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De l’argent, il y en a assez — mais pour qui ?

David Hollanders

—23 juin 2021

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La théorie monétaire moderne permet de voir qu’il y a toujours suffisamment d’argent, mais qu’il n’y en a jamais pour tout le monde, parce que les banquiers (centraux) décident qu’il n’y en a que pour eux.

La pandémie de coronavirus fait exploser les dépenses publiques des États-nations. Ces dépenses sont financées de la même manière que les aides d’État aux banques en 2008-2013. La machine à prêts tourne à plein régime. L’État emprunte aux banques qui, à leur tour, empruntent à la Banque centrale européenne (BCE) à des taux lucratifs1. Depuis 2015, la BCE soutient également les banques en leur rachetant des obligations d’État (à l’exception des obligations d’État grecques). La BCE détient désormais environ 25% des obligations d’État en euros, ce qui en fait le principal créancier des États membres.

Largement éprouvée, la pratique de la dette a également été utilisée au cours de la première année de pandémie. Le 18 mars 2020, dans le cadre du Programme d’achat d’urgence face à la pandémie (PEPP), la BCE a élargi son assouplissement quantitatif (Quantitative Easing), comme on appelle les achats de dette de la BCE. Toujours dans le cadre du PEPP, les obligations, tant d’entreprises que d’États, sont achetées par l’intermédiaire des banques. La hausse de la demande d’obligations permet aux États (et aux entreprises) d’emprunter à moindre coût. Les États peuvent ainsi financer les dépenses extraordinaires liées au Covid à un taux d’intérêt modeste2. Bien que la dette publique augmente, il ne s’agit pas d’une préoccupation immédiate.

Introduction

Dans l’architecture de l’euro, la dette est le seul moyen de financer des dépenses publiques importantes et soudaines. Au cours de la décennie suivante, le remboursement de la dette offre, tant pour le centre-gauche que pour le centre-droit, une nouvelle occasion, une raison et un prétexte pour assainir les budgets publics, c’est-à-dire pour revoir à la baisse la sécurité sociale et les services publics. Et ainsi, le cercle politique de la dette est complet. Il y a toujours de l’argent et il n’y en a jamais. La dette est une arme à géométrie variable; le capital en profite et les travailleurs en paient le prix.

Cela ne signifie pas pour autant que la gauche doive tout à coup préconiser des budgets en rouge pour financer la sécurité sociale et les services publics. La dette, y compris les euro-obligations, est un mécanisme disciplinaire par lequel le débiteur est subordonné au créancier. La dette, dans la zone euro, est plus qu’une source de financement. Il s’agit d’un modèle de gouvernance. Les créanciers établissent les règles. La réponse de la gauche à la question du financement doit être différente.

Dans l’actuel contexte de crise du Covid, l’intérêt pour un «financement monétaire» alternatif s’est accru. Il semble efficace et mérite en tout cas d’être sérieusement envisagé. Le financement monétaire est radical de par sa simplicité. La banque centrale crée de la monnaie, comme elle le fait actuellement, mais «offre» cet argent directement aux États au lieu de le prêter aux banques, comme elle le fait actuellement. La planche à billets de Francfort continue donc à tourner, mais plus au profit des banques. La planche à billets remplit une fonction différente. Dans le cadre du financement monétaire, ce n’est plus en s’endettant que les États financent les dépenses (supplémentaires). Ils créent simplement les euros dont ils ont besoin par l’intermédiaire de la BCE.

La dette public est une arme à géométrie variable; le capital en profite et les travailleurs en paient le prix.

Le financement monétaire (FM) est d’inspiration keynésienne. Des économistes comme Adair Turner, Paul De Grauwe et Willem Buiter plaident pour que le FM finance les dépenses publiques plus élevées résultant de la pandémie. Par exemple, Kapoor et Buiter écrivent que les banques centrales «sont en train de franchir le Rubicon du financement monétaire […] Il serait, de fait, irresponsable de leur part de ne pas le faire3.» De Grauwe et Diessner notent comme principal avantage du financement monétaire qu’il «éviterait aux gouvernements d’avoir à émettre de nouveaux instruments de dette: si toutes les nouvelles dettes étaient monétisées, la crise n’affecterait pas le rapport de la dette publique au PIB4

Le FM est également l’enjeu avec un grand E de l’ouvrage controversé Le mythe du déficit. Dans ce livre paru en 2020, l’économiste Stephanie Kelton, ancienne collaboratrice de Bernie Sanders, discute du concept de la théorie monétaire moderne (MMT, en anglais Modern Monetary Theory), qui constitue le fondement théorique du financement monétaire. La parlementaire américaine Alexandria Ocasio-Cortez a fait valoir que le FM «devrait également faire partie de la discussion», au même titre que l’impôt sur la fortune5. Le groupe de réflexion progressiste Minerva a rédigé un rapport détaillé sur le FM, tout comme l’institut Positive Money Europe6. Début 2021, un grand nombre d’experts (pour la plupart des économistes), dont Thomas Piketty et Eric Toussaint, ont appelé à l’annulation de la dette souveraine détenue par la BCE7.

Le financement monétaire est en effet préférable au financement par la dette. Il met les créanciers bancaires hors d’état de nuire, permet d’éviter les frais d’intérêts ainsi que (tout prétexte en vue) de futures coupes budgétaires.

Cependant, l’architecture de l’euro est conçue de façon à rendre le FM impossible. L’UEM interdit le financement monétaire dans le traité de Maastricht. Les États sont tributaires de la dette8. Même en période de pandémie exceptionnelle, l’UEM fonctionne comme d’habitude. Le PEPP conduit les États à s’enfoncer davantage dans le bourbier de la dette. Chaque crise accroît la dette, jusqu’à ce que la dette elle-même se convertisse en crise. La crise est également un modèle de gouvernance dans la zone euro.

Le FM constituerait un obstacle à ce modèle de gouvernance. Et il sera donc combattu jusqu’au dernier banquier (central). En même temps, comme nous le verrons plus loin, nous ne devons pas nourrir trop d’illusions socialistes sur le financement monétaire. Quoi qu’il en soit, le FM est un bon point de départ pour la discussion. Il s’agit d’un levier discursif permettant de libérer et d’élever la pensée de gauche, qui reste si souvent bloquée sur la question du financement9. Ou comme Schumpeter l’a si bien dit: «Les finances publiques sont l’un des meilleurs points de départ pour l’examen d’une société donnée, y compris mais pas exclusivement, de son caractère politique.» Auparavant, toutefois, il s’agit d’examiner la pratique actuelle, dans laquelle le financement monétaire est tabou.

