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La croisade contre l’État en Amérique profonde

Frederica Bono

—20 avril 2017

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  1. Arlie Russell Hochschild compte parmi les sociologues contemporaines les plus importantes. Elle examine comment les gens traitent les émotions en milieu de travail et dans leur vie personnelle. Elle est professeur émérite à l’Université de Californie, Berkeley. Son travail a été traduit en 16 langues. Elle a remporté plusieurs prix, dont la prestigieuse Ulysses Medal.

La profonde défiance vis-à-vis de l’état fédéral en Louisiane constitue un sérieux paradoxe auquel le livre Strangers in their own land tente de répondre.

Le 10 novembre, le monde s’est réveillé surpris de la victoire de Donald Trump. On a assisté immédiatement à un torrent de réactions sur les médias sociaux : le résultat n’était pas seulement inattendu, il était incompréhensible et stupide. A suivi un déluge d’opinions et d’analyses qui tentaient d’expliquer ce résultat. L’étonnement général devant ce résultat a en tout cas mis à nu la pénible réalité d’une Amérique profondément divisée. Le fossé entre droite et gauche, républicains et démocrates, « rouges » et « bleus » serait plus grand que jamais.

De plus en plus d’Américains choisissent d’habiter des localités où résident des gens qui pensent comme eux. De plus en plus souvent, chaque côté du spectre politique puise ses propres informations dans ses propres canaux télévisés. On s’adresse de moins en moins à l’autre bord. Il semble qu’un véritable mur s’est élevé entre les conservateurs et les progressistes américains. (On a choisi ici de rendre par « progressiste » l’adjectif américain « liberal ».)

La sociologue américaine Arlie R. Hochschild appelle ça le « mur de l’empathie », un obstacle à la compréhension profonde de l’autre. Ce mur nous rend insensibles ou même hostiles à l’égard de ceux qui entretiennent d’autres convictions. Hochschild habite Berkeley, d’atmosphère progressiste et de gauche, en Californie, elle a passé cinq ans en Louisiane où elle a fréquenté des membres du mouvement d’extrême droite Tea Party. Dans son livre Strangers in their own land, elle décrit sa pénible escalade du mur de l’empathie. Elle recherche les émotions qui sont à la base des convictions politiques.

Le paradoxe

Selon Hochschild et beaucoup d’autres progressistes, un grand paradoxe se cache dans le comportement électoral des électeurs de droite. Il semble qu’en votant conservateur, beaucoup de gens votent contre leur propre intérêt économique et social. Aux États-Unis, les États républicains sont toujours plus pauvres et connaissent plus de mères adolescentes, plus de divorces, de plus mauvais indicateurs de santé, plus d’obésité, plus de décès traumatiques, plus de bébés de faible poids à la naissance et moins de scolarisation. Les habitants de ces États décèdent en moyenne cinq ans avant ceux des États où l’emporte le Parti démocrate.

La Louisiane en est un exemple extrême. Des cinquante États américains, la Louisiane est en quarante-neuvième position selon un ensemble d’indicateurs qui reprend l’espérance de vie, la scolarisation, le revenu médian et le diplôme obtenu. En outre, la Louisiane est à l’avant-dernier rang pour le bien-être des enfants et au dernier rang pour la santé. Cependant, Trump y a obtenu plus de 58 % des voix en novembre 2016.

Le journaliste américain Thomas Frank a décrit le même paradoxe dans son livre What’s the matter with Kansas ? Il affirme que des positions de droite sur des questions éthiques comme l’interdiction de l’avortement ou le droit de porter librement des armes convainquent les gens d’adopter une politique économique qui leur est en réalité nuisible. Selon Hochschild, cela n’explique cependant pas pourquoi quelqu’un se sent attiré par de telles positions éthiques de droite. En outre, ces analyses passent à côté d’une bonne compréhension de la vie ressentie par les gens de droite. Qu’est-ce que les gens veulent ressentir ? Que pensent-ils devoir ressentir ou non ? Pour répondre à ces questions et pour tester l’hypothèse traditionnelle de l’intérêt économique personnel, Hochschild a résolu de se centrer sur un problème auquel tous sont confrontés — pauvres ou riches — dans les États républicains : la pollution. Là aussi le paradoxe est présent. Les habitants des États républicains souffrent plus durement de pollution industrielle que ceux des États démocrates. Pourtant, l’opposition à la réglementation de l’environnement y est bien plus grande.

