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Transformer le travail pour une société durable

John Bellamy Foster

—22 décembre 2017

Le « travail », dans la théorie néoclassique, est considéré comme un «mal nécessaire» à la création de revenu pour la consommation.

Transformer le travail pour une société durable

Oh ! que je hais cette vie oisive. J’ai besoin de m’occuper.
(William Shakespeare, Henri IV : Première partie, acte II, scène IV)

Les visions d’un avenir post-capitaliste durable axé sur la réduction du temps de travail et l’expansion du temps libre, sans répondre au besoin d’un travail chargé de sens, sont vouées à l’échec

La nature et le sens du travail dans la société du futur ont profondément divisé les penseurs écologistes, socialistes, utopistes et romantiques depuis la révolution industrielle1. Certains théoriciens radicaux ont considéré qu’une société plus juste ne nécessiterait qu’une rationalisation des relations de travail actuelles accompagnée d’un temps libre allongé et d’une distribution plus équitable. D’autres se sont concentrés sur le besoin de transcender le système tout entier du travail aliéné et de faire du développement de relations de travail créatives l’élément central d’une nouvelle société révolutionnaire. Dans ce qui semble être un effort pour contourner ce conflit tenace, les visions actuelles de la prospérité durable, même si elles ne nient pas la nécessité du travail, la repoussent souvent en arrière-plan et se concentrent plutôt sur une extension considérable du temps libre2.

L’augmentation du temps de non-travail semble être un bonheur sans mélange, facilement envisageable dans une société sans croissance. En revanche, la question du travail en tant que telle pose bien des difficultés, puisqu’elle renvoie aux racines du système socio-économique actuel, à sa division du travail et à ses relations de classe. Il n’en demeure pas moins qu’aucune planification écologique cohérente ne peut se concevoir sans considérer le problème de l’homo faber, c’est-à-dire le rôle historique, constructif et créatif dans la transformation de la nature, et donc de la relation sociale envers la nature, qui caractérise l’humanité en tant qu’espèce.

Dans les littératures socialistes et utopiques du 19e siècle, il est possible de distinguer deux grandes tendances en ce qui concerne l’avenir du travail, représentées d’un côté par Edward Bellamy, auteur du Looking Backward, et de l’autre par William Morris, auteur des Nouvelles de nulle part. Bellamy, qui soutient un point de vue qui nous est familier aujourd’hui, voyait l’amélioration de la mécanisation et une organisation entièrement technocratique comme indispensables pour augmenter le temps libre, considéré comme le bien suprême.

À l’opposé, Morris, dont l’analyse dérive de Charles Fourier, de John Ruskin et de Karl Marx, souligne la centralité du travail utile et agréable, ce qui suppose l’abolition de la division capitaliste du travail. De nos jours, le point de vue mécaniste de Bellamy ressemble davantage aux conceptions populaires d’une économie durable que la perspective plus radicale de Morris. Ainsi, la notion de « libération du travail » comme fondement d’une prospérité durable a-t-elle été largement promue dans les écrits des premiers penseurs écosocialistes et partisans de la décroissance comme André Gorz et Serge Latouche3.

Le « travail », dans la théorie néoclassique, est considéré comme un «mal nécessaire» à la création de revenu pour la consommation

J’affirme ici que l’idée, unilatérale et incomplète, d’une libération presque totale du travail est au final incompatible avec une société vraiment durable. Après avoir examiné le point de vue hégémonique sur le travail dans l’histoire de la pensée occidentale, en remontant jusqu’à la Grèce Antique, je me pencherai sur les idées contradictoires de Marx et d’Adam Smith. Cela nous permet d’évoquer la divergence qui a opposé les penseurs socialistes et utopiques sur la question du travail, en nous concentrant sur la différence entre Bellamy et Morris. Tout cela mène à la conclusion que le potentiel réel d’une future société durable ne réside pas tant dans l’extension du temps libre, mais dans sa capacité à créer un nouveau monde de travail collectif et créatif, contrôlé par les producteurs associés.

