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Des médicaments moins chers grâce aux licences obligatoires

Tim Joye

—15 décembre 2022

Alors que la recherche sur de nouveaux médicaments est menée par des organismes publics, Big pharma empoche les profits. Grâce à des licences obligatoires, il serait possible d’engager l’industrie sur une autre voie.

Ces dernières années, les dépenses de l’INAMI en matière de médicaments ont augmenté plus que prévu. Lors de la mise en place de la Vivaldi, le comité de suivi prévoyait une augmentation du budget alloué aux médicaments de 1,4 milliard sur cinq ans, soit une hausse de 30 %. La raison principale étant le coût élevé des médicaments de dernière génération. La Mutualité chrétienne a estimé que les dix nouveaux médicaments les plus onéreux coûtent ensemble près d’un milliard d’euros. Luc Van Gorp, président de la MC, est inquiet : « Au fil des années, le budget prévu pour les médicaments est dépassé. […] Comment allons-nous faire en sorte que les patients puissent encore avoir accès à de nouveaux traitements efficaces ? 1»

C’est précisément parce que les brevets sont protégés que les multinationales pharmaceutiques peuvent faire grimper les prix en flèche. Qui se souvient de la petite Pia ? Une firme pharmaceutique suisse a fixé à 1,9 million d’euros le prix du médicament qui pourrait la guérir d’une grave maladie musculaire. Plus récemment, cet été, des patients atteints de mucoviscidose ont tiré la sonnette d’alarme. La firme étasunienne Vertex demandait jusqu’à 190 000 euros par an pour son médicament Kaftrio.

Un brevet donne à l’entreprise qui en est titulaire le monopole de commercialisation d’un médicament au prix de son choix, pour une durée de 20 ans.

Le service d’étude du PTB a calculé que ce montant est 40 fois supérieur au coût de production réel2. Lorsque le gouvernement belge s’est montré intransigeant sur le prix, Vertex a menacé de se retirer des négociations et d’abandonner les mucopatients belges à leur sort.

Les géants pharmaceutiques invoquent le coût croissant de la R&D (recherche et développement) et la grande valeur de leurs produits en termes d’utilité pour justifier ces prix excessifs. Que pouvons-nous faire ? Notre budget santé est sous pression. Des efforts doivent être déployés en vue d’un redressement structurel de l’ensemble du modèle commercial pharmaceutique au niveau macroéconomique. Même à court terme, dans un petit pays comme le nôtre, le gouvernement peut certainement faire davantage que ce qu’il fait actuellement. Au nombre des mesures clés pouvant être prises figurent, notamment, les licences obligatoires. C’est le bon moment pour se pencher plus sérieusement sur la question.

En Belgique, c’est le PTB qui, en 2019, a tiré la sonnette d’alarme. Après l’émoi suscité par l’affaire de la petite Pia, le parti a déposé une proposition de loi qui vise à faciliter le recours aux licences obligatoires sur les médicaments en Belgique. En partie en réponse à ce projet de loi, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) a examiné les possibilités de recours aux licences obligatoires dans notre pays. Son rapport de 200 pages a été publié en juin de cette année3. Sur ces entrefaites, la pandémie de Covid-19 a éclaté. L’initiative citoyenne européenne « No Profit On Pandemic » a mis à l’ordre du jour européen le débat sur la renonciation au brevet — qui équivaut grosso modo à une licence obligatoire — pour les vaccins Covid. Par la suite, en juillet de cette année, la Commission européenne elle-même a annoncé une consultation publique visant à recueillir des informations sur la manière dont les licences obligatoires pourraient être mieux « coordonnées » au niveau européen.

Le recours abusif aux brevets par l’industrie pharmaceutique

Les licences obligatoires sont un moyen dont disposent les gouvernements pour intervenir lorsque les brevets donnent trop de pouvoir à une entreprise pharmaceutique et mettent en danger notre santé publique. Comment fonctionnent exactement ces brevets ? Un brevet donne à une entreprise pharmaceutique le monopole de la commercialisation d’un médicament pour une période de 20 ans4. Nul autre n’est autorisé à produire et à commercialiser le médicament, et la société pharmaceutique est libre de fixer le prix de manière entièrement unilatérale. Le lobby pharmaceutique prétend que c’est nécessaire pour stimuler l’innovation.

