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La transition sera collective ou ne sera pas

Martial Toniotti

—15 décembre 2022

Alors que la crise climatique se fait tous les jours plus visible et s’accompagne aujourd’hui d’une crise énergétique, patronat et gouvernement tentent de nous imposer des solutions individualistes.

Esso, la marque du géant pétrolier américain ExxonMobil, avec 17 milliards de profits au second trimestre 2022, nous explique qu’il faut rouler moins et moins vite pour le climat et la crise énergétique. Alexander De Croo nous demande de réduire notre chauffage. BNP Paribas Fortis, « la Banque d’un monde qui change », nous donne des conseils à la radio pour réduire nos déchets. Toutes ces injonctions aux solutions individuelles pour répondre à un problème collectif découle d’une approche qui a une histoire. Il s’agit de la connaître et de la combattre car elle nous détourne, décourage et dégoûte de la lutte pour un meilleur environnement et pour faire face à la crise climatique à venir.

Les promoteurs de “l’empreinte carbone”

On l’a tous entendu dans les médias, il faut limiter le réchauffement climatique à 1.5°C si l’on veut éviter les pires conséquences du réchauffement. C’est l’objectif fixé par le GIEC (groupe de scientifiques internationaux étudiant le réchauffement climatique) qui définit également des trajectoires d’émissions pour y arriver1. Avec leurs rapports, on comprend le changement colossal qui attend l’humanité pour atteindre cette limitation

de réchauffement. Il faut décarboner la production d’électricité, les transports et l’industrie, au niveau mondial, d’ici 20502. Ce n’est pas le genre de changements qui se fait d’un claquement de doigts. Et pourtant, lorsqu’on écoute le discours ambiant, on a parfois l’impression que « sauver le climat » c’est changer ses habitudes individuelles.

Le géant pétrolier BP a lancé une campagne en 2004 sur l’« empreinte carbone » pour inciter les gens à calculer leur impact sur l’environnement.

Cette idée qui flotte sur les habitudes de chacun·e, avec une histoire et des instigateurs. Derrière, on trouve le concept « d’empreinte carbone », l’idée selon laquelle chacun·e, par sa consommation individuelle, aurait des émissions propres, laisserait une « empreinte » de pollution sur terre. Cette idée a été popularisée en 20043 par une campagne de communication visant à faire prendre conscience aux gens de leur impact sur le climat. Cette campagne était si réussie qu’elle a été décrite comme « la campagne fallacieuse probablement la plus réussie de l’Histoire […] » par des analystes du secteur. C’est depuis lors que le terme d’empreinte carbone a été popularisé et que le point de vue individuel a vraiment été mis au devant de la scène. Par qui a été financée cette campagne ? Par BP, anciennement British Petroleum, un géant du pétrole responsable de plu- sieurs catastrophes écologiques à des échelles titanesques. La plus connue est évidemment la marée noire de Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, où entre 318 millions et 636 millions de litres de pétrole se sont déversés4.

Au-delà de l’ironie macabre de ce géant pétrolier faisant campagne pour aider les gens à calculer leur impact sur le climat, il faut comprendre l’intérêt qu’il a à le faire. Les monopoles pétroliers étaient, déjà à l’époque, une cible privilégiée du mouvement écologiste à cause de leurs émissions colossales. Pendant des dizaines d’années, la méthode pour essayer de limiter les actions politiques contre eux fut de financer tout ce qui pouvait remettre en question le fait que le réchauffement climatique existe5. Même si l’industrie pétrolière tente toujours de faire douter le grand public du réchauffement climatique (et que ces idées progressent partout dans le monde développé), une autre stratégie a émergé au début du siècle. À l’époque, le réchauffement climatique devient un vrai sujet pour les élites en Occident après qu’Al Gore, candidat démocrate à la présidence américaine en 2000, en ait fait un cheval de bataille de sa campagne et que le mouvement écologiste se soit organisé dans la plupart des pays développés sous forme de réelle force politique.

Comme l’industrie du tabac avant elle, l’industrie pétrolière n’allait plus simplement pouvoir ignorer ou nier le réchauffement climatique. La méthode alors trouvée est simple : « d’accord, le réchauffement climatique existe, mais après tout ce n’est pas de notre faute, c’est de la faute des gens ».

