Depuis le XIXe siècle, les partis de gauche en Europe se sont penchés sur le concept de Nation d’un point de vue socialiste. Jean-Numa Ducange revient sur ces réflexions ardues mais pertinentes.
Adrian Thomas : Les nationalistes ont aujourd’hui le vent en poupe partout en Europe. Ils saturent le champ médiatique en flattant une identité nationale fantasmée, avec un certain succès. La gauche semble désemparée sur ce point. Pour beaucoup de militants révolutionnaires, chanter l’hymne national ou agiter le drapeau de son pays semble désuet, voire suspect de penchants conservateurs. Alors, à l’origine, qu’est-ce que la Nation et d’où vient ce concept ?
Jean-Numa Ducange : C’est un concept très ancien qui a connu des bouleversements majeurs jusqu’à aujourd’hui. Sa définition a fait l’objet de débats au sein de tous les grands courants politiques. On a coutume de dire en France que la « Nation » était à gauche depuis 1789 et qu’elle a basculé progressivement à droite au cours du 19e siècle avec la montée du nationalisme. « Vive la nation ! » est le cri de ralliement des révolutionnaires de 1789, par-delà ce qui peut les diviser. C’est la naissance de l’idée d’une nation politique, théoriquement ouverte à toute nationalité, et qui repose avant tout sur un pacte politique, contre les monarques et contre toute perspective ethnique.
La Nation est une construction largement « bourgeoise » à l’origine mais elle peut revêtir un caractère progressiste selon les circonstances.
Dans les faits, nombre d’historiens ont montré que la « nation » française est moins ouverte qu’il n’y paraît, il existe chez certains révolutionnaires une dimension strictement française, en lien avec l’histoire d’un peuple enraciné sur une terre délimitée. Mais, pour nombre d’acteurs — et d’importants mouvements révolutionnaires dans le monde entier au 19e siècle — la nation, c’est le progrès humain et politique.
Cela peut sembler être une perspective trop franco-centrée, mais de fait la nation a conservé longtemps un caractère progressiste pour de nombreux peuples soumis à une oppression étrangère. Et cela vient bien pour une large part de ce moment historique. Surtout la nation n’est pas un concept figé et défini pour toujours : d’un point de vue socialiste, c’est une construction largement « bourgeoise » à l’origine, mais qui peut revêtir un caractère progressiste selon les circonstances.
La nation n’a pas le même sens lorsque celle-ci est liée étroitement à un processus révolutionnaire que lorsqu’elle est le produit de forces réactionnaires. Une des grandes questions est aussi la place de la nation face aux entités supranationales (Empires ou plus récemment structures comme l’Union européenne) : qui peut défendre la nation dans ces circonstances et au nom de quoi ?
Ces grandes questions n’ont rien perdu de leur actualité : il n’existe pas de consensus parmi les forces de la gauche radicale (communistes, ex-communistes demeurés à gauche de la social-démocratie, …) sur ce point aujourd’hui.
Quelle place Marx donnait-il à la nation ? N’écrivait-il pas dans le Manifeste (1848) que « les prolétaires n’ont pas de patrie » ?
Marx n’a pas donné clairement de définition de la nation, ni proposé un plan stratégique qui permettrait aux socialistes et communistes de dire : « Marx a dit que, dans un tel cas, on devait soutenir des revendications nationales, etc. ».
Il fait en quelque sorte du cas par cas — il soutient par exemple les revendications de la Pologne opprimée — et accorde plus ou moins d’importance à la question selon la période où il écrit. Sur l’Algérie française, conquise en 1830, il est au départ (comme de nombreux socialistes) tout à fait convaincu des bienfaits de la colonisation.
Mais il va évoluer et être de plus en plus conscient du sort spécifique des peuples non-européens et du sort qui leur était alors réservé. De Kevin Anderson à Marcello Musto1, de nombreuses recherches récentes ont montré que le dernier Marx a de plus en plus adopté une conception multilinéaire de l’histoire, renonçant à l’idée que l’essentiel de l’histoire de l’humanité devait se jouer essentiellement en Europe.
