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La France Insoumise et le PTB, points communs et divergences

Augustin Renier

—30 juin 2023

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Situés à gauche de la social-démocratie, le Parti du Travail de Belgique (PTB) et La France insoumise (LFI) sont souvent comparés… Ils diffèrent en terme de vision stratégique et d’organisation.

Dimanche 12 septembre 2021. Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise (candidat à l’élection présidentielle française de 2022) est l’invité vedette du grand festival annuel que le Parti du Travail de Belgique organise à Ostende : ManiFiesta.

20 mars 2022. Raoul Hedebouw (nouveau président du PTB) est au premier rang du défilé pour la VIe République que La France insoumise organise à Paris, deux semaines avant le premier tour des élections présidentielles.

La participation de ces deux leaders charismatiques aux manifestations initiées par leurs organisations politiques respectives permet-elle de conclure à une idéologie commune ? Suffit-il d’être à la gauche de la social-démocratie pour faire automatiquement partie de la même famille politique ? L’étude des programmes électoraux de ces partis, de leurs organisations et des interviews dans la presse de leurs leaders 1 a montré que les succès électoraux récents du PTB et de LFI sont pourtant attribuables à des stratégies discursives et organisationnelles très différentes.

LFI et le PTB sont parmi les formations de gauche radicale qui ont obtenu les résultats électoraux les plus importants ces dernières années.

La liste de ce qui rapproche les deux formations est assez longue : la volonté de se démarquer des partis « traditionnels » ; l’incitation faite aux militants à passer à l’action et à s’occuper de problèmes concrets de la vie quotidienne des gens plutôt que de débattre des grandes orientations idéologiques et stratégiques de l’organisation ; la centralité de la question socio-économique (plus axée à LFI sur le macroéconomique et au PTB sur les relations de travail au sein de l’entreprise) ; la mue écologique (plus affirmée à LFI cependant) ; l’encouragement au développement de la démocratie directe au sein des institutions ; un succès certain parmi les jeunes ; un anti-impérialisme conséquent…

Des stratégies couronnées de succès

Il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur une carte des résultats électoraux en Europe pour voir apparaître une similarité entre les deux partis : LFI et le PTB sont parmi les formations de gauche radicale qui ont obtenu les résultats électoraux les plus importants ces dernières

Augustin Renier est diplômé de Science Politique à l’Université Libre de Bruxelles et auteur d’une étude comparative du PTB et de la France Insoumise.

années, qui plus est dans les élections les plus importantes de leurs pays respectifs (élections législatives et régionales de 2019 pour le PTB, élections présidentielles de 2017 et de 2022 pour LFI). Certes, Syriza a fait encore 30 % aux dernières élections législatives en Grèce, mais ce ne fut pas un score suffisant pour garder la majorité et le parti, qui fut rejeté dans l’opposition en perdant la moitié de ses députés, semble avoir pris davantage la place de la social-démocratie historique (le Pasok) plutôt que celle d’une gauche « de rupture », suite à sa participation gouvernementale et au renoncement dans sa lutte contre l’austérité imposée par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international).

Partout ailleurs, les résultats sont nettement moins bons pour les partis à gauche de la social-démocratie : en Espagne, Podemos, tiraillé par des divisions internes, n’a pas réussi son pari de dépasser le PSOE et se contente aujourd’hui d’être une force minoritaire d’appoint à celui-ci ; au Portugal, le Parti socialiste, largement majoritaire, peut désormais se permettre de gouverner seul sans ses anciens alliés de la gauche radicale ; en Allemagne, Die Linke connaît un déclin tendanciel de ses scores électoraux d’élection en élection ; au Royaume-Uni, la figure radicale du Labour Jeremy Corbyn a été largement défaite aux dernières élections législatives par Boris Johnson avant d’être éjectée du parti ; en Italie, la gauche radicale a purement et simplement disparu du paysage politique. Dans ce tableau assez sombre pour ceux qui rêvent d’une rupture par la gauche avec les politiques européennes actuelles, les résultats du PTB et de LFI détonnent.

Le courant de gauche radicale est de loin majoritaire en France par rapport à la gauche réformiste.

