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La première femme qui dirigea un parti politique fut une communiste italienne

Lorenzo Alfano

—18 juin 2021

Née le 18 juin 1889, Camilla Ravera a dirigé le parti communiste italien au cours de ses premières années difficiles sous la tyrannie fasciste. Son histoire montre comment les femmes de toute une génération de femmes sont devenues des leaders politiques, liant leur libération à celle de la classe ouvrière dans son ensemble.

Il est environ midi, le 10 juillet 1930, au lac Majeur, à la frontière de l’Italie fasciste avec la Suisse. Deux femmes descendent d’une barque et sont accueillies par un homme. Ils se trouvent là dans le but de rencontrer d’autres militants pour un rassemblement clandestin qui a nécessité des mois de préparation. Mais la rencontre n’a jamais lieu ; un espion a alerté la police de Benito Mussolini, qui les arrête tous les trois et les conduit en cellule.

« Je m’appelle Camilla Ravera », dit l’une des deux femmes à l’officier. Ainsi, au terme d’une traque qui aura duré huit ans, le régime a finalement arrêté Ravera, la secrétaire générale du Parti communiste italien (Partito Comunista d’Italia ou PCd’I). Pendant huit ans, elle a opéré sous de faux noms, à partir du moment où les fascistes lui ont interdit d’enseigner. Dans l’intervalle, Camilla s’est fait appeler « Silvia » puis « Micheli », devenant un fantôme d’elle-même et masquant son identité si efficacement que la police était certaine que le fameux « Micheli » était un homme.

Lorenzo Alfano est diplômé en histoire contemporaine et spécialiste de Gramsci.

Son visage austère et sa petite constitution ont valu à Ravera, quarante ans, le surnom « maestrina » (la « petite maîtresse d’école »). Toutefois, ce diminutif ne lui correspond pas du tout ; derrière son apparence peu menaçante et sa voix frêle se cache un caractère d’acier. Cette femme a assumé la charge de maintenir la cohésion du parti communiste, alors qu’il était constamment attaqué par la police fasciste. Un parti qui aurait disparu sans la ténacité de son noyau dirigeant : Palmiro Togliatti, Umberto Terracini, Alfonso Leonetti, Felice Platone et Camilla Ravera, qui devient segretaria — le poste le plus important du PCd’I — en 1927.

Déjà au cours de l’année précédente, face à l’interdiction du parti et à l’arrestation d’Antonio Gramsci, Ravera avait montré ses grands talents d’organisatrice. À cette époque, la situation du PCd’I semble absolument désespérée, à tel point que l’aile droite du parti dirigée par Angelo Tasca suggère même sa dissolution et encourage les militants à se retirer de la politique. Cependant, cette tendance « liquidationniste » se heurte immédiatement à la résistance de Ravera.

Elle entreprend de réorganiser les contacts entre le noyau dirigeant et les branches périphériques du parti, brisées par le régime fasciste. Pour ce faire, elle fait appel à ses « flamants roses », des militants peu connus et peu susceptibles d’éveiller les soupçons de la police, pour transporter des documents et des messages dans les différentes régions d’Italie. Au cours de cette même période, Ravera organise le siège central du parti dans une petite maison de campagne aux abords de Gênes, dans le but de travailler à la reconstruction de ses différents organismes et groupes de travail autour du secrétariat. Cette maison devient ainsi le lieu d’allées et venues constantes de communistes clandestins ; l’écrivain Ignazio Silone la baptisera « l’hôtel des pauvres ».

Les années de clandestinité

Cette phase est cruciale dans l’existence du parti communiste. Grâce au travail laborieux que Ravera effectue « dans l’ombre » au cours de ces années, le PCd’I réussit à survivre à la dure répression du mouvement ouvrier pendant la période de consolidation du régime de Mussolini. Ce n’est peut-être que plus tard, lorsque le parti jouera un rôle de premier plan dans la construction de la Résistance antifasciste de 1943-45, qu’il sera possible d’apprécier pleinement la valeur de cette continuité organisationnelle — et la ténacité des dirigeants communistes à défendre la nécessité de maintenir le parti en vie.

La tâche n’est bien sûr pas de tout repos. Ravera doit voyager constamment pour construire et reconstruire le réseau dense de relations qui maintient la cohésion du parti. Cela signifie assurer la diffusion d’une presse clandestine, organiser des réunions clandestines dans toute l’Italie, se rendre à Paris pour communiquer avec d’autres dirigeants en exil et même participer au sixième Congrès du Komintern (l’Internationale communiste) à Moscou en 1928. Là, on lui propose de s’installer définitivement dans la capitale soviétique pour travailler au Secrétariat international des femmes. Cependant, même si c’est l’occasion pour elle de se libérer du travail clandestin sur le sol italien, Ravera refuse, orientant plutôt son activisme contre le régime fasciste.

