Il y aura une longue période pendant laquelle les États-Unis continueront à réagir à leur déclin. La nouvelle guerre froide imposée par les États-Unis à la Chine fait partie de ce nouveau scénario stratégique.
En 1492, lorsque Christophe Colomb est arrivé dans les Caraïbes, le monde a commencé une nouvelle phase de son histoire. Avant 1492, aucun empire n’avait de dimension planétaire. Après 1492, les grandes puissances européennes ont dominé le monde et, à partir de la fin du 17e siècle, cette domination a été organisée et légitimée au nom de la race, une invention aux conséquences catastrophiques pour l’humanité. L’autorité coloniale s’est heurtée à une résistance constante. Les intellectuels coloniaux, reprenant l’imaginaire de la Grèce antique, se sont vus comme Hercule en guerre contre l’hydre monstrueuse de la rébellion1. Lorsque le capitalisme, enraciné dans la plantation coloniale, a commencé à saisir la planète dans ses tentacules, l’usine et la ville sont devenues des sites clés de la lutte. S’il est une révolution qui a marqué le début de la fin de l’époque coloniale et qui a inauguré une nouvelle civilisation dirigée par les travailleurs, c’est bien la révolution haïtienne de 1804.
Les Africains asservis ont vaincu les quatre grandes puissances européennes de l’époque, gagné leur liberté et déclaré une république indépendante. Cette révolution a été rapidement encerclée. En 1825, les Français ont envoyé 12 navires de guerre pour exiger que la nouvelle république verse une compensation aux anciens propriétaires de plantations, soit bien plus de 20 milliards de dollars d’aujourd’hui2. L’affirmation de la liberté s’est heurtée à l’imposition d’une dette, une tactique de domination néocoloniale qui sera exploitée sans pitié contre les luttes de libération du siècle suivant. La Seconde Guerre mondiale, résultant de la tentative des fascistes en Allemagne d’appliquer à l’Europe ses propres pratiques coloniales, a entraîné les puissances européennes dans une terrible conflagration. À l’issue de la guerre, les puissances européennes étant gravement affaiblies, ce sont les États-Unis, la plus puissante des colonies de peuplement européennes, qui ont pris en charge la gestion néocoloniale de la planète.
Aujourd’hui, près de 80 ans plus tard, la primauté des États-Unis est entrée dans une zone d’ombre. Les intellectuels américains, revenant à la Grèce antique, affirment que l’essor de la Chine menace les États-Unis et rend la guerre inévitable; cette théorie, le piège de Thucydide, est tirée de l’argument de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse selon lequel l’essor d’Athènes a entraîné Sparte dans une guerre nécessaire pour défendre ses intérêts3. Les États-Unis ont imposé un conflit à la Chine et à d’autres pays qu’ils considèrent comme une menace. La Chine ne cherche pas à supplanter les États-Unis, mais seulement à inaugurer un ordre mondial multipolaire. L’idée d’un piège de Thucydide fait partie de la guerre hybride qui sévit actuellement sur la planète.
Le siècle américain
L’Équipe des planifications politiques du Département d’État américain a fait circuler un mémorandum à la fin des années 1940 qui affirmait que «chercher à obtenir moins qu’une puissance prépondérante serait opter pour la défaite. La puissance prépondérante doit être l’objet de la politique américaine4.» Les États-Unis sont sortis de la terrible violence de la Seconde Guerre mondiale avec l’économie la plus puissante, une infrastructure intacte et une formidable force militaire qui possédait l’arme la plus dangereuse: la bombe atomique. Ils ont utilisé ces avantages pour mettre en place une série d’institutions destinées à étendre la puissance américaine à travers le monde, telles que les Nations Unies, le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, l’Organisation du traité central et l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est et l’Organisation des États américains.
Dick Cheney: «Notre premier objectif est d’empêcher la réémergence d’un nouveau rival».
Les États-Unis ont réagi rapidement pour contenir les nouveaux États issus des luttes anticoloniales. Patrice Lumumba, nouvellement élu président du Congo, est assassiné lors d’un complot soutenu par les États-Unis en 1961. Les mouvements radicaux sont traités sans pitié. En Indonésie, plus d’un million de personnes sont assassinées alors que les militaires, agissant avec le soutien des États-Unis, cherchent à détruire le Parti communiste d’Indonésie et sa base de soutien après le coup d’État de 19655. L’Union soviétique et d’autres États communistes, ainsi que la section radicale des forces anticoloniales du tiersmonde, ont constitué un frein partiel aux ambitions des États-Unis. Lorsque l’URSS a commencé à se fragmenter en 1990, ce bouclier a disparu, et l’accélérateur de la primauté américaine a atteint son maximum. Le US Defence Planning Guidance (1990), présidé par Dick Cheney, a clairement établi l’ordre du jour: «Notre premier objectif est d’empêcher la réémergence d’un nouveau rival, que ce soit sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ou ailleurs […] Il s’agit d’une considération dominante qui sous-tend la nouvelle stratégie de défense régionale et qui exige que nous nous efforcions d’empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources seraient, sous un contrôle consolidé, suffisantes pour générer une puissance mondiale. […] Notre stratégie doit maintenant se recentrer sur la prévention de l’émergence de tout futur concurrent mondial potentiel6.»
En 2000, le Project for a New American Century a publié Rebuilding America’s Defences. Le rapport indique que la primauté des États-Unis «doit reposer sur une base solide, à savoir la prééminence incontestée de l’armée américaine7». Le financement de l’armée américaine a connu une croissance astronomique avant l’attaque d’Al-Qaïda le 11 septembre 2001. En 2002, la stratégie de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique du président George W. Bush indiquait que «nos forces seront suffisamment fortes pour dissuader les adversaires potentiels de poursuivre un renforcement militaire dans l’espoir de surpasser ou d’égaler la puissance des États-Unis8». D’ici 2019, les dépenses militaires américaines — qui s’élèveront à 732 milliards de dollars9 (1000 milliards de dollars si l’on ajoute le budget du renseignement, largement secret mais estimé) — seront supérieures à celles des dix pays suivants réunis.