Du côté de LFI, la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2017 représente le nombre de voix le plus élevé obtenu par un candidat de gauche non socialiste à l’élection présidentielle sous la Ve République. Et en 2022, Jean-Luc Mélenchon a encore amélioré son score, ne manquant cette fois que de 400 000 voix la qualification pour le second tour de l’élection présidentielle. En récoltant 22 % des voix le 10 avril 2022, Mélenchon s’est donc une nouvelle fois imposé comme la figure la plus importante de la gauche française et LFI comme une force incontournable. L’élection de 2017 n’était donc pas une anomalie : le courant de gauche radicale est de loin majoritaire en France par rapport à la gauche réformiste (EELV et le PS étant en dessous de 5 %). Quant au PCF, il a fait le choix en 2022 de faire cavalier seul, sans réel succès puisque son candidat Fabien Roussel fit 2,3 %.

Les scores récents du PTB ont aussi été considérés comme des succès, bien que le parti n’ait pas (encore) réussi à dépasser le PS dans les urnes. Le PTB, qui tout au long de son histoire a toujours peiné pour atteindre le score de 1 % aux élections législatives, fit 3,7 % aux élections de 2014, ce qui lui permit de décrocher deux parlementaires à la Chambre des représentants, les premiers parlementaires à la gauche du PS depuis les derniers députés du Parti communiste en 1985. Il a donc fallu attendre quasiment 30 ans pour revoir des députés de la gauche radicale dans l’hémicycle. Ce score encourageant de 2014 a été plus que doublé en 2019 puisque le PTB fait alors un résultat de 8,6 % à l’échelle du pays, décrochant 12 parlementaires fédéraux (dont les premiers dans des circonscriptions flamandes) et des dizaines d’autres dans les régions, communautés, et même un premier eurodéputé. Depuis, le PTB semble continuer sa progression si l’on se fie aux sondages les plus récents (à prendre avec les précautions d’usage).

Outre l’affaiblissement des partis « concurrents » sociaux-démocrates, il faut signaler un autre facteur externe commun aux succès de LFI et du PTB : leurs inscriptions dans la dynamique de reconfiguration de la gauche radicale européenne après la crise économique de 2008. Cette crise a fragilisé « des franges entières des classes moyennes, auparavant peu inquiétées par la lente réduction de l’État social. Une telle situation a contribué à élargir la base potentielle de soutien à la gauche radicale. »2Dans les pays d’Europe de l’Ouest, les partis situés à gauche de la social-démocratie ont gagné en moyenne 3,5 % de suffrages en plus après cette crise3. Pour certains de ces partis, souvent les plus jeunes et les plus innovants d’entre eux (Podemos, Syriza, La France insoumise), la progression a même été à deux chiffres. « Il s’agit à chaque fois de partis nouveaux s’éloignant des modèles traditionnels communistes et socialistes. »4 À cet égard, le PTB, créé en 1979 et se réclamant toujours du marxisme, est une exception. Les nouveaux mouvements populistes de gauche ont réussi à attirer les primo-votants, des abstentionnistes, des électeurs apartisans ou refusant de se situer sur l’axe gauche-droite, soit « autant d’élargissements de coalitions électorales que n’étaient plus capables de réaliser les partis communistes classiques »5, excepté, encore une fois, le PTB.

Deux chemins stratégiques et discursifs différents

Néanmoins, ce qui les éloigne n’est pas négligeable : à LFI, un rapport davantage critique vis-à-vis de l’UE et une mise en avant de notions comme le protectionnisme et le patriotisme, ce qui est impensable au PTB ; au PTB, la référence permanente à Marx, qui s’accompagne de drapeaux rouges et de L’Internationale dans les manifs et meetings ; à LFI, la référence incessante au peuple et la croyance en la spontanéité organisationnelle des masses ; au PTB, la lutte pour la révolution socialiste (qui passera avant tout par les mouvements sociaux) ; à LFI, le combat pour la révolution citoyenne (qui passera d’abord par les élections et la création d’une Assemblée constituante) ; au PTB, la prépondérance de la mise en avant des acteurs du monde ouvrier, « cœur battant du système » pour le parti marxiste et donc première cible de sa communication ; à LFI, la volonté d’élargir au maximum la communication à toutes les catégories socio-professionnelles et la croyance en l’hétérogénéité fondamentale du sujet révolutionnaire ; au PTB, la non-focalisation sur les élections et la préférence envers une implantation large dans la société civile plutôt que dans les arcanes du parlement ; à LFI, la volonté de gouverner et de se mettre dans les habits du vainqueur, en promouvant sans cesse son programme et surtout sa crédibilité ; au PTB, la mise en avant de la forme partidaire traditionnelle, avec ses congrès, ses délégués, ses cotisations, ses formations ; à LFI, l’invocation de la forme mouvement, avec son rapport désintermédié entre le leader et la base, l’absence de délégués, de cotisations, de sections locales et même de statuts ; au PTB, la mise en évidence du collectif et donc la volonté de ne pas faire reposer sur un seul homme l’avenir du parti ; à LFI, la centralité assumée de la figure de leader, au point que, pour comprendre l’idéologie et la stratégie des Insoumis, il faut souvent davantage faire référence à Mélenchon qu’à un quelconque collectif.