Ce même lobby se bat du reste avec acharnement pour renforcer les brevets et autres droits de propriété intellectuelle. D’aucuns font valoir que la période de 20 ans pour les firmes pharmaceutiques est trop courte. Certes, les multiples essais cliniques entre la découverte d’un médicament et son éventuelle autorisation de mise sur le marché sont très longs. Cette phase peut durer entre 8 et 12 ans. Cet argument a permis à Big Pharma d’obtenir en Europe la possibilité d’un CPS (« certificat complémentaire de protec- tion ») qui prolonge la durée d’un brevet de jusqu’à cinq ans. Et ce n’est pas tout. Lorsqu’un médicament est breveté pour le traitement d’une maladie autre que celle initialement prévue, un délai supplémentaire de trois ans est ajouté. Tout cela fait que les brevets de médicaments ont souvent une validité très longue.

Et cela pourrait être encore plus long. En effet, malgré ces dispositions favorables, beaucoup d’énergie est encore consacrée à l’extension de la durée des brevets. On assiste à un phénomène de « pérennisation » (de l’anglais « evergreening ») qui leur permet de protéger les souches les plus rentables de leur gamme de médicaments. La pérennisation consiste à breveter à nouveau un médicament existant sous une forme légèrement modifiée, par exemple en modifiant le dosage, le mode d’administration, voire simplement le goût. Ainsi, lorsque le premier brevet sur le produit phare de Sanofi, l’insuline Lantus, a expiré en 2015, Sanofi a pu obtenir de nouveaux brevets, ce qui lui permet de conserver l’exclusivité sur ce médicament pendant 37 années supplémentaires. Ces brevets ne portent plus sur le médicament lui-même, mais, par exemple, sur le stylo injecteur utilisé pour administrer l’insuline aux diabétiques.

Ce système a-t-il toujours fonctionné de la sorte ? Loin de là : jusqu’aux années 1990, la protection des brevets s’arrêtait aux frontières nationales. Un brevet des États-Unis n’avait aucune valeur juridique en Inde ou au Brésil, par exemple. Puis, ces pays se sont mis à développer leurs propres industries et ont pu produire leurs propres médicaments, en toute légalité. Les géants pharmaceutiques étasuniens y ont vu une menace majeure pour leur chiffre d’affaires. Après une campagne de lobbying massive, la protection par brevet a été mise en place au niveau mondial. En 1994, conséquence de fortes pressions, 123 pays ont signé l’accord sur les « aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (dit accord sur les ADPIC) », qui fait partie de l’Organisation mondiale du commerce. Depuis lors, le pouvoir de Big Pharma, qui compte une vingtaine de grandes multinationales dans le monde, est monté en flèche.

Des licences obligatoires pour lever les brevets

Le gouvernement peut accorder à un producteur local une licence obligatoire autorisant ce dernier à fabriquer un médicament breveté. L’entreprise pharmaceutique titulaire du brevet n’est alors plus la seule à fabriquer le médicament. Le marché est pour ainsi dire « ouvert » et, par conséquent, les prix baissent. Les expériences antérieures de recours aux licences obligatoires ont conduit à des baisses de prix de l’ordre de 60 à 70 %.

Jusqu’aux années 1990, la protection des brevets s’arrêtait aux frontières nationales. L’ADPIC a considérablement accru le pouvoir de Big Pharma.

La possibilité d’y recourir n’est pas nouvelle. De fait, les licences obligatoires ont été utilisées plus de 165 fois depuis 2001 par différents gouver- nements dans différentes parties du monde, pour faciliter l’accès aux médicaments. En Afrique du Sud, la pandémie de VIH a exacerbé le conflit entre les intérêts des grandes entreprises et la santé publique. Des milliers de personnes mouraient chaque jour du sida. Les inhibiteurs du sida existaient, mais étaient beaucoup trop chers et les entreprises détentrices des brevets refusaient de baisser leurs prix. En recourant à la licence obligatoire, le gouvernement est parvenu à imposer des médicaments génériques moins chers contre le sida. La Thaïlande a, depuis 2006, émis un total de sept licences obligatoires pour plusieurs inhibiteurs du sida, des médicaments contre le cancer et un anti- coagulant sous brevet.