Les rayons autour le centre américain
Tous les inventaires d’armes connus montrent que les États-Unis ont une capacité de destruction bien supérieure à celle de n’importe quel autre pays; mais la communauté de sécurité américaine a désormais compris que, si elle peut réduire un pays en miettes à l’aide de bombes, elle ne peut plus subordonner tous les pays par sa seule puissance militaire. Les États-Unis ont utilisé leur ancien système d’alliance «hub and spokes» (ou réseau en étoile) pour étendre et consolider leur puissance mondiale. Voici les piliers clés de ce système: les États-Unis se tenaient au centre, tandis que leurs principaux alliés (Royaume-Uni, France, Allemagne, Japon et autres) en étaient les rayons. À la périphérie de ces rayons se trouvaient ses alliés subsidiaires, tels que la Colombie, l’Égypte, Israël, l’Arabie saoudite, la Thaïlande et d’autres. Ces alliés restent essentiels pour la portée mondiale de la puissance américaine, puisqu’ils opèrent contre les adversaires des États-Unis avec le soutien total de Washington et qu’ils fournissent à l’armée américaine des bases, des renseignements et des capacités logistiques. Toute remise en cause de ces alliés est rapidement réprimée avec toute la force de la puissance américaine, comme en témoignent l’attaque américaine contre l’Irak (1991) et le Plan Colombie (1999).
L’émergence de tout «futur concurrent mondial potentiel», comme l’indiquait l’US Defence Planning Guidance de 1992, devait être stoppée par le recours au système d’alliance. La pression contre la Chine et la Russie a été renforcée par l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est et par le renforcement des forces américaines dans la région du Pacifique. L’élection d’Hugo Chávez au Venezuela (1998), l’émergence d’une nouvelle série de dirigeants sud-américains de gauche et le nouvel élan en faveur de l’intégration régionale (comme l’Alliance bolivarienne pour les Amériques ou ALBA) ont dû être remis en question. Ce défi a commencé par une tentative de coup d’État militaire contre le gouvernement de Chávez en 2002; deux ans plus tard, Jean-Bertrand Aristide, le président haïtien progressiste élu à une majorité écrasante, a été destitué avec succès par un coup d’État soutenu par les États-Unis. Les guerres hybrides ont suivi.
Des mécanismes tels que la guerre contre la drogue et la lutte contre le terrorisme ont été utilisés pour s’attaquer à toute contestation de la chaîne mondiale.
La chaîne de valeur mondiale10 développée au profit des multinationales occidentales devait être protégée à tout prix. La révolution électronique a inauguré une nouvelle ère qui a vu la capacité des ordinateurs doubler tous les 18 mois à deux ans. Les nouvelles forces productives ont entraîné la fin de l’ancien système d’usines industrielles centralisées et de grande taille. Le Congrès américain a étendu les lois sur la propriété intellectuelle pour la protection des droits d’auteur d’abord à 28 ans en 1976, puis à 100 ans en 1998. Ce système pernicieux de propriété intellectuelle a été imposé par l’Organisation Mondiale du Commerce en 1994.
La capacité de démanteler de grandes usines, de les répartir partout dans le monde et d’introduire des systèmes d’inventaire en flux tendus a sapé la souveraineté nationale et le pouvoir des syndicats. La puissance diplomatique et militaire a été déployée pour garantir qu’aucune alternative à ces arrangements ne soit possible. Des mécanismes tels que la guerre contre la drogue et la lutte contre le terrorisme ont été utilisés pour s’attaquer à toute contestation de la chaîne de valeur qui commençait dans les «zones sacrifiées» où les matières premières sont extraites ou cultivées. Le complexe Dollar-Wall Street qui a dominé les systèmes économiques et financiers pendant des décennies ne devait pas être remis en cause par de nouvelles monnaies mondiales. Ces monnaies constituaient une menace pour le complexe Dollar-Wall Street à de multiples égards: elles pourraient être utilisées comme réserves et pour des échanges commerciaux qui affaibliraient le dollar; elles pourraient être utilisées par de nouvelles banques de développement ou des procédures qui affaibliraient le FMI et la Banque mondiale; ou elles pourraient être utilisées par de nouvelles institutions financières pour contourner les réseaux financiers dominés par l’Occident et enracinés dans le département du Trésor américain, dans les banques financières de Wall Street-City de Londres-Francfort et dans les réseaux de transfert d’argent (comme le système SWIFT basé en Belgique).
La guerre illégale des États-Unis contre l’Irak (2003) et la crise du crédit (2007) ont montré le fléchissement de la puissance américaine. La machine militaire américaine pouvait facilement détruire les institutions d’un pays — comme elle l’a montré en Irak en 2003 et en Libye en 2011 — mais elle ne pouvait pas subordonner ses populations. Ils pouvaient gagner des batailles, mais pas des guerres à long terme. La crise du crédit a révélé l’affaiblissement interne de l’économie américaine, où le consumérisme induit principalement par le crédit a permis au mythe du «rêve américain» de rester intact, alors même que la stagnation des salaires et une crise structurelle de l’emploi affectaient la vie de la classe ouvrière et même de la classe moyenne. Entre 1979 et 2018, les salaires horaires américains annuels moyens en dollars constants ont diminué11. Ces faiblesses ont donné lieu à un débat sur le déclin des États-Unis, bien que les réservoirs de la domination américaine — tels que la puissance militaire, la puissance économique et financière, et la puissance culturelle ou «douce» — soient restés intacts. Les présidents George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump n’ont pas réussi à inverser le glissement de l’économie américaine, à nouveau maintenue à flot par l’autorité mondiale du dollar, parmi d’autres processus.