Mélenchon reconnaît qu’il partage totalement la vision des théoriciens du populisme Mouffe et Laclau, celle d’une auto-construction subjective du peuple.

Pour résumer, il y a au moins trois oppositions fondamentales entre les stratégies et idéologies déployées par les deux partis : le PTB se définit comme marxiste, LFI rejette le discours de lutte des classes traditionnel ; le PTB se réclame de la « gauche authentique », quand LFI ne fait quasiment plus mention de son appartenance à la gauche (du moins avant la formation de la NUPES) ; le PTB se voit toujours comme un parti d’avant-garde, et désormais « de masse », quand LFI se définit comme un mouvement « souple », sans plus aucune intermédiation entre le leader et ses sympathisants.

Mélenchon reconnaît lui-même qu’il partage totalement la vision des théoriciens du populisme Mouffe et Laclau, celle d’une auto-construction subjective du peuple. S’il ne rompt pas aussi crûment qu’eux avec le concept de lutte des classes, Mélenchon jette tout de même les concepts de révolution socialiste et de parti marxiste aux orties.  « La révolution citoyenne se distingue des anciennes révolutions socialistes car la construction d’un “nous” y procède d’un dynamisme spontané, invariant d’échelle et d’époque. Il en est ainsi parce que l’instinct le plus profond qui nous anime suppose que nous nous rendions autonomes. »6 Pour Manuel Bompard, directeur de campagne de LFI : « La principale source d’inspiration qui vient de Laclau et Mouffe, c’est le refus du marxisme mécanique qui imprègne la culture d’une partie de la gauche radicale, dans lequel tout est supposé se dérouler selon un schéma prédéfini. L’idée centrale pour nous consiste à ne pas avoir de délimitation préalable au sein de la population, autre que cette frontière avec l’oligarchie. » 7

David Pestieau, vice-président et directeur politique du PTB, affirme lui sans ambages : « Nous nous définissons comme un parti marxiste et dans une analyse de classe. La question principale consiste pour nous de savoir comment donner à nouveau une conscience de classe aux travailleurs. Nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que les classes disparaîtraient dans un ensemble nommé le peuple. »8 Raoul Hedebouw, le président du PTB, abonde dans le même sens : «  Pour nous, l’analyse marxiste est toujours la plus pertinente pour agréger des masses humaines. Je reste convaincu que l’environnement de travail d’un être humain influence son mode de pensée. En ce sens, croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. »9 Dans une autre interview, il réitère sa pensée : « Il ne faut pas tomber dans une stratification qui se ferait entre une “élite” et le “peuple”. Le populisme, du point de vue de la doctrine – pas la pseudo-insulte que nous servent copieusement les autres partis politiques en Belgique –, ce n’est pas notre grille d’analyse. Stratégiquement, idéologiquement, nous sommes un parti marxiste, qui croit dans la place centrale de la classe travailleuse pour le processus d’émancipation face au capitalisme. »10

Les stratégies mobilisées par LFI et le PTB divergent donc en partie, même si on doit nuancer ces propos par le fait que le PTB a progressivement élargi son discours à d’autres couches de la population et que le corpus programmatique de LFI emprunte encore largement à celui de la gauche classique. Mais il y a peu de place au doute, LFI a choisi une ligne populiste durant ses campagnes, le PTB a choisi une orientation marxiste. Les organisations de ces deux formations divergent également fortement, LFI rejetant l’étiquette partidaire en revendiquant d’être un mouvement, le PTB aspirant quant à lui à être le nouveau grand parti de masse en Belgique. Reste alors à comprendre pourquoi ces stratégies divergent.

Électorat interclassiste vs. parti de classe

Une des explications pourrait être la différence entre les sociologies électorales de ces deux formations. En effet, une caractéristique qui rassemble les partis « populistes de gauche » au sein de la gauche radicale est le statut interclassiste de leurs électeurs, avec, en France, contrairement aux votes de classe pour Le Pen ou Macron, un électorat mélenchonien « à l’image de la société, dans la mesure où il se lisse de manière harmonieuse auprès des différentes catégories de la population »11. On voit ainsi que Mélenchon obtient quasiment le même score dans les catégories populaires (24 %) que dans les classes moyennes (26 %), et a même un score non négligeable dans les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées (17 %).