Les experts soutiennent fréquemment que les licences obligatoires concernent avant tout les pays pauvres. S’il est vrai que jusqu’à présent, elles ont principalement été utilisées par des pays comme l’Afrique du Sud et l’Inde, dotés d’une importante production de génériques et de peu d’entreprises innovantes, on peut néanmoins déjà relever divers exemples d’un tel recours aux licences obligatoires dans les pays occidentaux : ainsi, au Canada , de 1969 à 1992, c’est-à-dire préalable- ment à l’entrée en vigueur de l’accord sur les ADPIC, le gouvernement appliquait une procédure très similaire à ce que nous appelons aujourd’hui l’octroi de licences obligatoires pour les médicaments. Au cours de cette période, le Canada a délivré 613 licences de ce type pour l’importation ou la production de médicaments génériques. Grâce à cette politique, le Canada était l’un des pays industrialisés où les prix des médicaments étaient les plus bas.

Un exemple plus récent nous vient du Royaume-Uni. Il a fallu pas moins de quatre ans pour négocier le prix du remboursement du très onéreux Orkambi. Ce nouveau traitement contre la mucoviscidose de la firme pharmaceutique étatsunienne Vertex revenait à près de 122 000 euros par patient et par an. Les ONG ont trouvé un autre producteur capable de produire le médicament et ont fait campagne pour une licence obligatoire, avec le soutien de certains députés travaillistes. Cette menace concrète a permis, à elle seule, de négocier un prix de remboursement plus bas5.

Le droit commercial international autorise la licence obligatoire. Ce mécanisme est d’ailleurs prévu aux termes de l’accord sur les ADPIC. L’article 31 énonce les circonstances dans lesquelles une licence obligatoire peut être utilisée. Le producteur doit d’abord avoir tenté de négocier une licence avec la firme pharmaceutique. En cas d’échec, le recours à une licence obligatoire est possible.

Il est souvent affirmé que le recours à la licence obligatoire n’est autorisé qu’en cas d’urgence, lorsque la santé publique est menacée ou lorsque le prix d’un médicament est prohibitif. Or, ce n’est pas le cas en réalité. L’accord sur les ADPIC ne dresse pas de liste des circonstances justifiant le recours à une licence obligatoire. Seules des conditions telles que, par exemple, une urgence médicale peuvent permettre d’invoquer une procédure abrégée (sans négociation préalable d’une licence volontaire).

Les licences obligatoires ouvrent le marché, ce qui a fait baisser les prix, jusqu’à 60 à 70 % dans le passé.

Quoi qu’il en soit, la firme pharmaceutique qui détient le brevet du médicament original doit toucher une compensation raisonnable. Par ailleurs, la licence obligatoire n’autorise pas un seul producteur à fabriquer le médicament, mais l’ensemble des parties intéressées. Enfin, une licence obligatoire est limitée dans le temps : aussi longtemps que le problème prédéterminé persiste.

Licences obligatoires en Belgique

La loi belge offre déjà la possibilité d’imposer des licences obligatoires. L’initiative de lancer une telle procédure revient toutefois à une entreprise ou à un centre de recherche qui doit prouver qu’il est en mesure de produire le médicament concerné. C’est aussi une décision qui doit être prise par l’ensemble du gouvernement et qui implique une procédure aussi lourde que lente.

Afin de protéger la santé publique et la capacité financière de la sécurité sociale et de l’assurance maladie, le système de licence obligatoire déjà en place devrait être assoupli et étendu. La proposition de loi du PTB vise à modifier la loi pour permettre au ministre de la Santé d’imposer, de sa propre initiative, une licence obligatoire pour un médicament.

Le KCE confirme en outre que la hausse des prix de certains médicaments met sous pression les budgets de soins de santé. Le rapport formule des recommandations concrètes sur la manière de clarifier et de renforcer la procédure d’octroi de licences obligatoires. Par exemple, le choix d’une méthode pour déterminer ce qui constitue un « prix excessif », ce qui constitue une compensation raisonnable pour le titulaire du brevet, la composition des groupes d’experts consultatifs, ou encore les modalités pratiques pour demander, accorder et/ou imposer une licence obligatoire, notamment.