Dans son discours d’investiture en 2017, Trump a déploré le «carnage» qui avait frappé la classe ouvrière et la classe moyenne aux États-Unis, qui vivaient près «d’usines désaffectées réparties telles des pierres tombales dans le paysage de notre nation12». La solution de Trump à ce «carnage» était cyniquement raciste, blâmant les sans-papiers (et le Mexique) ainsi que le vol de propriété intellectuelle et la production subventionnée à l’étranger (et la Chine). L’agenda de Biden n’a rien de substantiel à dire au-delà de ce que Bush, Obama et Trump disaient déjà: reconstruire l’économie américaine et utiliser la puissance américaine pour défendre les intérêts américains. Comme l’indique le site Web de la campagne de Biden, «Biden n’hésitera jamais à protéger le peuple américain, y compris en recourant à la force si nécessaire. Nous avons l’armée la plus forte du monde — et en tant que président, Biden veillera à ce qu’il en soit toujours ainsi13».
Les États-Unis se rapprochent d’une situation où ils ne seront plus la plus grande économie du monde, quel que soit le domaine, dans un avenir prévisible14. Nous sentons déjà ce changement; les bazars et les centres commerciaux du monde entier semblent tout droit sortis des États-Unis, mais les produits qu’ils contiennent sont fabriqués en Chine. En d’autres termes, les États-Unis continuent de fixer les conditions de la forme du présent, mais la Chine fournit déjà le contenu. Progressivement, la forme s’alignera sur le contenu. Il y a dix ans, la Chine comptait très peu de marques mondialement connues, mais aujourd’hui Huawei, TikTok, Alibaba et bien d’autres sont connues dans le monde entier et font l’objet de commentaires quotidiens dans les médias économiques.
Une grande partie de l’élite américaine admet que l’avancée technologique de la Chine constitue une menace existentielle pour la primauté des États-Unis.
La réaction à ces évidences a pris de nombreuses formes, dont les plus courantes sont les plus extrêmes. Il existe une littérature sur le catastrophisme, une anticipation de l’effondrement des États-Unis de leur position de grande puissance. Selon ce point de vue, l’implosion de l’économie américaine entraînera une perte de pouvoir structurel des institutions dirigées par les États-Unis et un recours accru à la puissance militaire américaine pour maintenir l’autorité du pays. À l’opposé, on trouve la littérature sur le renouveau, généralement sur la base d’espoirs et de projections d’un second «siècle américain» en l’absence de données sérieuses. Ce point de vue suggère que l’économie américaine est résiliente, qu’elle considère la puissance du dollar comme sacro-sainte et qu’elle a une foi inébranlable dans l’ingéniosité des entreprises basées aux États-Unis. La puissance américaine, pense-t-on, ne provient pas du General Motors d’hier mais du prochain Microsoft.
Aucun de ces deux points de vue n’est complet. Les deux détiennent des éléments de vérité, mais seulement partiellement. La supériorité des États-Unis est mise à mal, comme en témoigne l’incapacité des États-Unis à empêcher les avancées scientifiques et technologiques de la Chine — pour ne citer qu’elle — qui menacent le monopole américain sur l’innovation technologique. C’est cette haute technologie, et la rente de propriété intellectuelle monopolistique qu’elle procure, qui fait tourner l’économie américaine. Le conflit entre les États-Unis et la Chine découle du fait qu’une grande partie de l’élite américaine admet que l’avancée scientifique et technologique croissante de la Chine constitue une menace existentielle pour la primauté des États-Unis. Le «pivot asiatique» d’Obama en 2015 était fondé sur la crainte de cette montée en puissance et sur la prise de conscience qu’il n’y aurait pas de Gorbatchev chinois qui détruirait la Chine de l’intérieur.
L’essor de la Chine constitue une menace existentielle pour l’hégémonie américaine. À l’instar de la domination européenne inaugurée en 1492, les tentatives des États-Unis pour préserver leur emprise sur le pouvoir mondial peuvent être lues en termes raciaux. Le déclin historique des États-Unis se produit alors qu’ils possèdent encore de grandes réserves historiques; il y aura une longue période pendant laquelle les États-Unis continueront à réagir contre leur déclin. Ce n’est pas un hasard si le texte de Mao Zedong, De la guerre prolongée, est redevenu l’un des ouvrages les plus cités en Chine.
La guerre en Eurasie
En avril 2019, le PACOM (commandement Pacifique des États-Unis) a publié un document intitulé Regain the Advantage, dans lequel il pointe du doigt la «menace renouvelée à laquelle nous sommes confrontés de la part de la concurrence des grandes puissances. […] Sans une dissuasion conventionnelle valable et convaincante, la Chine et la Russie s’enhardiront et prendront des mesures dans la région pour supplanter les intérêts américains». L’amiral Philip Davidson, qui dirige le PACOM, a demandé au Congrès américain de financer le renforcement des «forces interarmées basées à l’avant et tournantes», car c’est «le moyen le plus crédible de démontrer l’engagement et la détermination des États-Unis face à leurs adversaires potentiels15». Il exprime le désir de créer des «réseaux de frappes de précision à taux de survie élevé» le long du littoral du Pacifique, avec des missiles — notamment des têtes nucléaires — et des installations radar depuis Palau jusqu’à l’espace. De nouveaux systèmes d’armes déjà en cours de développement renforceraient la pression exercée par les États-Unis sur la Chine et la Russie le long de leurs côtes; ces armes comprennent les missiles téléguidés hypersoniques, qui réduisent le temps de frappe contre les cibles chinoises et russes à quelques minutes après le lancement.