La pratique actuelle en matère de dette

Si les pays ont soudainement des dépenses extraordinairement élevées, ils les financent au moyen de la dette. Ce fut le cas en 2008, avec le sauvetage d’ABN AMRO et d’ING aux Pays-Bas; et il en a été de même en Belgique lorsque les banques BNP Paribas Fortis, Dexia et KBC ont été secourues. Ainsi vont les choses en période de pandémie. Cela implique d’emprunter auprès de ce que l’on appelle vaguement «les marchés financiers». Le marché, ainsi présenté comme anonyme et dépersonnalisé, consiste en pratique en un oligopole bancaire10.

La dépendance des banques à l’égard du crédit est une caractéristique essentielle de l’architecture de l’euro. En effet, il est interdit à la BCE de prêter aux États en vertu de l’article 104 du traité de Maastricht (TFUE), qui stipule qu’«il est interdit à la BCE et aux banques centrales des États membres d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit […] aux […] administrations centrales […] et l’acquisition directe auprès d’elles, par la BCE ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.» Pour le crédit, les pays de la zone euro sont obligés de s’en remettre aux banques. Les banques ont accès au guichet de prêt de la BCE. Elles sont les seules à pouvoir emprunter à la BCE. Le crédit est la prérogative des banques dans la zone euro.

Le financement monétaire met les créanciers bancaires hors d’état de nuire et permet d’éviter les frais d’intérêts ainsi que de futures coupes budgétaires.

La BCE reste le souverain monétaire. La BCE est la seule instance autorisée à créer de la monnaie, ce qu’elle fait gratuitement car elle ne provient de rien11. La BCE injecte de l’argent dans le monde exclusivement par le biais de prêts aux banques privées12. Les banques, à leur tour, prêtent cet argent aux États (ainsi qu’aux entreprises et aux fonds d’investissement, aux fonds de capital-investissement et aux fonds spéculatifs, aux véhicules hors bilan, aux ménages et entre eux). Du point de vue de la construction, la création monétaire équivaut donc à la création de dette. Et la création monétaire implique la création de dettes dans la zone euro. L’eurocapitalisme sans dette n’est pas possible, du moins pas sans l’introduction d’un financement monétaire.

La BCE n’a aucune objection de principe à la détention d’obligations d’État. Elle achète des obligations d’État dans le cadre de multiples programmes depuis 201113. Mais elle ne le fait que par l’intermédiaire des banques, qui disposent donc également de la prérogative de vente14. Elle achète ainsi les instruments des dettes des États (c’est-à-dire émis par les États) mais pas auprès des États (c’est-à-dire dans le cadre d’une transaction avec un État comme contrepartie). La BCE n’a pas d’objection de principe à l’achat d’obligations sur le marché primaire; elle achète cependant elle-même des obligations de sociétés auprès des sociétés concernées (par exemple Shell, Volkswagen et Ryanair). La BCE ne s’oppose qu’en principe à tout contact financier direct avec un État membre. Tout doit être indirect. Il y a toujours un intermédiaire, comme dans les films de gangsters. Rien de ce qui se passe dans les États membres ne peut être directement imputé à la politique de la BCE.

L’oligopole bancaire est le poste avancé de la BCE. La BCE elle-même appelle le secteur bancaire son canal de transmission monétaire. Chaque opération transite obligatoirement par les grandes banques. Rien de tout cela n’est secret, bien que l’on n’en dise pas grandchose. Rares sont également les politiques et les journalistes qui fanfaronnent à ce sujet. Quoi qu’il en soit, cela fait partie intégrante du traité de Maastricht (Traité sur l’Union européenne ou TUE), qui confie le monopole de la monnaie à la BCE et désigne les banques comme gardiennes du crédit. Cela n’a rien d’un hasard ni d’une contingence. Tout cela est intentionnel. Et les banques en profitent bien évidemment. Premièrement, en raison de la différence entre le taux d’intérêt auquel elles empruntent à la BCE et le taux d’intérêt auquel elles prêtent aux États; deuxièmement, en raison de la puissance infrastructurelle qui en résulte. Elles déterminent si, quand et comment les États obtiennent des crédits. Elles déterminent si et de quelle manière la politique de la BCE, par exemple une baisse des taux d’intérêt de la BCE, doit s’appliquer pour elles-mêmes. Ce faisant, elles ont une incidence cruciale sur les finances publiques et, par là même, sur la politique en général. Selon Akitoby et Stratmann, «les marchés financiers favorisent les régimes de droite […] tout en sanctionnant les régimes de gauche15». Le sociologue Lazzarato résume ce phénomène comme suit: «Le pouvoir financier se résume fondamentalement au pouvoir d’évaluer des éléments “publics”16».

La BCE ne s’oppose qu’en principe à tout contact financier direct avec un État membre. Il y a toujours un intermédiaire, comme dans les films de gangsters.

L’infrastructure monétaire de l’euro peut donc être décrite comme une symbiose entre une banque centrale quasi-publique et des banques privées. L’absence de contact financier direct entre la BCE et les États membres fait qu’il est difficile de tenir la BCE responsable de sa politique. La BCE peut signaler des conditions de prêt favorables pour les banques. C’est ensuite au «marché» de décider s’il autorise les États à partager ces conditions ou s’il les discipline. Au cours de l’année de la pandémie, les banques ont décidé de faire le premier choix. Si cela change, les plaintes concernant les taux d’intérêt élevés devront être adressées aux banques, et non à la BCE. La BCE règne en maître. Telle un Roi Soleil, elle est inviolable et n’a de compte à rendre à personne.

Le 18 mars, la BCE a annoncé un nouveau programme d’achat à hauteur de 750 milliards d’euros; le 4 juin, ce montant a été porté à 1350 milliards d’euros. Le but du PEPP, selon le communiqué de presse, est de permettre de faire face aux «risques sérieux que la persistance des graves conditions de pandémie fait peser sur la politique monétaire [les banques, DH] et l’avenir de la zone euro». La BCE a toutefois ajouté que sa préoccupation est de «soutenir tous les habitants de la zone euro». La BCE assure donc que «tous les secteurs de l’économie bénéficieront d’un cadre financier favorable afin d’amortir le choc. Cela vaut aussi bien pour les ménages que pour les entreprises, les banques et les gouvernements».