PTB et LFI incitent leurs militants militants à passer à l’action et à s’occuper de problèmes concrets de la vie quotidienne.

Au niveau du capital culturel, on remarque que Mélenchon a été avant tout soutenu par les « intellos précaires », soit « une frange de la jeunesse diplômée n’occupant pas des emplois correspondant à son niveau de qualification »12. Les électorats de Le Pen et Macron se démarquent ici une nouvelle fois, puisqu’ils présentent quant à eux une cohérence entre capital scolaire et capital économique. « Tel n’est pas le cas des électeurs mélenchonistes qui se trouvent dans une situation paradoxale : leur capital scolaire est élevé, mais leur revenu et leur patrimoine sont faibles. »13

Le vote pour le PTB est, en comparaison de celui de LFI, beaucoup plus typé « vote de classe ». Le PTB décroche en effet ses meilleurs scores dans les classes populaires. Il est désormais le premier parti dans le monde ouvrier, et ses scores sont aussi importants chez les chômeurs et invalides. Inversement, sa pénétration électorale est quasi nulle chez les cadres et professions indépendantes. Quant au capital culturel, le PTB obtient un score supérieur à la moyenne chez les personnes pas ou peu qualifiées14.

C’est donc une différence notable avec LFI, puisque le PTB est en deçà de son résultat moyen chez les personnes détentrices d’un diplôme du supérieur. L’électorat PTB, plus populaire et ouvrier que celui de LFI, relève bien d’une différence en sociologie électorale entre un électorat communiste classique (« vote de classe ») et un électorat interclassiste, constitué en parties « d’intellos précaires », propre aux partis populistes de gauche.

L’explication par les institutions

Un autre moyen pour comprendre ces différences est de comparer les systèmes politiques propres à la France et à la Belgique. Ces systèmes sont en fait très différents, avec d’un côté une démocratie consociative15 où les débats politiques sont supposés être apaisés par au moins trois mécanismes : la proportionnelle, la nécessité de gouvernements de coalition qui en découle et la pilarisation de la société. En France, la société parait plus divisée du fait même que le régime politique majoritaire laisse généralement peu de place dans les assemblées à un reflet politique en adéquation avec la diversité des opinions du pays, le caractère semi présidentiel du régime accentuant de plus les dissensions par la forme intrinsèque de personnalisation du pouvoir qu’il charrie.

Le caractère consociatif de la démocratie en Belgique doit beaucoup à l’émergence de ce que les politologues ont décrit, dans un style très visuel, comme les « piliers ». La pilarisation désigne historiquement la constitution de contre-société à l’intérieur de l’État autour d’une sensibilité politique ; c’est à dire, dans le cadre belge, principalement autour du monde socialiste et du monde catholique (même s’il existe aussi un pilier libéral, moins structurant). Le pilier socialiste s’est par exemple construit à l’origine autour du parti (le POB), de la coopérative, du syndicat, des organisations de jeunesse et des organisations de santé (ancêtres des mutuelles). Les piliers ont été structurants pour les identités d’une grande partie de la population jusqu’à la fin des années 1960 : les citoyens étaient engagés dans l’un ou l’autre pilier, « du berceau à la tombe ». Il y avait une guerre symbolique acharnée entre ces deux mondes, avec peu de communication entre les membres des différents piliers, sauf au niveau des élites. Les piliers sont donc, à l’époque, des mondes sociologiques qui s’ignorent : la mobilité d’un pilier à l’autre était extrêmement rare.
La Belgique fonctionne selon un régime de liberté subsidiée, c’est-à-dire qu’on peut y voir une articulation entre les organisations non étatiques que sont les piliers et l’État, les premiers prenant en charge différentes tâches qui, dans d’autres pays, sont normalement dévolues aux pouvoirs publics. Ces dynamiques ont été beaucoup étudiées dans les années 1960-1970, moment où des politologues soulignaient leurs attraits, comme l’absence de grande secousse sociale régulière (contrairement à la France justement). « Les travaux menés par des politologues comparatistes sur la concertation sociale et politique dans les démocraties très divisées démontrent les effets pacificateurs du système consociatif où les élites contrôlent les relations entre les camps opposés. »16 Les piliers fonctionnent largement sur un « principe de délégation », où les intérêts des citoyens sont pris en charge dans la santé par la mutuelle, dans le social par les syndicats, dans le politique par les partis, etc.