Après l’effondrement de l’URSS et du système étatique communiste, les États-Unis ont constaté qu’ils pouvaient exercer leur pouvoir sans contestation majeure. Par exemple, ils ont pu bombarder l’Irak et la Yougoslavie et ils ont pu faire pression pour un système de commerce et d’investissement qui favorise leurs alliés. Toute la décennie des années 1990 a ressemblé à un tour de piste pour les États-Unis, avec ses présidents, George H. W. Bush et Bill Clinton, se pavanant dans les réunions internationales, se montrant souriants devant les caméras et s’assurant que tout le monde voit le monde à travers leurs yeux, avec les «États voyous» (l’Iran et la Corée du Nord, par exemple) dans leur ligne de mire et avec la Chine et la Russie qui semblent s’engager à respecter le leadership américain.
Au cours des décennies qui ont suivi, beaucoup de choses ont changé. La croissance économique de la Chine a été spectaculaire. Le revenu disponible par habitant en termes réels a augmenté de 96,6% au cours de la seule période 2011-201916. Le 23 novembre 2020, la Chine a annoncé qu’elle avait éliminé la pauvreté absolue dans tout le pays. La Chine a utilisé son très haut niveau d’investissement pour construire des infrastructures à l’intérieur du pays et a utilisé ses devises massives pour intervenir à travers le monde par le biais de la «Nouvelle route de la soie» qui a débuté en 2013. Alors que les États-Unis s’enlisaient dans leurs guerres en Afghanistan, en Irak et ailleurs, la Chine a mis en place un système d’échanges et de commerce qui relie de grandes parties du monde à sa locomotive économique.
Le FMI prévoit que près de 60% du PIB mondial estimé en 2020-2021 sera dû à la croissance de la Chine.
Pendant la pandémie de coronavirus, la Chine a été la première à briser la chaîne de l’infection et à reprendre une activité économique quasi normale. En conséquence, le FMI prévoit que près de 60% du PIB mondial estimé en 2020-2021 sera dû à la croissance de la Chine. La clé de cette nouvelle période n’est pas seulement le dynamisme économique de la Chine, mais aussi ses liens plus étroits avec la Russie. Les nouveaux liens établis par la Chine dans le cadre de la Nouvelle route de la soie s’étendent le long du flanc sud de l’Asie vers l’Europe et l’Afrique; ses liens avec la Russie permettent une intégration le long du flanc nord de l’Asie. Les nouveaux liens entre la Chine et la Russie ont abouti à une série d’accords économiques et militaires qui ont été signés au cours des cinq dernières années.
Depuis les premières années du XIXe siècle, les pays du Sud — dont la Chine — ont cherché à créer des institutions régionales et multilatérales fondées sur le droit international et un véritable programme de développement pour les populations du monde. Ces institutions sont destinées à dépasser la période de primauté totale des États-Unis qui s’est ouverte après la chute de l’URSS.17 Le quatorzième sommet du Mouvement des non-alignés, qui s’est tenu à La Havane en 2006, s’est articulé autour de la question du régionalisme et du multilatéralisme. Lors de la réunion des BRICS de 2013, les dirigeants ont publié la déclaration d’eThekwini, qui résume l’esprit de cette ouverture, indiquant leur engagement en faveur de la «promotion du droit international, du multilatéralisme et du rôle central de l’ONU», ainsi que la nécessité d’efforts «régionaux plus efficaces» pour mettre fin aux conflits et promouvoir le développement. Le projet des BRICS a formulé une série de propositions visant à créer de nouvelles institutions multilatérales pour remplacer les institutions dominées par les États-Unis telles que la FMI et la Banque Mondiale. Mais l’ensemble du projet des BRICS était limité dès le départ: il ne présentait aucune alternative idéologique ou politique au néolibéralisme, il manquait d’institutions indépendantes essentielles (même la réserve monétaire contingente utiliserait les données et les analyses du FMI) et il n’avait aucune capacité politique ou militaire pour contrer la domination militaire américaine.
Les projets régionaux tels que l’ALBA ont développé des formes alternatives d’intégration qui ont expérimenté la construction de relations interétatiques et de nouvelles institutions. L’ALBA a conduit à la création de nouvelles formations régionales et a donné naissance à une nouvelle banque régionale (BancoSur), une nouvelle monnaie virtuelle (Sucre), un nouveau réseau de communication (ancré dans TeleSur) et une nouvelle attitude d’indépendance hémisphérique vis-à-vis du pouvoir américain. C’est précisément la raison pour laquelle les États-Unis n’ont pas lésiné sur les efforts et les fonds pour miner de nombreux mouvements constitutifs de l’ALBA par le biais d’un coup d’État à l’ancienne au Honduras (2009) et d’un coup d’État légal au Brésil (2016)18. De telles attaques contre l’intégration régionale sociale et politique en Amérique du Sud, parallèlement à la subordination de l’hémisphère à la puissance américaine, ont été les traits caractéristiques des politiques des États-Unis dans la région des Caraïbes et de l’Amérique latine au cours des deux derniers siècles.Les limites internes du projet des BRICS ont érodé son potentiel lorsque les évolutions politiques en Inde (2013) et au Brésil (2016) ont amené la droite au pouvoir. Les deux pays ont immédiatement subordonné leur politique étrangère à Washington, refusant de prendre part à tout régionalisme ou multilatéralisme. Les fragments d’élites dans des pays comme le Brésil et l’Inde se contentent d’être les postes avancés du département d’État américain plutôt que de mener leur propre politique dans leurs régions. Le retrait du Brésil et de l’Inde de tout leadership effectif au sein du bloc des BRICS s’est accompagné de convulsions politiques en Afrique du Sud. Au cours des cinq dernières années, le projet des BRICS n’a pas été en mesure de faire avancer un programme significatif, bien que son existence continue d’avoir une certaine importance en tant que groupement comprenant les plus grandes économies en développement du monde. Malgré leurs divergences, la Chine, l’Inde et la Russie ont également continué à coopérer au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai.