À l’assaut du « mur de l’empathie »

Hochschild retrouve ce paradoxe chez ceux qu’elle a interrogés. Tous attachent une grande importance à l’environnement. Cependant, chacun d’eux trouve quelque chose de plus important encore. C’est ainsi qu’elle s’entretient avec Lee, un homme qui, pour le compte de son employeur Pittsburg Plate Glass (PPG), déverse, depuis des années, illégalement la nuit des déchets toxiques dans une rivière. Lorsqu’il en tombe lui-même malade, au point de ne plus pouvoir travailler, il est licencié pour absentéisme. Là-dessus, suite à diverses erreurs administratives d’un fonctionnaire de l’État, il reçoit moins d’indemnités que ce à quoi il a droit. PPG l’a bien jeté à la rue, mais il se sent plus encore trahi par l’autorité publique. En fin de compte, c’est quand même PPG qui lui donnait de l’argent tandis que les autorités lui en retirent.

Significatif aussi est le récit d’un couple dont les familles habitent depuis des générations au bord de l’Indian Bayou. La Louisiane est connue pour ses nombreux bayous, des étendues d’eau typiques de régions plates et basses et qu’on peut considérer aussi bien comme une rivière très lente que comme un lac marécageux. Le couple raconte comment, pendant des années, ils ont assisté, impuissants, à la mort, les uns après les autres des arbres, des poissons, des grenouilles, des tortues, de leurs vaches, poules, chèvres et moutons et comment le cancer a emporté aussi leurs familles (eux-mêmes ont tous les deux survécu au cancer). Quand les cochons de leur cousin se sont échappés de leur enclos et sont morts d’avoir bu l’eau polluée, ce cousin a eu des ennuis avec les services de santé. On lui a reproché de n’avoir pas tenu ses cochons à distance de l’eau, mais on n’a rien fait contre la pollution de l’eau.

« L’autorité est toujours plus dure pour les petites gens », dit le couple. « Si le moteur de votre bateau laisse fuir un peu d’essence dans l’eau, le garde vous met à l’amende. Mais si les industries laissent fuir des milliers de litres et tuent toute vie ici ? Les autorités les laissent faire. Je pense qu’ils appliquent plus sévèrement le règlement aux petits parce que les gros sont plus difficiles à contrôler. » Le couple dit être parfaitement au courant que les républicains sont du côté des grosses entreprises. Ils ne vont pas les aider à résoudre leurs problèmes. Mais au moins, ils donnent à Dieu et à la famille la place qui leur revient : la première. Ces gens n’ont pas les moyens de déménager et entre-temps, leur environnement a disparu et ils sont devenus des réfugiés dans leur propre maison. La politique ne leur a apporté aucune aide, estiment-ils, pour trouver la force de survivre dans ces conditions. La Bible si.

Un des événements les plus prenants du livre est celui de l’effondrement de terrain de Bayou Corne, une véritable catastrophe qui a eu lieu en août 2012. À moins de deux kilomètres sous le Bayou Corne se trouve un dôme salin, le Napoleonville Dome. C’est une énorme formation géologique souterraine constituée d’un bloc de sel entouré par une couche d’huile et de gaz naturel. Des entreprises privées forent le sel en profondeur pour y creuser de petites et de grandes cavités pour le stockage de produits chimiques. Des substances chimiques toxiques sont ainsi conservées dans quelque 126 dômes salins en Louisiane. Dans le Napoleonville Dome, des entreprises pétrochimiques possèdent 53 grottes et sept autres entreprises y louent de l’espace de stockage. Texas Brine, une entreprise de forage à la recherche de sel très concentré a percé par accident la paroi latérale d’une telle grotte. Celle-ci s’est effondrée et, « comme si on avait ouvert la bonde de la baignoire », a aspiré eau, arbres, buissons et bateaux. Le tremblement de terre qui s’est produit a sérieusement endommagé les maisons environnantes. Le pétrole qui entourait le dôme salin a reflué vers le haut, a infiltré l’eau de surface et menacé l’eau potable. En 2015, le trou faisait déjà 37 ares. La route principale vers le village a commencé à s’effondrer, tout comme les digues de terre qui devaient protéger la communauté des inondations. Après l’incident, aucun responsable politique ou administratif ne s’est montré et le gouverneur de la Louisiane n’est apparu que sept mois plus tard à une réunion annoncée le matin même. Il a encouragé les habitants à évacuer ; là-dessus, la Texas Brine a commencé à « acheter » un à un les habitants autour de Bayou Corne. La communauté autrefois tellement soudée s’est effritée. Même si on a aidé les gens, estime une des personnes concernées, les autorités n’auraient jamais dû éroder l’esprit de la communauté.

