Loin des communiqués triomphants, l’approche européenne a en fait prolongé la pandémie. Et, tout en la rendant plus dangereuse, elle continue de le faire.
En avril 2020, en pleine première vague du Covid-19, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, fait une promesse cruciale: le futur vaccin devra être un bien universel. Le 1er mai, elle obtient le soutien de la chancelière allemande, Angela Merkel, du président français Emmanuel Macron et du premier ministre italien Giuseppe Conte. Leur appel publié dans la presse semble limpide: «Si nous arrivons à développer un vaccin produit par le monde entier pour le monde entier, il s’agira alors d’un bien public mondial unique du 21e siècle. Avec nos partenaires, nous nous engageons à le rendre disponible, accessible et abordable pour tous».
L’indispensable promesse du bien commun
La promesse de faire du vaccin un bien commun se fait sous la pression d’une opinion publique confinée entre quatre murs depuis des mois et d’une économie suspendue aux aléas de la pandémie. Elle n’en reste pas moins cruciale du point de vue de la santé globale. Lorsqu’une pandémie fait rage, personne n’est protégé tant que tous ne sont pas protégés. Les variants en sont aujourd’hui l’illustration la plus tragique. Plus le virus circule, où que ce soit sur la planète, plus le risque de variants augmente. En mars 2021, sur 77 épidémiologistes de 28 pays, deux tiers considèrent qu’il reste au maximum un an avant que le Covid-19 ne mute au point que nous ayons besoin de nouveaux vaccins, révèle un sondage du People’s Vaccine Alliance. Et ces variants ne connaissent pas de frontières.Il faudrait que les vaccins circulent plus rapidement que le virus pour l’éradiquer. Vu le caractère mondial d’une pandémie, cela nécessitera de produire une énorme quantité de vaccins en peu de temps. Il faut donc lever tous les obstacles limitant la production des vaccins. Les droits de propriété intellectuelle en sont un. Des brevets aux secrets d’affaires, ces droits de propriété intellectuelle garantissent des profits faramineux aux entreprises, en réservant à une ou quelques-unes d’entre elles un monopole sur le vaccin. Ce sont elles alors qui décident combien de vaccins produire et à quel prix les vendre. Cependant, comme aucune entreprise pharmaceutique ne dispose d’une capacité de production suffisante pour fournir un vaccin à tout le monde, ce genre de monopole provoque inévitablement une pénurie mondiale de vaccins. En levant les droits de propriété intellectuelle et en partageant la technologie, en revanche, toutes les entreprises qui voudraient et qui en sont capables, pourraient produire le vaccin.
Si le vaccin n’avait pas abouti, l’argent octroyé aux entreprises pharmaceutiques par des accords de préachat aurait été en grande partie perdu.
Quand je soulève la question le 16 avril 2020 en séance plénière du Parlement européen, je suis le seul des 137 députés qui prennent part au débat à problématiser la question des monopoles pharmaceutiques. Cette nécessité de partage, d’échange et de coopération mondiale se trouve pourtant à la base de l’initiative portée à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) par le gouvernement costaricain, notamment. En mai 2020, l’OMS et ses partenaires lancent le «pool d’accès aux technologies Covid-19» (CTAP) pour faciliter l’accès rapide, équitable et abordable aux technologies de santé utiles contre le Covid-19. En permettant de partager la propriété intellectuelle et le savoir-faire par la mise en commun, l’OMS espère rapidement augmenter le nombre de producteurs de vaccins.
