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Expérimenter la gratuité des transports

Wojciech Kębłowski

—22 décembre 2017

Dans un monde ou tout se paie, la gratuité est souvent dépeinte comme une hérésie. Pourtant, plus de 100 villes l’appliquent déjà en matière de mobilité.

Expérimenter la gratuité des transports

Si l’on en croit les experts et les professionnels du transport, supprimer le coût du transport pour les passagers serait la dernière chose à faire. Pour Alan Flausch, ancien PDG de la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB) et actuellement secrétaire général de l’Association internationale des transports publics, « en ce qui concerne la mobilité, la gratuité des transports publics est une absurdité1 ». Selon Vincent Kauffmann, professeur à l’Université de Lausanne et une des figures clés de la mobilité durable, « la gratuité des transports publics n’a aucun sens2 ». Supprimer le système des tickets dans les transports collectifs est jugé « irrationnel », « non rentable » et « non viable ».

Pourtant, si nous nous tournons vers des observateurs hors du domaine des transports, la perspective sur la suppression du titre de transport change radicalement. Les scientifiques sociaux, les journalistes et les fonctionnaires — qui viennent surtout des villes où la suppression du titre de transport a été mise en place — défendent cette mesure avec passion. Pour Judith Dellheim, chercheuse à la fondation Rosa-Luxembourg à Berlin, fournir un accès gratuit aux transports publics est « une première étape vers une transformation socio-écologique3 ». Pour Michiel Van Hulten, un des premiers partisans du transport public gratuit en Europe, « il faut rendre au peuple ce qui lui appartient4 ». Enfin, selon Naomi Klein, célèbre activiste politique et environnementale, c’est exactement ce que toutes les villes du monde entier devraient faire : « pour vraiment répondre au problème climatique, les transports publics devraient être gratuits5 ».

Petit historique de la gratuité

Malgré la controverse que la gratuité des transports publics semble susciter (FFPT pour « free-fare public transport »), le nombre de villes qui l’adoptent   est en augmentation. En 1980, elles n’étaient que six. En 2000, elles sont passées à 56. Aujourd’hui, la FFPT est pratiquée de manière « totale » dans pas moins de 96 villes et villages dans le monde. La suppression du titre de transport signifie que des trajets gratuits sont disponibles pour la grande majorité des itinéraires et des services de transports publics locaux, pour une grande majorité d’utilisateurs, la plupart du temps. Dans pas moins de 138 autres villes, le titre de transport est partiellement supprimé, soit dans des zones particulières et pour certains modes de transport, soit à certains moments de la journée ou de l’année.

Selon Naomi Klein, pour vraiment répondre au problème climatique, les transports publics devraient être gratuits

C’est aux États-Unis qu’on trouve le premier exemple de FFPT totale — en 1962 dans la ville de Commerce dans la banlieue de Los Angeles — et où l’on pouvait trouver la plupart des programmes de FFPT totale pendant les années 70, 80 et 90. À cette époque, les partisans de la suppression du titre de transport en Amérique du Nord invoquaient des arguments sociaux et politiques, ils attiraient l’attention sur les bénéfices sociaux anticipés de la suppression du titre de transport et déclaraient que supprimer ces frais pouvait faire augmenter l’usage des transports publics et contrebalancer les gros investissements dans l’infrastructure automobile. Les exemples les plus fameux à cette époque — qui ont cessé depuis — se trouvaient dans le comté de Mercer (New Jersey) et à Denver (Colorado). Aujourd’hui, la FFPT existe dans 27 localités aux États-Unis : dans les petites zones urbaines/rurales (ex : Edmund en Oklahoma, le comté de Kootenai en Idaho), dans des campus universitaires (Chapel Hill en Caroline du Nord, Macomb dans l’Illinois) et dans des parcs naturels et des lieux touristiques (Crested Butte et Estes Park dans le Colorado).

La première tentative européenne d’abolition du titre de transport a commencé en 1971 à Colomiers, dans la banlieue de Toulouse, et a été suivie très vite par Rome et Bologne. L’exemple historique le plus connu est celui de Hasselt en Belgique. Confronté au problème de congestion du trafic, le maire de la ville a déclaré en 1996 que « nous n’avons pas besoin de nouvelles routes, mais de nouvelles idées »6. Hasselt a abandonné ses projets de construction d’un nouveau ring et a choisi d’éliminer le titre de transport et de réformer son réseau de transport collectif en priorité. L’augmentation des coûts de fonctionnement et le changement de la majorité politique locale ont mené à l’annulation de la politique de suppression du titre de transport à Hasselt en 2014.

