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La nouvelle droite et la revolution identitaire

Ico Maly

—16 décembre 2019

Nous observons des différences fondamentales avec le fascisme du 20e siècle, mais ses idées fondamentales sont bien de retour.

«Nous nous tenons aujourd’hui, en cette dernière heure, littéralement, au beau milieu des ruines de ce qui fut autrefois la plus belle et la plus grande civilisation que ce monde ait jamais connue. […] Notre pays appartient à cette “famille civilisationnelle”. À l’instar de tous ces pays de notre monde boréal, nous sommes anéantis par ceux qui pourtant devraient nous protéger1

Ainsi débute le fameux discours que Thierry Baudet (dirigeant du Forum voor Democratie, FvD, aux Pays-Bas) prononce après sa victoire électorale en 2019. C’est la même image du déclin qui, dans les discours fascistes, servait de tremplin pour plaider une renaissance du peuple. Aujourd’hui, elle sert d’indicatif à la marche en avant de la nouvelle droite.

Le déclin de la nation

Ce mantra caractéristique des anti-Lumières résonne avec force aujourd’hui dans les discours des politiciens, intellectuels et activistes de la nouvelle droite. Donald Trump, l’AFD, le Vlaams Belang, la N-VA, les mouvements identitaires, Thierry Baudet, tous partagent la même analyse. Les différentes vidéos de propagande du Vlaams Belang diffusées au cours de la dernière campagne électorale accusaient elles aussi «l’élite politique» de trahir «notre culture», «notre héritage», et le pays de nos ancêtres: «Les Flamands voient avec effroi les traditions de nos grands-parents disparaître lentement.»

La rhétorique du déclin est résolument tournée vers l’avenir: elle est la pierre angulaire d’une révolution identitaire.

Le déclin de la nation se définit systématiquement comme un déclin culturel et moral: nous ne nous battons plus pour nos valeurs, pour notre langue. «On ne croit plus dans les Pays-Bas. On ne croit plus dans notre langue, qui a d’ailleurs été bannie de nos universités. Nous ne croyons plus dans nos arts, dans notre passé. On ne croit plus dans nos fêtes, nos héros, notre architecture traditionnelle», déplore Baudet. Le consensus au sein de la nouvelle droite est que nous vivons aujourd’hui à une époque décadente, où nous ne sommes plus capables de nous représenter «l’idée d’une génération qui se sacrifie pour le bien de la génération suivante2», ce que regrette Joachim Pohlmann, un stratège de la N-VA.

Dans un entretien avec Pohlmann, l’intellectuel néerlandais de la nouvelle droite, Sid Lucassen a appelé ce phénomène le «vide culturel laissé par la progression de la gauche au sein des institutions3». Bart De Wever a exprimé cette même idée dans son discours «Mai 68»: «Autorité et traditions devaient disparaître pour faire place à l’individu. Les valeurs qui plaçaient l’individu dans un cadre plus large étaient vues comme réactionnaires, désuètes, et étaient donc rejetées.»4

L’ethnomasochisme de la gauche

Tous les acteurs de la nouvelle droite s’accordent aussi sur l’origine de ce déclin culturel et moral: les coupables sont les libéraux, la gauche, les baby-boomers, l’élite politique, les partisans du « marxisme culturel ». Selon Thierry Baudet, ils ont libéré l’individu «à tel point que nous nous sentons profondément atomisés et malheureux5». Bart De Wever estime quant à lui que Mai 68 a généré un «nihilisme identitaire». Ils accusent toutes celles et ceux qui se situent à leur gauche sur l’échiquier politique de partager la même idéologie, cette dernière trahissant notre langue et nos traditions.

Ce «cartel des partis», comme l’appelle Thierry Baudet, a non seulement cédé le pouvoir à des institutions supranationales, mais il a aussi organisé la migration: il a œuvré à la dilution homéopathique de la «population néerlandaise» dans «tous les peuples du monde». Il s’agit là aussi d’un leitmotiv de la nouvelle droite6. Les membres du mouvement identitaire et de l’Alt-Right, notamment Richard Spencer, parlent de «remplacement de population» ou de «génocide blanc». Et Tom Van Grieken de renvoyer à la notion du «Grand remplacement» de Renaud Camus, ou à la vervangingsimmigratie (immigration de remplacement) organisée par la gauche. Il introduit ainsi ce concept en Flandre7.