Gramsci n’avait pas choisi Ravera seulement pour sa « dévotion ». Il l’a plutôt choisie en raison de son tempérament, de ses capacités d’organisation et de son autorité.

Son retour d’Union soviétique met en évidence les périls de ce travail clandestin continu ; après qu’un informateur a révélé à la police l’existence de la base clandestine du PCd’I près de Gênes, Ravera est contrainte de déplacer précipitamment ses opérations de l’autre côté de la frontière, en Suisse. Mais cette période suisse ne sera que de courte durée, car Ravera est convaincue que le parti doit exploiter toutes les possibilités d’agir en Italie directement. Elle repasse donc la frontière en mai 1930, pour être arrêtée deux mois plus tard près du lac Majeur.

S’ensuit une peine de quinze ans — une période d’épreuves intenses qu’elle n’oubliera pas. Ravera passe le reste de la période fasciste à être déplacée d’une prison à l’autre dans des conditions épouvantables. Cette époque terrible culminera en août 1939, lorsque ses camarades rompront avec elle : elle est expulsée du parti alors qu’elle est en confino (exil interne) à Ventotene, en raison de ses divergences avec les autres communistes internés au sujet du pacte Molotov-Ribbentrop. Pour Ravera, c’est le coup le plus dur — une profonde humiliation qui ne sera effacée qu’en 1945, lorsqu’elle sera finalement réadmise dans les rangs du parti.

Ce retour au sein du parti est relayé de manière émouvante par la journaliste Miriam Mafai, qui raconte le moment où Togliatti — alors secrétaire général du parti, et donc son leader incontesté — arrive au siège du parti à Turin. Entouré de camarades et de partisans célébrant la chute du fascisme, il regarde autour de lui et demande, innocemment :

« Et où est Ravera ? » Quelqu’un lui répond, gêné, qu’elle n’est pas là puisqu’elle n’est plus membre du parti. Et Togliatti réplique : « Vous plaisantez… Amenez Ravera ici et ne parlons plus de ces bêtises. »

« Pour nous, c’était une rencontre émouvante », se souvient Ravera, « nous nous sommes étreints en silence. Nous ne nous étions pas vus depuis plus de 13 ans. » Sans débat ni tergiversation, Ravera est immédiatement réhabilitée. Elle est invitée à rejoindre le comité central du parti, avant d’être élue au parlement en 1948.

La camarade Ravera demande à prendre la parole

Mais revenons un peu en arrière. Le caractère révolutionnaire de Ravera, née en 1889, était déjà bien enraciné dans sa famille. Comme pour beaucoup de personnes de sa génération, les conséquences tragiques de la Première Guerre mondiale l’incitent à s’engager politiquement ; l’un de ses frères, Giuseppe, était mort au front, tandis qu’un autre, Francesco, avait été empoisonné par les gaz. En 1918, un troisième frère, Cesare, avait été conscrit et envoyé dans les tranchées. Membre du parti socialiste italien, Cesare confie à Camilla le soin de se rendre au bureau de la section de Turin pour payer sa cotisation mensuelle de soutien au parti. C’est ainsi que Ravera se rapproche des cercles socialistes ; elle s’inscrit bientôt elle-même et consacre de plus en plus de temps au militantisme socialiste.

À une époque où il était presque impossible pour les femmes de participer activement à la vie politique et sociale, Ravera réussit néanmoins à percer. Elle devient rapidement une protagoniste du foyer d’élaboration théorique et d’activité politique qu’était Turin à l’époque de L’Ordine Nuovo — l’hebdomadaire fondé par le jeune Antonio Gramsci dans le contexte des occupations d’usines de l’après-guerre et de la montée du fascisme. L’ascension de Camilla n’est pas facile, étant donné son tempérament timide. Elle raconte qu’elle a longtemps été incapable de prendre la parole en public, par timidité. La première fois qu’elle prend la parole lors d’un rassemblement, c’est parce qu’un camarade avait menti et dit à l’assistance : « la camarade Ravera a demandé à prendre la parole ».

Outre le fait de montrer l’exemple en étant une femme communiste dans un parti essentiellement masculin, Ravera concentre une grande partie de ses efforts politiques sur les questions de genre.