Depuis les années 2000, une pléthore de systèmes de transport gratuit a vu le jour en Europe, où se trouvent la majorité des FFPT totales dans le monde. Un grand nombre d’entre elles se trouvent en Pologne (avec 21 systèmes qui ont vu le jour après 2010) et en France (20). De nombreuses municipalités européennes justifient la FFPT comme une stratégie pour réduire l’utilisation des voitures (ex. : Avesta en Suède et Bełchatów en Pologne), la pollution et le bruit liés à ces véhicules (Thorshavn dans les Îles Féroé). Dans de nombreuses villes, on se sert d’arguments sociopolitiques : la FFPT est explicitement conçue comme une politique sociale dont le but est d’aider les groupes défavorisés (comme à Lublin en Pologne, Colomiers et Compiègne en France), ou comme une tentative pour redéfinir les transports collectifs comme bien commun (Aubagne en France et Mława en Pologne).

La géographie de la suppression du titre de transport comprend donc de petites ou moyennes villes de moins de 100 000 habitants. La presse parle rarement d’elles — avez-vous déjà entendu parler de Kościerzyna ou de Vitré, de Hallstahammar ou de Lugoj, de Velenje ou d’Akureyri ? On notera cependant une importante exception à la règle avec Tallinn, la plus grande ville (430 000 habitants) possédant un programme sans ticket, qui prouve ainsi que la FFPT peut fonctionner dans les zones urbaines plus étendues.

Et pourtant, les experts du transport semblent convaincus que la disparition du titre de transport est irrationnelle, insensée et irresponsable. Alors, comment expliquer qu’elle existe dans presque cent villes dans le monde ? Ci-après, j’aborde le débat où s’entrechoquent les principaux arguments pour et contre la suppression du titre de transport et j’en illustre certains par des exemples provenant des programmes de FFPT à Tallinn (Estonie) et à Aubagne (France). Le choix de ces villes n’est pas anodin, puisqu’elles sont toutes deux essentielles à l’étude de la FFPT. Aubagne, située dans la banlieue marseillaise, fait partie des exemples les plus traités de gratuité des transports en France, c’est un centre important de la FFPT. Tallinn, de son côté, se fait appeler « la capitale du transport gratuit » et promeut activement cette décision sur place et à l’étranger.

Dangereuse et irrationnelle

Quand la plupart des experts et des professionnels du transport parlent de la FFPT, c’est pour dire qu’elle est inutile, inefficace et ne contribue pas à la croissance économique. L’idée de supprimer le titre de transport est donc critiquée parce qu’elle menace la stabilité financière des réseaux de transport public. L’accès libre aux bus et aux trams supprime les rentrées d’argent et augmente les coûts de maintenance de la sécurité et de gestion de la demande croissante des passagers. Comme l’explique un employé des transports de Montpellier, supprimer le paiement du transport pour les résidents est une politique qui « prive les transports publics des ressources essentielles à leur développement7 ». En outre, selon de nombreux ingénieurs du transport et économistes, le transport public doit fonctionner comme un organisme autofinancé ou lucratif soumis aux mécanismes du marché. La FFPT serait donc une « fausse bonne idée8 » qui fait croire qu’« il existe des biens ou des services gratuits9 ». Les économistes du transport aiment se référer au libéralisme et, pour le formuler autrement, la gratuité du transport dévaloriserait soi-disant le service pour ses opérateurs et les clients-passagers. Enfin, la FFPT est souvent présentée comme une idée irrationnelle. Le titre de transport ne serait pas qu’une source de revenus économiques, mais aussi un mécanisme qui contrôle le comportement des passagers. Sans ticket, les passagers feraient des trajets que les ingénieurs qualifient de marginaux, « non productifs10 » ou même « inutiles11». Plus simplement, l’existence des tickets empêche les passagers de devenir fous.

