité matérielle, tant face au marché du travail qu’à l’achat de biens, l’échelle à laquelle on agit est celle de l’individu et l’idée s’impose que c’est la seule mesure qui en vaille la peine. Il fallait l’institution du marché pour que l’idée d’individualisme se développe réellement et soit adoptée largement.
Témoignant de la force de cette idéologie dominante profondément ancrée, l’État aussi utilise l’échelle individuelle comme seule référence pertinente pour sa politique. Et donc également pour tout sujet climatique. On ne cherche pas à changer la manière dont on produit, mais à agir sur les comportements de consommation de la population en punissant les individus qui pollueraient et récompensant ceux qui pollueraient moins ; écotaxes, augmentation du coût des sacs poubelles, interdiction des véhicules anciens, parkings payants, primes individuelles pour les voitures électriques, etc.
Pour résoudre la crise climatique, beaucoup sont partisan·e·s de marchés du carbone, de taxe carbone, etc. L’objectif est ici de « donner une valeur monétaire au carbone », rendre la pollution payante, pour inciter les entreprises à être individuellement plus vertueuses et, par la concurrence, pousser l’ensemble de notre production vers la neutralité carbone. Sans entrer dans ce débat, traité en détail par Jos D’Haese dans un précédent article9 l’une des conséquences de ce marché serait de faire monter les prix des biens de consommation. Pas sûr que les plus pauvres dans la société apprécient de voir leur pouvoir d’achat être encore diminué, alors que la précarité est déjà un énorme problème et qu’ils n’ont pas nécessairement le choix des produits qu’ils consomment.
De plus, ces politiques publiques basées sur des approches individuelles sont inefficaces puisque, malgré les sommes importantes dépensées en primes individuelles à l’isolation, on se retrouve actuellement avec plus de trois quarts des bâtiments qui restent des passoires énergétiques — il faudrait en effet isoler trois fois plus vite si l’on veut atteindre les objectifs climatiques ; une mobilité qui coûte toujours plus cher et le fait qu’il n’y a jamais eu autant de voitures en circulation en Belgique.