Une stratégie européenne autocentrée
Le 17 juin, la Commission européenne publie enfin sa «stratégie européenne en vue d’accélérer la mise au point, la fabrication et le déploiement de vaccins contre le COVID-19». En soi, une approche européenne commune a du sens. Les pays de l’UE, englobant environ 450 millions d’habitants, pourraient unir leur force de frappe financière pour développer rapidement des vaccins et s’imposer face à la puissante industrie pharmaceutique pour obtenir des conditions favorables et garantir un accès universel au vaccin. En outre, la Commission européenne représente les États européens à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) qui a, elle aussi, la faculté de suspendre les droits de propriété intellectuelle et de faciliter un partage des technologies.En paroles, la stratégie européenne insiste toujours à raison sur le fait que «le défi n’est pas seulement européen, il est mondial. Toutes les régions du monde sont touchées. La propagation du virus a montré qu’aucune région n’est à l’abri tant que le virus n’est pas maîtrisé partout. Il est de la responsabilité des pays à haut revenu, en plus d’être dans leur intérêt, d’accélérer la mise au point et la production d’un vaccin sûr et efficace et de rendre celui-ci accessible à toutes les régions du monde. L’UE fait sienne cette responsabilité».En réalité, la stratégie proposée par la Commission part toutefois d’abord d’une autre préoccupation: garantir la cohésion européenne. Début juin, la France, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas, unis au sein de l’Alliance inclusive pour le vaccin (Inclusive Vaccine Alliance), ont annoncé leur premier contrat avec AstraZeneca pour une livraison de 400 millions de doses. Le risque que comporte cet accord pour l’Union européenne est palpable. Personne n’a oublié comment, à peine quelques mois auparavant, certains États membres avaient bloqué l’exportation de matériel médical vers d’autres pays européens dans le besoin. Si l’Allemagne devait rafler toutes les doses disponibles, tandis que la Bulgarie manquerait de vaccins, cela fragiliserait davantage une cohésion européenne déjà mise à mal.Plutôt que de vouloir unir pour être plus forts ensemble face à l’industrie pharmaceutique, la stratégie européenne vise donc en premier lieu à s’imposer sur la scène internationale, et éviter que certains États membres, plus riches, s’approprient la plus grosse part d’un gâteau au détriment d’autres pays membres. Sans toucher aux intérêts des industries pharmaceutiques, l’Union européenne essaiera d’accaparer un maximum de doses de vaccins, au détriment du reste du monde, et tentera une distribution équitable entre pays membres. La stratégie européenne s’articule alors principalement autour d’accords d’achats anticipés de doses de vaccin, négociés conjointement par les pays européens avec certaines entreprises pharmaceutiques, de préférence basées en Europe. La Commission européanise en quelque sorte le «nationalisme du vaccin». Europe First, une stratégie manifestement incompatible avec le caractère mondial de la menace.
Même quand une majorité du Parlement européen vote en faveur du dit TRIPS Waiver, la Commission européenne refuse de reconnaître les résultats.
La «solidarité internationale européenne » tant claironnée se limite en revanche à peu près à des récoltes de fonds. Lever des fonds pour que d’autres achètent des vaccins, tout en raflant soi-même au maximum les futurs stocks de vaccins, la contradiction est palpable. Difficile en effet de ne pas lire dans ce message européen au reste du monde: «achetez des vaccins… s’il en reste». L’UE exporte certes une grande partie des vaccins produits sur son sol, comme la Commission n’a cessé de le répéter. Mais, non seulement, la majorité des vaccins sont vendus au prix fort à des pays qui peuvent se le permettre (Suisse, Australie, Canada, Japon, …), mais, en août 2021, la presse révèle que l’Union européenne a même conclu un accord avec Johnson & Johnson afin d’importer en Europe des vaccins produits en Afrique du Sud, à un moment où, en Afrique, seulement deux doses ont été administrées par cent habitants.
Risque public, profits privés
Les contrats d’achat, dont la Commission essaie désespérément de cacher le contenu, se révèlent extrêmement favorables aux entreprises pharmaceutiques. Afin d’accélérer le développement des vaccins et garantir l’accès au vaccin des pays européens, les accords de préachat transfèrent le risque par rapport au développement du vaccin des entreprises aux autorités publiques. Le terme anglais utilisé par la Commission européenne est éloquent: «de-risk», enlever le risque commercial afin de permettre un développement plus rapide des vaccins. En d’autres termes, si le vaccin n’aboutit pas, l’argent octroyé à l’entreprise par ces accords aura été en grande partie perdu.
Considérant que le risque d’investissement est transféré au public, chaque accord d’achat de vaccin comporte logiquement un chapitre sur les droits de propriété intellectuelle. La question de la propriété intellectuelle sera donc à chaque fois négociée. L’importance des fonds publics, des milliards d’euros, qui ont été, et seront ensuite, investis dans la recherche et le développement, mais aussi la production des vaccins rendent entièrement légitime une action sur les brevets, même d’un point de vue comptable. Il serait plus que logique qu’en échange des fonds publics reçus pour la recherche et le développement, la propriété finale du produit reste entre des mains publiques. Ce ne serait même pas une primeur au niveau européen. Une telle formule est déjà utilisée dans le programme spatial européen.