Il ressort toutefois clairement des recherches réalisées par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) que l’octroi de licences obligatoires n’est en aucun cas une panacée. Quid, par exemple, des médicaments destinés à des petits groupes de patients ? Dans le cas de ces médicaments dits orphelins, il est beaucoup moins intéressant financièrement pour une entreprise de les produire, compte tenu du marché restreint auquel ils sont destinés. Le ministre pourrait dans ce cas recourir à une licence obligatoire, cependant trouver un producteur potentiel ne sera pas chose aisée. Le rapport propose toutefois une approche différente. S’agissant des petits groupes, on peut envisager de prendre le contrôle de la production via la pharmacie d’un hôpital ou via des institutions universitaires. Cette exception hospitalière est de fait d’ores et déjà prévue par le droit international des brevets.

Un autre obstacle pratique est l’enchevêtrement complexe des compétences entre l’UE et les États membres en matière de propriété intellectuelle. Outre les brevets, l’accord sur les ADPIC prévoit également d’autres mécanismes de protection juridique6. Le plus important de ceux-ci est l’exclusivité des données et du marché. Dans l’UE, une entreprise qui lance un nouveau médicament peut bénéficier de l’exclusivité des données pendant une période de huit ans. Cela signifie que toutes les données de sécurité et d’efficacité issues des études cliniques ne peuvent être utilisées que par le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché.

En d’autres termes, même si le brevet est levé moyennant le recours à une licence obligatoire, un autre producteur ne peut pas demander d’autorisation de mise sur le marché pour le produit, à moins que toutes les études cliniques (des années de travail) ne soient à nouveau mises en place en interne. La division des compétences est complètement incohérente. L’octroi de licences obligatoires pour les brevets relève du droit national, tandis que les conditions juridiques de l’autorisation de mise sur le marché des médicaments (y compris, partant, l’octroi de l’exclusivité des données) relèvent principalement de l’UE.

De ce fait, aucun gouvernement ne peut intervenir dans la position de monopole d’une entreprise pharmaceutique. Si un État membre peut lever le brevet, sans lever l’exclusivité des données, un autre fabricant ne peut pas faire grand-chose. Et inversement, l’UE peut décider de lever l’exclusivité des données, mais le médicament reste alors protégé par un brevet dans chaque État membre.

Les travaux du Centre d’expertise visant à clarifier toutes les dispositions juridiques et pratiques relatives aux licences obligatoires montrent que les intérêts monopolistiques des grandes entreprises pharmaceutiques sont encore mieux protégés que beaucoup ne le pensent. Il nous appartient à présent, sur le plan politique, de débattre de ce qu’il convient de faire de ces conclusions.

Le lobby pharmaceutique était immédiatement prêt à faire une croix sur les licences obligatoires. De Tijd écrivait dans un article qui a coïncidé avec la publication du rapport : « Bien que les licences obligatoires soient légalement possibles, elles ne constituent pas une solution miracle pour les médica- ments onéreux. Cela est dû à des obstacles juridiques et économiques7 ». Et cela alors même que l’étude venait d’émettre une série de recommandations concrètes visant à affiner la législation belge. Sachant bien que la portée des licences obligatoires dans un petit pays comme la Belgique n’est effectivement pas infinie.

Il existe en effet déjà, au niveau européen, des propositions concrètes visant à améliorer la législation relative à l’exclusivité des données et des marchés. Ainsi, l’avocate néerlandaise Ellen ‘t Hoen, spécialisée dans le droit de la propriété intellectuelle, avait déjà publié un avis sur le sujet en 20178. En attendant, le meilleur moyen de donner l’exemple à l’échelle européenne est sans doute de mettre de l’ordre dans notre propre législation.

C’est également ce que demandent d’autres organisations, telles que Test-Achats, Fight Against Cancer et Médecins Sans Frontières 9. Les experts et les ONG soulignent par ailleurs que les licences obligatoires ne doivent pas forcément toujours être appliquées de manière effective, le simple fait d’avoir une législation en place peut déjà permettre de peser dans les négociations. Prenons l’exemple d’Orkambi au Royaume-Uni.