BP n’est évidemment pas le seul à tout faire pour promouvoir ces idées, ni même le premier ; on peut citer d’autres campagnes, comme « People Start Pollution. People can stop it »6 (le peuple fait de la pollution, le peuple peut l’arrêter) d’une ONG financée par Coca-Cola dès 1970. Une stratégie que celle-ci continue aujourd’hui avec sa campagne « N’achète pas CocaCola si tu ne nous aides pas à recycler » parue en 2019. Tout cela alors que la même entreprise fait un lobbying féroce partout dans le monde, en particulier en Europe et au Royaume-Uni, contre le système de consigne qui l’obligerait à s’occuper elle-même de la récupération et du recyclage des déchets7.

L’individualisme, hégémonie culturelle du libéralisme

Si cette idée est si bien ancrée et qu’on la retrouve désormais partout, ce n’est pas non plus juste à cause des moyens faramineux mis en place par les monopoles privés responsables du réchauffement climatique. Si cela a aussi bien fonctionné, c’est parce que le cœur du message « il faut agir à l’échelle individuelle » résonne avec les valeurs dominantes dans nos sociétés, en particulier avec l’individualisme ambiant entretenu savamment par toute la structure économique par la « responsabilisation individuelle » et les récits de personnes ayant réussi.

Mais d’où vient l’individualisme ? L’idée a d’abord été formulée au 17ème siècle et est réellement devenue populaire, uniquement en occident d’ailleurs8, avec le développement du capitalisme comme système économique dominant et des marchés comme institution. Le-la travailleur·euse n’a d’autre choix que de se considérer comme individu. Chacun·e isolé·e de fait dans la réalité matérielle, tant face au marché du travail qu’à l’achat de biens, l’échelle à laquelle on agit est celle de l’individu et l’idée s’impose que c’est la seule mesure qui en vaille la peine. Il fallait l’institution du marché pour que l’idée d’individualisme se développe réellement et soit adoptée largement.

Témoignant de la force de cette idéologie dominante profondément ancrée, l’État aussi utilise l’échelle individuelle comme seule référence pertinente pour sa politique. Et donc également pour tout sujet climatique. On ne cherche pas à changer la manière dont on produit, mais à agir sur les comportements de consommation de la population en punissant les individus qui pollueraient et récompensant ceux qui pollueraient moins ; écotaxes, augmentation du coût des sacs poubelles, interdiction des véhicules anciens, parkings payants, primes individuelles pour les voitures électriques, etc.

Pour résoudre la crise climatique, beaucoup sont partisan·e·s de marchés du carbone, de taxe carbone, etc. L’objectif est ici de « donner une valeur monétaire au carbone », rendre la pollution payante, pour inciter les entreprises à être individuellement plus vertueuses et, par la concurrence, pousser l’ensemble de notre production vers la neutralité carbone. Sans entrer dans ce débat, traité en détail par Jos D’Haese dans un précédent article9 l’une des conséquences de ce marché serait de faire monter les prix des biens de consommation. Pas sûr que les plus pauvres dans la société apprécient de voir leur pouvoir d’achat être encore diminué, alors que la précarité est déjà un énorme problème et qu’ils n’ont pas nécessairement le choix des produits qu’ils consomment.

De plus, ces politiques publiques basées sur des approches individuelles sont inefficaces puisque, malgré les sommes importantes dépensées en primes individuelles à l’isolation, on se retrouve actuellement avec plus de trois quarts des bâtiments qui restent des passoires énergétiques — il faudrait en effet isoler trois fois plus vite si l’on veut atteindre les objectifs climatiques ; une mobilité qui coûte toujours plus cher et le fait qu’il n’y a jamais eu autant de voitures en circulation en Belgique.

Une approche individuelle et culpabilisante qui ouvre la porte au climato-scepticisme

Quand bien même ces éléments ne suffiraient pas à convaincre du problème d’une approche individuelle, regardons à quel point il est possible, individuellement, de diminuer son empreinte carbone. Pour le cas de l’Europe, le calcul a été fait. On peut limiter ses émissions d’un quart au niveau individuel10. Complètement insuffisant si l’on vise la neutralité carbone. Et cela, en partant du principe qu’il est possible de faire adopter ces comportements à tout le monde. Il ne s’agit pas simplement d’éteindre des lampes et baisser le chauffage à 19° ; on parle de changer fondamentalement son régime alimentaire, se déplacer quasi exclusivement à vélo ou à pied et d’autres modifications drastiques concrètement inaccessibles pour le commun des mortels.