Pourtant, au lieu d’utiliser son poids spécifique pour imposer un accès universel au vaccin, la Commission se laisse dicter la loi par les entreprises pharmaceutiques. Elle laisse systématiquement la propriété intellectuelle aux entreprises, mettant à nu l’hypocrisie des promesses de Von der Leyen, Merkel et Macron en faveur d’un vaccin qui serait un bien commun. Dans certains contrats, comme celui avec l’entreprise allemande Curevac, la Commission accepte même des clauses qui interdisent aux pays européens de partager les vaccins avec d’autres pays ou des organisations humanitaires sans l’accord de l’entreprise pharmaceutique.
En réponse à une de mes questions parlementaires sur la portée exacte de sa promesse de faire du vaccin un bien commun universel, la commissaire européenne à la Santé, la chypriote Stella Kyriakides, admettra ensuite platement qu’il ne s’agit pour elle que d’une formule rhétorique dépourvue de toute signification juridique. En dépit des beaux discours, l’UE ne compte nullement s’engager dans la voie d’une levée des brevets. Par rapport au partage des technologies et des droits de propriété intellectuelle, la position européenne se limite à une simple demande de mise en commun volontaire. Donc, si les entreprises ne veulent pas partager leurs technologies, l’Union européenne ne les y oblige pas. Afin de ne pas entraver les profits que les entreprises pharmaceutiques comptent faire sur la vente du vaccin, la Commission européenne accepte ainsi de fait une pénurie mondiale de vaccins.
Qui plus est, l’UE devient même progressivement le plus ardent défenseur des droits de propriété intellectuelle au niveau mondial. À l’OMC, où l’Afrique du Sud et l’Inde prennent l’initiative de proposer une suspension horizontale des droits de propriété intellectuelle, un «TRIPS Waiver»1. La Commission européenne sabote toute discussion dès le début. Session après session, elle répète en boucle que rien n’indique que les droits de propriété intellectuelle représentent un véritable obstacle à l’encontre de ces médicaments et technologies. Le porte-parole de la Commission pour la santé, Stefan de Keersmaecker, ose même affirmer à la télévision que la suspension des brevets pour les technologies liées aux vaccins ne serait d’aucune utilité en raison de la grande complexité de ces technologies; et ce, tandis que de nombreuses entreprises se disent prêtes à produire le vaccin et que BioNTech – partenaire de Pfizer – vante elle-même sur son site toute la facilité du transfert technologique.
Les conséquences de l’obstination européenne
La Commission affirme que le problème est un manque de capacité productive, pas le brevet. Pourtant, en mars 2021, les économistes Joseph Stiglitz et Michael Spence sont catégoriques: selon ces lauréats du prix Nobel, il ne devrait pas y avoir de pénurie de vaccins du tout2. Ils estiment à 9,72 milliards de doses la capacité de production pour 2021 rien qu’aux États-Unis, en Inde et en Chine3. Selon les estimations d’Oxfam, pour la production de vaccins approuvés contre le Covid-19, on utilise seulement 43% de la capacité mondiale.
En parfaite contradiction avec ses propres déclarations, en mars 2021, la Commission européenne trouve elle-même facilement 300 entreprises européennes pouvant contribuer de diverses manières à la production des vaccins4. Une rapide enquête de l’Associated Press identifie des usines sur trois continents différents qui pourraient commencer à produire des centaines de millions de vaccins5. Sans levée générale des brevets, ni partage technologique par le C-TAP, ces entreprises doivent être incluses une à une, accord bilatéral après accord bilatéral, dans la chaîne de production. Entre-temps, différents pays asiatiques, de la Thaïlande à la Chine, doivent expérimenter avec des technologies ARN messager déjà disponibles ailleurs. Un nonsens total.
Au niveau européen, le lobby pharmaceutique dépense plus de 36 millions d’euros par an et déploie au moins 290 lobbyistes.