L’impact d’une économie pharmaceutique forte dans notre pays

À noter : outre les obstacles pratiques mentionnés, le rapport du KCE contient également un avertissement. Le recours aux licences obligatoires pourrait avoir des conséquences négatives pour notre économie. « Il existe un risque de voir ‘l’écosystème pharmaceutique déséquilibré’10». Notre pays compte en effet quelques très grandes entreprises pharmaceutiques employant plusieurs milliers de personnes, comme Pfizer et Novartis à Puurs, GlaxoSmithKline à Wavre et Janssen Pharmaceutica à Beerse. Quelle sera la réaction si nos poli- tiques deviennent plus critiques à l’égard de ces multinationales pharmaceutiques ? Est-il en effet peu judicieux pour un pays dont l’activité économique est importante dans le secteur pharmaceutique de s’opposer aux bénéfices excessifs des multinationales concernées ?

Qu’en est-il de l’économie pharmaceutique en Belgique ? Voici quelques chiffres sur l’état du secteur et son importance pour l’économie belge.

  • Les derniers chiffres sur l’emploi dans le secteur pharmaceutique sont disponibles sur Pharma.be, le lobby des entreprises pharmaceutiques. Ils renvoient aux données de l’Office national de sécurité sociale et parlent de 42 062 emplois directs dans le secteur11. Ce nombre est en augmentation. En 2017, il s’élevait à 36 612.
  • Un tiers des travailleurs ont un diplôme de l’enseignement primaire ou secondaire, deux tiers un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce ratio est à l’inverse de celui de l’industrie belge dans son ensemble. On trouve peu d’informations sur le profil exact des emplois. Il s’agit de personnes actives dans la R&D et les essais cliniques, la fabrication et la logistique, la commercialisation et la distri- bution. Parmi les 42 000 employés, 6 342 sont des chercheurs.

En 2019, la Belgique était le quatrième plus grand exportateur de produits pharmaceutiques au monde.

  • Près de 90 % des entreprises pharmaceu- tiques sont des petites ou moyennes entreprises (PME). Les 10 % restants représentent trois quarts de l’emploi. Quelques grands noms : Janssen Pharmaceutica : 5 100 emplois, GlaxoSmithKline : 9 000 emplois, Pfizer (à Puurs) : 4 000 emplois, Union Chimique Belge (UCB) : 2 500 emplois, et Takeda : 1 200 emplois12.
  • Ce secteur a un impact très important sur notre balance commerciale. Les exportations belges de produits pharmaceutiques ont totalisé 84,6 milliards d’euros en 2021. Il est toutefois important de noter qu’il y a eu une énorme augmentation due à la production de vaccins contre la Covid-19 dans notre pays (Pfizer). En 2020, la valeur des exportations s’élevait à 56,2 milliards d’euros. La Belgique était le quatrième plus grand exportateur de produits pharmaceutiques au monde en 2019, après l’Allemagne, la Suisse et les États-Unis 13. Globalement, le secteur contribue à hauteur de 23,3 milliards d’euros à la balance commerciale nationale. Celle-ci a enregistré un excédent de 14,3 milliards d’euros en 2021, soulignant par-là même l’importance de l’enjeu.

On comprend vite pourquoi nos politiciens belges sont si sensibles à la pression des sociétés pharmaceutiques et de leurs lobbyistes. Pensez aussi à la campagne pour la renonciation au brevet Covid. Le danger est-il réel ? Sur le plan économique, il y a de toute façon peu de rapport. Les licences obli- gatoires et autres décisions relatives au remboursement des médicaments sont distinctes des facteurs dont les entreprises ont besoin pour développer la recherche ou la production pharmaceutique.

Dans le contexte de la politique d’innovation, Pharma.be elle-même se réfère principalement au soutien de ses propres institutions de recherche et à la formation de travailleurs qualifiés sur le marché du travail. Ainsi qu’à la fiscalité, bien entendu. Ceux qui établissent un lien entre le remboursement des médicaments pour les patients belges et les investissements dans l’éco- nomie pharmaceutique belge doivent donc y voir, avant tout, un argument de chantage.