L’idéologie hégémonique du travail et du loisir

Le discours que l’on trouve aujourd’hui dans tous les manuels d’économie néoclassique dépeint le travail en des termes purement négatifs, comme un inconvénient ou un sacrifice. Les sociologues et les économistes présentent souvent cela comme un phénomène trans-historique, partant de la Grèce classique et se prolongeant jusqu’à nos jours. Cela a permis à Adriano Tilgher, théoricien italien de la culture, de déclarer en 1929 : « Pour les Grecs, le travail était une malédiction et rien d’autre », en appuyant cette affirmation sur des citations de Socrate, Platon, Xénophon, Aristote, Cicéron et autres, qui représentent ensemble la perspective aristocratique de l’Antiquité4.

Avec l’émergence du capitalisme, le travail était vu comme un mal nécessaire qui requiert de la contrainte. C’est ainsi qu’en 1776, à l’aube de la révolution industrielle, Adam Smith a défini dans La Richesse des nations le travail comme un sacrifice impliquant « le travail et la peine… de notre propre corps ». Cela exige du travailleur « toujours qu’il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur5 ». Quelques années plus tôt, en 1770, on avait publié un traité anonyme intitulé Essay on Trade and Commerce, écrit par un personnage (qu’on a plus tard cru être J. Cunningham) que Marx décrit comme « le plus fanatique représentant des intérêts de la bourgeoisie industrielle du 18e siècle ». Ce traité avançait la proposition que, pour briser l’esprit d’indépendance et d’oisiveté des travailleurs anglais, il fallait établir des « maisons de travail » idéales où seraient emprisonnés les pauvres, et en faire des « des maisons de terreur où l’on ferait travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que, le temps des repas soustrait, il resterait douze heures de travail pleines et entières ». Des idées similaires ont été préconisées dans les décennies suivantes par Thomas Robert Malthus, ce qui a mené à la New Poor Law de 18346.

L’idéal de l’avenir n’est pas la réduction du travail à un minimum, mais plutôt la réduction de la souffrance au travail à un minimum

Aujourd’hui, l’idéologie économique néoclassique traite la question du travail comme un compromis entre loisir et travail, minimisant ainsi l’importance de sa propre désignation générale du travail comme désutilité afin de le présenter comme un choix financier personnel et non le résultat d’une contrainte7. Cependant il reste vrai que, comme l’a observé l’économiste allemand Steffen Rätzel en 2009, le « travail », dans la théorie néoclassique, « est considéré comme un mal nécessaire à la création de revenu pour la consommation8 ».

Cette conception du travail, qui tire sa force de l’aliénation qui caractérise la société capitaliste, a bien sûr été remise en question bien des fois par les penseurs radicaux. Cette situation n’est ni universelle ni éternelle, et le travail ne doit pas être considéré seulement comme désutilité — même si les conditions imposées par notre société contemporaine le rendent tel et nécessitent donc la coercition9.

En effet, le mythe selon lequel les penseurs de la Grèce antique étaient en général contre le travail, en continuité historique avec l’idéologie dominante actuelle, a été réfuté par le professeur de lettres classiques et philosophe des sciences marxiste Benjamin Farrington dans son étude de 1947, Head and Hand in Ancient GreeceFarrington a démontré que ces points de vue, bien qu’assez répandus dans les factions aristocratiques représentées par Socrate, Platon et Aristote, étaient combattues par les philosophes présocratiques et étaient contredits par le contexte historique plus général de la philosophie, de la science et de la médecine grecques, remontant à des traditions de connaissance tirée du savoir-faire pratique. Farrington a ainsi écrit que : « l’illumination centrale des philosophes milésiens », la source de la philosophie grecque, « était la notion selon laquelle l’univers tout entier fonctionne de la même manière que le peu qui en est contrôlé par les hommes ». C’est ainsi que « toute technique humaine » développée dans le processus du travail, comme la cuisine, la sculpture, l’artisanat et l’agriculture, était évaluée en fonction de ses fins pratiques, mais aussi en fonction de ce qu’elle disait de la nature des choses. Pendant la période hellénistique, les épicuriens puis les lucrétiens, ont transmis ce point de vue matérialiste, théorisant le royaume de la nature sur la base de l’expérience acquise par le travail pratique de l’homme. Tout cela prouve le grand respect accordé au travail, et au travail artisanal en particulier10.