Mais — comme nous le disions — le parcours politique de Ravera avait des racines profondes dans sa vie familiale. Dans de nombreux écrits ultérieurs, Ravera reliera son « baptême » politique avec un épisode de son enfance. À tout juste huit ans, elle se promenait avec sa mère dans les rues d’une ville du Piémont lorsqu’elle se retrouva face à un important groupe de femmes, qui marchait derrière un homme tenant un grand drapeau rouge. C’était une marche de grévistes, et la petite Camilla fut effrayée par les slogans qu’elles scandaient :

Devant mon air effrayé, ma mère m’a dit que ces femmes étaient des polisseuses d’or qui protestaient contre le fait qu’elles n’avaient pas de quoi se payer à manger même en travaillant douze heures par jour, alors que leurs mains étaient détruites par l’acide qu’elles utilisaient pour polir l’or. Elle m’a dit que je ne devais pas avoir peur des grévistes et que j’aurais souvent l’occasion de les revoir. J’ai demandé où elles allaient et pourquoi cet homme les dirigeait. Elle a répondu qu’elle ne savait pas où elles allaient, mais que le monsieur qui tenait le drapeau rouge était Filippo Turati, le fondateur du parti socialiste italien.

Cette rencontre « messianique » avec Turati et les grévistes est restée gravée dans la mémoire de Ravera comme le point de départ de tout son parcours politique. Pour elle, sa vie fut marquée par son besoin impérieux d’« être toujours au sein de la classe ouvrière » — sans jamais perdre le contact direct avec les mouvements politiques. Dans les décennies qui suivirent, Ravera insistait sur le fait que c’était précisément ce sentiment sincère qui l’avait conduite sur la voie de sa première carrière en tant qu’enseignante.

Camilla devient enseignante à Turin, et ses écrits attirent l’attention d’Antonio Gramsci, ce qui s’est avéré décisif pour l’orienter vers un rôle de leader au sein du tout nouveau parti communiste. Il lui confie d’abord la responsabilité de La Tribuna delle donne (une célèbre rubrique de L’Ordine Nuovo, par et pour les femmes) puis, en juillet 1921, il l’invite à rejoindre l’équipe de rédaction du journal. Le moment où on lui demande de rejoindre le comité de rédaction revient souvent dans les écrits de Ravera, comme une médaille épinglée à sa poitrine :

Gramsci et moi avons bavardé un peu et vers la fin de la conversation — au cours de laquelle il s’était adressé à moi en me vouvoyant, il m’a dit qu’il voulait que je participe au travail de l’équipe éditoriale. Timide comme je l’étais, j’ai essayé de trouver des raisons futiles de ne pas accepter. J’ai donné les excuses de la famille, de l’école, de l’inexpérience ; mais après avoir patiemment écouté mes mauvais arguments, il m’a dit : « Je vous demande officiellement d’intégrer le comité de rédaction de l’Ordine Nuovo. »

Face à une telle demande d’Antonio Gramsci, personne n’aurait pu dire non. En acceptant, Ravera savait que ce travail de rédaction l’éloignerait de l’enseignement, mais surtout, qu’il s’agissait d’un choix qui allait changer sa vie, qui ferait d’elle une militante à plein temps.

Gramsci n’avait pas choisi Ravera seulement pour sa « dévotion ». Il l’a plutôt choisie en raison de son tempérament, de ses capacités d’organisation et de son autorité — ce qui était dû, en partie, à des traits qu’ils partageaient tous les deux. Ravera et Gramsci ont tous deux fait preuve d’une rare capacité d’écoute et d’un désir sincère de comprendre les humeurs et les aspirations de la classe ouvrière. Cela signifiait une détermination à donner une forme organisée aux luttes — une forme basée non pas sur les préférences d’un intellectuel, mais plutôt sur le désir et la capacité des travailleurs à se libérer eux-mêmes.

Une femme communiste

À partir de ce moment, Ravera occupe une succession de rôles de plus en plus importants, y compris des responsabilités au niveau international comme la participation au quatrième Congrès du Komintern en novembre 1922, en tant que déléguée du PCd’I. Au cours de ces nombreux voyages à l’étranger, elle rencontre certaines des figures les plus importantes du mouvement ouvrier international :

de Clara Zetkin — une féministe de la première heure et proche collaboratrice de Rosa Luxembourg — à Khristo Kabakchiev — le représentant bulgare du Komintern qui a porté un toast aux « bolcheviks italiens » lors de la fondation du PCd’I — en passant par Staline, « toujours calme et poli », ou encore Lénine. Ravera se souvient non seulement des conférences que ce dernier a données à l’école du parti, mais aussi de ses commentaires mordants sur la question de l’émancipation des femmes : « sur la question des femmes, me disait Lénine, chez un communiste aussi, si vous en grattez la surface, vous trouverez un réactionnaire ».