C’est dans ce contexte que nous voyons la montée en puissance du pacte entre la Chine et la Russie, stimulée par les attaques des États-Unis et d’autres puissances occidentales et par l’attrition du bloc des BRICS. Avant, les décideurs américains ont cherché à intégrer une Russie affaiblie dans un projet d’encerclement de la Chine. L’Occident a abusé de son pouvoir et a tenté de mettre la Russie à genoux en étendant l’OTAN à l’Europe de l’Est, rompant ainsi une promesse faite lors de la dissolution de la République Démocratique Allemande. La puissance russe semblait destinée à être totalement épuisée lorsque l’Occident a menacé les deux seuls ports de la Russie qui ne gèlent pas, à Sébastopol (Crimée) et à Tartous (Syrie). Une série d’autres mesures agressives prises par l’Occident à l’encontre de la Russie — notamment l’expulsion de la Russie du G8 en 2014 et un régime de sanctions sévères mis en place par les États-Unis — ont porté atteinte aux intérêts vitaux de la Russie, ont énormément offensé l’opinion nationale russe, qui s’est fortement impliquée dans les événements en Ukraine, et ont poussé la Russie à s’aligner davantage sur la Chine.
En 2019, le président chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine se sont exprimés lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, une réunion d’affaires annuelle créée en 1997, dont le champ d’action inclut de plus en plus l’analyse des relations de la Russie avec l’Asie ainsi qu’avec l’Occident. Xi et Poutine ont évoqué les liens intimes entre leurs deux pays, soulignant qu’ils s’étaient rencontrés personnellement au moins trente fois depuis 2013. Parmi les nombreux accords visant à accroître les échanges, les deux dirigeants ont convenu de renforcer le commerce bilatéral en utilisant le rouble et le yuan — plutôt que le dollar — pour concilier les paiements transfrontaliers.
Ce camouflet n’est pas le seul élément qui a alarmé Washington — l’augmentation des ventes d’armes entre les deux pays s’est accompagnée d’exercices militaires conjoints plus fréquents: en septembre 2018, un tiers des soldats russes a participé aux exercices Chine-Russie Vostok 201819. En octobre 2020, lorsqu’on a demandé à Poutine si la Chine et la Russie formeraient une «alliance militaire», il a répondu: «Nous n’en avons pas besoin, mais, théoriquement, il est tout à fait possible de l’imaginer20».L’affaiblissement de la Russie en termes politiques et militaires a certainement fait partie de l’expansion globale de l’OTAN vers l’est, mais la Chine a été la principale cible économique des États-Unis et de leurs alliés. En particulier, l’évolution des entreprises chinoises de haute technologie, qui produisent notamment des équipements et des logiciels de télécommunications, de la robotique et de l’intelligence artificielle, suscite une grande inquiétude. C’est une chose que la Chine soit l’atelier du monde, que ses travailleurs soient employés par des multinationales tandis que ses propres entreprises restent dans le secteur de la moyenne technologie; c’en est une autre que la Chine devienne un producteur technologique clé dans le monde.
C’est la raison pour laquelle le gouvernement américain, poussé par les entreprises de la Silicon Valley, s’en est pris à Huawei et ZTE. En avril 2019, le conseil de l’innovation de la défense américaine a noté: «Le leader de la 5G devrait gagner des centaines de milliards de dollars de revenus au cours de la prochaine décennie, avec une création d’emplois généralisée dans le secteur des technologies sans fil. La 5G peut également révolutionner d’autres secteurs, car des technologies telles que les véhicules autonomes tireront d’énormes avantages d’un transfert de données plus rapide et plus important. La 5G améliorera également l’Internet des objets (IoT) en augmentant la quantité et la vitesse des données circulant entre les appareils, et pourrait même remplacer le réseau fédérateur en fibre optique sur lequel s’appuient de nombreux ménages. Le pays qui possède la 5G sera propriétaire d’un grand nombre de ces innovations et établira les normes pour le reste du monde21.»Il est peu probable que ce pays soit les États-Unis; même le Defence Innovation Board admet que ni AT&T ni Verizon ne seront en mesure de fabriquer le type d’émetteurs nécessaires aux nouveaux systèmes. Il ne s’agira pas non plus de la Suède (Ericsson) ou de la Finlande (Nokia), que les entreprises chinoises devancent largement. Il s’agit d’une grave menace pour l’avenir de l’économie américaine, raison pour laquelle le gouvernement américain a utilisé tous les instruments imaginables pour limiter la croissance de la Chine.
Aucune des accusations en grande partie fausses portées contre les entreprises chinoises (de vol de propriété intellectuelle ou d’atteinte à la vie privée) n’a dissuadé les clients du monde entier. Ce qui a stoppé les perspectives commerciales de ces entreprises, c’est la pression politique directe des États-Unis sur les gouvernements pour qu’ils contiennent ou interdisent l’entrée de Huawei et de ZTE. Les États-Unis reconnaissent que la croissance technologique rapide de la Chine constitue une menace générationnelle pour le principal avantage dont les États-Unis disposent depuis plusieurs décennies, à savoir leur supériorité technologique. C’est pour empêcher l’ascension technologique de la Chine que les États-Unis ont utilisé tous les mécanismes à leur disposition, de la pression diplomatique à la pression militaire, mais aucun d’entre eux ne semble fonctionner.
Une série d’actions agressives de l’Occident contre la Russie a poussé cette dernière à s’aligner davantage sur la Chine.
La Chine, pour l’instant, est résolue. Elle ne compte pas reculer et démanteler ses acquis technologiques. Aucune résolution n’est possible sans admettre la réalité: que la Chine est aussi, sinon plus, avancée que l’Occident en termes de production technologique dans certains secteurs, que cela va se généraliser progressivement, et que ce n’est pas quelque chose qui doit ou peut être inversé par la guerre.