Liberté versus liberté « de faire »

Hochschild a maintenant mieux compris pourquoi ces « réfugiés de l’environnement » étaient tellement remontés contre les autorités. La régulation des grottes s’est révélée très laxiste. Il est apparu en outre que le département des ressources naturelles de la Louisiane était au courant depuis longtemps de la fragilité de la grotte, mais que Texas Brine a cependant obtenu un permis de forage. Enfin, les clients industriels minimisent systématiquement la valeur de ces grottes et de leur contenu et paient trop peu d’impôt.

Le problème n’est donc pas tant une autorité publique qui serait trop grande, trop interventionniste, trop régulatrice, mais plutôt une autorité qui est à peine présente. « Ici nous faisons de l’autorégulation », dit le général Russel Honoré, un lieutenant-général à la retraite qui a aidé à sauver des victimes de l’ouragan Katrina en 2005 et dont on a dit qu’il pourrait bien devenir gouverneur. « L’autorité de l’État renvoie la balle aux entreprises pétrolières. Celles-ci se régulent elles-mêmes. C’est comme si, roulant à 160 à l’heure, j’appelais la police pour dire : “désolé, monsieur l’agent, mais je roule trop vite pour le moment”. »

À première vue, les gens dont Hochschild a fait la connaissance en Louisiane semblent opposés à toute idée d’intervention étatique. Mais elle approfondit et découvre que la régulation d’État en Louisiane présente un tableau particulier. Une série de problèmes récurents chez les hommes blancs, tels que l’alcool, les armes et les casques de moto sont pour ainsi dire libres de toute régulation. Mais pour les femmes et les noirs, l’autorité intervient beaucoup plus strictement. C’est ainsi qu’en pratique l’avortement est limité à un seul hôpital à La Nouvelle-Orléans et qu’il est interdit de porter en public un pantalon qui laisse paraître « de la peau en dessous de la taille ou un sous-vêtement » — chose associée aux adolescents noirs.

En outre, la Louisiane ne compte pas seulement le plus grand nombre de prisons du pays, ces prisonniers sont aussi noirs en proportion anormale. Cependant, quand les répondants de Hochschild s’émeuvent des règlements, il ne s’agit pas des cliniques d’avortement ou des prisons, mais de ce que l’État leur dit d’acheter ou non. Lors d’entretiens à divers rassemblements de républicains, Hochschild perçoit donc beaucoup d’agitation sur la liberté « de faire » des choses comme téléphoner au volant ou circuler avec une arme chargée. Mais Hochschild n’a presque rien entendu sur la liberté relative à des questions comme la violence armée, les accidents de circulation ou la pollution. Dans ce contexte, le général Honoré parle de programme psychologique. Celui-ci consiste à faire croire aux gens qu’ils sont libres alors qu’en fait ils ne le sont pas. Sur la pollution en particulier, le général déclare : « Si une entreprise est libre de polluer, les gens ne sont plus libres de nager. »