Après Mai 68, ce principe de délégation va finir par être contesté. Il en résulte aujourd’hui des mutations très profondes dans la socialisation, la population belge ne se structurant plus au prisme d’un pilier unique. La socialisation est désormais dans une large mesure atomisée, individuelle et elle se fait en marge des piliers. Cependant, à l’échelle des structures et des élites, la pérennité de cette forme d’encadrement idéologique demeure importante, comme le montrent les exemples du système scolaire ou du secteur hospitalier.

Ces anciens piliers traditionnels qui persistent malgré tout en Belgique sont une des causes de la différence entre le PTB et LFI. Les syndicats sont, par exemple, toujours un pilier puissant en Belgique, comparativement à d’autres pays voisins. Les organisations de travailleurs peuvent en effet s’y prévaloir d’une force toujours significative, que l’on se base sur leur nombre d’adhérents ou les résultats des élections sociales17. Par ailleurs, on remarquera également que « les données d’enquête révèlent que les bassins de recrutement actuels des partis politiques conservent des traces de la pilarisation de la société belge »18. C’est pourquoi le PTB, contrairement à LFI, dispose de toute une série d’organisations s’inscrivant dans cette tradition de la pilarisation, susceptible d’encadrer les membres « du berceau à la tombe ». Par exemple, trois organisations de jeunes liées au parti marxiste coexistent : les Pionniers (de 6 à 16 ans), RedFox (pour les élèves en fin de secondaire et les jeunes sur le marché du travail) et Comac (pour les étudiants du supérieur). On ne trouve pas cette dimension réticulaire à LFI. Le PTB, contrairement à LFI, investit d’ailleurs beaucoup dans son rôle de « parti animateur », qui prend au sérieux sa fonction d’éducation permanente dans la société, notamment par l’accent mis sur la formation des membres.

Cette construction du PTB en réseau se donne aussi à voir dans le domaine de la santé. S’il n’existe pas une mutuelle communiste en tant que telle, le parti dispose, avec ses maisons médicales de Médecine pour le Peuple (MPLP), d’une solide implantation dans le domaine des soins aux personnes. Si on regarde la géographie électorale du parti, on voit d’ailleurs que les zones de force historiques du parti sont corrélées avec les lieux où sont implantées ses maisons médicales. Sophie Merckx (elle-même médecin et aujourd’hui cheffe du groupe PTB à la Chambre) reconnaît la fonction d‘encadrement que peut avoir Médecine pour le Peuple, mais elle ajoute : « Présenter MPLP comme une organisation dont le but est d’aider le PTB dans son assise électorale, c’est ignorer le caractère même d’un parti comme le PTB, dont l’action parlementaire est subordonnée au travail sur le terrain en faveur d’un large mouvement social. C’est dans la lutte sociale que la collaboration entre le PTB et MPLP s’opère. Cette collaboration n’est donc pas à sens unique. »19

L’importance des piliers en Belgique explique aussi pourquoi le PTB déploie une énergie considérable pour exercer une influence dans les syndicats, notamment socialiste (FGTB), contrairement à LFI qui, quant à elle, se tient résolument à l’écart de la CGT. Il est vrai qu’en France, il n’existe pas de syndicats associés aussi clairement à un parti (comme la FGTB avec le PS), même si la CGT a pu longtemps sembler rattachée au PCF. En effet, la charte d’Amiens, qui proclame la stricte indépendance entre le parti et le syndicat, est toujours prégnante . Dans ce cadre, l’ambition de LFI est de tenter de construire une relation égalitaire avec les syndicats, relation qui se tiendrait « à égale distance du modèle amiénois et du modèle léniniste, où le syndicat est complètement subordonné au parti. Dans les faits, la relation de LFI aux syndicats oscille entre rivalité et méfiance. »20 De plus, en France, la population est davantage méfiante envers les syndicats (du moins jusqu’avant les manifestations pour la réforme des retraites). LFI a donc vu peu d’avantages à s’en montrer proche. Il n’en demeure pas moins que, quand on regarde la sociologie électorale, on constate que LFI et les syndicats (surtout la CGT) partagent la même base sociale. Mais par rapport à la Belgique, la France se démarque par « une forte différenciation de l’État, qui est plus fortement qu’ailleurs séparé de la société civile. Il en résulte une forte autonomisation du champ politique, qui se renouvelle peu, les partis étant arrimés à un bipartisme rigide. »21 L’élection de 2017 est à cet égard une élection de rupture car elle a fait voler en éclat ce bipartisme traditionnel.

