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La tentative de construire une société solidaire – l’Unidad Popular au Chile, 1970-1973

Jorge Magasich

—22 septembre 2020

Le 4 septembre 1970, Salvador Allende, le candidat de l’Unité populaire, gagne les élections présidentielles. Au-delà de son interruption violente, ce projet pourrait servir de référence aux futures tentatives de construction de sociétés solidaires.

Le 4 septembre 1970, lors de sa quatrième tentative, Salvador Allende, le candidat de l’Unité populaire, gagne les élections présidentielles avec 36,6 % des voix. Une victoire surprenante qui soulève beaucoup d’espoirs, au Chili et ailleurs. Le parti communiste chilien, troisième parti, est le seul parti communiste du bloc occidental qui réussit à participer à un gouvernement en pleine guerre froide. Les sociaux-démocrates croient enfin pouvoir prouver qu’il est possible de concilier socialisme et démocratie. Les chrétiens de gauche y voient l’occasion d’appliquer « l’option préférentielle pour les pauvres » décidée à Medellín en 1968. Et les laïcs ressentent une certaine fierté de voir un franc-maçon à la tête d’un pays majoritairement catholique. Cette expérience sera suivie attentivement en Amérique latine et en Europe, notamment par l’Union de la gauche en France.

Jorge Magasich est professeur d’histoire contemporaine et d’histoire de l’Amérique latine à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (Bruxelles), auteur d’Une Histoire de l’Unité Populaire, dont les deux premiers volumes paraîtront cette année. Il a également publié Los que dijeron ‘No’, 2008, LOM [Ceux qui ont dit “Non” : histoire du mouvement des marins chiliens opposés au coup d’Etat de 1973].

La mémoire sociale a retenu sa fin tragique en 1973, le martyre du Président et le torrent d’atrocités qui ont suivi. De même, l’histoire des campagnes de presse, de boycotts et de déstabilisations, et des opérations secrètes orchestrés par la CIA pour provoquer le coup d’État, est relativement bien documentée1.

Par contre, le projet des gauches chiliennes demeure moins connu. Celui-ci considère – avec doutes et réticences – qu’il est possible d’entamer des transformations socialistes dans le cadre, certes limité, de la légalité mais qui inclut les acquis démocratiques obtenus grâce aux luttes sociales.

Le temps des humbles

Le rôle central acquis par « ceux d’en bas » est la donnée essentielle pour comprendre les mille jours sans doute les plus animés du XXe siècle pour les Chiliens.2 Les humbles ont ressenti le sentiment fascinant de forger leur destin, persuadés que, désormais, ils allaient exercer une influence sur le cours de l’Histoire. Ceux qui, autrefois, se résignaient à leur position sociale modeste, ont levé la tête, faisant sentir qu’ils existaient et comptaient, ce qui est une caractéristique commune à toutes les révolutions. « Dans cette atmosphère révolutionnaire spéciale et distincte, la politique est vécue en pleine historicité3 », confirme le sociologue Tomás Moulián. Des ouvriers, des domestiques et même des paysans modifient leur comportement ; la transgression des hiérarchies fait partie de la vie quotidienne.

Le soutien des déshérités au gouvernement, même lors des difficultés économiques des deuxième et troisième années, ne s’explique pas seulement par les progrès matériels qui améliorent quelque peu la vie. Cela a compté, bien sûr. Mais la sensation d’apprivoiser l’avenir a davantage compté.

La danseuse anglaise Joan Turner, qui vivait au Chili depuis les années 1950, observe comment la forte baisse du chômage permet à de nombreuses femmes modestes de travailler dans des entreprises nationalisées, équipées de jardins d’enfants. Devenir servante n’est plus leur seul avenir. Elle se souvient de Rosita qui, à la fin des années 1960, lavait le linge des résidents d’un quartier plutôt huppé de la commune de Las Condes. Joan revoit Rosita en 1972. Rosita a changé. Elle habite le même quartier, où on est en train d’installer des égouts et l’eau potable. Sa maison semble plus propre et en meilleur état. Elle est impliquée dans des organisations de quartier, convaincue qu’elle contribue au bien-être de la communauté et de sa famille. Quand elle voit Joan, elle l’appelle compañera Juanita, et non pas señora comme avant. Cette fois-ci la conversation ne concerne pas des chemises et des draps, mais des cours de danse dans le quartier, « signe d’une confiance en soi récemment trouvée4 ».

La vie des humbles est certainement meilleure et leur position dans la société aussi, à tel point qu’aux élections municipales d’avril 1971, l’Unité populaire dépasse les 50 %. Et elle obtiendra presque 44 % lors des élections parlementaires de mars 1973, mieux que les gouvernements précédents à mi-mandat.

La forte baisse du chômage permet à de nombreuses femmes modestes de travailler dans des entreprises nationalisées, équipées de jardins d’enfants.