À propos de la fameuse citation « les prolétaires n’ont pas de patrie » du Manifeste, je me permets de rappeler que le propos de Marx est nettement plus nuancé dans ce texte lorsque l’on restitue intégralement la citation. Voilà ce qu’il dit exactement :
« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pou- voir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, se constituer lui- même en tant que nation, il est par là encore national lui-même, quoique nullement dans le sens bourgeois du mot ».
Si l’on cite uniquement la première partie de la citation, on cherche à souligner que l’absence de patrie doit être la perspective principale : l’abolition des frontières doit être encouragée et le développement du capitalisme nous y mènerait. Mais si l’on intègre la seconde partie du même extrait, où il est explicitement envisagé de défendre la nation dans un sens différent de celui de la bourgeoisie, on change de perspective.
À lire plus largement son œuvre, je crois que Marx n’envisage jamais véritablement l’abolition pure et simple des nations, mais souhaite que disparaisse l’hostilité entre elles. Il laisse aux marxistes plusieurs questions à régler : à quelle occasion et dans quelles circonstances peut-on défendre la nation ? Et jusqu’où peut-on aller en termes d’alliances politiques pour justifier un front commun dans le cadre national ?
Marx ne développe pas davantage ce point car il ne lui semble pas que la question soit d’une importance si cardinale. Ce sont les dirigeants des générations sui- vantes qui vont se saisir de la question :
Lénine, Staline, Trotski, Karl Renner, Otto Bauer, Jean Jaurès… Parmi bien d’autres. L’idée que la gauche se fait de la nation est très fluctuante. Il y en a une grande exaltation durant la Belle Époque (1871-1914) autant en France, avec Jaurès, qu’en Europe centrale.
Marx n’envisage jamais véritablement l’abolition pure et simple des nations, il souhaite que disparaisse l’hostilité entre elles.
Les socialistes allemands et austro-hongrois sont particulièrement sensibles à cette question. Pour Jaurès, l’amour de la France ne se discute pas : il aime profondément son pays, sa culture et sa langue, qu’il exalte régulièrement. Mais ce n’est jamais une conception excluante ou « raciale ». Dans l’Armée nouvelle (1911), il lie étroitement l’internationalisme et la nation : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène ». La fidélité à la patrie se combine à la défense de l’internationalisme. La patrie de Jaurès, c’est celle de la Révolution française et de la République. Historien des années 1789-1794, il s’identifie aux « patriotes » de cette période qui s’opposent aux « aristocrates ».
Côté germanophone, la configuration est différente. En 1871, nous sommes au moment où l’unité allemande vient d’être réalisée. Le mouvement ouvrier aurait aimé porter ce projet mais c’est Bismarck et les classes dirigeantes allemandes qui l’ont finalement réalisée. Au-delà du fait que l’Allemagne soit désormais une réalité politicogéographique, la question des peuples minoritaires dont les droits n’ont pas été reconnus demeure.
C’est la même chose pour les pays entièrement sous la domination d’un autre peuple. Et chez eux, la volonté d’affirmer des droits nationaux est très forte et prend parfois le pas sur les questions sociales, posant ainsi de redoutables défis aux socialistes.
Prenons l’exemple des Tchèques. Aujourd’hui, ils sont regroupés au sein d’un pays indépendant. Du temps de l’Empire austro-hongrois, les Tchèques étaient rattachés à la partie autrichienne de l’Empire, sans reconnaissance particulière… Or un nombre important d’ouvriers composait ce peuple, pré- sent dans de nombreuses cités industrielles. Au départ, l’allemand est véhiculaire, le tchèque est appris également mais relativement peu revendiqué. Puis les revendications linguistiques et nationales montent en puissance, au point de provoquer des conflits avec les ouvriers germanophones.
C’est là une des raisons pour lesquelles les Autrichiens (les « austro-marxistes ») ont beaucoup écrit sur les questions de nationalité : au fond, ils n’avaient pas le choix et devaient proposer des perspectives à ces peuples. L’austro-marxisme, c’est littéralement l’adaptation du marxisme aux réalités autrichiennes, notamment sur les questions de nationalités. Mais cela désigne un courant de pensée et politique plus large, qui a proposé un nombre très impressionnant d’études et d’analyses marxistes jusqu’au début des années 1930.