Malgré les sommes importantes dépensées en primes individuelles à l’isolation, plus de trois quarts des bâtiments restent des passoires énergétiques.

Certain·e·s tentent aussi de pousser l’idée qu’il faudrait d’abord faire « sa part » et que l’on pourrait discuter du reste ensuite. En étendant sa part à des extrêmes parfois absurdes comme, par exemple, en n’ayant pas d’enfant. Comme l’a formulé la journaliste américaine Liza Featherstone dans un article pour Jacobin magazine : « Peu importe que tu aies un enfant ou pas, les industries pétrolières seront toujours là11 ».

C’est, par contre, un bon moyen d’éliminer l’essentiel de la classe travailleuse du débat. S’il faut d’abord adapter son alimentation, ses habitudes d’achat de vêtements, les produits d’entretien que l’on utilise, etc., on met de fait hors-jeu toute une partie de la population qui n’a pas la possibilité d’appliquer ces mesures dans sa vie, par manque de temps, par manque d’énergie après une semaine de travail ou simplement parce que, dans l’organisation actuelle de l’économie, la plupart des travailleur·euse·s ne choisissent en fait pas là où ils-elles peuvent habiter et travailler, le marché s’impose à eux-elles. Il en va de même pour leurs horaires ou les magasins qu’ils peuvent se permettre de fréquenter. On tombe ici dans une division des travailleur·euse·s. On ne peut pas faire changer les habitudes avec de vagues messages moralisateurs. Pour toute une partie du mouvement écologiste, que l’on va appeler les « climato-élitistes », cette analyse qui permet de remettre la faute sur les travailleur·euse·s permet d’évacuer le débat de changement collectif, ce qui est pratique lorsqu’il n’est pas possible de faire appliquer les solutions autres que celles de l’individualisme.

D’ailleurs, cette individualisation élitiste entraîne les idées climatosceptiques dans le monde. Alors même que les catastrophes s’enchaînent, de plus en plus de gens sont climatosceptiques aux USA et au Royaume-Uni12. Comment l’expliquer ? Demandez à n’importe qui de la classe travailleuse quel est le premier mot qui lui vient à l’esprit quand on lui dit le mot « écologie ». Il y a fort à parier que ce sera le mot « taxe », malheureusement. Cette idée a un fond de vérité. Pour l’essentiel des citoyens pour l’instant, la politique climatique représente sur- tout des augmentations de taxes. Quelle solution est proposée pour diminuer la consommation d’essence ou de diesel, par exemple ? Des augmentations d’accises sont appliquées, les comportements individuels sont sensés suivre.

Ce genre de politique anti-travailleur·euse pour l’écologie, c’est du pain béni pour l’extrême droite climatosceptique. Partout dans le monde, elle utilise l’argument « l’écologie, c’est des taxes » pour tenter de récupérer les classes populaires contre l’écologie. Bien sûr, elle ne se soucie pas de qui payera les pots cassés du changement climatique. En Belgique, on l’a clairement constaté en 2021 lors des inondations. Les travailleur·euse·s sont les premier·ère·s à pâtir des évènements météorologiques extrêmes provoqués par le réchauffement climatique. Et lorsqu’il fallait des bras pour vider des caves et racler la boue des maisons, l’extrême droite était aux abonnés absents.

Autre conséquence, chez les jeunes en particulier. Comment aborder le problème climatique à l’échelle individuelle ? Il est évident que cela va causer de l’impuissance et du stress chez la plupart des personnes qui y réfléchissent. C’est ce que certains appellent « l’anxiété climatique », qui ne vient pas du fait que l’on ne peut pas arriver à stopper la catastrophe climatique, mais plutôt du fait que, pour beaucoup, il est impossible de penser une solution hors de l’individualisme, hors des marchés. Pour citer librement Frédéric Lordon, la psychologisation du problème permet de le dépolitiser.

Demandez à un·e travailleur·euse quel est le premier mot qui lui vient à l’esprit quand on parle d’« écologie ». Il y a fort à parier que ce sera le mot « taxe », malheureusement.

L’hégémonie culturelle de l’individualisme et de son pendant politique, le libéralisme, sont ce qui pousse à adopter de telles politiques entraînant certains à rejeter les politiques climatique et d’autres à souffrir d’une apparente impuissance. La transition se fera avec les travailleur·euse·s, pas contre eux- elles. Une politique contre eux-elles n’est simplement pas tenable politiquement parlant.