La BCE semblait ainsi faire sa part pour remédier au moins aux répercussions financières du Covid19. C’était le cas, mais sans jamais se départir du scénario de dette. La BCE s’est contentée d’annoncer qu’elle achèterait encore plus de dettes aux banques. En tant que gros acheteur, la BCE fait monter le prix du marché. À circonstances exceptionnelles, pas de mesures exceptionnelles, mais plutôt une radicalisation du statu quo, où la BCE rachète tout ce dont les banques veulent se débarrasser. Cela dit, les États bénéficient également du PEPP. Ils empruntent désormais à des taux d’intérêt plus bas. La Commission européenne (CE) laisse également les États tranquilles pour l’instant. Le Conseil européen a activé la disposition exceptionnelle du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), en vertu duquel les niveaux d’endettement supérieurs à 60% du PIB et les déficits de financement supérieurs à 3% du PIB ne déclencheront pas, provisoirement, la procédure dite de «déficit excessif». Voilà donc une préoccupation de moins. Pour l’instant, dixit la présidente de la CE, Ursula van der Leyen, les États membres peuvent «injecter autant d’[argent] que nécessaire dans leur économie».

Bien sûr, c’est à la BCE, aux banques et à la CE de déterminer combien de temps cela va durer. De fait, la dette peut à tout moment être utilisée à nouveau comme un instrument disciplinaire pour imposer des «mesures de rigueur» visant à «l’assainissement budgétaire». Le pouvoir infrastructurel des créanciers ne fait qu’augmenter avec les prêts Covid et donc l’augmentation de la dette. Les banques finiront tôt ou tard par exploiter ce pouvoir. Et si elles omettent de le faire, cela signifie seulement que les États ont internalisé leurs exigences. Le sociologue Wolfgang Streeck décrit avec justesse la praxis contemporaine: «L’exigence du ‘capital’ de réaliser un profit suffisant est considérée comme la condition empirique du fonctionnement du système. Cependant, les exigences du ‘travail’ sont perçues comme une intrusion17.» Et, au final, tout le monde s’y soumet, y compris ceux qui prétendent le contraire.

En définitive, aucune partie substantielle ne refuse les créanciers. Même le parti Syriza qui, pas plus tard qu’en 2014, dans le cadre de son Programme de Thessalonique, prônait l’annulation de la dette, a fini par capituler en 2015. Cela démontre une fois de plus que la conquête du siège du gouvernement ne signifie pas la conquête de l’État et encore moins la soumission du capital. Nombreux sont les penseurs ou politiciens de gauche qui invoquent l’acronyme TINA (pour «there is no alternative» ou «il n’existe pas d’alternative») pour dénoncer la façon peu imaginative dont les politiques de droite sont présentées comme n’admettant pas d’alternative. Or, les partis de gauche sont tout aussi susceptibles d’agir comme s’il n’existait pas d’autre voie. Mais, existe-t-il objectivement une alternative au financement par la dette?

Le financement monétaire apparaît désormais dans le débat public comme une alternative. Il est et reste une alternative à l’intérieur du capitalisme. La proposition ne présente rien de radical en soi. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’elle ne mérite pas d’être examinée sérieusement. Le concept remet en cause un pilier essentiel de l’euro-capitalisme financiarisé. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un ersatz de socialisme, le financement monétaire peut constituer un élément important de tout projet social-démocrate sérieux.

Le financement monétaire

Le financement monétaire est un financement par simple «impression d’argent». En réalité, à l’heure actuelle, cela se résume pratiquement à taper de l’argent sur un clavier à Francfort. Aujourd’hui, la création monétaire ne consiste guère plus à faire tourner la planche à billets. L’ancien directeur de l’instance de régulation du secteur financier britannique (FCA), Adair Turner, définit le FM en ces termes: «réaliser un déficit budgétaire […] non financé par la création d’une dette portant intérêt, mais par l’augmentation de la monnaie centrale [monnaie que seule la banque centrale peut créer, DH]18

La dette peut à tout moment être utilisée à nouveau comme un instrument disciplinaire pour imposer des «mesures de rigueur» visant à «l’assainissement budgétaire».

L’avantage, selon Kapoor et Buiter, faisant référence à la pandémie, est qu’«elle a la vitesse et l’échelle dont nous avons besoin pour devancer l’implosion» et qu’elle «ne joue pas sur la politique future en matière de dette ou d’épargne.» Les dépenses publiques sans dette permettent de financer les soins, l’éducation, les infrastructures et les pensions sans aucune conséquence négative, du moins sans paiement d’intérêts, sans remboursement et sans dépendance vis-à-vis des banques. Mais il y a aussi un autre avantage. Le FM peut stimuler directement les dépenses publiques, et donc la croissance et l’emploi. Actuellement, la BCE ne peut créer de la croissance et de l’emploi qu’indirectement. Il n’est, en effet, pas certain, pour chaque intervention de la BCE, que les banques soient prêtes à y donner suite. Avec le FM, les banques sont éliminées en tant qu’intermédiaires.

Dans le cadre du FM, l’argent est injecté dans le monde par et à travers l’État au lieu de passer par les banques. Aucun obstacle physique, technique, opérationnel, logistique ou matériel ne s’y oppose. La BCE crée désormais numériquement des euros et les crédite sur des comptes détenus par des banques commerciales. Elle pourrait, cependant, tout aussi bien les déposer sur un compte détenu par les États auprès de la BCE. La BCE «donnerait» ensuite l’argent aux États. Il va sans dire que le terme «donner» est, dans ce cas, déplacé. Premièrement, l’argent a été créé de toutes pièces. Deuxièmement, il s’agit d’un «cadeau» d’une institution publique à l’État qui lui a accordé le monopole de la monnaie. Il s’agit dès lors d’une (ré)appropriation par l’État de son propre monopole monétaire. Lorsque l’État consolide le bilan de la banque centrale, ce «cadeau» est invisible.