Si les dirigeants européens prétendent avoir d’autres façons de garantir un accès universel au vaccin, un an après, force est de constater l’échec de cette stratégie. Le 17 mai 2021, le directeur général de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus prend acte des conséquences de ce refus d’agir sur les droits de propriété intellectuelle en déclarant que le monde se trouve maintenant en état «d’apartheid vaccinal». Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, note que: «Aujourd’hui, dix pays ont administré 75% de tous les vaccins COVID-19 mais, dans les pays pauvres, les professionnels de la santé et les personnes souffrant de pathologies sous-jacentes n’y ont pas accès. Cette situation n’est pas seulement manifestement injuste, elle est également vouée à l’échec6». La revue médicale The Lancet constate amèrement les limites du mécanisme international COVAX, soutenu par l’UE comme mécanisme d’achat groupé de vaccins pour d’autres pays: «Sur les 2,1 milliards de doses de vaccin COVID-19 administrées dans le monde jusqu’à présent, le COVAX a été responsable de moins de 4%7».
Les chiffres et les estimations divergent, mais le constat est indiscutable. Au moment où l’Europe espère vacciner 70% de sa population, l’Inde – pourtant parfois appelée pharmacie du monde à cause de sa production de médicaments génériques – dépasse à peine les 5%8. Globalement, 85% des doses qui ont été administrées dans le monde l’ont été dans des pays à revenu élevé ou moyen supérieur. Seulement 0,3% des doses ont été administrées dans des pays à faible revenu, note le New York Times le 15 juillet 20219.
Mais rien ne semble ébranler les certitudes de la Commission européenne et des principaux gouvernements européens. Quand Thierry Breton – commissaire responsable entre autres pour l’industrie pharmaceutique – affirme laconiquement sur Twitter que l’Europe a prévu d’agir sur les brevets, il ment10. La politique concrète de la Commission ne change pas d’un iota.
Même une nouvelle proposition formulée par l’Afrique du Sud et l’Inde auprès de l’OMC en mai 2021 n’y change rien. Et quand – sous la pression d’une large mobilisation citoyenne – une majorité du Parlement européen vote, tant en mai qu’en juin 2021, en faveur dudit TRIPS Waiver, la Commission européenne refuse de reconnaître les résultats. Une fuite relève qu’à huis clos, les fonctionnaires de la Commission vont jusqu’à prétendre qu’il y a eu erreur et qu’il n’y a pas de majorité parlementaire en faveur de la levée des brevets, bien que la résolution finale ait été approuvée avec environ cent voix de différence11. La Commission pousse même les autres institutions à ignorer le vote du Parlement européen. Les masques tombent enfin. La Commission européenne obéit à Big Pharma, pas au Parlement européen.
Expliquer les tabous européens
En Europe aussi, un large mouvement grandissant, composé de syndicats et d’ONG, de partis politiques et de scientifiques, se mobilise, notamment à travers une initiative citoyenne européenne visant à pousser la Commission européenne à prendre une initiative législative en faveur de la levée des brevets.
Comment expliquer que la Commission européenne résiste? Comment expliquer que celle-ci négocie des contrats d’achat avec les industries pharmaceutiques qui, d’une part transfèrent le risque d’investissement vers le public, mais d’autre part laisse toute la propriété des vaccins dans les mains des entreprises et «oublie» même d’exiger des délais contraignants de livraison? Comment une coalition de 27 pays parmi les plus riches et puissants du monde – si à cheval sur l’austérité budgétaire–– peut accepter que Pfizer leur impose un prix qui augmente à chaque contrat, tandis que les coûts de production baissent?
Il est indiscutable que l’influence des lobbies pharmaceutiques, tant au niveau européen qu’au niveau national, est énorme. En Belgique, GSK a réussi à faire passer une loi fiscale sur mesure qui limite l’impôt à payer sur les revenus de brevets, rendant ces derniers déductibles à 80%12. Au niveau européen, le lobby pharmaceutique dépense plus de 36 millions d’euros par an et déploie au moins 290 lobbyistes, selon un inventaire de l’ONG Corporate Europe Observatory13. Mais Big Pharma bénéficie aussi d’un accès privilégié aux décideurs politiques européens. Des chiffres récents soulignés par la Deutsche Welle, radio et télévision publiques allemandes de diffusion internationale, révèle un déséquilibre extrême entre les opposants et les partisans d’une levée des brevets par l’OMC14. La Commission européenne a rencontré 140 fois les sociétés pharmaceutiques et leurs associations et 18 fois les sociétés de médicaments génériques. En revanche, une seule association favorable à la levée des brevets a pu rencontrer la Commission européenne. Même Médecins Sans Frontières se voit refuser des entretiens avec la Commissaire européenne à la santé.