Hochschild examine comment fonctionne un tel programme psychologique. La réponse ici, c’est l’emploi. Le pétrole fournit des emplois, les emplois fournissent un revenu et l’argent donne une vie meilleure : une école, une maison, une bonne santé… Donc plus il y a d’emplois, plus il y a de bien-être et moins l’aide de l’État est nécessaire. Le programme psychologique consiste à faire croire qu’il faut faire un choix déchirant entre l’emploi et la qualité de l’air ou de l’eau. En Louisiane, comme dans beaucoup d’autres États, les autorités déroulent le tapis rouge à l’industrie pétrolière et pétrochimique. Pour les attirer, l’État leur offre 1,5 milliard de dollars d’aide financière. Cet argent, les entreprises le rendent à la communauté sous forme de charité. Les habitants de Louisiane sont donc reconnaissants à l’industrie. Tant pour les emplois que pour les cadeaux. Entre-temps, les autorités font le sale travail au profit des entreprises et le peu de régulation qui existe ne fonctionne pas.

Pour Hochschild, tout ça constitue précisément un argument pour plus d’État et plus de régulation. Mais pour les personnes interrogées, les autorités ne protègent pas le citoyen. Pire, elles érodent les communautés et leur retirent des libertés individuelles — des libertés « de faire ». Dans une situation où les salaires n’augmentent plus depuis des décennies, les gens se demandent pourquoi ils devraient encore payer des impôts pour quelque chose qui ne marche pas bien. Hochschild explique qu’elle a également des critiques à formuler sur les autorités fédérales, mais que ces critiques sont basées sur l’espoir d’un bon gouvernement. Texas Brine a agi comme si l’eau publique était sa propriété privée. Les gens ne peuvent quand même pas désirer encore plus de ce genre de choses ? Hochschild se trouve donc toujours du côté du mur de l’empathie.

Le récit des profondeurs

Pour en arriver au noyau émotionnel des convictions de droite, Hochschild travaille à la construction d’une deep story, d’un récit des profondeurs qui dévoile le ressenti des choses, indépendamment des jugements et des faits. Un tel récit, écrit-elle, nous permet, des deux côtés du spectre politique, de prendre du recul et d’examiner la lentille subjective à travers laquelle l’autre parti voit le monde. Pour elle, c’est indispensable pour comprendre les convictions politiques de quelqu’un — de gauche comme de droite. Voici à quoi ressemble le récit des profondeurs de ses répondants en Louisiane :

Vous êtes dans la file pour quelque chose dont vous avez vraiment envie, tout comme d’ailleurs tous les autres dans la file : le Rêve américain. Vous sentez que vous le méritez vraiment. Toute votre vie, vous avez travaillé dur comme ouvrier d’usine, comme plombier ou dans l’industrie pétrochimique. Vous en avez vu de toutes les couleurs, travaillé de longues journées et été exposé à des produits chimiques dangereux. Cela fait longtemps que vous êtes dans la file, mais la file n’avance pas. Vous ne vous plaignez pas, vous prenez patience et le Rêve américain vous en récompensera : un symbole honorifique. Vous repérez ceux qui vous précèdent dans la file. Subitement, vous voyez des gens dépasser. Qui sont ces gens ? Des groupes favorisés par une discrimination positive. Des femmes et des noirs qui sont maintenant admis dans des emplois autrefois majoritairement masculins et blancs. Des réfugiés. Et subitement, vous n’êtes plus immobile, mais au contraire vous paraissez reculer. On voit alors Barack Obama saluer ceux qui ont un passe-droit. Vous réalisez qu’il est plus leur président que le vôtre. Après tout, il a dû lui-même bénéficier d’un passe-droit ! Comment a-t-il fait pour entrer à Harvard ? Où a-t-il trouvé l’argent ? Sa mère était une mère célibataire et c’est quelque chose que jamais vous n’avez vu dans votre entourage immédiat. Ce n’est quand même pas juste. Vous vous sentez vraiment comme un perdant, vous dont on dit que vous méritez d’être privilégié. Ces passe-droits commencent à vous irriter. Quelqu’un du début de la file se retourne et dit : « Oh vous, Red Neck ! » Vous vous sentez injurié et blessé. On vous demande de la sympathie pour les passe-droits. Mais vous aussi vous en avez vécu de dures et vous ne vous plaignez pas. Vous vous sentez trahi. Vous ne vous reconnaissez pas dans le regard des autres. Vous vous sentez étranger dans votre propre pays.