Comparaison des systèmes partidaires

La particularité du système partidaire belge est que, malgré la volatilité électorale en hausse et la méfiance marquée des citoyens envers la politique (qu’on retrouve également en France), il demeure étonnamment stable. « Pourtant, le système proportionnel belge est un système électoral permissif, qui présente un seuil relativement bas d’accès à la représentation parlementaire. Mais le nombre de partis qu’un système partisan peut inclure n’est pas infini : lorsque le nombre de partis devient suffisant pour couvrir tous les versants des clivages et tous les enjeux saillants, il n’est plus possible pour un parti nouveau de s’installer. »22 Contrairement à la France d’avant 2017, « le système partisan belge est déjà très fragmenté et on s’approche même du point de saturation. Certes de nouvelles formations peuvent émerger, mais elles doivent soit s’approprier les dernières niches électorales inoccupées, soit parvenir à remplacer un parti en place. »23 C’est ce qui pourrait expliquer le duel acharné entre le PTB et le PS et pourquoi ce qui est possible en France (un rapprochement entre les deux factions de la gauche) ne l’est pas en Belgique.
Une autre caractéristique de la Belgique est que le gouvernement étant responsable devant un parlement élu à la proportionnelle, l’exécutif doit obligatoirement être formé par une coalition de partis pour disposer d’une majorité au Parlement. C’est pourquoi « l’influence des partis, et singulièrement des présidents de parti, est fondamentale. De plus, au cours des différentes réformes institutionnelles, les partis politiques belges ont pu renforcer leurs poids dans les exécutifs et dès lors leur emprise sur la décision politique. »24 La forme partidaire classique est donc plus pérenne en Belgique qu’en France vu l’importance qu’occupent les partis dans les processus institutionnels et politiques belges. Ce sont les partis qui négocient la formation du gouvernement (avec des accords précis définissant la politique à suivre au cours de la législature), qui se répartissent les compétences et qui choisissent les ministres. Ainsi, la Belgique a beau être un système en principe pleinement parlementaire (et non semi présidentiel comme en France), la tendance au « confinement de la décision » se retrouve aussi en Belgique, ainsi que la prépondérance de l’exécutif sur le législatif.25

En 2022, Mélenchon a encore amélioré son score, ne manquant cette fois que de
400 000 voix la qualification pour le second tour de l’élection présidentielle.

Alors que la Belgique peine à renouveler sa scène politique, la recomposition du champ politique en France parait plus spectaculaire. Dans l’Hexagone, LFI (ou LREM) a pu d’autant plus facilement rejeter la forme traditionnelle du parti politique que « la Ve République fut originellement pensée contre les partis en plaçant au cœur de son système institutionnel une élection présidentielle à fonction plébiscitaire mettant en scène l’onction d’un candidat par le peuple »26. Contrairement aux démocraties consociatives comme la Belgique, « la particularité de la France est que le sentiment anti-parti ne venait pas des marges du système, mais de l’autorité la plus respectée du pays, le général de Gaulle. Ce qui eut pour effet d’y affaiblir considérablement la légitimité des partis. »27Ce qu’on appelle le présidentialisme « à la française » est le résultat du changement de Constitution voulu par le général de Gaulle en 1958, dont le but était de mettre un terme à une IVe République selon lui sclérosée par le poids de l’Assemblée nationale. La nouvelle Constitution visait « à donner un rôle beaucoup plus substantiel à l’exécutif incarné en premier chef par le président de la République et dont les prérogatives furent renforcées en 1962 avec l’introduction de son élection directe au suffrage universel »28.

Le fait que Mélenchon tienne un discours populiste peut être analysé par ce prisme institutionnel : le système politique français y semble plus en « souffrance démocratique » que le système belge et, en conséquence, l’insistance sur la nécessité d’avoir un « renouveau démocratique » s’y fait plus pressante. « Comparés à la plupart des systèmes institutionnels occidentaux, les contre-pouvoirs au sein des institutions politiques françaises sont d’une faiblesse remarquable. Dans ce contexte où les contrepoids sont moins pris au sérieux que dans des démocraties comparables, la radicalité des mobilisations sociales tient au sentiment qu’il est doublement difficile de se faire entendre du fait d’un déficit des outils institutionnels qui relaient efficacement attentes et demandes et de la certitude fréquente des décideurs qu’ils ne sauraient se tromper et que les réticences à leurs décisions sont le seul fait d’archaïsmes. »29