En 2001, le vice-président chinois de l’époque, Hu Jintao, a déclaré que «la multipolarité constitue une base importante de la politique étrangère chinoise22». La Chine reste attachée à la multipolarité, évitant toute perspective d’un «siècle chinois» qui succéderait au «siècle américain». La position chinoise se reflète dans certains documents stratégiques américains, comme le rapport 2012 du National Intelligence Council des États-Unis, qui affirme que «d’ici 2030, aucun pays — qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine ou de tout autre grand pays — ne sera une puissance hégémonique23». Ce qui se produira à la place, c’est une «diffusion du pouvoir». Mais d’autres membres de la communauté d’analyse stratégique américaine, tels que Richard N. Haass, président du Council of Foreign Relations, affirment que si les États-Unis ne conservent pas leur «leadership» sur l’ordre mondial, l’alternative «n’est pas une ère dominée par la Chine ou quelqu’un d’autre, mais plutôt une période chaotique dans laquelle les problèmes régionaux et mondiaux dépassent la volonté et la capacité collectives du monde à les résoudre24». La multipolarité, ou le déclin de la primauté américaine, selon Haass, sera le chaos: «Les Américains ne seraient ni en sécurité ni prospères dans un tel monde . Nous avons assez de périodes sombres; c’est bien la dernière chose dont nous avons besoin maintenant25». Pour les libéraux comme Haass comme pour les néofascistes comme Trump, il n’y a pas de substitut à la primauté américaine. C’est l’incapacité des élites américaines à comprendre le caractère inévitable d’un avenir multipolaire qui les pousse vers de nouvelles guerres froides, des interventions militaires dangereuses et des guerres hybrides de toutes sortes.
Guerre hybride
En 2015, Andrew Korybko a publié un livre fascinant intitulé Hybrid Wars: The Indirect Adaptive Approach to Regime Change [ndlt: littéralement «L’approche adaptative indirecte du changement de régime»]. En lisant des documents militaires américains publics et ayant fait l’objet de fuites, Korybko a exposé les différentes stratégies utilisées pour renverser les gouvernements considérés comme des obstacles à la puissance américaine.
C’était une chose que la Chine soit l’atelier du monde, c’en est une autre qu’elle devienne un producteur technologique clé dans le monde.
Korybko explique l’objectif d’une guerre hybride en citant le document de formation classifié de l’armée américaine Special Forces Unconventional Warfare: «dégrader l’appareil de sécurité du gouvernement (les éléments militaires et policiers du pouvoir national) au point de rendre le gouvernement susceptible d’être vaincu». Il ne s’agit pas toujours de remplacer un gouvernement hostile aux intérêts américains par un gouvernement qui leur est favorable; Korybko écrit qu’«au fond, la guerre hybride est un chaos géré26». Un conflit de faible intensité qui sape progressivement la résilience du pays et sème le désarroi dans la région est peut-être l’objectif des conflits qui sont menés par des guerres de l’information et des sanctions, deux éléments clés employés par la guerre hybride. La guerre hybride menée par les États-Unis est actuellement déployée avec la plus grande férocité contre l’Iran et le Venezuela, qui ont été affaiblis par la guerre de l’information menée à leur encontre et le chaos qui règne sur les marchés pétroliers. Ce qui empêche ces pays de s’effondrer sous la pression, ce sont les puits de légitimité qui ont été creusés par leurs propres processus sociaux et politiques. Au Venezuela, par exemple, la mobilisation régulière du peuple, tant pour les manifestations que pour les travaux pratiques de reproduction sociale à l’échelle communautaire, affirme la légitimité populaire de leur processus révolutionnaire. Les guerres hybrides ne réussissent pas toujours, mais — même lorsqu’elles échouent — elles menacent les liens sociaux fondamentaux entre les gens.
En s’inspirant de Korybko et d’une série de documents du gouvernement américain, voici quatre des aspects les plus importants de la stratégie de la guerre hybride.
La guerre de l’information
En 1989, William Lind, un auteur qui a contribué à développer la théorie de la guerre de quatrième génération (synonyme de guerre hybride), a écrit que «les informations télévisées pourraient devenir une arme opérationnelle plus puissante que les divisions blindées27». Le contrôle de l’information et la caractérisation des personnes et des événements façonnent la manière dont les conflits sont compris. Le contrôle du story telling est essentiel, mais ce contrôle ne peut être considéré comme de la propagande pure et simple. Le récit est si soigneusement défini que tout ce qui provient d’un «État voyou» est interprété comme faux, et que ce que disent les États-Unis et leurs alliés est considéré comme vrai. Même si de fausses déclarations sont faites — comme celle selon laquelle l’Irak possédait des armes de destruction massive — elles sont considérées comme des erreurs et non comme des mensonges. Des idées racistes profondément ancrées sont mobilisées pour faire de certains dirigeants des dictateurs, voire des génocidaires, tandis que les dirigeants occidentaux qui envoient des bombardiers anéantir des villes sont dépeints comme des humanitaires. Cet exercice élémentaire d’étiquetage des dirigeants politiques est caractéristique de la puissance de la guerre de l’information. Les États-Unis sont peutêtre responsables de la mort de plus d’un million de personnes en Irak, mais c’est toujours Saddam Hussein — et non George W. Bush — qui sera considéré comme un criminel de guerre et qui méritera donc son sort funeste. Les musulmans sont toujours des terroristes, les Russes sont toujours des gangsters et des espions et l’État considéré comme un adversaire n’est plus dirigé par un gouvernement mais par un «régime». Les affirmations déséquilibrées sur les violations des droits de l’homme deviennent un outil central pour délégitimer la dissidence, qu’elle émane d’États ou de mouvements populaires. Il existe une porte tournante entre Human Rights Watch, une organisation créée par des acteurs américains pendant la Guerre froide, et les responsables de la politique étrangère du gouvernement américain.