Les matérialistes de l’Antiquité ont donc construit leurs idées autour d’une profonde connaissance du travail et du respect pour la connaissance du monde qu’il apportait — en contraste frappant avec les idéalistes qui, représentant le dédain aristocratique pour le travail manuel, ont soutenu les mythes célestes et les idéaux anti-travail. On peut retrouver cette vision dans une déclaration que Xénophon attribue à Socrate : « les arts appelés mécaniques sont décriés, et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas » (De l’Économie, chap. 4). Rien ne pourrait être plus éloigné de la vision des matérialistes grecs, qui considéraient le travail comme l’incarnation des relations organiques, dialectiques entre la nature et la société11.

De même, la conception possessive et individualiste du travail développée par Smith et qui représente la perspective bourgeoise qui lui a succédé a été remise en question par les penseurs socialistes. Dans un écrit de 1857-1858, Marx a déclaré :

« Tu travailleras à la sueur de ton front ! », telle est la malédiction que Jéhovah attacha à Adam, et c’est ainsi que Smith conçoit le travail. Le « repos » serait, en revanche, l’état correspondant à la « liberté » et au « bonheur ». A. Smith ne semble pas se douter qu’un individu se trouvant dans « un état normal de santé, de force et de vigueur intellectuelle » ait besoin d’interrompre son repos pour effectuer une quantité normale de travail. […]

Sans doute a-t-il raison de dire que, dans ses formes historiques — esclavage, servage et salariat —, le travail ne cesse d’être rebutant, car c’est du travail forcé, imposé de l’extérieuret en face duquel le non-travail est « liberté et bonheur ». Cela est doublement vrai du travail […] n’ayant pas restauré les conditions subjectives et objectives […] qui en font du travail attractif dans lequel l’homme se réalise lui-même […].

Au demeurant, A. Smith a uniquement en vue les esclaves du capital12.

Ici, Marx affirme que la conception de Smith de la liberté en tant que « non-travail », loin d’être une vérité immuable, était le produit de conditions historiques spécifiques associées au salariat exploité. Pour Marx, ce sont seulement des circonstances non aliénées du travail qui « en font du travail attractif », lorsqu’il n’est plus une marchandise. Cela requiert de nouvelles formes plus élevées de production sociale sous le contrôle des producteurs associés. Tout ceci prend bien sûr ses racines dans la puissante critique du travail aliéné que livre Marx dans ses Manuscrits économico-philosophiques de 184413. Pour Marx, les êtres humains sont avant tout des êtres corporels. Retirer à l’humanité ses relations matérielles en séparant radicalement le travail intellectuel et le travail manuel revenait à garantir l’aliénation humaine14.

Utopisme socialiste : Bellamy et Morris

Pourtant, si on pouvait s’attendre à ce que des socialistes rejettent le point de vue hégémonique des relations de travail associées au capitalisme, la mesure dans laquelle ça s’est traduit dans des vues sur les relations de travail fondamentalement différentes de celles du statu quo a varié dans la littérature socialiste elle-même. Bien que peu lu aujourd’hui, Looking Backward de Bellamy, publié en 1888, était le livre le plus populaire de l’époque, après La Case de l’oncle Tom et Ben-Hur, vendu à des millions d’exemplaires et traduit dans plus d’une vingtaine de langues. Erich Fromm a remarqué qu’en 1935, « trois personnalités exceptionnelles, Charles Beard, John Dewey et Edward Weeks », ont chacune classé le roman de Bellamy au second rang après le Capital de Marx parmi les livres les plus influents de la première moitié du siècle15.