Il ne semblerait pas y avoir d’inconvénients.

Inconvénients du FM

L’argument numéro un avancé par les économistes de droite contre le FM est l’inflation. Si l’État peut financer ses dépenses en faisant tourner la planche à billets, alors tôt ou tard, il y aura systématiquement recours. C’est ainsi que l’on peut apparemment financer gratuitement tous les souhaits de tous les électeurs. Toutefois, dans un monde où la quantité de biens est limitée, une croissance monétaire infinie entraînera tôt ou tard une inflation. L’économiste néolibéral Milton Friedman a résumé cette situation de manière très claire en affirmant que «l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire».

Il est évidemment aussi vrai que les craintes inflationnistes sont intéressées et sont exploitées de manière sélective. Elle est exploitée de manière sélective car les banques centrales n’observent que l’inflation des prix à la consommation. La hausse des prix du logement, des actions et d’autres actifs n’est jamais un problème pour les banques (centrales) mais est, au contraire, stimulée par elles. Et ce n’est guère un souci, car l’appréciation de la propriété n’est pas défavorable à… la classe possédante19. L’inflation des prix à la consommation est gênante dans la mesure où elle érode la valeur réelle de la richesse. Voilà donc pour l’intérêt personnel. Cet intérêt s’applique également aux retraités et aux salariés, dans la mesure où les salaires et les pensions ne sont pas indexés et/ou qu’ils disposent d’un petit patrimoine. En somme, l’inflation n’est pas un objectif souhaitable. Il convient donc de prendre sérieusement en considération le truisme inflationniste de la droite.

Paradoxalement, les économistes keynésiens contredisent la prévision orthodoxe de l’inflation monétaire, tandis que les économistes marxistes prennent cette possibilité au sérieux. Le contre-argument keynésien est avant tout empirique. Au cours de ces dernières décennies, la zone euro n’a pratiquement pas connu d’inflation. Il existait et existe toujours une plus grande menace de déflation. Et lorsqu’il y a eu inflation, il s’agissait d’inflation liée aux créances d’actifs (maisons, actions, paquets d’hypothèques). On peut ajouter que le «confinement» a entraîné une baisse de la consommation et des investissements en période de crise. La demande globale s’étiole, alors que l’inflation semble loin. Et quand bien même la menace d’inflation devrait surgir, le FM pourrait et devrait être réduit ou les impôts augmentés, de manière à freiner la consommation privée et l’investissement. Turner table sur le premier cas de figure; il convient de veiller à ce que le FM «ne soit utilisé que dans des circonstances appropriées et dans une mesure appropriée et calculée20». L’économiste Stephanie Kelton, elle, souligne en particulier la seconde possibilité (fiscale). Les économistes keynésiens reconnaissent donc le potentiel inflationniste théorique d’un FM sans restriction, mais soutiennent qu’il est peu probable dans un avenir prévisible et qu’il peut être contré à condition que le FM soit soumis à des restrictions.

Les économistes marxistes Roberts et Lapavitsas souscrivent à la probabilité de l’inflation. Ils soulignent qu’en tant que détentrices du monopole de l’argent, les banques centrales contrôlent la quantité d’argent mais que, ni les banques centrales, ni les États, ne contrôlent la valeur de l’argent. Dans une économie capitaliste, ce sont les entreprises qui la déterminent. Elles déterminent la quantité du moyen de paiement qu’elles acceptent pour leurs biens et services. Il ne s’agit pas nécessairement d’euros et, si c’est le cas, le montant des euros demandés peut augmenter. Les entreprises peuvent à tout moment passer aux bitcoins, aux dollars ou à l’or — ou augmenter leurs prix en euros. Elles sont libres de le faire21. Et elles le feront. Selon Roberts: «L’État peut très bien contrôler l’émission monétaire dans sa propre monnaie, mais il ne peut pas déterminer sa valeur par rapport aux autres monnaies ou à l’or, la monnaie mondiale. Si les propriétaires ou les acheteurs potentiels d’une monnaie perdent confiance dans sa valeur, cette valeur s’effondre effectivement, ce qui fait grimper l’inflation en flèche22

Les craintes inflationnistes sont exploitées de manière sélective, car les banques centrales n’observent que l’inflation des prix à la consommation.

Les enjeux de l’accumulation du capital avaient déjà été soulevés en 1848 dans le Manifeste du Parti communiste, à savoir que le travail pouvait être converti «en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d’être monopolisé». Lorsque cela ne sera plus possible, c’est-à-dire lorsque l’État monopolisera la monnaie au profit de la société, le capital se révoltera en dépréciant l’euro, voire en ne l’acceptant plus. Quoi qu’il en soit, cette possibilité doit être prise en compte. Si tel était le cas, l’État devrait tout de même veiller à rendre l’euro obligatoire en tant que moyen de paiement et à introduire des prix plafonds. Cette dernière solution n’est pas sans précédent (Nixon avait introduit des plafonds de prix et de salaires lorsque l’étalon-or a été abandonné en 1971), mais si elle est poussée suffisamment loin, le processus de distribution est de facto nationalisé. Si les entreprises se rebiffent alors en réduisant ou en déplaçant la production, les moyens de production doivent être nationalisés (ce qui n’est pas la même chose que socialiser). Appliqué de manière cohérente, le FM conduit à des nationalisations.

Si vous pensez que les augmentations de prix par les grandes entreprises sont peu probables, rappelez-vous qu’en 1992, il n’était pas non plus immédiatement clair que l’euro donnait à la BCE le pouvoir de faire chanter les États membres. Le capital déploiera tous les pouvoirs dont il disposera. L’inflation est donc un scénario bien réel, non pas tant pour des raisons économiques que pour des raisons politiques. Le capital ne supporte pas le FM. Roberts écrit à ce sujet: «Il est également illusoire de penser que les tendances à la crise du mode de production capitaliste peuvent être ‘gérées’ par des ‘astuces monétaires’, c’est-à-dire par la manipulation de la monnaie, du crédit et des dépenses publiques. En effet, les causes structurelles des crises capitalistes ne se situent pas dans les secteurs monétaire ou fiscal, mais dans la production capitaliste mondialisée23.» Le FM n’est pas insurmontable pour les grandes entreprises, mais elles ne le voient toujours pas de cet œil. En particulier, les banques perdent leur pouvoir, du moins jusqu’à ce qu’un nouveau moyen de paiement monopolistique privé soit mis en place.