Pourtant, certains analystes12 font remarquer que la gratuité peut réduire les frais d’équipement et de personnel. On peut faire des économies en supprimant les appareils et les machines qui servent à vendre, composter et contrôler les tickets. Il n’est pas nécessaire de dépenser de l’argent dans des systèmes pour gérer les espèces, comme les salles de comptage, les caméras et les services de gestion des liquidités. Plus besoin de payer des commissions pour la vente des tickets par des tiers, la production des tickets papier ou électroniques et les services comptables. Dans le même temps, les revenus disparus provenant de la vente de tickets ne constituent qu’une partie du budget total des transports publics. Cela signifie que les véritables frais de maintenance et d’investissement dans le système des transports publics ne sont jamais complètement couverts par les passagers — les subventions publiques y jouent un rôle beaucoup plus important.

Ces arguments sont soutenus par les exemples de Tallinn et d’Aubagne. Avant que Tallinn ne passe à la gratuité des transports publics, seul un tiers du budget opérationnel de son réseau de transport public était couvert par les ventes de tickets, les deux tiers restants étant couverts par une subvention municipale directe. Et n’oublions pas que cette gratuité n’est valable que pour les résidents inscrits de la ville. Ainsi donc, entre mai 2012 (sept mois avant la mise en place de la FFPT) et mai 2016, le nombre de résidents à Tallinn est passé de 415 000 à 440 000, la population étant visiblement attirée par les trajets gratuits. Comme les municipalités d’Estonie ont le droit de collecter une partie des impôts sur le revenu de leurs résidents et que la contribution fiscale moyenne par résident s’élève à 1 000 € par an, gagner 25 000 résidents signifiait générer 25 millions d’euros de revenus supplémentaires par an. Cela couvrait largement la somme perdue des ventes de tickets (12,2 millions d’euros). Au lieu de perdre de l’argent, Tallinn gagne 12,8 millions d’euros par an.

Si la gratuité est irrationnelle et irresponsable, comment expliquer qu’elle existe dans presque cent villes dans le monde?

À Aubagne, les revenus de la vente de tickets étaient encore plus faibles (8,6 % du budget opérationnel du réseau des transports publics) et la fraude était fréquente. Passer à la FFPT a partiellement permis aux autorités locales d’augmenter le versement transport — une taxe que les municipalités de France peuvent prélever chez les entreprises locales de plus de 11 employés. Selon la loi française, cet impôt pourrait passer de 1,05 % à 1,8 % lorsqu’Aubagne se sera engagée à construire une ligne de tram prioritaire — un projet qui représente un tournant total vers un réseau gratuit qui, en plus, promet une refonte rigoureuse et une amélioration des services de transport public. L’augmentation du versement transport a permis de collecter 5,7 millions d’euros, ce qui, avec les économies de fonctionnement (160 000 euros), couvre largement le coût de la suppression du prix du ticket (1,57 million d’euros).

Non durable ?

D’autres arguments contre la FFPT concernent sa capacité potentielle, ou son incapacité, à contribuer à la mobilité « durable ». Dans cette perspective, on imagine que le transport est un élément clé de la « ville parfaite », non seulement performante économiquement, mais également socialement cohésive et diversifiée, écologique, saine et participative. Pour améliorer la « qualité de vie » et l’« habitabilité » des villes, les partisans de la mobilité durable mettent l’accent sur le défi de faciliter la transition des voitures vers le transport public et les modes de transport « soft » comme le vélo ou la marche. De ce point de vue, les chercheurs dans le domaine du transport durable déclarent que décourager l’utilisation des voitures — grâce à des mesures concernant les parkings, des péages en cas de congestion du trafic ou une augmentation des taxes sur l’essence — est plus efficace pour réglementer le transport en voiture que la gratuité des transports publics. De plus, on suppose que les nouveaux passagers attirés par la FFPT sont surtout des piétons et des cyclistes, et non des automobilistes. Ainsi, pour beaucoup de professionnels du transport public, supprimer le titre de transport va à l’encontre des mesures prises pour améliorer la qualité de leurs services13.

Aucune de ces accusations ne semble valable lorsqu’on se penche sur les données des exemples de FFPT. Tout d’abord, tous les programmes de gratuité des transports semblent générer une grande augmentation du nombre de passagers. À Tallinn, le nombre de passagers a augmenté de 14 %14 pendant les trois premières années d’application du programme. Sur la même période à Aubagne, dont le réseau de transport public avait clairement été sous-utilisé, le nombre de passagers a augmenté de 235,8 %. Cette augmentation incroyable de passagers — qu’ils aient eu l’habitude d’utiliser la voiture, le vélo ou leurs jambes — peut-elle vraiment être considérée comme un phénomène négatif ?