Les lobbies ont donc bel et bien énormément de pouvoir, mais la facilité d’accès dont ils jouissent, tout comme leur présence au cœur même des institutions européennes, indique que le problème est structurel. En août 2020, la presse révèle que le suédois Richard Bergström fait partie de sept négociateurs-clés chargés de négocier pour l’UE, les contrats d’achat anticipé de vaccins avec le secteur pharmaceutique15. Bergström est alors encore copropriétaire de PharmaCCX et impliqué dans Hölzle, Buri & Partner Consulting, deux sociétés fournissant des services au secteur pharmaceutique. Et, entre 2011 et 2016, il a été à la tête d’EFPIA, principal lobby pharmaceutique européen. Pourtant, Bergström introduit sans problème une déclaration d’absence de conflit d’intérêts. La Commission européenne ne bronche pas.
En 2018 l’industrie pharmaceutique a bloqué l’intégration de la préparation épidémiologique dans les activités de Innovative Medicines Initiative.
Il y a un choix délibéré de se mettre au service des industries pharmaceutiques. Les partenariats public-privé mis sur pied par l’Union européenne laissent même au secteur privé le choix de la façon d’utiliser les fonds publics. Cela a des conséquences concrètes, observe amèrement le Parlement européen en 2021. Le Parlement se dit notamment scandalisé par le fait que l’industrie ait pu bloquer en 2018 une proposition de la Commission d’intégrer la préparation épidémiologique, c’est-à-dire l’anticipation et la préparation aux épidémies telles que celles provoquées par la COVID-19, dans les activités financées par le partenariat européen sur les médicaments innovants IMI. La recherche épidémiologique n’était pas considérée comme suffisamment profitable par Big Pharma. Deux ans après, le COVID-19 touchait le monde entier.
L’État au service du capital pharma
Le poids des lobbies ne doit pas cacher un problème structurel. L’obstination de l’UE a des racines plus profondes. Cette logique trouve ses origines à la base même de l’UE, dans les désirs du puissant lobby de la Table Ronde des Industriels européens (ERT) qui, dans les années 1980, a en grande partie déterminé la voie à suivre en vue du Traité de Maastricht. Il faut un instrument puissant pour façonner le monde – affirme l’ERT – puisque plus « aucun pays européen ne peut à lui seul influencer de manière décisive la forme du monde16.» Sans un marché plus grand, une monnaie unique et un appareil d’État européen, les multinationales européennes ne seraient pas en mesure de s’imposer sur la scène internationale. En fonction de cet objectif, la logique économique et industrielle européenne a été articulée autour de la compétitivité des grandes entreprises. Comme l’écrit Peter Mertens: «Le néolibéralisme ne repose pas sur la relation entre le marché et l’État, mais sur l’asservissement total de l’État au capital»17. Le marché et la sacrosainte compétitivité des entreprises européennes – lire: le profit et les dividendes – se trouvent toujours au cœur des politiques européennes. Ce sont les premières priorités.
Prenons l’exemple du climat. Idéalement, dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, nous partagerions les meilleures technologies vertes dont nous disposons avec le monde entier. Ainsi, nous aiderions un maximum de pays à réduire leurs émissions avec les technologies les plus avancées. Mais ce transfert technologique affaiblirait potentiellement la position dominante de certaines multinationales européennes détentrices de ces technologies. Donc, la Commission européenne préfère subventionner les multinationales européennes pour qu’elles deviennent « championnes » dans le domaine des technologies vertes, qu’elles pourront vendre et imposer ailleurs en maximisant leurs profits. Pour emprunter les termes de la Commission même, il s’agira de promouvoir à la fois la « durabilité compétitive » et la « compétitivité durable ». Une solution clairement insuffisante pour le climat.