Considération juridique

Dans une lecture actuelle du traité de Maastricht conclu en 1992, le financement monétaire est évidemment interdit. L’interdiction des prêts aux États, inscrite à l’article 104 du TUE, implique une interdiction du FM. Si la BCE n’est pas autorisée à prêter aux États, les «dons» sont a fortiori exclus.

Une interprétation littérale de l’article 104 conduit à une conclusion différente. Nulle part dans le TUE n’est-il question d’une interdiction du FM. Et ce qui n’est pas explicitement interdit n’est pas interdit. C’est la position de Kapoor et Buiter, qui affirment que le TUE «ne dit rien à propos de la monnaie hélicoptère ou des transferts [c’est-à-dire le financement monétaire, DH] […]. Il n’interdit pas non plus à la BCE de procéder à un versement exceptionnel unique de dividendes d’un montant égal aux banques centrales nationales des États membres (ses actionnaires), et donc aux autorités publiques de ces États membres24.» On peut ajouter que «le protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne» stipule à l’article 20: «Le conseil des gouverneurs peut décider, à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés, de recourir aux autres méthodes opérationnelles de contrôle monétaire qu’il jugera opportunes, sous réserve de l’article 2» [Inflation inférieure à 2%, DH]. Le FM fait probablement partie de ces instruments qui sont autorisés tant qu’ils n’entraînent pas l’inflation. En bref, on peut soutenir que le FM est autorisé.

Non pas que tout cela ait beaucoup d’importance. Un litige à propos du FM serait juridiquement intéressant, mais serait évidemment réglé par la voie politique. Et il est évident que le FM va à l’encontre de l’esprit banquier ordolibéral du TUE. Le TUE, et tous les autres traités de l’UE, codifient en premier lieu le pouvoir infrastructurel des banques, qui ont accès au guichet de prêt de la BCE, et ensuite, disciplinent les États membres, qui doivent obtenir des crédits auprès des banques — et donc aux conditions de celles-ci. Le FM serait rejeté par la Cour de justice de l’Union européenne pour de simples raisons politiques, mais ce rejet est également éminemment défendable en termes juridiques. Quiconque prend le TUE au sérieux et le considère comme légitime ne peut pas vraiment y entrevoir de soutien en faveur du FM. La BCE a enfreint le TUE pendant des années, mais cela ne fournit pas une justification légale pour une autre infraction25. Cela illustre bien toute la pertinence du Manifeste du Parti communiste qui affirme que le droit «n’est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d’existence de votre classe». Le TUE ne doit pas être enfreint, sauf lorsque cela est opportun pour les banques. Et le capital n’attache aucun intérêt au FM pour le moment.

Quiconque suit la voie légale se dirige vers une impasse. Même si le FM est juridiquement réalisable, la BCE ne le mettra pas en œuvre, précisément parce qu’il met les banques sur la touche. Il ne s’agit pas de convaincre la BCE mais de la démanteler26. Et il ne s’agit pas de convaincre la BCE de se livrer à un tour de passe-passe juridique pour présenter le TUE sous un jour favorable, mais de ne plus reconnaître comme légitime la déclaration de guerre que fait le TUE à l’État-providence depuis des années. Bien sûr, le seul gouvernement plus ou moins de gauche de la zone euro n’a, à aucun moment, été en mesure de démanteler la BCE et le TUE, et la faute n’en revient certainement pas entièrement à Syriza. Il n’y a eu que peu de soutien en dehors de la Grèce, alors que les institutions européennes, BCE en tête, battent en brèche toute politique équitable et sociale.

Conclusion

La constellation de l’euro rend impossible le financement monétaire des dépenses par les États membres. Ce qui reste, c’est soit une augmentation des taxes sur le travail et la consommation, soit la dette. Dans la pratique, il s’agit d’une combinaison des deux: d’abord la dette, puis des augmentations d’impôts et/ou des réductions de dépenses pour éliminer ou, au moins, refinancer cette dette. La réponse de la BCE à la pandémie peut sembler radicale et généreuse, mais elle s’inscrit dans la continuité du statu quo. Les États peuvent temporairement emprunter à un taux d’intérêt légèrement inférieur. C’est tout. La dette reste la forme de financement et le modèle de gouvernance. La dette reste l’instrument disciplinaire qu’elle s’est de tout temps avéré être. La dette reste la prémisse sur laquelle repose le chantage. Dans la première partie du Capital, Marx déclare à ce sujet: «La seule partie de la prétendue richesse nationale qui est réellement la propriété commune des peuples modernes est leur dette nationale.» La dette doit toujours être remboursée et c’est le salarié qui doit la payer. C’était déjà le cas en 1868, et ça l’est toujours en 2021. En attendant, l’argent va aux banques, ou comme le dit si bien Paul Verhaeghe: «La question n’est pas de savoir qui va payer la crise, la question est de savoir à qui nous allons payer la crise.»

Quelle que soit l’ampleur des besoins, les États de la zone euro ne sont pas autorisés à ne pas rembourser. La BCE surveille la situation. Par exemple, en 2011, la BCE a exigé que le gouvernement grec ne restructure pas ses dettes. M. Trichet avait averti le Premier ministre grec, M. Papandreou, de ne pas procéder à une «restructuration de la dette, même sur une base volontaire», car la décision du conseil d’administration de la BCE «de lever les exigences en matière de notation des titres émis par le gouvernement grec (ou garantis par lui) était fondée sur le programme actuel et ce programme actuel est en bonne voie. Les restructurations ne sont pas compatibles avec le programme. En d’autres termes, cette levée des exigences ne serait plus applicable.» En somme, la BCE a menacé de ne plus accepter les obligations du gouvernement grec comme garantie. Cela serait préjudiciable à la Grèce, car les banques grecques, qui détiennent beaucoup d’obligations d’État grecques, n’auraient plus accès aux liquidités. Les banques grecques entreraient dès lors dans le purgatoire de la BCE appelé fourniture de liquidité urgente (Emergency Liquidity Assistance, ELA). Dans ce programme, les banques paient des intérêts de pénalité contre des exigences de garantie plus strictes. La banque centrale nationale doit se porter garante, cependant la BCE peut limiter l’ELA et ainsi pousser les banques vers l’abîme.