Dans la Ve République, c’est le Président qui nomme le Premier ministre, qui préside le Conseil des ministres et qui peut dissoudre l’Assemblée nationale. La forte présidentialisation du régime se donne particulièrement à voir quand il n’y a pas de cohabitation, c’est-à-dire quand la couleur politique du président et celle de la majorité à l’Assemblée coïncident, comme ce fut le cas ces dernières années (sous Sarkozy, Hollande et Macron), l’inversion du calendrier électoral diminuant fortement la possibilité d’une cohabitation. Cette inversion du calendrier (qui fait que les élections législatives suivent désormais directement l’élection présidentielle) rend l’élection des parlementaires, pourtant primordiale, moins saillante pour les électeurs. C’est ce que montre entre autres le déclin tendanciel de la participation électorale aux législatives. Elles se limitent dans les faits à une validation des résultats de la présidentielle (même si en 2022, Macron n’a pas obtenu la majorité absolue qu’il souhaitait). « Cette hausse de l’abstention électorale soumet à tension la légitimité et la légitimation du régime. »30 En Belgique, le vote obligatoire maintient la légitimation du résultat des élections à un niveau élevé, même si l’abstention y augmente aussi.

Le champ politique français a aussi comme singularité de compter un des partis de droite radicale les plus puissants d’Europe, ce qui constitue une différence fondamentale avec l’espace politique francophone en Belgique. Les discours populistes se nourrissent généralement d’une forme ou l’autre de nationalisme. Or, dans l’espace belge francophone, le nationalisme est quasiment inexistant car dans la Fédération Wallonie-Bruxelles, « l’identité nationale est à la fois peu valorisée et mal définie »31. Pour David Pestieau, il faudrait d’ailleurs plus rapprocher la France de la Flandre car « dans les deux cas, on voit qu’une partie du vote populaire s’est détournée du vote social-démocrate pour aller vers l’extrême droite. C’est donc un combat plus difficile pour nous en Flandre, car il y a à la fois un des partis fascistes les mieux organisés d’Europe et de l’autre une nouvelle droite nationaliste (la N-VA, ndlr) qui capte de manière très particulière un sentiment anti-establishment tout en en faisant elle-même partie. Il y a donc pour nous une bataille particulière en Flandre pour reconquérir le vote populaire, là où il est plus facile de travailler en Wallonie car le champ est plus libre. »32 La spécificité française d’un Rassemblement National puissant captant une partie des voix de la classe ouvrière ne peut être mise de côté pour comprendre le discours populiste de Mélenchon.

Des contextes politiques qui s’imposent aux partis

Le modèle consociatif de la Belgique est pour nous une clé majeure pour comprendre pourquoi une théorie populiste comme celle de Chantal Mouffe (réactualisée comme « recherche de la conflictualité » par Mélenchon), qui appelle à polariser davantage le débat politique, est plus audible dans un pays comme la France. La forte bipolarisation passée (accentuée par le système institutionnel) a, durant le mandat de François Hollande (et même avant), semblé y laisser la place à une convergence idéologique entre le centre-gauche et le centre-droit ; convergence dont Macron est en quelque sorte l’héritier.

Mélenchon obtient un score similaire dans les catégories populaires (24 %) et moyennes (26 %), il atteint tout de même 17 % des plus favorisées.

La stratégie populiste de Mélenchon est en grande partie construite sur son pari (réussi) que, comme en Amérique du Sud, on assisterait en France à la désintégration des formations traditionnelles de la Ve République. En Belgique, les anciens partis politiques font de la résistance, même si leur niveau électoral ne cesse de baisser. Le pays se structure encore largement dans une logique d’affrontement gauche-droite dans laquelle les possibilités de remodeler le paysage politique ne sont pas infinies. Pour Arthur Borriello, « la résistance des anciennes logiques partisanes ou l’institutionnalisation rapide de nouvelles logiques, qui est une spécificité européenne, est d’ailleurs un impensé des théories de Laclau. »33 En France, le système bipartisan entre centre-gauche et centre-droit a bien résisté pendant des années, malgré la percée du Rassemblement National puis du parti écologique. Mais l’élection de 2017 fut un séisme pour ce système bipartisan, et les résultats de l’élection de 2022 ont montré que ce réalignement n’était pas passager mais allait s’inscrire dans la durée. Le rapprochement du centre-gauche et du centre-droit s’est opéré autour du parti d’Emmanuel Macron et, à sa droite comme à sa gauche, les partis radicaux ont réussi à capter un grand nombre de voix.