Un deuxième exemple, toujours dans le domaine du climat, concerne les normes de réduction d’émissions. Afin de suffisamment réduire les émissions à effet de serre pour éviter une catastrophe climatique, la Commission européenne devrait imposer des normes contraignantes de réductions aux multinationales polluantes. Mais cela signifierait toucher aux intérêts des multinationales et, donc, la Commission cherche d’autres solutions: organiser un marché de carbone où les multinationales reçoivent, vendent et achètent des droits de polluer. Cela permet aux multinationales de faire des profits sur la pollution mais l’UE est obligée de revoir les objectifs climatiques vers le bas, visant une réduction de 52,8% des réductions d’ici 2030, plutôt que de 65%, nécessaires pour respecter l’Accord de Paris.
La même logique fondamentale permet aujourd’hui de comprendre la politique européenne en matière de vaccins. Le besoin d’un vaccin est impératif, mais la politique stimulant sa découverte se fait en promouvant les intérêts des entreprises pharmaceutiques européennes. En conséquence, les mesures optimales en termes de santé mondiale sont écartées dès qu’elles contredisent quelque peu les intérêts des multinationales ou entravent la course au profit.
Dans cette optique, il devient par exemple inimaginable d’obliger les entreprises à investir dans un vaccin avant la pandémie. Elles sont libres d’investir – même quand il y a des fonds publics impliqués – dans ce qui rapporte le plus, plutôt que de se voir obligées d’investir dans ce dont la société a le plus besoin. Transférer le risque de développement du vaccin vers le public, en revanche, est tout à fait compatible avec les intérêts de ces multinationales et peut donc se faire. Après avoir mis hors-jeu le marché et avoir largement financé publiquement le vaccin, garder le brevet dans des mains publiques aurait été tout aussi logique. Mais, comme cela entraverait les profits des entreprises, la piste est écartée. L’UE n’impose même aucune condition en matière de prix du vaccin. Ainsi, cette Union européenne, si inquiète en général quand un État hausse ses dépenses sociales, ouvre allègrement la voie à un hold-up sur la sécurité sociale. Rappelons qu’en Argentine, au Brésil et en Afrique du Sud, Pfizer a même osé demander que les pays offrent des ambassades, des bases militaires et autres biens publics en garantie, avant d’accepter de vendre son vaccin.
Pfizer a même osé demander que les pays offrent des ambassades, des bases militaires et autres biens publics en garantie, avant d’accepter de vendre son vaccin.
Faire collaborer globalement toutes les entreprises développant des candidats-vaccins, plutôt que de se limiter aux monopoles occidentaux, aurait été rationnel mais la piste se heurtait au besoin de soutenir avant tout les profits des entreprises européennes. Vu l’urgence sanitaire mondiale, partager les meilleures technologies relèverait du bon sens si on veut sortir au plus tôt de la pandémie. Mais l’option choisie sera celle des accords volontaires bilatéraux entre entreprises. L’option est clairement sous-optimale par rapport à une mise en commun globale des technologies et ralentit ainsi l’expansion de la production, mais permet aux entreprises pharmaceutiques européennes de maintenir le monopole sur la technologie. Plutôt que d’activer au maximum la capacité productive existante, et permettre à d’autres entreprises dans des pays en voie de développement de commencer la production, l’Union européenne va préférer subventionner la mise sur pied de sites de production contrôlés par les entreprises européennes à travers le monde.
Changer les choses
En limitant l’utilisation de la capacité productive et la diffusion de la technologie, la stratégie européenne favorise l’émergence de nouveaux variants et prolonge la pandémie. Faire du profit la première priorité, comme le fait la Commission européenne, signifie sacrifier des vies. C’est honteux et révoltant. La mise au service de l’UE en construction par les multinationales est indéniable. Ceux qui veulent donner la priorité aux gens et au climat, se trouvent au niveau européen face à une équipe soudée, faite d’institutions qui travaillent main dans la main avec une série de groupes d’intérêts et de lobbies ou pour leur profit.