Cette relation entre les questions de genre et ses journées au légendaire Ordine Nuovo est l’une des anecdotes les plus intéressantes de Ravera sur la période de sa vie où elle milite à Turin. Juste avant que les fascistes de Mussolini ne prennent le pouvoir, les Chemises noires multiplient les attaques contre les locaux des syndicats et les partis ouvriers — et tout le monde à L’Ordine Nuovo craint également une attaque armée dans ses bureaux. Un jour, un collègue vient voir Ravera et lui dit :

« Gramsci pense que tu devrais rentrer chez toi. »

« Pourquoi ?, ai-je dit, il est arrivé quelque chose à mes parents ? »

« Non, mais le bruit court que les fascistes sont en chemin. Il vaut mieux que tu prennes tes distances, qui sait ce qui pourrait se passer ici. »

« Alors toi aussi tu t’en vas ? » ai-je répondu.

« Non, je dois rester ici. »

« Pardon mais alors pourquoi devrais-je partir ? Je ne te suis pas. Va voir Gramsci et dis-lui qu’il doit s’expliquer. »

Un peu plus tard, Antonio Gramsci arrive, visiblement embarrassé, et dit : « Je comprends. Reste ici. Nous avions tort. »

Ravera a en effet toujours été présente dans la lutte contre le fascisme ; c’est elle qui a maintenu le parti communiste en vie dans ses heures les plus sombres.

Outre le fait de montrer l’exemple en étant une femme communiste dans un parti essentiellement masculin, Ravera concentre une grande partie de ses efforts politiques sur les questions de genre. Elle ne s’est jamais qualifiée de « féministe » mais toujours — et seulement — « d’observatrice attentive des conditions de vie des femmes ». Luttant avec toute son énergie contre les discriminations dans la société, elle a été inévitablement attirée par la situation particulière des femmes. Elle mène ce combat dans La Tribuna delle donne, en essayant de donner directement une voix aux revendications des femmes.

Malgré sa grande détermination, il est souvent difficile pour Ravera de faire écrire ses camarades féminines. Elles sont contentes de parler des thèmes qu’elle propose, mais sont intimidées par le papier, par la presse écrite — des choses qu’elles ont toujours considérées comme étrangères à leur propre vécu. Face à ces barrières objectives, Ravera et Gramsci commencent à réfléchir de quelle manière (ce qui est vraiment révolutionnaire pour l’Italie de l’époque) d’aucuns pourraient organiser un mouvement qui, bien que rattaché au cadre des luttes ouvrières, ne serait pas constitué uniquement de femmes communistes.

Un mouvement qui rassemblerait des femmes, sans qu’on leur demande à quel parti ou à quelle religion elles appartiennent, ni même si elles souhaitent s’organiser en parti. Un mouvement de femmes qui rencontrent des problèmes communs, en tant que femmes, quel que soit leur parti ou leur classe.

Les tentatives d’organisation d’un mouvement de femmes se poursuivront même dans les premières années du régime de Mussolini ; en 1924, Ravera se voit confier la direction du bimensuel La compagna (« Femme camarade »). Mais il est vrai qu’après la marche des fascistes sur Rome à la fin de 1922, les priorités du parti communiste étaient plutôt de survivre que de mener une lutte ouverte. Dans une situation politique qui s’oriente rapidement vers une dictature cherchant l’assentiment de la hiérarchie de l’Église catholique, les espaces pour les revendications des femmes se réduisent au point de disparaître.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le travail de Ravera sur la question des femmes peut reprendre. Désormais députée, elle appose son nom sur de nombreuses propositions de loi portant principalement sur la protection des mères et l’égalité des salaires entre les femmes et les hommes. Les premières années de l’après-guerre seront les dernières de Ravera en tant que figure politique véritablement active — en 1958, elle décide de se retirer de la vie politique. Mais elle fait un retour tardif sur la scène politique nationale en 1982, lorsque l’ancien partisan Sandro Pertini — alors premier président socialiste d’Italie — la nomme sénatrice à vie, faisant d’elle la première femme à obtenir ce statut. Ce choix était surprenant, mais pour une seule raison. Comme l’a dit le démocrate-chrétien Giulio Andreotti au Parlement :

Le facteur principal dans le choix de Pertini était une opposition intransigeante à la dictature. À ceux qui proposaient un illustre banquier, irréprochable à tous égards, pour occuper cette fonction de sénateur à vie , Pertini a répondu : « Il n’était pas avec moi quand nous luttions contre le fascisme ». Il a donc choisi Camilla Ravera.

Ravera a en effet toujours été présente dans la lutte contre le fascisme ; c’est elle qui a maintenu le parti communiste en vie dans ses heures les plus sombres.

Originellement paru dans Jacobin.