La gratuité des transports est donc conçue non pas comme une marchandise, mais comme un « bien commun »

Même si ce n’était clairement pas l’objectif principal de la politique, la FFPT a néanmoins attiré des automobilistes vers le transport public. À Tallinn, la part modale du transport public a augmenté de 9 % et celle des voitures a diminué de 3 %. À Aubagne, même s’il n’existe aucune donnée précise, un changement plus modéré pour le transport public chez les passagers a été observé dans les enquêtes : 20 % des nouveaux passagers automobilistes déclarent avoir abandonné leurs voitures grâce à la suppression du titre de transport. Enfin, alors que la qualité du transport public à Tallinn et Aubagne s’est grandement améliorée avant la gratuité des transports publics, elle a continué à le faire, non pas malgré, mais bien grâce à la FFPT. La gratuité des trajets pour les passagers a engendré un soutien politique encore plus fort grâce au développement du transport public, qui est au centre des préoccupations politiques dans les deux villes.

Socialement juste et politiquement significative ?

Le troisième ensemble d’arguments servis pendant les débats sur la FFPT n’analyse jamais cette politique en termes de durabilité économique ou de contribution au développement durable. Au lieu de cela, il voit comment la FFPT pourrait faciliter une transformation sociale et politique profonde et à long terme. La valeur fondamentale de la suppression du titre de transport est de simplifier l’utilisation du transport public : celui-ci peut être utilisé par tout le monde, n’importe quand, selon les besoins des résidents. La FFPT est donc conçue non pas comme une marchandise, mais comme un « bien commun », comme un grand nombre de services publics tels que la sécurité sociale, l’éducation, les parcs, les routes, les trottoirs, les pistes cyclables, les lampadaires, les bibliothèques, les écoles, les crèches ou les cours de récréation. Comme pour ces services, nous pourrions imaginer que le transport public soit gratuit en permanence, que nous en ayons besoin sur le moment ou non. Après tout, nous n’avons pas besoin d’insérer une pièce dans les lampadaires pour qu’ils éclairent notre chemin la nuit et nous ne payons pas à la minute pour visiter les parcs ou les bibliothèques.

Dans ce sens, la FFPT introduit une logique différente derrière le transport. Elle s’éloigne de la logique des marchés en matière de profit et de gestion de la demande. Elle s’attaque directement au dogme libéral qui « considère encore le paiement comme un moyen d’assurer le respect de l’infrastructure dans le cas des transports publics15 ». Pour certains élus municipaux, cela coïncide avec la vision socialiste du transport en tant que service public, accessible et abordable. Pour d’autres, cela exprime un principe anticapitaliste plus radical de démarchandisation des biens communs et des services, et cela symbolise la transition de « client-passager » à « citoyens ». On peut considérer la suppression du prix du ticket comme un acte d’opposition au contrôle biopolitique exercé sur les passagers par la personnalisation du ticket et la surveillance, qui s’accompagne souvent de stratégies de contrôle qui mettent souvent l’accent sur les utilisateurs illégaux et « sans papiers ».

On peut considérer la suppression du prix du ticket comme un acte d’opposition au contrôle biopolitique exercé sur les passagers

Enfin, fournir un accès inconditionnel au transport public permet de résoudre directement le problème de l’exclusion sociale, de l’inégalité et de la qualité des transports. Accroître l’accessibilité des passagers aux revenus plus faibles, c’est créer un système de transport socialement plus juste. Un réseau gratuit « est solidaire des plus faibles, de ceux qui ne peuvent pas s’acheter de voiture, de ceux qui dépendent des transports publics, ceux-là mêmes qui sont les plus affectés par ses inconvénients16 ».

Les résultats de la gratuité des transports sont clairement visibles à Tallinn. Fournir un accès inconditionnel aux transports publics a engendré une augmentation de leur utilisation par les sans-emploi (+ 32 %) et les groupes aux revenus plus faibles (+ 26 % chez les résidents dont les revenus sont inférieurs à 300 euros par mois). Les bus et les trams sont plus souvent utilisés par les habitants en congé parental ou en vacances (+ 21 %) et par les retraités (+ 17 %). Ce phénomène est visible chez tous les groupes d’âge, surtout les jeunes (+ 21 % chez les 15-19 ans), les adultes (+ 16 % chez les 40-49 ans) et les plus âgés (+ 19 % chez les résidents de 60 à 74 ans). L’usage des transports publics a augmenté dans les quartiers postsoviétiques où se trouve une grande partie des résidents russophones de Tallinn, ce qui facilite l’intégration de leur groupe. Et dans le même temps, il a augmenté dans les quartiers des classes moyennes, ce qui montre que les trajets gratuits n’attirent pas que les pauvres.