Les bénéfices de Big Pharma montent en flèche. Sa marge bénéficiaire brute s’élève à 32,2 % en moyenne, contre 17,5 % pour le reste de l’économie.

La question est de savoir si en tant que gouvernement, il faut se laisser guider par ce type de raisonnement. Nous savons pertinemment que le secteur ne manque pas d’argent. Les bénéfices de Big Pharma montent en flèche. Le groupe de recherche Gresea a récemment présenté une étude économique portant sur une vingtaine de multinationales pharmaceutiques. Ses conclusions ne laissent pas de place au doute. Ainsi, la marge bénéficiaire brute du secteur pharmaceutique est de l’ordre de 32,2 %, contre 17,5 % pour le reste de l’économie. Pour 100 euros de recettes provenant de la vente de médicaments, 32 euros sont des bénéfices14.

L’alternative structurelle : un Institut Salk européen

À long terme, bien sûr, ce qu’il faut, c’est une réforme de l’ensemble du modèle commercial pharmaceutique, plutôt que d’intervenir uniquement dans le cadre des négociations sur les remboursements. Est-il possible de modifier plus fondamentalement le système de développement des médicaments ?

La licence obligatoire est un outil que nous voyons comme ultime recours. Des médicaments qui ont déjà été développés, produits et remboursés (ou sont sur le point de l’être) peuvent être rendus abordables grâce à une licence obligatoire. Nous pouvons aussi changer la donne de manière plus fonda- mentale en reprenant le contrôle public beaucoup plus tôt dans le processus de recherche scientifique et de développement des médicaments.

Nous pourrions commencer par les médicaments et les vaccins qui sont vraiment essentiels pour notre santé publique. Il est possible de maintenir dans le domaine public les connaissances sur les médicaments et les vaccins que nous développons en grande partie avec des fonds publics. Pour cela, nous avons besoin d’une institution publique qui dispose des ressources et des capacités nécessaires pour changer radicalement le modèle économique de l’industrie pharmaceutique.

Une telle approche n’est possible qu’à l’échelle européenne, dans la mesure où c’est à ce niveau que le marché est organisé. Cela permet en outre de mettre en commun des budgets publics suffisants pour que l’institution que nous entendons mettre sur pied ait suffisamment de poids pour contester la puissante position monopolistique du titulaire du brevet. Le PTB et Médecine pour le Peuple ont lancé cette année une proposition concrète, celle de la création d’un Institut Salk européen, du nom de l’inventeur du vaccin contre la polio, Jonas Salk, qui a mis son vaccin à la disposition du monde entier sans brevet.

L’Institut Salk européen s’articulera autour de trois axes : un axe de recherche, un pôle de connaissances et un axe économique. L’axe de recherche revêt une importance primordiale pour le développement de nouvelles thérapies et de technologies de prévention et de diagnostic. En mettant en commun les ressources publiques pour la recherche au niveau européen, nous créons un énorme fonds de recherche destiné au financement de la recherche, mais aussi au renforcement de nos capacités de recherche propres. Le fonds de recherche peut sous-traiter des études à des tiers, y compris des entreprises privées, à une condition : tous les résultats de la recherche sont partagés et ne sont pas protégés par des brevets privés. La science ouverte (Open Science) devient le principe directeur.

Le pôle de connaissances protège les connaissances collectives ainsi créées. En maintenant les brevets dans le domaine public, ceux-ci peuvent servir de base aux licences ouvertes. Le pôle de connaissances joue égale- ment un rôle actif dans l’échange de savoir-faire et d’expertise entre les scientifiques, de sorte que les connaissances sont partagées entre les institutions gouvernementales à tous les niveaux, les universités, les entreprises privées et les scientifiques individuels qui sont prêts à partager leurs connaissances eux-mêmes.

Enfin, l’axe économique doit garantir l’adéquation entre l’offre et les besoins. Il doit effectuer ses propres analyses des besoins et peut lancer des appels d’offres publics sur cette base, auxquels les entreprises peuvent répondre. Parallèlement, il devra également développer ses propres capacités de production afin de pouvoir fabriquer lui-même les produits que les entreprises privées refusent de produire.