Décider démocratiquement des normes collectives

Si l’on veut réussir à vaincre la catastrophe climatique, on a plus qu’intérêt à se baser sur des expériences historiques similaires. On a souvent tendance à croire que les problèmes rencontrés, notamment lorsqu’il s’agit du réchauffement climatique, n’ont aucun parallèle historique. Et, sur l’échelle des changements à effectuer, c’est certainement vrai, mais il y a eu dans l’histoire récente au moins deux autres exemples concrets de changement industriels à l’échelle planétaire pour améliorer les conditions de vie de l’humanité.

Le premier est le phénomène connu par le grand public sous le nom de « trou dans la couche d’ozone ». À la fin des années 70, les météorologues du monde entier ont commencé à observer que la couche d’ozone commençait à se trouer, notamment aux pôles. Ce gaz est un com- posé chimique important dans l’atmosphère. Le Soleil émet des rayons ultra- violets (UV), largement arrêtés par cette couche d’ozone. En effet, sans celle-ci, la vie sur la surface de la terre serait impossible car les UV non filtrés brûleraient tout être vivant. Protéger la couche d’ozone était donc vital pour l’humanité. Le problème fut rapidement identifié ; certains composés chimiques utilisés dans l’industrie, notamment dans les réfrigérateurs et les bombes aérosols, s’échappent et réagissent en détruisant l’ozone. La menace était grande et le coût pour changer le mode de production assez faible à l’échelle de l’industrie mondiale, et c’est peut-être bien pour cela que la transition s’est faite de manière si rapide. Le protocole de Montréal, visant à éradiquer l’usage de ces composés chimiques néfastes, est signé en 1987 par tous les membres de l’ONU. Il entre en vigueur deux ans plus tard et les produits dangereux pour l’ozone voient leur usage interdit au plus vite. Résultat après plus de 30 ans ? Le trou dans la couche d’ozone se résorbe.

Le second est l’interdiction au niveau mondial de l’essence au plomb. L’histoire est similaire. Dans les années 70, l’essentiel de l’essence dans le monde contenait du plomb comme additif. Mais des scientifiques découvrent que les enfants soumis à cette pollution au plomb développent des problèmes d’apprentissage scolaire13. Pire, certains pensent à l’époque que l’intégralité de la population mondiale est, à un degré ou un autre, intoxiquée par le plomb présent dans l’essence. Il aura fallu des mouvements, d’abord locaux puis nationaux, pour demander l’interdiction de l’essence au plomb14. Les interdictions de l’essence au plomb sont attaquées devant les tribunaux par les magnats du pétrole15, mais finalement des alternatives qui ne coûtent pas si cher aux industries pétrolières sont trouvées. L’essence au plomb commence alors à perdre des parts de marché, l’ONU lance une campagne pour les éradiquer de la surface de la terre et des interdictions en cascade ont lieu, jusqu’à mettre finalement fin à l’usage de l’essence au plomb au niveau mondial déclaré par l’ONU en 202116. L’effet de cette interdiction est immédiat. Le taux moyen de plomb dans le sang de toute l’humanité a baissé de plus de 40 % en cinq ans17. Cela donne le vertige.

Deux enseignements sont à tirer de ces exemples. Premièrement, le changement doit se faire dans le cadre d’institutions internationales et de décisions/normes collectives, le monde ne s’est pas débarrassé de l’essence au plomb avec des individus changeant leurs comportements ni de la crise de l’ozone en arrêtant d’utiliser des réfrigérateurs ; la solution dans ce genre de situation semble être plutôt d’avoir des normes internationales obligatoires plutôt que le rejet de l’industrie qui cause le problème. Pour le réchauffement climatique, il s’agit de changer par exemple les transports, pas d’arrêter de se déplacer, d’isoler les bâtiments et pas d’arrêter de se chauffer.