Les gens se sentent reculer lentement dans la file, pour des raisons qui leur restent cachées. Ils se sentent marginalisés par leurs propres autorités, qui pour eux ne sont plus leurs autorités. Ils se sentent aliénés : non seulement leur groupe démographique se réduit, mais sur le plan religieux, ils se trouvent dans une culture de plus en plus secularisée où on les regarde de travers eux et leur attitude. Ils sont fiers des racines de leur identité, ils sont entourés d’une communauté unie de parents, d’amis et de membres de la même paroisse et cela les pousse à une attitude défensive contre les menaces de l’extérieur. Cette identité est vouée à l’extinction tout comme le sont les emplois en salopette bleue. Une nouvelle identité plus cosmopolite semble prendre le dessus. Pour ces membres du Tea Party, ce qui est dangereusement pollué, plus que l’environnement, c’est la culture américaine. Et c’est contre cette pollution que le Tea Party se dresse.

Là-dessus, l’économie régresse. Durant les vingt dernières années, les salaires réels n’ont pas augmenté ou ont même diminué. Mais la Bible leur apprend à se centrer sur leur propre force morale pour persévérer plutôt que sur la volonté de changer les circonstances. Hochschild appelle cela un héroïsme muet, invisible pour la plupart des progressistes. Ne recevoir que peu de chose des autorités, ou même rien, c’est une source de fierté souvent évoquée. Seul le travail offre une solution à l’insécurité, à la pauvreté et à la honte. Tous ces gens supportent le pire du système industriel, écrit Hochschild, mais les fruits en sont cueillis à distance par les progressistes dans leurs États « bleus » plus propres et fortement régulés. Pourtant aucun de ces répondants ne se voit comme une victime. Cela serait en effet la langue des « pauvres », qui mendient l’aide de l’État.

Un conflit de classes caché ?

Dans tous les entretiens que Hochschild a menés, on a toujours parlé du fossé entre contribuables — eux, les grands travailleurs, les ouvriers — et ceux qui vivent des impôts sans avoir gagné ce soutien et qui, selon ce premier groupe, formeraient une classe en soi. Les progressistes disent aux Américains qu’ils doivent avoir de la « compassion » pour les bénéficiaires de l’aide publique, mais ils ne s’identifient pas à ces récipiendaires et tout cela est ressenti comme si des progressistes de villes lointaines sur la côte essayaient d’imposer leurs propres règles aux anciens chrétiens blancs du Sud et du Midwest.

Hochschild écrit que, des deux côtés du spectre politique, nous pensons à tort que l’empathie avec « l’autre » compromet une analyse claire. Pour elle, c’est en fait justement de l’autre côté du mur de l’empathie que l’analyse peut vraiment commencer. Ce n’est donc que dans les derniers chapitres de son ouvrage que Hochschild se demande s’il ne se cache pas un conflit de classes là où on l’attendrait le moins, à savoir dans le rôle des autorités et entre groupes qui ne sont pas ceux auxquels pensent les progressistes, à savoir entre les pauvres et la classe ouvrière. Le récit des profondeurs fait remonter un conflit social rampant depuis longtemps, négligé tant par la gauche d’Occupy Wall Street — qui se concentre sur le fossé dans le secteur privé avec le haut de l’échelle, entre le sommet absolu et le reste — que par la droite qui considère les différences de classe comme une question de caractère et se concentre sur ce qui est ressenti comme un fossé entre pauvres et classe moyenne.

Pour expliquer cette différence de champ de vision, Hochschild examine la manière dont le passé détermine certains modèles d’identification de classe et les impose au présent. Elle remonte aux années 1860, quand le système de plantations dans le Sud produisait d’un côté une élite étroite et de l’autre un grand groupe d’esclaves. Elle porte son attention à un groupe souvent oublié dans cette vision de l’histoire, à savoir celui des paysans et métayers blancs pauvres, parmi lesquels les ancêtres des gens qu’elle a rencontrés en Louisiane. Les meilleures terres et les meilleurs bois ont été pris par les propriétaires de plantations et les paysans blancs ont été repoussés plus loin, dans les marécages, sans gibier à chasser. Ils ont été marginalisés et il n’y avait pas de demande pour leur travail parce qu’il n’y avait pas d’esclaves en suffisance. Ils se trouvaient donc tout à l’arrière de la file. Il n’y avait pas de classe moyenne pour les dépasser et certainement pas encore un esprit d’autorité publique.