Les banques centrales contrôlent la quantité d’argent mais, ni les banques centrales, ni les États, ne contrôlent la valeur de l’argent.

C’est ce qu’a initié la BCE le 28 juin 2015. Un jour après l’annonce du référendum, la BCE a restreint l’accès des banques grecques à l’ELA. Les banques grecques sont devenues instantanément illiquides et les Grecs ont été tenus à un plafond de retrait de 60 euros maximum dans les jours précédant le référendum. Le 16 juillet, la BCE a à nouveau fourni des liquidités à la Grèce. Malgré le rejet de 61,3% des électeurs grecs, M. Tsipras a jeté l’éponge et déclaré, le 13 juillet, qu’il acceptait le diktat d’austérité de la troïka.

Syriza a été victime d’un chantage, ce qui n’enlève rien au fait que le parti n’a pas su se préparer à ce chantage prévisible et annoncé27. Et ce dernier point est crucial. En définitive, la restructuration de la dette (telle que préconisée initialement par Syriza) et le FM sont impossibles sans une volonté de quitter l’UE. La réforme de la zone euro est dès lors impossible, du moins la réforme dans le sens de la gauche. La zone euro est, bien sûr, réformée en permanence, mais dans le sens de la droite. Citons par exemple les programmes ad hoc de la BCE et le Mécanisme européen de stabilité soudainement mis en place, en dehors de tout traité et de tout contrôle parlementaire et juridique. Ce même mécanisme a permis à la troïka de gaver la Grèce de dettes afin de rembourser les créanciers bancaires.

Cela a toute l’apparence d’une impasse, et c’en est une. Le choix se situe entre la poursuite de réformes impossibles de l’UE et les tentatives encore futiles d’un lexit (une sortie de l’euro par la gauche). La seule façon d’en sortir, si tant est que ce soit le cas, est de décrire l’impasse différemment. Le slogan des années 1960 «Soyez réaliste, exigez l’impossible» constitue une ligne directrice appropriée. Cette impossibilité peut être résumée par l’impératif «stop making capitalism». Le capitalisme est un système économique de relations sociales qui se dissout lorsque les gens se soulèvent collectivement. C’est le principe de la grève: «Toutes les roues de l’usine s’arrêtent si ton bras puissant le veut». Un tel monde est inimaginable précisément parce que le capitalisme est omniprésent. Il faut donc penser et imaginer des alternatives, et il faut aider cette imagination à se développer grâce à l’organisation et à la solidarité. Cela ne fonctionnera pas sans pouvoir, car sans pouvoir de l’État, il n’y a pas de changement systémique.

Et c’est là que le FM a un rôle à jouer dans l’imaginaire de la gauche. Il permet de voir qu’il y a toujours suffisamment d’argent, mais qu’il n’y en a jamais pour tout le monde. Et s’il n’y en a pas pour tout le monde, c’est parce que les banquiers (centraux) décident qu’il n’y en a que pour eux. Avant, c’était Dieu qui donnait et prenait. Maintenant, c’est le complexe politico-bancaire qui donne et qui prend. Et s’il donne sous forme de dette, tôt ou tard il reprendra sous forme de remboursement, d’intérêts, de notations de crédit et de visites de la troïka. Le FM s’éloigne du réflexe, également répandu parmi la gauche de la gauche, selon lequel l’État devrait simplement emprunter davantage, surtout lorsque les taux d’intérêt sont bas. Ou, dit autrement: si vous poussez la réflexion sur le FM jusqu’au bout, vous aboutissez à la socialisation des moyens de production. De même qu’un socialiste n’est finalement guère plus qu’un social-démocrate qui ne badine pas. Et qui doit donc rejeter le monopole de la BCE sur la création monétaire et le monopole des banques sur la distribution monétaire.