Le roman utopique de Bellamy a paru dans une période d’expansion économique, d’industrialisation et de concentration du capital rapides aux États-Unis. Le personnage principal, Julian West, se réveille à Boston en l’an 2000 pour découvrir une société entièrement transformée selon les principes socialistes16. Les tendances à la formation de grands groupes dans le Gilded Age (l’âge d’or américain de la fin du 19e) ont abouti à l’émergence d’une gigantesque entreprise monopolistique unique, ensuite nationalisée, ce qui a mis l’économie sous le contrôle total de l’État. Cela a donné une société très organisée et égalitaire. Tous les individus devaient rejoindre l’armée des travailleurs à l’âge de vingt et un ans, travailler pendant trois ans comme ouvriers puis passer à une profession plus qualifiée, le travail obligatoire prenant fin à l’âge de quarante-cinq ans. Tous les citoyens pouvaient envisager d’accéder à un certain stade de leur vie au statut d’homme ou de femme de loisir. Dans la vision de Bellamy, le travail était encore conçu comme une corvée et non un plaisir, et le but était de le transcender en fin de compte.

Morris, qui était à cette époque la cheville ouvrière de la Ligue socialiste basée à Londres, a écrit un article très critique sur le livre de Bellamy en se centrant sur ses caractérisations du travail et du loisir. Il écrivit ensuite son propre roman utopique socialiste, Nouvelles de nulle part, qui présente un point de vue très différent sur le travail dans une société plus évoluée. Morris, selon E. P. Thompson, « était un utopiste communiste poussé par la force de la nouvelle tradition romantique17 ». Sa compréhension du rôle du travail était grandement influencée par Fourier, Ruskin et Marx, qui avaient tous critiqué, bien qu’en adoptant des points de vue politiques très différents, la division du travail et des relations de travail aliénées et déformées sous le capitalisme. De Fourier, Morris reprend l’idée que le travail devrait être organisé pour être agréable18. De Ruskin, il reprend l’idée que les arts décoratifs et architecturaux de la fin de la période médiévale témoignaient des conditions différentes dans lesquelles les artisans avaient vécu et travaillé, leur permettant de canaliser librement leurs pensées, leurs croyances et leur esthétique dans tout ce qu’ils faisaient. Comme l’a écrit Thompson, « Ruskin […] a été le premier à déclarer que le “plaisir des hommes à travailler pour gagner leur pain” réside dans les fondements mêmes de la société et à lier cela à l’ensemble de sa critique des arts19 ». De Marx, Morris reprend la critique matérialiste historique de l’exploitation du travail qui se trouve à la racine du lien social fondé sur l’argent de la société capitaliste de classe.

La synthèse qui en résulte est formulée dans la célèbre proposition de Morris selon laquelle « l’art est l’expression de la joie de l’homme au travail ». Le travail créatif, affirme-t-il, était essentiel pour les êtres humains qui doivent « soit créer quelque chose, soit faire croire qu’on peut le faire ». En observant la connexion historique entre l’art et le travail dans les périodes préindustrielles, Morris a affirmé que « tous les hommes qui ont laissé des traces de leur existence derrière eux ont pratiqué l’art ». Il y a toujours un « plaisir sensuel véritable » dans le travail dans la mesure où il s’agit d’art, et dans l’art dans la mesure où il s’agit de travail non aliéné ; et ce plaisir augmente « en fonction de la liberté et de l’individualité du travail ». L’objectif principal de la société devrait être de maximiser le plaisir au travail, tout en satisfaisant les véritables besoins des humains. Morris a observé que c’était « le manque de plaisir dans le travail quotidien qui a rendu nos villes et nos maisons sordides, et tous les accessoires de la vie mauvais, insignifiants et laids, telles des insultes hideuses à la beauté de la terre qu’ils défigurent20 ».