Pour en rester à la question des nationalités, et pour résumer à l’extrême, leur vision est la suivante : au regard de la réalité multinationale des Habsbourg, ils pro- posent une « autonomie personnelle », c’est-à-dire la possibilité de faire reconnaître ses droits « nationaux » par l’État sans que celui-ci soit synonyme d’une seule et même nation. Dans le contexte autrichien, cela visait notamment à faire reconnaître les droits des Tchèques, sans sécession.
Les socialistes espéraient alors éviter la création de multiples petits États-nations, qu’ils jugeaient non viables. Ces principes ont inspiré quelques compromis à l’époque (notamment en Moravie, une partie de la République tchèque actuelle). La guerre a balayé ces tentatives mais il y a eu des projets intéressants proches de ces conceptions comme la « fédération balkanique » : une sorte d’entité supranationale qui aurait permis d’éviter la fameuse « balkanisation » (un mot passé dans le langage courant pour désigner l’éclatement et les guerres ). Certains systèmes politiques plus concrets et pérennes se sont inspirés de ces idées, comme la Yougoslavie.
On peut parfois lire que le système en vigueur en Belgique (reconnaissance des spécificités francophone et néerlandophone) s’inspire de telles conceptions. Pour moi, il y a bien des filiations, mais il ne faut jamais oublier que les austro-marxistes étaient…. marxistes !
Le combat pour les droits des nationalités devait être lié au combat social et à la lutte de classes. Ils pensaient que le capitalisme serait incapable, par les contradictions qu’il génère, de résoudre le problème.
Au fond, n’y-a-t-il pas une idéalisation de la centralisation ? Les prolétaires ont-ils plus intérêt à vivre dans de grands ensembles (pluri)nationaux, comme se l’imagine le SPD avec la « grande Allemagne » (c’est-à-dire élargie à tous les germanophones), ou dans de petits États cohérents, comme le suggère le principe de l’autodétermination des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Au-delà du cas du SPD, l’idée selon laquelle les prolétaires ont plutôt intérêt à vivre dans des espaces nationaux ou impériaux de grande taille était très fréquente encore au début du vingtième siècle. La logique est la suivante : il n’y a aucun intérêt à multiplier les petits États, qui constituent autant de divisions pour la classe ouvrière.
D’où l’attachement de nombreux militants à la « Grande Allemagne », un projet qui peut évidemment choquer aujourd’hui car cette grande Allemagne renvoie au projet nazi d’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par Hitler en 1938). Mais il existe un vieux projet de « Grande Allemagne » issu de la révolution de 1848 qui visait, en gros, à fonder un vaste territoire germanophone, que certains imaginaient sur le modèle de la République française.
Rosa Luxemburg considérait de son côté comme illusoire la revendication d’indépendance de la Pologne, alors partagée entre Russie, Allemagne, et Autriche. Pourquoi — avance Luxemburg — faudrait il faire perdre leur temps aux prolétaires en constituant de nouvelles frontières ? Elle pense qu’appuyer l’indépendance de la Pologne obligerait les partis ouvriers à s’allier avec d’autres forces « bourgeoises », voire réactionnaires, sur cette question, d’où son refus.
Cette priorité donnée aux grandes structures se retrouve aussi largement dans les perspectives austro-marxistes, et les Français ne sont pas nécessairement éloignés de ces perspectives bien que se désintéressant globalement des perspectives plurinationales, plutôt étrangères à leur réalité …
Pourtant, le rejet du « social- chauvinisme » après la Première Guerre mondiale, pour qualifier la dérive nationaliste des sociaux- démocrates, est à la base de la création des partis communistes. La notion de patrie semble être honnie après la grande boucherie de 1914-1918.
Oui, tout à fait, à partir de 1917, une des explications du grand succès rencontré par le bolchevisme est son rejet du chauvinisme. Le refus du « bourrage de crâne » et de la propagande de guerre est fort, et les sociaux-démocrates sont associés à cette horreur car ils ont presque tous approuvé l’effort de guerre à l’été 1914.
Nulle surprise donc à retrouver dans les jeunes partis communistes un rejet viscéral de tout patriotisme et de toute référence nationale. La nation, c’est au nom d’elle que l’on a été massacrer son voisin… J’ai récemment travaillé sur la constitution et le développement des partis communistes allemand et autrichien en 1918- 1920. Ces jeunes organisations — notamment en Autriche — réunissaient au départ des franges minoritaires du mouvement ouvrier et sont animés par un internationalisme radical qui les amène à penser qu’une « Mitteleuropa rouge », une sorte d’Union soviétique à l’échelle de l’Europe centrale et orientale, est à portée de main.