Par contre, presque tous les nantis et une grande partie de la classe moyenne vivent cette période dans la peur et l’angoisse. D’où la radicalité de l’opposition qui se manifeste fortement depuis la fin 1971, lorsque l’inflation se déchaîne, suivie de la pénurie de certaines marchandises, des longues files pour les acquérir et de l’apparition du marché noir. Les courants conservateurs, persuadés que le gouvernement amène le pays au totalitarisme, passent d’une opposition radicale à l’insurrection. Ils tentent de paralyser le pays et de renverser ainsi le gouvernement : leur presse, majoritaire, prend des tons virulents, ils organisent des grèves générales, des boycotts et des attentats, « un mai 1968 au front renversé », observe Armand Mattelart dans le documentaire La Spirale. Mais la droite seule ne suffit pas. Le virage à droite du parti démocrate-chrétien sera décisif. Celui-ci est lié, comme la droite, à des secteurs sociaux profondément troublés par les réformes, les difficultés économiques et la nouvelle position sociale acquise par « ceux d’en bas ». Ensemble, les droites clament pour que quelqu’un « rétablisse l’ordre », à tout prix.

Transformations en profondeur

Le cuivre, la principale richesse du pays, était exploité depuis le début du XXe siècle par la Kennecot et l’Anaconda, deux multinationales ayant leur siège aux États-Unis, qui obtiennent des bénéfices exorbitants, dont ils ne laissent qu’une faible partie au pays. La nationalisation était une demande historique de la gauche. En 1970 elle rencontre un soutien quasi unanime. Elle prend la forme d’une réforme constitutionnelle qui inclut la prééminence de l’intérêt général sur l’intérêt privé, le contrôle absolu des richesses du sous-sol par l’État et la nationalisation des mines.

Une indemnisation est prévue, mais la réforme introduit le principe de la déduction des « bénéfices excessifs », une notion basée sur celle des excess profits pratiquée aux États-Unis pendant la guerre : les profits dépassant 5 % étaient taxés jusqu’à 82 %5. Il revient au président de définir le bénéfice correct. Allende le fixe à 12 %. Les sur-bénéfices seront donc déduits de l’indemnisation. De 1930 à 1970, les multinationales avaient fait 1 576 millions de dollars de bénéfices pour un investissement de 647 millions6. Déductions faites, l’indemnisation devient négative pour trois mines (ramenée à zéro), et celle des deux autres est ramenée à 28 millions de dollars. La récupération du cuivre est tellement populaire que ni l’opposition démocrate-chrétienne ni même celle de droite, majoritaires, n’osent voter contre. Le 11 juillet 1971, la nationalisation obtient l’unanimité du Parlement.

Aujourd’hui, le cuivre est en train d’être privatisé : en 1990, 90 % de la production était publique ; aujourd’hui, ce n’est plus que 28 %.

Quarante ans plus tard – après 17 ans de dictature et 23 ans de transition – , le président de la Corporación Nacional del Cobre de Chile, qui gère toujours l’ensemble de la production de cuivre au Chili, annonce qu’entre 1971 et 2013, les apports au budget de la nation ont dépassé 107 000 millions de dollars7. Sans ces ressources, et malgré une loi de la dictature abrogée récemment qui destinait obligatoirement 10 % des ventes de cuivre à l’armée pour l’achat d’armements, le pays aurait difficilement connu des périodes de croissance économique, certes très inégalitaire. Or, en dépit du bon sens, le cuivre est en train d’être privatisé : en 1990, à la fin de la dictature, 90 % de la production était publique ; aujourd’hui, ce n’est plus que 28 %. Les cinq mines nationalisées en 1971 sont encore aux mains de l’État, mais toutes les nouvelles mines ont été cédées à des multinationales8.

Une deuxième mesure qui laissera des traces est la fin de l’agriculture archaïque basée sur quelque six mille grands domaines, chacun de plusieurs centaines d’hectares, en général mal cultivés, peu productifs, et où les paysans vivaient dans la misère.

Une loi de Réforme agraire avait été votée en 1967 sous le gouvernement démocrate-chrétien, avec l’appui de la gauche. Elle permettait l’expropriation des domaines, laissant au propriétaire une « réserve » de 80 hectares, et l’organisation de coopératives où les travailleurs bénéficiaient d’assistance technique et financière pendant cinq ans. Ils devaient ensuite décider entre la coopérative ou la division de la terre en parcelles individuelles.

Sous le gouvernement démocrate-chrétien, 1 400 domaines avaient été réformés, totalisant 3,5 millions d’hectares. Sous l’Unité populaire, la loi est appliquée radicalement : 4 399 domaines et 5,9 millions d’hectares passent au « secteur réformé9 », ce qui marque la fin du latifundium. Une grande partie de la paysannerie, un tiers de la population en 1970, accède à une nouvelle vie.

Après le coup d’État, 28 % des terres expropriées seront restitués, 38 % vendus aux enchères ou rendus à l’État, souvent à l’armée, et 33 % divisés en fermes privées. Dépourvus de l’aide publique, beaucoup de paysans finiront par s’endetter et par vendre. Des domaines moins étendus, de 20 à 80 hectares, et plus productivistes, souvent tournés vers l’exportation, vont alors apparaître. La Réforme a été dépouillée de sa dimension sociale, mais elle a incontestablement permis une modernisation capitaliste de l’agriculture10.