Cependant ces paysans pauvres se sont plus identifiés aux propriétaires blancs des plantations qu’aux esclaves noirs. Ils regardaient de l’avant. Lorsque cent ans plus tard, dans les années 1960 sont apparues d’importantes minorités défavorisées qui ont témoigné de l’injustice commise à leur égard, ce sont les ouvriers blancs du Sud qui ont été les opposants les plus visibles au mouvement des droits civiques. Tout comme dans la guerre civile, le Nord moralisateur est venu dans le Sud dire aux habitants comment changer leur manière de vivre. Et les autorités fédérales ont activement aidé certains à leur passer devant dans la file d’attente du Rêve américain.

Durant les vingt dernières années, les salaires réels n’ont pas augmenté, ils ont même diminué.

Selon Hochschild, les entreprises pétrolières et pétrochimiques sont en quelque sorte l’équivalent moderne des plantations dans un système qui n’a pas besoin de classe moyenne ni de secteur public. Mais tandis qu’au 19e siècle, les propriétaires de plantations érodaient la position du paysan blanc pauvre, ce sont au 21e siècle les grandes entreprises qui mondialisent, automatisent et remplacent les ouvriers par des travailleurs moins chers. Ils sont atteints dans leur honneur et c’est pour eux une source d’honneur que de s’identifier avec le 1 % supérieur, la classe des propriétaires de plantations. C’est un geste d’optimisme et d’espoir. Les progressistes leur demandent d’avoir de la compassion pour les « esclaves » de notre société, mais eux veulent seulement regarder de l’avant. Car avoir de l’ambition et travailler dur, c’est pour eux la vertu suprême.

Par delà le mur

Presque tous les gens avec qui Hochschild a parlé ces cinq années se trouvaient dans une situation économique précaire, se sentaient culturellement marginalisés et se sentaient appartenir à un groupe démographique en diminution constante. Se surajoute à cela la tendance culturelle à s’identifier avec le propriétaire de plantation, le magnat du pétrole en haut de l’échelle sociale et à ressentir une distance envers ceux qui se trouvent tout en bas de l’échelle. La droite cherche à se libérer de règles de gauche qui viennent décider comment se sentir à l’égard de ces groupes et qui remettent en cause le noyau émotionnel de leur conviction. C’est à cette identité profonde que s’adresse un politicien tel que Trump.

La question que beaucoup d’Européens se posent — Bernie Sanders aurait-il pu réussir à toucher ces gens — n’est pas posée. Le livre n’offre donc pas de point de départ à une analyse en profondeur de ce qui au juste a mal tourné dans le Parti démocrate. Mais, tandis que de nombreux analystes se concentrent sur l’intérêt économique personnel, ce livre montre l’importance cruciale de l’intérêt émotionnel personnel : ne plus se sentir étranger dans son propre pays.

Tandis que la gauche voit le secteur privé comme source d’injustice (le 1 % contre les 99 autres), la droite voit le secteur public comme le comptoir où vient se servir une classe toujours plus nombreuse de bénéficiaires. Et, tandis que cette contradiction peut sembler trop binaire au lecteur européen, il est important de replacer ce livre dans le contexte de la dualisation profondément enracinée dans la société américaine. La discussion quotidienne porte en fin de compte beaucoup moins sur un candidat particulier que sur le côté auquel on appartient : démocrate versus républicain. Ce que montre l’exploration des émotions par Hochschild, c’est que des deux côtés du spectre politique, on semble lutter contre le même visage angoissant du capitalisme global.

  1. Arlie R. Hochschild, Strangers in their Own Land : Anger and Mourning on the American Right, 2016, New York, The New Press, 315 p., ISBN : 978-1-62097-255-0. Finaliste pour le National Book Award.