On connaît les propositions très antinationalistes de Rosa Luxemburg mais, à cette époque, certains vont encore plus loin qu’elle, prônant un mouvement ouvrier « antinational » en principe et en pratique. Et même en écartant ces franges extrêmes, il est clair que l’internationalisme communiste des origines rejette plutôt la nation, sauf pour les peuples opprimés qui doivent passer par l’étape nationale (c’est l’application du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ») pour se débarrasser des occupants.
Même le mouvement communiste français des origines – évoluant pourtant dans un pays qui sort vainqueur de la guerre et où l’appartenance à la nation est très forte du fait du régime républicain – est critique à l’égard du patriotisme. On ne veut pas chanter La Marseillaise, l’hymne national, dans le jeune PCF et on refuse de commémorer la Révolution française, une révolution « bourgeoise » qui n’a rien à avoir avec le prolétariat : place à 1917 et l’avenir appartient au soviétisme qui, s’il respecte les cultures nationales, n’entend plus se référer aux vieilles nations.
Une des explications du succès rencontré par le bolchevisme est son rejet du chauvinisme et de la propagande de guerre.
Mais ce qui valable en 1918-1920 change très vite. En Allemagne, 1923 est la dernière année où un mouvement révolutionnaire d’une certaine ampleur traverse le pays. Au début de l’année, pour exiger le paiement des réparations de guerre, les troupes franco-belges occupent la Ruhr, région industrielle de l’Ouest de l’Allemagne. Désormais, l’Allemagne est partiellement occupée par une armée étrangère… Est-ce que cela fait de Berlin la capitale d’un pays opprimé ? Le débat traverse l’Internationale communiste.
Certains communistes prônent la résistance nationale contre l’occupant, d’autres contestent une telle ligne. Mais cela montre une chose : le mouvement communiste ne peut esquiver l’impératif national, qui se pose en permanence. Dix ans plus tard, en 1935, lorsque l’Internationale communiste impulse le tournant des « Fronts populaires », les PC changent radicalement leurs perspectives : désormais, le PCF chante La Marseillaise et se réapproprie l’héritage de 1789, contredisant ses propos des années 1920. Des minorités de gauche sont significativement heurtées par ce changement d’attitude.
Ce tournant sera encore renforcé pendant la Seconde Guerre mondiale avec la Résistance à l’occupant nazi : la France était, elle aussi à son tour, en position de pays opprimé en quelque sorte. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le PCF se présentera avant tout comme « le » grand parti national défendant l’indépendance et la souveraineté du pays ; certains socialistes et militants d’extrême-gauche l’accusant alors d’être chauvin, notamment sur les questions coloniales.
C’est une qualification excessive si on rapporte tout cela à la globalité de la population française : les franges influencées par le PCF étaient plus internationalistes et moins chauvines que la moyenne, notamment par rapport aux courants conservateurs qui n’ont jamais cessé, ne l’oublions pas, d’influencer structurellement la vie politique.
Une partie des socialistes se sont-ils fourvoyés dans le soutien au colonialisme et à la guerre à cause d’une dérive impérialiste de leur idée de la nation ? En Belgique, on peut penser au cas d’Émile Vandervelde.
Dans la Deuxième Internationale, avant 1914, il existait en effet au sein des groupes dirigeants des divers partis socialistes nationaux une orientation très nettement favorable à l’effort colonial. Il existe des minorités de gauche, autour de Rosa Luxemburg et Lénine notamment, qui la contestent mais ils sont assurément isolés.
L’idée selon laquelle il faut réformer l’Empire colonial dans un sens plus humaniste, mais sans véritablement remettre en cause ses fondements, est très répandue : Émile Vandervelde condamnait la « mauvaise » colonisation, il y avait chez lui une certaine dimension humaniste, il pouvait dénoncer les crimes coloniaux mais non fondamentalement le système structurel de la domination coloniale.
Celle-ci était au cœur des controverses du Parti ouvrier belge ; la question du Congo était un des grands enjeux des débats du parti. C’est alors répandu : l’Allemand Eduard Bernstein et pendant longtemps quelqu’un comme Jean Jaurès, sont convaincus d’une certaine hiérarchie des peuples et ils développent une sorte de « socialisme colonial » qui n’envisage pas d’indépendance pour les peuples colonisés.