Footnotes

  1. En 2016 déjà, la BCE avait abaissé les taux d’intérêt pour les banques à 0%. Dans les opérations de refinancement à plus long terme amorcées en 2011 (Long-term Refinancing Operations) la BCE a étendu les échéances de quelques semaines à 3 ans. Au début, le taux d’intérêt était de 1%; en 2013, le taux d’intérêt a été réduit à 0,75%. Dans le cadre des deux successeurs des LTRO, à savoir Targeted LTRO 1 et TLTRO 2, les conditions générales avaient été élargies. La durée fut été portée à quatre ans et le taux d’intérêt est désormais négatif (les banques reçoivent donc de l’argent pour le prêter).
  2. La baisse des taux d’intérêt n’est pas nécessairement l’objectif. Selon Daniela Gabor (p. 5), «en neutralisant le risque des obligations d’État pour un financement basé sur le marché, les banques centrales peuvent améliorer simultanément les conditions de financement des gouvernements, mais il s’agit d’un effet secondaire, et non d’un objectif politique comme dans la politique monétaire keynésienne». Elle souligne que les obligations d’État ne sont pas seulement achetées par les banques pour les revenus d’intérêts, mais aussi pour servir de garantie de haute qualité dans ce qu’on appelle les accords de rachat (repurchase agreements, ou repo). Le marché repo est essentiel pour permettre aux banques d’obtenir rapidement de l’argent. Gabor (p. 5) écrit: «La création de crédit privé — ‘le pain et le beurre’ des opérations des banques centrales — repose fondamentalement sur la dynamique des marchés d’obligations souveraines, l’usine à garanties d’un système financier à forte intensité de garanties.» Avec les programmes d’achat, les banques centrales garantissent et stabilisent la valeur du collatéral (c’est-à-dire les obligations d’État), voir Daniela Gabor, «Revolution without revolutionaries: Interrogating the return of monetary financing», publié par Heinrich-Böll-Stiftung, 2021.
  3. Sony Kapoor et Willem Buiter, «To fight the COVID pandemic, policymakers must move fast and break taboos», Voxeu, 6 avril 2020.
  4. Paul De Grauwe et Sebastian Diessner, «What price to pay for monetary financing of budget deficits in the euro area», Voxeu 18 juin 2020.
  5. Eliza Relman, «Alexandria Ocasio-Cortez says the theory that deficit spending is good for the economy should ‘absolutely’ be part of the conversation», Business Insider, 7 janvier 2019.
  6. Hielke Van Doorslaer & Mattias Vermeiren, «QE — for the people ? Monetair beleid na de Grote Financiële Crisis», Minerva, 2018; Stanislas Jourdan, «Helicopter Money as a response to the Covid-19 recession in the Eurozone», Positive Money, 2020.
  7. Voir: annulation-dette-publique-bce.com/.
  8. L’alternative reste l’augmentation des impôts. Cela se produit déjà depuis des années à l’instigation de la troïka dans un certain nombre de pays de la zone euro (en particulier, mais pas exclusivement, en Grèce), ainsi que dans les autres pays de la zone euro, en référence au pacte de stabilité et de croissance. Il s’agit, bien entendu, toujours de taxes sur le travail et sur la consommation (TVA). L’augmentation des taxes sur le capital et les bénéfices, ainsi que sur les transactions financières et le kérosène, est sabotée par l’ouverture des frontières (de l’UE), du moins pour le capital. Les États membres disposent néanmoins d’une certaine marge de manœuvre, par exemple pour augmenter les impôts sur le capital. La question des conditions dans lesquelles cette marge est substantielle n’est pas abordée ici.
  9. Voici ce que dit Ewald Engelen à propos du faible taux d’intérêt du gouvernement: «À partir du moment où les dettes que vous contractez coûtent moins cher que les rendements que vous générez en termes de bien-être et de prospérité en faisant ces investissements, il n’y a vraiment aucune raison de ne pas s’endetter.», vers la minute 13 dans Zihnigasten #8 — Ewald Engelen (youtube.com/watch? v=8cBquvadjF0).
  10. C’est ainsi que le formule Jerome Roos, Why not Default ? The Political Economy of Sovereign Debt, Princeton University Press, 2019, à la p. 228 par exemple: «Des recherches menées par Barclays Capital ont révélé qu’au début de la crise, quelque 80% des obligations grecques étaient détenues par une poignée seulement de banques systématiquement importantes dans les pays riches de la zone euro, avec les 10 plus grands détenteurs d’obligations représentant à eux seuls plus de la moitié des obligations en circulation du pays à la mi-2011, et les 30 plus grands représentant les deux tiers.»
  11. Cet article se concentre sur la création de monnaie par la BCE qui, selon l’article 105A.1 du traité de Maastricht, «est seule habilitée à autoriser l’émission de billets de banque». Cependant, les banques privées peuvent également créer de la monnaie de facto. Pour comprendre cela, il est important de noter qu’il existe de multiples formes d’argent. La banque centrale produit à la fois de la monnaie fiduciaire (pièces et billets) et de la monnaie de la banque centrale (également appelée monnaie de base ou «base money»). Cette dernière est uniquement utilisée pour régler les paiements entre les banques, et entre les banques et la BCE. Les banques privées peuvent en outre créer une autre forme d’argent, également sous forme de dette. On parle alors de monnaie bancaire («bank money»). Les banques peuvent créditer les débiteurs (par exemple, les entreprises et les citoyens) sur demande. La banque crédite alors — à partir de rien et sans frais — de l’argent sur un compte (le débiteur doit toutefois rembourser la dette). Les débiteurs peuvent alors utiliser l’argent inscrit sur leur compte pour effectuer tous leurs paiements. L’argent de la banque fonctionne comme de l’argent ; «c’est» donc de l’argent. Toutefois, si le débiteur retire ou transfère l’argent créé par la banque privée, la banque en question doit fournir de la monnaie fiduciaire dans le premier cas, et de la monnaie de banque centrale dans le second (à transférer à la banque auprès de laquelle l’argent est transféré). Les banques privées peuvent emprunter de la monnaie de banque centrale à la BCE sous certaines conditions (notamment une exigence de garantie). Puisque, dans la pratique, la BCE honore toutes les demandes de prêt des banques (éventuellement en assouplissant l’exigence de garanties), les banques privées peuvent de facto créer de la monnaie bancaire à volonté. Les banques créent ainsi une forme de monnaie dérivée de l’euro (des «euros fictifs» numériques) qui fonctionne entièrement comme de la monnaie, si ce n’est que les paiements mutuels ne peuvent pas (toujours) être effectués avec elle. Par conséquent, la monnaie de banque centrale est la forme ultime de monnaie, avec laquelle (et elle uniquement) en fin de compte chaque obligation financière dans la zone euro peut être remplie. Voir également les paragraphes 10.8 et 10.9 dans Banks, Money and the Central Bank in The Core Team (2017), The Economy – Economics for a changing world, Oxford University Press et M. McLeay, A. Radia et R. Thomas (2014), Money creation in the modern economy, Bank of England Quarterly Bulletin 2014 Q1, pp. 14-25.
  12. Et c’est là que la dette est créée. L’argent créé par la BCE ne représente pas encore de la dette en soi. De Grauwe et Diessner écrivent: «La base monétaire créée par une banque centrale moderne n’est pas une dette. Il ne s’agit pas d’une créance sur l’un des actifs détenus par la banque centrale.» Par conséquent, la BCE ne peut pas faire faillite.