À changement mondial, échelle mondiale. Cela peut paraître intimidant, mais les deux exemples précédents montrent que c’est possible. Aujourd’hui les chaînes de production sont tellement intégrées mondialement qu’un changement dans certains pays peut conduire à des changements industriels d’ampleur. Deuxième enseignement, les dirigeants des monopoles industriels ne se laisseront pas faire. Ils feront tout pour détruire méthodiquement chaque législation mise en place contre leurs intérêts financiers. On constate alors la lutte des classes pointer le bout de son nez, le profit des monopoles et le bien-être des travailleur·euse·s sont contradictoires, il faut faire un choix. Et l’argument indiquant que les monopoles industriels auraient un sens de la morale, qui les empêcherait de commettre des actions pouvant entraîner des conséquences immondes sur de larges pans de la population, est contredit par l’histoire. Toutes les personnes nées jusque dans les années 80 ont été empoisonnées au plomb durant leur enfance18. Tous les Anversois, par les usines de 3M. Le problème n’est pas le (manque de ?) sens de la morale de compagnies industrielles privées, mais bien le fait que la seule boussole qui les guide est le profit sur un marché où il y a des concurrents. La pression concurrentielle pousse à laisser la morale à l’entrée. De la même manière, voir les monopoles industriels comme des moteurs nécessaires à l’innovation est une erreur ; ils utiliseront des technologies polluantes aussi longtemps que possible, si elles sont rentables. Au fond, il s’agit donc bien d’un problème d’organisation de l’économie : soit on laisse quelques monopoles privés maximiser leurs profits sur des marchés, soit on tente de briser leur pouvoir et on organise l’économie autrement.

Réinvestir l’échelle collective

Pour nous détourner de cet enjeu collectif, le patronat a sa réponse appelée le capitalisme vert. Mais cela ne fonctionnera pas. Les solutions du capitalisme vert ne sont pas généralisables parce que les actes individuels proposés ne peuvent être agrégés en une réponse collective à la hauteur de l’enjeu auquel nous faisons face collectivement. Un bon exemple est la voiture électrique. Les transports sont responsables d’une part non-négligeable des émissions de CO2. Selon l’industrie automobile, la meilleure solution serait la voiture électrique. L’ennui, comme l’a analysé en détail Martin Dupont dans un précédent article19, est que ces technologies restent moins efficaces que des solutions collectives qui existent depuis des décennies : les transports collectifs – voire publics (tram, train, bus, par exemple). En France, l’omniprésence du nucléaire avantage nettement la voiture électrique (car l’électricité est produite par des centrales nucléaires et par conséquent beaucoup moins polluante en terme de CO2 que celle produite par une centrale à gaz par exemple), on voit qu’un bus diesel mi-plein reste quatre à cinq fois plus efficace qu’une voiture électrique20. Et le bus diesel est le plus polluant des transports collectifs.

Seulement, les transports collectifs sont moins rentables pour les monopoles industriels que les voitures individuelles, il n’y a donc pas une correspondance entre les solutions climatiques et ce qui est rentable pour l’industrie.

On ne s’est pas débarrassé de l’essence au plomb ou du trou dans la couche d’ozone avec des individus changeant leurs comportements.

Vers quelles solutions doivent se tourner nos luttes dans ce contexte ? Pour ce qui est produit de l’industrie, la solution la plus simple et la plus directe est de décider démocratiquement de normes collectives. Par exemple, plutôt que de mettre en place une taxe carbone en Europe et à ses frontières, ce qui risque de reporter le problème ailleurs, de faire monter les prix et mettre les travailleur·euse·s en compétition, des normes de production sociales et environnementales contraignantes pour les industriels permettraient de lancer une transformation de l’ensemble des chaînes de production. Dans certains contextes comme celui des voitures21, les normes aident dès maintenant à diminuer les émissions. Le problème est qu’elles sont souvent contournées par les monopoles du secteur (par exemple Volkswagen) voire parfois mêmes directement décidées par elles via du lobbying pour mettre des concurrents extra-européens hors-jeu. Ce qu’il nous faut, ce sont des normes décidées pour arriver à des objectifs climatiques, pas de vagues normes proposées par les industriels eux- mêmes. Cette solution fonctionne bien pour les secteurs industriels et les biens de consommation.

Seulement, certains secteurs ne peuvent être laissés au privé (ou doivent redevenir publics), sinon ils ne fonctionneront pas. Il s’agit souvent des secteurs où il y a des effets de réseaux, c’est-à-dire ceux où un monopole naturel existe. On y retrouve les transports publics, l’électricité, le réseau de distribution de gaz, d’eau… Là, seuls des investissements massifs de fonds publics permettront de limiter les émissions de polluants. L’exemple des transports le montre bien : il faut une infrastructure importante pour permettre des transports en commun efficaces et attractifs et force est de constater que des entreprises privées ne maintiendront pas un service de transport en commun de qualité puisque la rentabilité prime.