C’est là aussi à mon sens une des raisons du succès du communisme à l’échelle internationale à partir de 1919 : Lénine a bien compris que le vingtième siècle serait celui des luttes anticoloniales et que les communistes devaient s’efforcer de pousser ces pays soumis à l’indépendance, fût-ce au prix d’alliances parfois larges et périlleuses. Faut-il s’allier avec certains partis bourgeois ou nationalistes contre le colonisateur ? Les sociaux-démocrates n’ont absolument pas vu venir cette évolution, en tout cas nombre de leurs dirigeants.
Plutôt donc qu’une « dérive » (qui impliquerait donc qu’il y ait eu une position clairement anti-impérialiste dès les origines), il faut distinguer des lignes opposées dans le mouvement socialiste depuis ses premiers développements, qui ne recoupent pas nécessairement les autres clivages. Je veux dire par là que tous les réformistes ne sont pas colonialistes, et que tous les révolutionnaires ne sont pas anticolonialistes…
L’exemple français est très parlant sur cette question me semble-t-il. On connaît la célèbre expression « Algérie française ». Elle résonne comme une revendication de l’extrême-droite nationaliste qui voulait maintenir l’Algérie dans le giron de la France. Lorsque l’on évoque les partisans de « l’Algérie française » dans les années 1950, c’est bien de cela dont il s’agit.
On pense à l’Organisation armée secrète, une organisation d’extrême-droite organisant des attentats notamment contre les responsables de gauche anticolonialistes, mais l’expression existe dès les années 1830-1840 et elle est employée et revendiquée par de nombreux « socialistes utopiques » (Charles Fourier et les fouriéristes par exemple). Beaucoup aujourd’hui aiment ces « utopistes » et vantent leurs mérites contre le « socialisme scientifique » marxiste… mais ils oublient complètement cette dimension de leur vision du monde !
En effet, l’horizon utopique de ces premiers socialistes était souvent colonial : les projets de sociétés alternatives qu’ils imaginaient s’accompagnaient souvent d’un orientalisme assumé voyant dans ces nouvelles terres africaines l’eldorado où ils pourraient développer leurs expériences… 80 ans tard, les socialistes français se déchirent sur la question coloniale : au parlement, un certain Lucien Deslinières présente au nom du groupe socialiste en 1912 un projet de loi sur le « Maroc socialiste », consistant à envoyer de « bons » colons socialistes français pour expliquer aux indigènes comment se développer… C’est typiquement une démarche colonialiste « de gauche ».
Or, ce projet va finalement être retiré grâce à l’action d’un Jean Jaurès qui le trouve scandaleux. Jaurès a évolué sur la question par rapport aux années 1880 : il est devenu désormais un féroce critique de l’ordre colonial.
En 1918, les partis communistes allemand et autrichien théorisent « Mitteleuropa rouge », une sorte d’Union soviétique européenne
Mais ce projet a été en revanche longtemps soutenu par Jules Guesde, pourtant l’introducteur du marxisme en France. Certes, quelques marxistes comme Édouard Vaillant sont déjà de brillants critiques de l’ordre colonial. Mais, sur ce point, un Jaurès est bien plus critique du colonialisme que d’autres, pourtant officiellement plus à gauche sur d’autres sujets…
Il faudra attendre la création de l’Internationale communiste en 1919 pour avoir une position clairement opposée au colonialisme. Puis, à partir des années 1930, se repose le même problème. Le tournant du Front Populaire et les alliances larges qu’il implique oblige le PCF à mettre en sourdine son anticolonialisme…
Chäim Schitlowsky, un socialiste juif russe exilé en Suisse, semble tenter de définir une position intermédiaire : « Tandis que le cosmopolitisme trouve son idéal dans la disparition des différences nationales et comprend l’humanité comme un conglomérat d’individus singuliers, l’internationalisme se fonde sur l’idée de la fraternisation entre les peuples, ce qui ne veut pas dire qu’un frère doive être identique à l’autre comme un œuf est identique à l’autre », écrit-il en 1899 dans un petit journal allemand que vous citez. Est-ce une ligne tenable sur la Nation ?