La guerre diplomatique
Retirer le représentant légitime d’un pays d’un organisme multilatéral est un moyen astucieux de délégitimer le gouvernement de ce pays. Les États-Unis ont évincé Cuba de l’Organisation des États américains (OEA) en 1962 afin de punir tout pays qui croiserait le fer avec eux. Mais Cuba n’avait pas envahi les États-Unis; ce sont les États-Unis qui avaient envahi Cuba à la baie des Cochons en 1961, et — selon la charte de l’OEA — ce sont les États-Unis qui auraient dû perdre leur siège à l’OEA. Mais, l’OEA étant un instrument du pouvoir américain, c’est Cuba qui a été éjecté. Éjecter l’ambassadeur, faire pression sur les alliés pour qu’ils fassent de même, isoler le pays aux Nations Unies — tout cela fait partie des mécanismes efficaces d’une guerre diplomatique.
La guerre économique
Les sanctions américaines et les sanctions secondaires sont imposées à un adversaire qui doit lutter pour briser l’embargo effectif qui est établi. Ces sanctions empêchent le pays visé d’utiliser les canaux financiers normaux, y compris le système SWIFT et les réseaux bancaires internationaux; elles empêchent le pays d’importer des biens essentiels, y compris de payer des entreprises de transport pour le transit de biens que d’autres sont parfaitement heureux de vendre; elles empêchent l’accès aux comptes bancaires du pays dans d’autres États; et elles empêchent l’accès aux principaux fonds de développement offerts par la Banque mondiale et aux fonds d’urgence offerts par le FMI. En janvier 2019, alors qu’une tentative de coup d’État se déroulait au Venezuela, l’ambassadeur Idriss Jazairy, rapporteur spécial de l’ONU sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales, a déclaré: «Je suis particulièrement inquiet d’entendre des informations selon lesquelles ces sanctions visent à changer le gouvernement au Venezuela. La coercition, qu’elle soit militaire ou économique, ne doit jamais être utilisée pour obtenir un changement de gouvernement dans un État souverain. L’utilisation de sanctions par des puissances extérieures pour renverser un gouvernement élu est en violation de toutes les normes du droit international28».
La guerre politique
L’éventail complet de la guerre de l’information et de la guerre diplomatique est utilisé pour saper la légitimité politique d’un gouvernement et jeter le doute sur l’ensemble du système politique en place dans le pays attaqué. Les processus électoraux sont décrits comme frauduleux, les dirigeants politiques sont calomniés, le système juridique est utilisé contre les dirigeants politiques populaires par le biais d’un processus connu sous le nom de «guerre juridique», la foi dans l’ensemble du système politique doit être érodée. Des fonds sont fournis aux «groupes d’opposition», y compris certaines organisations non gouvernementales, qui sont souvent des instruments des anciennes élites. La situation économique difficile créée par la guerre économique crée de graves tensions internes, qui sont ensuite imputées au gouvernement par cette «opposition» plutôt qu’à la guerre économique. Des fonds et un soutien politique sont alors accordés à la population mécontente, qui, sous le poids de la guerre politique, commence à soutenir le changement de régime. Les réseaux sociaux sont transformés en arme contre le gouvernement, comme le décrit Special Forces Unconventional Warfare, un manuel du gouvernement américain datant de 2010. C’est une «révolution de couleur», une révolution de l’astroturfing (désinformation populaire planifiée) plutôt que des citoyens. Si la police intervient contre les manifestations, même si c’est pour intervenir dans des mobilisations qui terrorisent les quartiers populaires et agressent physiquement la population, elle est dépeinte comme autoritaire, voire génocidaire. Ensuite, les appels à une «intervention humanitaire» commencent à déboucher sur une intervention militaire ouverte des États-Unis. Le document des chefs d’état-major interarmées américains Joint Vision 2020 suggère que l’un des objectifs est de promouvoir le chaos dans la société ciblée par le biais de ce que l’on appelle les «opérations d’information» (qui comprennent des «opérations psychologiques» et des «attaques de réseaux informatiques»).
La Chine reste attachée à la multipolarité, évitant toute perspective d’un «siècle chinois» qui succéderait au «siècle américain».
Dans une guerre hybride, l’agresseur cible les vulnérabilités d’une société par le biais des aspects de la guerre non militaire (information, diplomatie, économie et politique) et aggrave le chaos par des actes de sabotage et des menaces d’invasion. La pression s’accumule dans la société visée, où les ressources de la solidarité et de la résistance sont sollicitées pour éviter un effondrement social et politique total.
Parmi les techniques de guerre hybride soutenues que les États-Unis emploient contre la Chine figurent une rhétorique hostile à l’égard du gouvernement et du peuple chinois, des distorsions concernant les événements à Hong Kong, à Taïwan et au Xinjiang, et la description de la pandémie de coronavirus comme un «virus chinois». Les preuves ne sont pas aussi importantes ici que l’utilisation d’anciennes idées racistes et anticommunistes pour diaboliser la Chine. Mais ces techniques n’ont pas réussi en Chine, où la classe moyenne — la cible d’une «révolution de couleur» — n’a pas envie de renverser le gouvernement. Elle est satisfaite de la direction du gouvernement et constate que son gouvernement a amélioré le niveau de vie et a pu — contrairement aux gouvernements occidentaux –mater la pandémie de coronavirus.
L’époque de la domination européenne de la planète, démarrée en 1492, va prendre fin. En fait, on peut déjà voir qu’elle touche à sa fin. Mais des questions importantes se posent. On ne sait pas combien de temps le processus prendra, quelle sera l’efficacité et les effets dévastateurs de la résistance menée par les États-Unis, ni ce qui la remplacera. Notre tâche est de poursuivre la résistance qui a vaincu les puissances esclavagistes en Haïti en 1804 jusqu’à ce qu’il y ait une autre date à mettre à côté de 1492, une date où l’époque de la domination de la planète par l’Europe et ses colonies de peuplement prend fin.
Article précédemment publié sous forme d’étude par Tricontinental, un institut de recherche sociale. Voir: «Twilight: The Erosion of US Control and the Multipolar Future», Tricontinental.