Il est pourtant clair que la FFPT « ne réglera pas tous nos problèmes ; il s’agit plutôt de la première étape17 » vers une transformation plus large des rapports de force qui façonnent les transports. À l’opposé des experts en mobilité qui affirment que les passagers sont davantage préoccupés par des questions de sécurité, de fréquence, de fiabilité et de disponibilité du transport, plusieurs organisations et mouvements se mobilisent pour obtenir la gratuité des transports. On peut citer par exemple Movimento Passe Livre (« mouvement de libre accès ») qui a émergé au Brésil pendant les manifestations contre l’augmentation du prix des transports publics dans tout le pays en juin 2013. L’augmentation du prix du ticket est importante du point de vue des inégalités entre les citadins très mobiles grâce à leurs voitures et les citadins plus pauvres qui n’ont pas d’autre choix que d’utiliser les transports publics. La FFPT est devenue un appel de ralliement contre la marchandisation constante des services publics et leur soumission à ces considérations purement économiques, « rationnelles » et « durables ».

Meilleure pour les ouvriers ?

En plus de ce débat, la question de la FFPT fournit une réflexion sur la position des ouvriers du transport. Comment le passage à la gratuité des transports va-t-il les affecter ? Dans de nombreuses villes, comme Tallinn et Aubagne, la FFPT a été saluée par les chauffeurs parce qu’elle a amélioré leurs conditions de travail. Même si les heures de travail et les salaires sont restés les mêmes, les chauffeurs n’ont plus à vendre ni à contrôler les tickets, ce qui représentait une grande source de pression. Le passage à la FFPT signifie que les chauffeurs n’ont plus à faire les comptes à la fin de leur journée de travail. À Aubagne, un chauffeur m’a dit que la FFPT « était merveilleuse. Plus de stress […] concernant la fraude, le contrôle des tickets […]. Grâce à [la FFPT], les chauffeurs peuvent se concentrer sur la conduite et sur l’accueil des passagers, et c’est tout. » Un représentant des autorités locales est même présent pour « faire en sorte que le chauffeur de bus n’ait plus qu’un objectif : bien conduire son bus ».

Cependant, cette transformation n’a pas été totalement positive pour tous les employés. À Tallinn, 70 contrôleurs sur 80 ont été licenciés. À Aubagne, les contrôleurs ont été chargés du maintien de la sécurité à bord des bus, puisqu’au début beaucoup de gens avaient peur que la suppression des tickets n’entraîne du vandalisme. Comme les problèmes de sécurité se sont rapidement avérés mineurs, on a alors demandé à ces contrôleurs de superviser le comportement des chauffeurs et leur performance — au lieu de contrôler les passagers, ils se retrouvent à contrôler les chauffeurs.

La diminution des postes sous la FFPT signifie que la position des chauffeurs dans leur transport public respectif est identique, voire inférieure. À Tallinn, même si les chauffeurs peuvent se syndiquer, leur capacité réelle à s’engager dans des négociations collectives est toujours aussi limitée par un système où les bonus de salaire individuels ne sont pas accordés aux employés qui ne sont pas d’accord avec la politique de l’entreprise. Comme me l’a confié un chauffeur, « avec ou sans le système des tickets, les bonus sont fixés chaque mois : si on respecte les horaires, on est récompensé, mais si on [se plaint], le bonus est réduit. »

À Aubagne, la FFPT a été mise en place lors du passage d’une entreprise familiale à un réseau privatisé opéré par une branche locale de Veolia, une multinationale française. Pour l’un des syndicalistes locaux, il y a « une contradiction majeure entre supprimer le titre de transport et laisser une entreprise privée […] s’en occuper. » Même si Veolia a accepté la FFPT et s’y est adaptée, elle a dans le même temps appliqué un ensemble de mesures pour « rationaliser » le réseau de transport public. À titre d’exemple, un système GPS a été mis en place pour mesurer la ponctualité individuelle des chauffeurs et leurs responsabilités au sein de l’entreprise ont progressivement diminué. L’introduction de la FFPT a compliqué leur situation au lieu de les aider dans leur lutte pour rejoindre le syndicat de leur choix et pour pouvoir donner leur avis sur la politique de l’entreprise.