Aux yeux de l’intellectuel de la nouvelle droite Guillaume Faye, tant le déclin culturel du peuple que «l’organisation de la migration» résultent d’une haine de soi psychopathologique, d’un ethnomasochisme dont font preuve nos élites. Baudet, De Wever et Van Grieken reprennent cette idée en chœur: ces élites nous ont jetés en pâture à « l’oikophobie », à la haine de soi. Cette analyse est également partagée par Génération identitaire, qui la décrit en ces termes: «Les soixante-huitards haïssent et condamnent tout leur héritage: toute tradition, toute croyance en eux et toute volonté de développer une identité authentique8».

En plus de déplorer le déclin de la nation, se lamenter à propos de la société atomique est une autre constante dans la tradition anti-Lumières. Cet élément était essentiel au 20e siècle, que ce soit pour Edmund Burke, pour les révolutionnaires conservateurs ou encore pour les fascistes. Tous accusaient le matérialisme des «penseurs des Lumières» et de leurs héritiers d’en être responsable. Passée la période de la Seconde Guerre mondiale et de l’Indian summer de la démocratie et des droits humains, les boomers et soixante-huitards sont devenus une cible. Thierry Baudet et les intellectuels de la nouvelle droite ne se sont pas démarqués par leur subtilité stratégique. Lorsque le journal WeltWoche lui a demandé quand le train avait déraillé selon lui, Baudet avait offert une réponse sans équivoque: «[tout a commencé] avec les principes de la Révolution française – Liberté, Égalité, Fraternité».

La renaissance des peuples européens

De nombreux commentateurs ont vu dans cette notion de déclin un message purement réactionnaire, nostalgique, un mouvement de retour au passé. Une telle analyse oublie cependant une dimension essentielle de cette idéologie. Cette rhétorique du déclin est en effet résolument tournée vers l’avenir: elle est la pierre angulaire d’une révolution identitaire. Thierry Baudet a déclaré que la victoire électorale de son parti politique, le Forum pour la démocratie, devait être considérée comme une renaissance: «Nous sommes le parti de la renaissance. C’est ce que nous voulons accomplir.» Cette vision de l’avenir est visiblement aussi partagée par Donald Trump, qui fait miroiter un nouvel âge d’or pour l’Amérique, et par le Vlaams Belang, qui affirme que «notre apogée [doit] encore commencer».

Cet aspect n’a rien de trivial, et il ne s’agit pas d’un constat récent. Pour Zeev Sternhell, l’accent mis sur la création révolutionnaire d’une modernité communautariste est un leitmotiv séculaire de la tradition anti-Lumières9. Roger Griffin a également défini cette idée de «renaissance» comme l’un des piliers du fascisme générique10. Il explique que ce rappel à la vie d’un passé glorieux ne doit pas être envisagé comme une forme d’ « anti-modernisme», ou de nostalgie régressive, mais plutôt comme une tentative de ressusciter ces valeurs «millénaires» de la nation, de façon à ce qu’elles alimentent un processus de renouveau, de régénération tourné vers l’avenir. Guillaume Faye désigne cela comme de l’archéofuturisme11. Il plaide ainsi pour une approche de l’avenir au travers du prisme de valeurs ancestrales et du surpassement dialectique du modernisme et du traditionalisme.

L’ultranationalisme se transforme en une unité culturelle plus grande: la civilisation européenne ou, dans certains cercles, la civilisation blanche.

La chaîne YouTube de Thierry Baudet sur l’Âge d’or néerlandais ne traite donc pas seulement du passé. Il fait appel à une époque historique pour donner corps à une nouvelle renaissance nationale, qui défend les prouesses technologiques, que sont par exemple les aéroports construits sur la mer. La grandeur passée doit donner forme à un peuple qui se soustrait à la linéarité du quotidien et s’inscrit dans l’idée d’un peuple historique. Nous pouvons observer ce même raisonnement dans la volonté de romantiser la Flandre dans la propagande du Vlaams Belang. On invoque l’idée d’un peuple à la détermination millénaire pour représenter la «révolte contre l’élite». Cette révolte part de la capacité de résistance du peuple flamand, dont la «détermination» et la «fierté» sont inébranlables12. Élément à souligner dans la rhétorique de la nouvelle droite du 21siècle: le «peuple» ne se définit plus sur une base purement nationale. Marine Le Pen, le Vlaams Belang, Matteo Salvini, l’AfD ou encore Geert Wilders, tous voient la renaissance de la nouvelle droite comme un élément d’une renaissance, d’un réveil qui dépasse les frontières nationales, ou les partis politiques. La lutte identitaire s’inscrit dans la survie de la civilisation européenne ou boréale.