Footnotes
- Peter Linebaugh et Marcus Rediker, The Many-Headed Hydra: The Hidden History of the Revolutionary Atlantic, Boston, Beacon Press, 2000.
- Dan Sperling, « In 1825, Haiti Paid France $21 Billion To Preserve Its Independence — Time for France To Pay It Back », Forbes, 6 décembre 2017.
- Dans l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse l’historien Thucydide fait le récit des 20 premières années de la guerre entre Athènes et Sparte (431-411). Il est généralement considéré comme la première œuvre constituant un récit historique fidèle et rigoureux. Pour Thucydide, c’est l’impérialisme athénien et la peur qu’il suscite chez la puissance établie Sparte qu’il vient concurrencer qui est la cause profonde de cette guerre. Dans la théorie des relations internationales ceci est depuis lors nommé «piège de Thucydide» en référence à l’oeuvre de l’historien. Thucydide, History of the Peloponnesian War, trad. Rex Warner, Baltimore, Penguin Books, 1968.
- Cité dans Melvyn Leffler, A Preponderance of Power: National Security, the Truman Administration, and the Cold War, Palo Alto, Stanford University Press, 1992, p. 18-19.
- Pour en savoir plus sur la répression du parti communiste indonésien après le coup d’État de 1965, voir «The Legacy of Lekra: Organising Revolutionary Culture in Indonesia», Tricontinental: Institute for Social Research, 1er décembre 2020, www.thetricontinental.org/dossier-35-lekra/.
- «Excerpts from Pentagon’s Plan: “Prevent the Re-Emergence of a New Rival”», New York Times, 8 mars 1992.
- Vijay Prashad, Washington bullets, Delhi, LeftWord Books, 2020, p. 118.
- «U.S. National Security Strategy: Transform America’s National Security Institutions to Meet the Challenges and Opportunities of the 21st Century», U.S. Department of State Archive, 20 septembre 2001.
- Nan Tian, Alexandra Kuimova, Diego Lopes da Silva, Pieter D. Wezeman et Siemon T. Wezeman, «Trends in World Military Expenditure, 2019», Stockholm International Peace Research Institute, avril 2020.
- La chaîne de valeur désigne l’ensemble des activités productives réalisées par les entreprises en différents lieux géographiques au niveau mondial pour amener un produit ou un service du stade de la conception au stade de la production et de la livraison au consommateur final.
- John Schmitt, Elise Gould et Josh Bivens, «America’s slow-motion wage crisis», Economic Policy Institute, 13 septembre 2018.
- Donald J. Trump, «Inaugural Address: Remarks of President Donald J. Trump — as prepared for delivery», The White House, 20 janvier 2017.
- «The Power of America’s Example: The Biden Plan for Leading the Democratic World to Meet the Challenges of the 21st Century », Joebiden.com, juillet 2019.
- En parité de pouvoir d’achat (le flux physique réel des biens et services), l’économie chinoise est déjà 16% plus grande que celle des États-Unis; d’ici 2025, le FMI prévoit qu’elle sera 39% plus grande. Comme pour presque tous les pays en développement, la taille de l’économie chinoise est sous-estimée lorsqu’elle est calculée aux taux de change actuels, mais elle représente déjà 73% de la taille de l’économie américaine aux taux de change actuels et, sur la base des projections du FMI, elle représentera 90% de la taille de l’économie américaine en 2025. D’ici la fin de la décennie, le PIB de la Chine sera supérieur à celui des États-Unis, quelle que soit la façon dont il est mesuré.
- «National Defense Authorization Act (NDAA) 2020 Section 1253 Assessment Executive Summary: Regain the Advantage», U.S. Indo-Pacific Command, 5 avril 2020.
- «Factbox: How close is China to complete building a moderately prosperous society in all respects», Xinhua, 2 août 2020.
- Une série d’initiatives de ce type ont vu le jour, notamment des plateformes régionales — telles que l’Organisation de coopération de Shanghai en Asie (2001) et l’ALBA en Amérique latine et dans les Caraïbes (2004), ainsi que des plateformes plus globales — telles que l’IBSA ou le Forum de dialogue Inde-Brésil-Afrique du Sud (2003) et les BRICS ou Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud (2009).
- Pour plus d’informations sur le coup d’État légal au Brésil, lisez «Lula and The Battle for Democracy», Tricontinental: Institute for Social Research, 1er juin 2018, www.thetricontinental.org/lula-and-the-battle-for-democracy/.
- «Russia and China hold the biggest military exercises for decades», The Economist, 6 septembre 2018.
- Vladimir Isachenko, «Putin: Russia-China military alliance can’t be ruled out», AP News, 22 octobre 2020.
- Milo Medin et Gilman Louie, «The 5G Ecosystem: Risks & Opportunities for DoD Defense Innovation Board», contributeurs : Kurt DelBene, Michael McQuade, Richard Murray, Mark Sirangelo, Defense Innovation Board, 3 avril 2019.
- «Multipolarity Plays Key Role in World Peace: Chinese Vice President», People’s Daily, 6 novembre 2001.
- National Intelligence Council, Global Trends 2030: Alternative Worlds, Washington, DC: Office of the Director of National Intelligence, 2012, p. iii.
- Richard Haass, «How to Build a Second American Century», Washington Post, 26 avril 2013; et Stephen Brooks et William C. Wohlforth, World Out of Balance: International Relations and the Challenge of American Primacy, Princeton University Press, 2008.
- Richard Haass, Foreign Policy Begins at Home, New York, Basic Books, 2013.
- Andrew Korybko, Hybrid Wars: The Indirect Adaptive Approach to Regime Change, Moscou, Peoples’ Friendship University of Russia, 2015.
- William S. Lind et Gregory A. Thiele, 4th Generation Warfare Handbook, Kouvola, Castalia House, 2015.
- «Venezuela sanctions harm human rights of innocent people, UN expert warns», United Nations Human Rights Office of the High Commissioner, 31 janvier 2019.