  13. Le premier programme de rachat a été le Programme des marchés de valeurs mobilières, mis en place en 2010 (Securities Markets Programme ou SMP).
  14. Elle impose également des conditions, tant formelles que secrètes, aux transactions entre la BCE et les banques — non pas à la banque, mais à l’État membre dont l’obligation est négociée. Une circonstance curieuse puisque l’État n’est en aucune façon impliqué dans la transaction. En 2010, la BCE a exigé, par le biais de lettres secrètes adressées aux Premiers ministres espagnol et italien, des mesures d’austérité et des réductions des droits de licenciement «en échange» du SMP (aucune demande n’a été faite aux banques). Les lettres de Trichet au Premier ministre Zapatero ont été rendues publiques après leur fuite, voir: www.ecb.europa.eu/pub/pdf/other/2011-08-05-letter-from-trichet-and-fernandez-ordonez-to-zapateroen.pdf? 0dc1537e71c4dee7ac52279ff1f2902a. Reuters a publié un communiqué à propos de la lettre adressée à Berlusconi, voir M. Rose (2011), « Trichet’s letter to Rome published, urged cuts», Reuters, 29 septembre 2011. En 2010, Trichet a également envoyé des lettres au ministre irlandais des Finances, Lenihan. La BCE laisserait les banques irlandaises faire faillite à moins que le gouvernement irlandais (i) ne réduise les dépenses, (ii) ne revoie à la baisse les réglementations protégeant l’emploi et (iii) ne garantisse les banques irlandaises. Les lettres peuvent être consultées sur : irishtimes.com/business/economy/ read-the-four-letters-between-lenihan-and-trichet-in-late-2010-1.1990824.
  15. Bernardin Akitoby et Thomas Stratmann, «Fiscal Policy and Financial Markets», The Economic Journal 118 (533), 2008, pp. 1971-1985, p. 1972.
  16. Maurizio Lazzarato, «The Making of the Indebted Man — an essay on the Neoliberal Condition», (Semiotext(e)), 2011, p. 138.
  17. Wolfgang Streeck, «Buying Time — the delayed Crisis of Democratic Capitalism», Verso, 2014, p. 61.
  18. Adair Turner, «The Case for Monetary Finance — An Essentially Political Issue», Paper presented at the 16th Jacques Polak Annual Research Conference Hosted by the International Monetary Fund, 2015, p.2.
  19. Lisa Adkins, Melinda Cooper et Martijn Konings, dans un résumé de leur livre The Asset Economy (Polity: 2020), soulignent que l’inflation des actifs, notamment des maisons, ne profite pas seulement aux 1% les plus riches. En particulier, les augmentations des prix des logements profitent à un groupe plus important. Selon les auteurs: «L’assouplissement quantitatif n’est qu’une version plus explicite des politiques financières menées depuis les années 1980 qui visent à rendre la possession d’actifs rentable. Nous ne devrions pas non plus être trop prompts à considérer ce projet comme visant à enrichir une minuscule élite au détriment du reste de la population, comme le suggère l’accent mis actuellement sur la richesse galopante des 1%. Le phénomène des 1% qui s’éloignent du reste de la société n’est que trop réel, mais s’il est si épineux et insoluble c’est précisément parce qu’il est ancré dans une configuration institutionnelle et sociale plus large qui a généré des circonscriptions particulières ayant un intérêt direct dans ces types de politiques.», voir: Lisa Adkins, Melinda Cooper et Martijn Konings, «The Asset Economy», Los Angeles Review of Books, 11 août 2020.
  20. Turner, 2015, p. 32.
  21. Si les entreprises doivent payer des impôts en euros, elles accepteront toujours en partie des euros.
  22. Michael Roberts, «Modern Monetary Theory: A Marxist Critique», Class, Race and Corporate Power 7(1), 2020, p.17.
  23. Michael Roberts, «Books in the year of the Covid», The Next Recession Blog, 21 december 2020, cadtm.org/Books-in-the-year-of-the-COVID.
  24. De Grauwe et Diessner soutiennent également qu’au moins une variante est admissible. Les États peuvent émettre une dette publique perpétuelle sans intérêt; ces emprunts ne sont donc jamais remboursés. La BCE pourrait racheter ces obligations dans le cadre du PEPP, ou de tout autre programme de rachat, éventuellement avec des banques comme intermédiaires. Les États voient alors leur dette officiellement augmentée, mais ils ne doivent jamais rembourser l’argent reçu en raison de son échéance perpétuelle. Cette pratique ne serait pas formellement différente de la pratique actuelle de rachat. La variante proposée par De Grauwe et Diessner n’est pas, à proprement parler, un financement monétaire, car elle augmente la dette publique. En fait, c’est le cas. Parfois, la pratique actuelle d’achat par laquelle les banques centrales du Japon, de la zone euro, des ÉtatsUnis et de la GrandeBretagne (entre autres) achètent des obligations d’État est déjà considérée comme une forme de FM. Je pense que c’est hors de propos. Les banques centrales peuvent exiger le remboursement et donc discipliner à nouveau la dette à tout moment.
  25. Depuis 2010, la BCE utilise son pouvoir monétaire, en effet intouchable en vertu du TUE, pour forcer les gouvernements à adopter des politiques budgétaires qui lui conviennent. Ceci n’est pas prévu dans le cadre du TUE. En vertu de l’article 4A du TUE, la BCE doit agir «… dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés par le présent traité…». Ces limites ne comprennent pas le domaine fiscal. Les lettres secrètes susmentionnées adressées aux chefs de gouvernement sont contra legem, et étaient donc probablement aussi secrètes. De façon plus générale, selon Streeck: «La première chose qu’il faut savoir est qu’à Bruxelles, rien n’est ce qu’il paraît, et tout peut être présenté d’une infinité de façons. En outre, la kyrielle d’acteurs et de terrains de jeu prête à confusion, sans compter qu’ils opèrent à l’intérieur d’un cadre institutionnel — « les Traités »- à ce point complexe qu’aucun outsider n’est à même de s’y retrouver. Les opérateurs qualifiés y trouvent d’innombrables possibilités d’obscurcissement, d’astuces procédurales, d’ambiguïtés évasives, de faux-semblants et d’excuses — les interprétations divergentes et les faits alternatifs étant cordialement invités.», Wolfgang Streeck, «Winners all», Sidecar, 1er janvier 2021.
  26. Le démantèlement de la BCE, dotée d’une « autonomie » historique et internationale exceptionnelle (comprendre antidémocratique), est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si un pays emprunte dans une devise étrangère (par exemple pour payer ses importations), il dépend de ses créanciers, qu’il s’agisse de banques privées ou de banques centrales étrangères. Comme le ferait remarquer G. Persson, qui fut le ministre suédois des finances dans les années 90: « Pourquoi élire des parlementaires si, en fin de compte, c’est le FMI qui prendra la décision ? . Pourquoi se lancer dans une campagne électorale si l’on n’a pas la pleine capacité de prendre des décisions ? L’expérience fut humiliante… Quand je me suis rendu à Wall Street pour la première fois en essayant d’emprunter de l’argent pour financer le déficit, j’ai rencontré une foule de jeunes garçons de 27, 28 ans, et ils ricanaient tous en me regardant comme si j’étais un martien. », citation extraite de Streeck, 2014, p. 122.
  27. C’est ainsi que les économistes politiques Eric Toussaint et Costas Lapavitsas, entre autres, ont prédit le chantage de la BCE.