La nouvelle droite et l’avant-garde identitaire

Cette représentation supranationale est fondamentale. Sur ce point, l’impact de la nouvelle droite est essentiel. L’ultranationalisme, si caractéristique du fascisme et, plus généralement, de la tradition anti-Lumières, se transforme dans la nouvelle droite en une unité culturelle plus grande: la civilisation européenne, «boréale» ou, dans certains cercles, la civilisation blanche. Roger Griffin montre comment cela s’inscrit dans une tradition fasciste avant-gardiste, antérieure à la guerre. Cette dernière plaidait en faveur de l’unité de l’Europe (sans la moindre perte de souveraineté individuelle pour les nations) pour endiguer la dégénérescence et renverser l’ancien ordre libéral.

Dans son ouvrage influent et traduit en de nombreuses langues Pourquoi nous combattons. Manifeste de la renaissance européenne, Guillaume Faye arguait à nouveau, à la fin du 20e siècle, qu’il fallait surpasser le nationalisme classique. Cela n’a d’ailleurs pas manqué de susciter des controverses dans les cercles de droite radicale. Dans la ligne de sa posture «archéofuturiste», il plaide pour un «regroupement organique des cultures apparentées partageant une volonté commune», par une révolution européenne visant à l’émergence d’un bloc culturel européen décentralisé, composé de nations souveraines: «l’autarcie des grands espaces13». Et si c’est possible, il rêve aussi d’inclure la Russie dans ce bloc, dans ce qui serait alors une puissance eurosibérienne.

Une autre mutation que la Nouvelle Droite a réalisée consiste en la métapolitisation et la numérisation du combat anti-Lumières.

Le mouvement identitaire est clairement un héritier de cette pensée de la nouvelle droite. Génération identitaire s’est rapidement transformée en un mouvement identitaire paneuropéen. Markus Willinger, un militant de GI, défend ainsi cette lutte paneuropéenne: «Une Europe unie. C’est tout ce dont les Européens ont besoin, tout ce qu’ils veulent. Ne nous battons plus jamais les uns contre les autres14.» Ce raisonnement est diffusé dans le meme désormais classique de la nouvelle droite: «no more brother wars» (plus de guerres fratricides). Il ne faut toutefois pas confondre cet engagement européen avec un éventuel soutien à l’UE. Willinger plaide pour une «Europe unie composée de patries libres», soit un véritable État européen, qui doit remplacer l’UE. L’avant-garde identitaire n’est pas seule à porter ce message. Plusieurs partis, intellectuels et activistes de la nouvelle droite considèrent que la renaissance nationale ou ethnique s’inscrit dans une campagne pour une nouvelle Europe culturelle. Même des nationalistes blancs comme Richard Spencer s’en prennent aujourd’hui à ce qu’ils appellent un «nationalisme mesquin», et défendent l’idée d’une alliance mondiale. L’éditeur de la nouvelle droite Arktos arbore même le slogan «making anti-globalism global15» (mondialiser l’anti-mondialisme). Roger Griffin désigne cette internationalisation comme une des mutations post-guerre les plus importantes de l’idéologie fasciste, opérée sous la direction de l’école de pensée de la Nouvelle Droite de Benoist, Faye et Venner.

Une autre mutation qu’ils ont réalisée consiste en la métapolitisation, et enfin en la numérisation du combat anti-Lumières16. La lutte de la nouvelle droite et la lutte identitaire forment aujourd’hui un mouvement réseauté, intrinsèquement mondial17. Elle n’est plus uniquement ancrée dans les mouvements, médias et partis nationaux, ou dans le groupe parlementaire européen d’extrême droite Identity & Democracy. Elle se manifeste sous la forme d’un réseau transnational. Sur ce plan, les forums en ligne tels que 4chan et 8chan, les chaînes YouTube de vloggers tels que Millennial Woes et Stefan Molyneux sont au moins aussi importantes. La nouvelle droite combine organisations hiérarchisées traditionnelles et petits groupuscules fonctionnant comme des réseaux d’individus isolés. Nous sommes donc face à un phénomène multiple, varié, réseauté, rhizomatique, et de plus en plus mondial.