Je ne suis pas nécessairement d’accord mot à mot avec cela mais l’intuition me paraît juste. L’internationalisme, ce n’est pas nier l’existence des nations et des cultures nationales. Certes celles-ci sont toujours des constructions historiques, mais leur longévité et leur pérennité influencent structurellement le quotidien des individus. Ne pas en tenir au compte au profit de déclarations généreuses et fraternelles, mais totalement déconnectées des réalités de franges entières des classes populaires, ne permet guère d’avancer et laisse donc le terrain à d’autres.
On ne peut pas reprendre à notre compte la stigmatisation du « cosmopolitisme » comme le faisait Schitlowsky au début du vingtième siècle, qui a une connotation très droitière voire antisémite désormais. Mais à vouloir prendre systématiquement le contre-pied des courants nationalistes — ce qui est une démarche a priori louable au départ — on en arrive à prôner effectivement des idéaux de circulation illimitée qui ne sont pas compatibles avec l’exercice concret de la souveraineté en général, et plus particulièrement de la souveraineté populaire en particulier.
L’Internationale communiste impulse le tournant des « Fronts populaires » en 1935 et les partis vont radicalement changer leurs visions de la nation.
À ce propos, il existe une littérature très abondante sur la question de la souveraineté nationale et/ou populaire, etc. Dans ce contexte, on peut raisonner théoriquement sur ce que peut et doit être une frontière aujourd’hui. Mais je pense qu’en terme de pratiques concrètes le changement social et politique passe par une série d’actions situées et identifiables impliquant de facto des mobilités relativement restreintes, donc une implantation dans une ville et/ou un lieu de travail donné, etc.
Par exemple, dans le monde anglo-saxon (et de manière plus secondaire dans d’autres pays dont la France), il existe un regain d’intérêt pour les conseils ouvriers et la façon dont ceux-ci se sont développés après 1918 (les Soviets en Russie bien sûr, Biennio rosso en Italie, Rätebewegung dans le monde germanophone, etc.). Dans certains cas, ces conseils ont posé la question concrète du pouvoir ouvrier, du contrôle par les travailleurs eux-mêmes de l’outil de production, etc. Tout cela impliquait une mobilisation collective et un militantisme situé géographiquement, impliquant des réunions régulières dans un même lieu.
Dit comme cela, on a l’impression d’affirmer une banalité mais je suis frappé de voir combien certains évacuent cette dimension territoriale (qui pose donc des questions sur le lieu de l’exercice du pouvoir et de souveraineté concrète, « nationale », « populaire » passant par un enracinement local).
À l’heure de la révolution numérique, on peut objecter qu’un nombre croissant d’emplois sont certes complètement déterritorialisés. Mais outre que les emplois manuels et ouvriers demeurent une réalité qu’une partie de la gauche semble largement oublier, nombre d’emplois dépendant largement de l’informatique sont reliés souvent à des collectifs de travail situés (bureau avec présence des salariés obligatoires au moins une partie de la semaine, etc.).
L’exaltation de la mobilité permanente d’une certaine gauche — outre qu’elle me semble être illusoire pour une large partie du salariat en raison des impératifs multiples du capitalisme — contredit certaines réalités élémentaires.
Cela contribue à amener des franges importantes de la population à se détourner de leurs discours, et à trouver les dis- cours nostalgiques des réactionnaires exaltant le petit peuple enraciné comme pertinents, plus proches de leurs préoccupations et du sentiment de dépossession qui les traverse. Donc oui, je pense qu’il faut tenir une position « intermédiaire », comme vous dites, maintenir une perspective internationaliste d’union des peuples et penser autant que possible une destinée commune et universelle, mais également affirmer que l’exercice de la politique concrète (tout particulièrement lorsque l’on veut une politique socialiste) doit se dérouler à un niveau politique qui correspond à l’horizon des populations. Et cet horizon demeure pour une très large partie des couches populaires, l’horizon national.
Comment établiriez-vous aujourd’hui la ligne de crête marxiste entre internationalisme et nationalisme, entre frontières et libre-circulation, entre souveraineté nationale et mondialisation (ou européanisation), entre intégration (voire assimilation) et multiculturalisme ?