Mais que l’ADN des institutions européennes soit fondamentalement antisocial et antidémocratique, n’implique pas qu’on ne puisse obtenir de victoires. Quand le 19 mai 2021, le Parlement européen vote une première fois en faveur de la levée des brevets, c’est la conséquence d’une lutte et d’un an de mobilisation articulées à la fois aux niveaux national et européen. Sous la pression, même des députés européens de droite doivent soutenir l’amendement en faveur de la levée des brevets. La bulle européenne autour de la place Schuman et la place Luxembourg à Bruxelles s’en trouve déséquilibrée. La confirmation de ce vote par le Parlement européen, un mois plus tard, le10 juin, témoigne de la force de cette large mobilisation. Certes, ce ne sera pas un vote parlementaire qui changera la nature des politiques européennes, mais grâce à la mobilisation, la Commission se trouve sous pression non seulement à l’OMC, mais aussi en Europe.
La mobilisation de l’initiative citoyenne européenne No Profit on Pandemic continue de jouer un rôle important dans cette pression. Cette action vise à imposer une initiative législative à la Commission européenne en faveur d’une levée des brevets sur les médicaments et les vaccins liés au Covid-19. Elle récolte des signatures de Chypre à l’Irlande et de l’Italie à la Finlande, dans l’espoir d’arriver à un million de signatures. Mais il ne s’agit pas uniquement des signatures, ni d’un vote au Parlement européen, il s’agit de mobiliser une large coalition à travers l’Europe, qui commence à se concerter et à développer une stratégie commune, pour créer ainsi le contre-pouvoir dont nous avons besoin.
Footnotes
- Il s’agirait d’une suspension par l’OMC de certaines obligations de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce, en ce qui concerne la «prévention, l’endiguement ou le traitement» du COVID-19. L’objectif serait de lever tout obstacle entravant l’accès à des produits médicaux abordables, dont vaccins et médicaments et la facilitation et l’intensification de la recherche, du développement, de la production et fourniture de produits médicaux pour une durée de quelques années.
- «The Pandemic and the Economic Crisis: A Global Agenda for Urgent Action», Commission on Global Economic Transformation.
- Katharina Buchholz, «Where Coronavirus Vaccines Will Be Produced», Statista, 8 janvier 2021.
- «Vaccines: Commission hosts first EU matchmaking event to mobilise Europe’s full potential for the production of COVID-19 vaccines», Union Européenne, 29 mars 2021.
- Maria Cheng et Lori Hinnant, Countries «Countries urge drug companies to share vaccine know-how», AP News, 1 mars 2021.
- «The Gavi COVAX Advance Market Commitment Summit», GAVI, 2 juin 2021.
- Ann Danaiya Usher, «A beautiful idea: how COVAX has fallen short», The Lancet, Volume 397, Issue 10292, 2322 – 2325.
- «Coronavirus (COVID-19) Vaccinations», Our World in Data, consulté le 16 juillet.
- «Tracking Coronavirus Vaccinations Around the World», New York Times.
- @ThierryBreton, «Now that vaccine production is on its way to reach our targets, it’s time to open a new phase, as planned: address the patents issue to [emoji] global production in years to come. Meanwhile, [emoji] will continue exporting to the world. We urge other producing countries to do likewise.», Twitter, 6 mai 2021.
- Priti Patnaik, «Exclusive: Confidential Communication on the TRIPS Waiver Shows the EU’s Unwillingness to Negotiate», Geneva Health Files, 16 juillet 2021.
- David Leloup, «Comment GSK s’est taillé une loi fiscale sur mesure», Le Vif, 23 novembre 2012.
- «Big Pharma’s lobbying firepower in Brussels: at least€36 million a year (and likely far more) », Corporate Europe Observatory, 31 mai 2021.
- @joeldullroy, «Why is Europe against COVID-19 vaccine patent waivers? A watchdog says EU leaders are only listening to big pharma lobbyists. MSF can’t even get a meeting with decision-makers in Brussels. @corporateeurope @MSF_access @dwnews», Twitter, 13 mai 2021.
- Jeroen Bossaert, «Europa laat voormalige topman van farmalobby mee beslissen over miljoenencontracten Covid-vaccins», Het Laatste Nieuws, 26 augustus 2020.
- Jérôme Monod, Pehr G. Gyllenhammar, Wisse Dekker, Reshaping Europe: A Report from the European Round Table of Industrialists, Bruxelles, ERT, 1991
- Peter Mertens, Ils nous ont oubliés, Anvers, EPO, 2020.