Dans sa communication en 2017, LFI a sans doute eu plus de mal à se définir ouvertement comme « de gauche » après le quinquennat de Hollande qui a contribué à décrédibiliser la politique de gauche chez de nombreux citoyens. Pour le PTB, il était sans doute plus facile de se proclamer comme « authentiquement » de gauche en 2019 après une législature « des droites » (MR, Open VLD, CD&V, N-VA) qui a débouché sur de nombreux mouvements sociaux. On voit d’ailleurs que LFI renoue aujourd’hui avec la gauche, après un quinquennat de Macron, clairement marqué à droite et défini par la plupart des observateurs comme tel. Ceci montre bien que le populisme, avant d’être un attribut permanent d’un mouvement politique, est avant tout un moment dans le temps politique d’un territoire donné. Les stratégies et idéologies populistes mobilisées par des partis doivent toujours être analysées, non comme des faits autonomes, mais comme des processus à comprendre dans une perspective dynamique et dans leurs contextes historiques et sociologiques particuliers.

Footnotes

  1. Augustin Renier, « Dans quelle mesure les succès récents du PTB et de LFI sont-ils attribuables à des stratégies discursives et organisationnelles différentes », 2022, TFE Science Politique, ULB.
  2. Fabien Escalona, « L’émergence d’une nouvelle gauche radicale », Bertrand Badie éd., Enquête d’alternatives. L’état du monde 2018, La Découverte, 2017, pp. 181-188.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Ibid.
  7. Manuel Bompard, « La France insoumise doit se glisser dans tous les interstices de la société », entretien dans Le Vent se Lève, 21 septembre 2017.
  8. David Pestieau, « Le PTB fait trembler la politique belge », entretien dans Le Vent se
    Lève, 15 janvier 2018.
  9. Raoul Hedebouw, « Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants », entretien dans Le Vent se Lève, 10 octobre 2018.
  10. Raoul Hedebouw, « La verve, c’est une arme stratégique et politique », entretien dans L’Humanité, 24 février 2022.
  11. Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche, sociologie de le France insoumise, La
    Découverte, 2021, p. 231.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. Julien Lacabanne : « Le consociationalisme est une variante démocratique, adoptée par des pays aux populations hétérogènes dans lesquels des clivages ont tendance à engendrer des divisions profondes, susceptibles de renverser la structure étatique. Afin d’éviter un déchirement de la société, les élites de ces régimes choisissent de s’unir dans des coalitions gouvernementales dont les maître-mots sont “représentation proportionnelle” et “consensus”. », en La Démocratie consociative, 2016, Éditions Persée.
  16. Patrick Pasture, « Le pilarisme belge : les fruits doux et amers du succès des mouvements
    sociaux en Belgique », Michel Pigenet éd., Histoire des mouvements sociaux en France.
    De 1814 à nos jours, La Découverte, 2014, pp. 229-237.
  17. Caroline Van Wynsberghe, « Un fourre-tout de création citoyennes autonomes ? », Politique, décembre 2019.
  18. Émilie Van Haute et Émilien Paulis, « Le blues des adhérents », Politique, septembre 2018.
  19. Sophie Merckx, « Médecine pour le Peuple et le PTB », Politique, novembre 2017.
  20. Manuel Cervera-Marzal, op. cit., p. 43.
  21. Thomas Frinault, Christian Le Bart et Érik Neveu, « Exception française, vraiment ? Inertie et transformation d’un modèle politique », Thomas Frinault éd., Nouvelle sociologie politique de la France, Armand Colin, 2021, pp. 255-262.
  22. Jean-Benoît Pilet et Petra Meier, « Un système saturé », Politique, septembre 2018.
  23. Ibid.
  24. Émilie Van Haute et Émilien Paulis, op. cit
  25. Anne Emmanuelle Bourgaux, « Le paradoxe partidaire », Politique, septembre 2018
  26. Vera Marchand et Baptiste Roger-Lacan, « Le style populiste du centre », Le style populiste, Éditions Amsterdam, 2019.
  27. Piero Ignazi, Parti et démocratie, Calmann Levy, 2021, p. 209.
  28. Pascal Delwit, « Parti et système de parti en France de 1945 à nos jours », Les partis politiques en France, Édition de l’Université de Bruxelles, 2013.
  29. Thomas Frinault, Christian Le Bart et Érik Neveu, op. cit., pp. 255-262.
  30. Pascal Delwit, op. cit.
  31. Jean Faniel, « Populisme : les partis francophones sont-ils immunisés ? », Politique, mai 2012.
  32. David Pestieau, op. cit.
  33. Arthur Borriello, entretien avec Pauline Graulle, « La parenthèse du populisme de gauche est en train de se refermer », Mediapart, 4 juin 2019.