La menace de la nouvelle droite

Le monde a profondément changé. Il serait naïf de croire que la tradition anti-Lumières ressurgirait sous la même forme fasciste, rigide, hiérarchisée et paramilitaire que par le passé. Nous observons des différences fondamentales tant du point de vue de sa structure, de sa forme organisationnelle, de son ancrage, de son discours que de ses stratégies, en comparaison avec le fascisme du 20e siècle. Cela ne signifie cependant pas que la tradition anti-Lumières contemporaine ne représente aucun danger. Les idées fondamentales sont bien de retour: le mantra de la renaissance révolutionnaire, l’accent sur une nation organique homogène, la lutte contre les droits humains universels, la lutte contre l’égalité, le racisme, la rhétorique anti-migrations et le discours guerrier.

Si les activistes de la nouvelle droite se distancient publiquement du culte de la violence, propre au fascisme du 20e siècle, ils aspirent toujours à un monde radicalement anti-démocratique et anti-matérialiste, s’appuyant sur une forte animosité vis-à-vis d’un «ennemi». L’idée selon laquelle l’Occident serait en guerre et colonisé, gagne de plus en plus de terrain. La gauche et les migrants deviennent à nouveau une cible, en tant qu’ennemis du peuple. Les actes terroristes de nationalistes blancs à Charleston, Christchurch et Halle prouvent que ces discours ne doivent pas être pris au sens figuré.

Footnotes

  1. Thierry Baudet, Spreektekst Thierry Baudet, verkiezingsavond 20 maart 2019. Trouw, 21 mars 2019. Voir: www.trouw.nl/nieuws/spreektekst-thierry-baudet-verkiezingsavond-20-maart-2019~be2a1539/.
  2. Joachim Pohlmann, Een generatie die zich opoffert voor het goed van een volgende, kunnen wij ons niet meer voorstellen. De Morgen, 2018. Voir: .
  3. Café Weltschmerz, « De morele crisis en wederopstanding van Europa; Joachim Pohlman en Sid Lukkassen. » YouTube, 2017. Voir: www.youtube.com/watch?v=bXIj0Sz3a4w.
  4. Bart De Wever, Essay – Het vergt durf om te zeggen wie we zijn en wie we willen worden maar het is nodig. Doorbraak, 26 février 2018.
  5. Urs Gehriger, Thierry Baudet. “There’s a proper reawakening across Europe going on”. WeltWoche, 2019.
  6. Baudet snapt ophef om ‘homeopatische verdunning’ niet, NPO1, 2017.
  7. Tom Van Grieken, Toekomst in eigen handen. Opstand tegen de elites. Amsterdam, Uitgeverij van Praag, 2017.
  8. Generation Identity, We are generation Identity. Londres, Arktos, 2013.
  9. Zeev Sternhel, The anti-Enlightenment Tradition. New Haven & Londres, Yale University Press, 2018.
  10. Roger Griffin, A fascist century. Essays by Roger Griffin. New-York, Palgrave Macmillan, 2008.
  11. Guillaume Faye, Archeofuturism. European visions of the post-catastrophic age. Londres, Arktos, 2010.
  12. Tom Van Grieken, «Ons Land!» Facebook, 2019.
  13. Guillaume Faye, Why we fight. Manifesto of the European resistance. Londres, Arktos, 2011.
  14. Markus Willinger, Generation Identity. A Declaration of war against the 68’ers. Londres, Arktos, 2019.
  15. Ico Maly, « The global New Right and the Flemish identitarian movement Schild & Vrienden: A case study. » Tilburg Papers in Culture Studies nr. 220, 2018. Voir: www.tilburguniversity.edu/sites/tiu/files/download/TPCS_220-Maly_2.pdf.
  16. Ico Maly, Nieuw Rechts. Berchem, Epo, 2018.
  17. Ico Maly, «New Right metapolitics and the algorithmic activism of Schild & Vrienden». Social Media + Society, 2019.