Pas (seulement) une question de transport

La controverse créée par la question de la gratuité des transports apparaît comme un problème plus général relatif à la conception et à l’analyse des transports urbains. En effet, le débat sur les transports semble être dominé par des discours techniques et économiques, tandis que les dimensions sociales et politiques de la mobilité sont souvent mises de côté. Dans le cas bien particulier de la FFPT, aborder cette politique comme un enjeu dans la question du transport engendre un ensemble de mythes et d’incompréhensions qui ne sont pas vraiment alimentés par les faits véridiques provenant des applications existantes du programme de la FFPT. Même si la suppression du titre de transport est censée faire sauter la banque, elle pourrait, au lieu de cela, générer plus de revenus en fournissant de nouveaux contribuables (Tallinn) ou en augmentant les impôts locaux (Aubagne).

Expérimenter la gratuité des transportsBien qu’elle soit attaquée sur le fait qu’elle n’aide pas les villes à devenir plus durables et habitables, elle prouve que les trajets gratuits peuvent, dans une certaine mesure, attirer les automobilistes, et donc, augmenter l’utilisation des transports publics, ce qui, à son tour, réduit la pollution de l’air et le bruit. La qualité des services de transport gratuit n’est pas forcément plus mauvaise que celle des transports payants : la FFPT peut s’afficher fièrement comme un symbole politique de soutien aux transports collectifs.

Autrement dit, les politiques de transport ne sont pas (seulement) une question de transport. C’est en voyant la FFPT comme une politique urbaine plutôt que comme une politique de transport que nous pouvons enfin commencer à comprendre son ambition et son impact. Pour cela, il faut la voir non pas comme une suite sans fin de modélisations mathématiques ou d’analyses de flux de trafics, mais dans le contexte du lieu même où elle est créée et appliquée : soutenue par les rapports de force et les luttes politiques, en interaction avec son environnement spatial et social, avec son impact sur les conditions de travail des employés. Cela signifie que même si la politique de suppression du titre de transport dans les transports publics est fortement liée au domaine du transport, elle ne s’y limite pas.

Footnotes

  1. Flausch, A., Le transport public gratuit est une absurdité. Présentation lors d’une conférence intitulée « Free public transport for a sustainable future », Bruxelles, Parlement européen, 27 septembre 2017.
  2. CERTU, Le débat : la gratuité des transports collectifs urbains ?, Transflash : Bulletin d’information des déplacements urbains départementaux et régionaux, 352, avril 2010.
  3. Dellheim, J., « Free Public Transport by Decree » Versus Transformation, document politique, Fondation Rosa-Luxembourg, Berlin, 1–4, mars 2016.
  4. Van Hulten, M., Return to the « commons »Présentation lors d’une conférence intitulée « Free public transport for a sustainable future », Bruxelles, Parlement européen, 27 septembre 2017
  5. E. Laystary, Peut-on vraiment lutter contre la pollution via la gratuité des transports?, 24 april 2015.
  6. V. Doumayrou, Gratuité : le rôle pilote des villes moyennes, Le Monde diplomatique, oktober 2012.
  7. CERTU, op. cit.
  8. FNAUT, Un florilège des fausses bonnes idées dans le secteur des transports, Conférence de presse. Fédération nationale des associations d’usagers des transports, Paris, 16 septembre 2011.
  9. CERTU, op. cit.
  10. Cats, O., Susilo, Y. O., Reimal, T., «The prospects of fare-free public transport : evidence from Tallinn»Transportation, 2016.
  11. Duhamel, Y., Gratuité des transports publics urbains et répartition modale. Retour sur rapport final. PREDIT, ADEME, 2004.
  12. Brie, M., Private E-Car vs. Public Transport for free – Real Dystopia vs. Concrete Utopia. Fondation Rosa-Luxembourg, Denver, 3–9, août 2012.
  13. FNAUT, op.cit.
  14. Cats, O., Susilo, Y. O., et Reimal, T., op. cit.
  15. [Cosse, E. Feu vert. Vacarme. 50, 42, 2010.
  16. Cosse, E. Feu vert. Vacarme. 50, 42, 2010.
  17. Dellheim, J.op.cit., 1.