Et c’est là l’ennemi principal ; la soif de profit du privé qui ne coïncide pas avec ce qu’il faudrait pour l’immense majorité de la population. C’est pour cela que l’on doit se battre pour une transition pilotée par et pour les travailleur·euse·s ; des investissements publics et massifs peuvent, s’ils sont gérés démocratiquement, créer de l’emploi dans l’industrie autour de nouvelles chaînes de production (éolien, pompe à chaleur, … ) alors que ces chaînes de productions sont pour l’instant sous-traitées vers des pays où le coût de la main d’œuvre est plus bas.

La solution est en tout cas collective. L’individualisme nourri par le système économique en place, et parfois directement par certains grands pollueurs comme BP, ne nous permet pas de sortir de la catastrophe climatique. Le capitalisme vert et les marchés du carbone ne permettent pas non plus d’arriver à des solutions compatibles avec le défi climatique car ils restent bloqués dans le carcan des marchés. La seule solution est de passer à l’action collective et d’abandonner les marchés et l’action individuelle comme outil principal. Évidemment, les intérêts industriels tenteront de stopper cela par tous les moyens possibles. Il n’y a aucun crime devant lequel le profit s’arrêtera. Si l’on veut vraiment stopper la catastrophe climatique, c’est notre tâche d’imposer les solutions réalistes et cela ne sera possible qu’avec la classe travailleuse et, donc, la grande masse de la population solidaire, organisée et combative. Et si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est qu’il est possible de changer radicalement la manière de produire au niveau mondial, pour le bien du plus grand nombre.

Footnotes

  1. « Global Warming of 1.5 ºC », The Intergovernmental Panel on Climate Change.
  2. Joeri Rogelj, Drew Shindell, Kejun Jiang, « Variation in system transformations underlying 1.5°C pathways », The Intergovernmental Panel on Climate Change.
  3. Mark Kaufman, « The Carbon Footprint Sham », Mashable.
  4. « Deepwater Horizon Anniversary », The New York Times, 19 avril 2020.
  5. Phoebe Keane, « How the oil industry made us doubt climate change », BBC, 20 septembre 2020.
  6. « People start pollution, people can stop it », Library of Congress.
  7. « Coca Cola’s Secret War Against Bottle Deposit », Plastic Soup Foundation, 25 janvier 2017.
  8. Sjoerd Beugelsdijk, Chris Welzel, « Dimensions and Dynamics of National Culture: Synthesizing Hofstede With Inglehart », Journal of Cross-Cultural Psychology, 2 octobre 2018.
  9. Jos D’haese, « Laisser tomber le marché pour sauver le climat », Lava, 1 octobre 2018.
  10. Daniel Moran, Richard Wood, Edgar Hertwich, Kim Mattson, Joao F. D. Rodriguez, Karin Schanes e.a., « Quantifying the potential for consumer- oriented policy to reduce European and foreign carbon emissions », Climate Policy, 13 décembre 2018.
  11. Liza Featherstone, « Don’t Blame the Babies », Jacobin, 15 avril 2019.
  12. Rob White, Avi Brisman, e.a., « Climate Change from a Criminological Perspective », Springer, New York, 2012, p. 48.
  13. Herbert Needleman, « The Removal of Lead from Gasoline: Historical and Personal Reflections », Environmental Research, septembre 2000.
  14. Bill Kovarik, « A century of tragedy: How the car and gas industry knew about the health risks of leaded fuel but sold it for 100 years anyway », The Conversation, 9 décembre 2021.
  15. « Ethyl Corp. v. Environmental Protection Agency », Casetext.
  16. « Era of leaded petrol over, eliminating a major threat to human and planetary health », UNEP, 30 août 2021.
  17. David C. Bellinger, Andrew M. Bellinger, « Childhood lead poisoning: the torturous path from science to policy », The Journal of Clinical Investigation, 3 avril 2006.
  18. « Measuring Lead Exposure in Infants, Children, and Other Sensitive Populations », The National Academies Press, Washington, DC, 1993.
  19. Martin Dupont, « Voiture électrique en Europe : la folie des grandeurs », Lava, 7 avril 2021.
  20. Nicolas Raillard, « Etude comparative de l’impact carbone de l’offre de véhicules », The Shift Project, février 2020, p. 77.
  21. « Réduire la pollution causée par les véhicules à moteur légers », Eur-Lex.