Un tel institut servirait de levier pour renverser radicalement le modèle économique de l’industrie pharmaceutique. Le bien commun remplacerait alors la recherche du profit comme point de départ. Les nouvelles technologies seraient mieux adaptées aux besoins et les technologies nouvelles et existantes deviendraient accessibles à celles et ceux qui en ont besoin.

Footnotes

  1. « Dure geneesmiddelen zetten ziekteverzekering steeds zwaarder onder druk », Christelijke Mutualiteit, 7 octobre 2021.
  2. Notre assurance maladie devrait payer un prix de 89 millions d’euros par an. Sur ce montant, 2,6 millions d’euros vont à la production proprement dite et 39 millions d’euros disparaissent directement dans les poches des actionnaires. C’est ce que révèlent les calculs du service d’études du PTB. « Une entreprise pharmaceutique prend en otage l’assurance maladie et les personnes atteintes de la mucoviscidose », PTB, 11 juillet 2022.
  3. Van Zimmeren Esther, Minssen Timo, Paemen Liesbet, Van Dyck Walter, Luyten Jeroen, Janssens Rosanne, Barbier Liese, Simoens Steven, Pouppez Céline, Cleemput Irina, Vinck Imgard. « Licences obligatoires pour les médicaments onéreux : considérations juridiques et économiques », Health Services Research (HSR). Bruxelles. Centre fédéral d’expertise sur les soins de santé (KCE). 2022. Rapports KCE 356 A.
  4. Pour avoir droit à un brevet, le produit ou l’idée que vous avez découvert doit répondre à trois critères. Il doit être nouveau, n’ayant pas encore été décrit nulle part. Il doit être novateur, pas évident. Et il doit être applicable industriellement. Un office des brevets examine si la demande de brevet répond à ces critères.
  5. Ellen ‘t Hoen, « Cystic Fibrosis Medicines Wars In Europe », Medicines Law & Policy, 3 février 2019.
  6. Les législations européenne et belge prévoient diverses formes de protection supplémentaire qui sont soit implicitement acceptées, soit explicitement incluses dans les ADPIC et autres traités et règlements internationaux. Il s’agit notamment de l’exclusivité des données et du marché, des secrets commerciaux, de la protection des données et de la protection des droits d’auteur, notamment.
  7. « Dwanglicenties voor goedkopere geneesmiddelen geen mirakeloplossing », De Tijd, 14 juin 2022
  8. Ellen ‘t Hoen plaide pour l’inclusion de dispositions légales dans la législation européenne et nationale permettant une exemption de l’exclusivité des données et du marché pour les génériques dans certaines circonstances. Contrairement au régime des licences obligatoires pour les brevets, il n’existe actuellement aucune forme d’exemption à ce règlement d’exclusivité. E.F.M. ‘t Hoen et al. « Data exclusivity exceptions and compulsory licensing to promote generic medicines in the European Union : A proposal for greater coherence in European pharmaceutical legislation », Journal of pharmaceutical policy and practice, nr. 10, 2017, p. 19.
  9. « Kunnen dwanglicenties helpen om geneesmiddelen betaalbaarder te houden? », Testaankoop Gezond, 14 juin 2022.
  10. Le rapport scientifique du KCE prévoit même que d’éventuelles « mesures de rétorsion » sont possibles. « En général, les théories de l’innovation prévoient que les entreprises réduiront leurs investissements dans un pays où elles ne peuvent pas exploiter pleinement leurs droits de propriété intellectuelle. […] Ce n’est pas seulement à cause de l’objectif de profit immédiat, de simples représailles de la part du détenteur du brevet sont également possibles. En partie comme un signal pour les autres pays qui envisagent de faire de même, en partie pour influencer les futures décisions de politique intérieure. »
  11. « Le secteur biopharmaceutique belge. Acteur phare de l’écosystème innovant. Chiffres- clés de l’industrie pharmaceutique en 2021 », Pharma.be.
  12. « Boomende Belgische farma vecht om schaars talent », De Tijd, 10 février 2022.
  13. Anshool Deshmukh, Rosey Eason, « Visualizing the world’s biggest pharmaceutical companies », Visual Capitalist, 17 septembre 2021.
  14. Herni Houben, «Big Pharma — Le profit contre la santé », Gresea Échos nr. 111, septembre 2022.