Il faut répondre à ces questions en partant de la situation concrète pour pouvoir prétendre trouver un équilibre. Vous allez me dire que je botte en touche. Pas du tout. Reprenons brièvement ce que Lénine pouvait dire de la nation : pour lui, soutenir l’effort national dans un grand pays impérialiste (France, Grande- Bretagne, Allemagne, …) était réactionnaire et impliquait de facto un alignement du mouvement ouvrier sur la bourgeoisie, notamment en cas de guerre. En revanche, Lénine soutenait les revendications nationales des pays opprimés, notamment les peuples colonisés.
Il faut être capable d’avoir une position subtile sur les questions de souveraineté. Mais de manière globale, je crois que nous arrivons au bout d’un cycle pour ce qui concerne la libre-circulation, longtemps perçue par la gauche radicale comme un idéal.
Pour se réapproprier la politique et défendre des droits sociaux, il y a, me semble-t-il, une exigence de « territorialisation » de la politique. Le développement très impressionnant des mobilités ce dernier demi-siècle avait longtemps laissé croire le contraire. Nous ne reviendrons jamais aux positions antérieures, ce serait là prôner un idéal réactionnaire, au sens premier du mot. Mais l’émancipation ne peut pas se priver de cadre ni de lieux concrets.
Je voudrais illustrer cette question des différenciations entre diverses situations par une brève comparaison entre l’Europe occidentale et la Chine. Depuis une dizaine d’années, j’ai développé des échanges scientifiques avec des chercheurs chinois à propos de l’histoire du socialisme et de ses voies diverses dans l’histoire. Ils m’ont souvent posé cette question du rapport de la gauche communiste française (et européenne) au marché, à la construction européenne et à la nation. Pour nombre d’entre eux, les réticences à l’égard de l’Europe semblent assez peu compréhensibles : ils nous voient (les pays européens) comme ayant de fortes spécificités nationales mais formant désormais et inéluctablement un bloc à l’échelle européenne, qui doit se positionner pour le multilatéralisme à l’échelle internationale.
De même, la mondialisation n’a pas la même signification, la Chine ayant joué la carte du marché et de la mondialisation pour son développement, fût-ce désormais de manière largement contrôlée et sous l’autorité de l’État. En France, la mondialisation s’est apparentée à une remise en cause de nombre d’aspects de son modèle national. La souveraineté nationale a été défendue âprement en Chine, alors même que les échanges mondiaux se développaient à une vitesse incroyable. Tout cela exigerait bien sûr une discussion plus précise de chacun de ses enjeux ; mais cela montre bien que l’on ne peut pas a priori définir une articulation simple et uniforme. Raison de plus pour renouer avec l’internationalisme des origines qui impliquait notamment des échanges nombreux entre des expériences nationales diverses…
Émile Vandervelde veut réformer l’Empire colonial pour qu’il soit plus humaniste, sans véritablement remettre en cause ses fondements.
Un dernier point, sur la question du « multiculturalisme ». Si l’on en reste à des considérations très générales, on peut penser que le « multiculturel » est une chose positive en soi : reconnaissance des droits, de la diversité des cultures, etc. Certains y voient même des parentés avec l’austro-marxisme.
À un certain niveau de généralité, personne ne va nier la différence des cultures et la nécessité de préserver celles-ci. Mais dans les faits, on doit tenir compte des réalités nationales, des dynamiques d’assimilation et des dynamiques d’intégration qui n’ont pas été toutes négatives, loin de là : les syndicats et partis de gauche ont joué au 20e siècle un rôle assimilateur pour de nombreux immigrés à travers leurs luttes et leurs activités sur le lieu de travail, par exemple en France. Elle a accompagné la structuration d’une conscience de classe.
Il est totalement naïf de croire, comme le disent certains multiculturalistes, que la réalité a changé et que la diversité est telle que toute « assimilation » est devenue réactionnaire, etc. Pour avoir une perspective socialiste, il faut créer du commun et « faire peuple ».
Encore une fois, l’équilibre est difficile à trouver. Mais l’exaltation de toutes les spécificités et différences — outre le fait qu’elles sont parfois ambivalentes, des conservateurs pouvant tout à fait eux aussi défendre cela en mode « à chacun sa religion, donc à chacun ses particularités », etc. – est antinomique avec une perspective réelle d’émancipation.