Un autre pan du programme de l’Unité populaire est la création du secteur social de l’économie. Le Chili était alors un pays semi-industrialisé dont la production industrielle était tournée vers le tiers de la population qui seul pouvait l’acquérir. La moitié des 10 millions de Chiliens ne pouvait consacrer leurs piètres revenus qu’à leur survie. Le gouvernement populaire va, d’une part, augmenter sensiblement les revenus des plus démunis, stimulant ainsi la demande, et, d’autre part, prendre le contrôle des entreprises stratégiques pour y investir et orienter la production vers les besoins de la population.

Déterrant des lois oubliées mais non abrogées datant de 1932, le gouvernement trouve les moyens légaux lui permettant de nationaliser. En 1971, les salaires augmentent sensiblement, le chômage tombe considérablement et une bonne centaine d’entreprises, et presque toutes les banques, passent dans le secteur social de l’économie. Le bilan est difficile à établir. Certaines augmentent considérablement la production, d’autres sont déficitaires mais les entreprises publiques ont permis aux démunis d’acquérir des marchandises autrefois inabordables. Après le coup d’État, elles seront restituées aux anciens propriétaires.

Le gouvernement de Allende mettait fin au fléau de la malnutrition infantile et construisait 158 000 logements en trois ans, plus qu’avant et qu’après, la plupart à la portée des plus faibles revenus.

Enfin, l’Unité populaire tente de mettre en place un État chargé d’assurer le droit de tous à l’éducation, à la santé, au logement et à la culture. La population scolaire passe de 2,5 à 3 millions et tous les mineurs de moins de 15 ans reçoivent gratuitement un demi-litre de lait par jour, ce qui met fin au fléau de la malnutrition infantile ; 158 000 logements ont été construits en trois ans, plus qu’avant et qu’après, la plupart à la portée des plus faibles revenus11. La maison d’édition publique Quimantú publie à cadence soutenue les classiques nationaux et étrangers, tout comme les jeunes écrivains, à des tirages exceptionnels de 100 000 exemplaires, vendus à des prix très démocratiques. Pour surmonter l’absence de librairies dans les quartiers populaires, les livres sont distribués via les kiosques. Ce bouillon social est aussi un terreau fertile pour la création. S’épanouissent alors la Nouvelle chanson, le Nouveau cinéma et théâtre et une vague littéraire cherchant l’authenticité de la réalité latino-américaine, qui vont marquer l’esthétique de l’époque. On n’a jamais tant vu, lu, écouté et créé.

L’histoire de l’Amérique latine du XXe siècle ne connaît pas d’autre exemple de transformations d’une telle profondeur en si peu de temps : ni le président mexicain Lázaro Cárdenas, le père de la première réforme agraire et de la nationalisation du pétrole, ni des réformateurs comme Jacobo Arbenz au Guatemala ou João Goulart au Brésil n’en ont fait autant en trois ans.

Au-delà de son interruption violente, ce projet pourrait servir de référence aux futures tentatives de construction de sociétés solidaires. 

Footnotes

  1. Voir le rapport du Sénat étasunien, Covert Action in Chile (1975), et les travaux de Peter Kornblut, The Pinochet file. A declassified dossier on atrocity and accountability, the New York Press, 2003, et Los EEUU y el derrocamiento de Allende. Una historia desclasificada, Ed B, 2003.
  2. Nous empruntons ce intertitre au roman graphique de Désirée et Alain Frappier, paru en juin 2020 aux éditions Steinkis.
  3. Moulian, Conversación interrumpida con Allende, LOM, 53, 1998.
  4. Joan Jara, Víctor Jara, un canto truncado, Delbolsillo, pp. 298-299, 2001 (Joan était la femme du chanteur V. Jara).
  5. Novoa Monreal Eduardo, La Batalle del cobre, Quimantú, pp. 218-219, 1972.
  6. Allende, discours du 11/7/1971, www.papelesdesociedad.info/IMG/pdf/discursos_y_mensajes_allende_y_neruda.pdf.
  7. Www.codelco.com/codelco-completa-mas-de-107-mil-millones-de-dolares-de-aporte-a-chile/prontus_codelco/2013-07-11/112003.html.
  8. Claudio Lorca et José Ignacio Ponce, « Nacionalización y privatización del Cobre. Una historia, nuestro presente, nuestro futuro », Le Monde Diplomatique, edición chilena, 24/6/2013.
  9. World Bank, Chile: an economy in transition, p. 90, 1980.
  10. Widmyer Nicholas, El pueblo aquí está totalmente humillado. La Contrarreforma Agraria en Chile, www.cedocmuseodelamemoria.cl/wp-content/uploads/2015/12/Nicholas-Widmyer.pdf, 2015.
  11. Miguel Lawner, Memorias de un arquitecto obstinado, LOM, p. 171, 2013.