Pour Morris, l’art est l’expression de la joie de l’homme au travail

Morris dénonce le travail gâché consacré à produire un nombre infini d’objets inutiles, comme « des fils barbelés, des canons de cent tonnes et des panneaux publicitaires qui vont défigurer nos champs le long des chemins de fer et ainsi de suite ». Il a également critiqué les « produits frelatés » qui ne sont pour lui que gâchis de vies humaines, ainsi que la pollution de l’environnement naturel et social qui s’ensuit21.

Morris n’a pas choisi ses exemples par hasard. Les « fils barbelés » et les « canons de cent tonnes » renvoient aux guerres et à l’industrie de l’armement de l’Empire britannique. (Aujourd’hui les États-Unis font plus de mille milliards de dollars par an de dépenses militaires réelles — autres que les dépenses avouées22.) Les « panneaux d’affichage » font référence au phénomène du marketing en général. (Aujourd’hui, plus de mille milliards de dollars sont dépensés dans le marketing aux États-Unis23.) Les « produits frelatés » font référence à l’ensemble du problème des aliments trafiqués ou au développement d’additifs destinés avant tout à augmenter les ventes et à réduire les coûts, ainsi qu’à la production de nombreuses marchandises de mauvaise qualité, caractérisés par ce que nous appelons maintenant l’obsolescence programmée. (Aujourd’hui la pénétration de l’effort de vente dans la production affecte presque tous les produits24.)

Selon Morris, la production de biens dangereux et socialement inutiles est en même temps un gâchis du travail humain25. Il a écrit : « Pensez, je vous en conjure, aux biens fabriqués en Angleterre, l’atelier du monde, et ne serez-vous pas aussi perplexe que moi à la pensée de la masse de choses qu’aucun homme sain ne peut désirer, mais que notre travail inutile crée et vend26 ? »

En critiquant les pertes engendrées par cette production, son manque de valeur esthétique et l’aliénation du travail, Morris ne s’attaquait pas à la production mécanique en elle-même, il insistait plutôt sur le fait que la production devrait être organisée pour que l’être humain ne soit pas réduit, comme le disait Marx, à un « accessoire annexe de la machine ». Comme Morris le dit lui-même, le travailleur a été dévalorisé dans la société capitaliste industrielle « pas même au rang de machine, mais au rang de partie de cette grande machine miraculeuse… l’usine27 ».

Dans des termes similaires à ceux de Marx sur le travail aliéné dans les Manuscrits de 1844, Morris a déclaré dans sa conférence de 1888 « L’art et ses producteurs » : « l’intérêt de la vie [de l’ouvrier en usine] est séparé de l’objet de son travail ». Le travail du prolétaire

est devenu un « emploi », c’est-à-dire tout au plus l’opportunité de gagner sa vie selon la volonté de quelqu’un d’autre. Le peu d’intérêt qui reste accroché à la production de biens dans ce système a complètement quitté le travailleur ordinaire et n’est rattaché qu’aux organisateurs de ce travail ; et cet intérêt n’a généralement pas grand chose à voir avec la production de biens en tant qu’objets à porter, à regarder… bref à utiliser, mais seulement en tant qu’unités de compte dans le grand jeu du Marché-Mondial28.

Pour Morris, le point de vue de Bellamy était « la vision purement moderne, sans rien d’historique ni d’artistique ». Il présentait l’idéal du « professionnel de la classe moyenne », qui, dans le Boston utopique du Looking Backward, est devenu accessible à tous après quelques années de travail ordinaire. « L’impression qu’il [Bellamy] produit est qu’il y a une énorme armée, parfaitement entraînée, poussée par un destin mystérieux à désirer sans cesse produire des marchandises afin de satisfaire tous les caprices dépensiers et absurdes qui leur viennent. »

L’idéal de l’avenir n’est pas la réduction du travail à un minimum, mais plutôt la réduction de la souffrance au travail à un minimum

À l’inverse, Morris a déclaré que « l’idéal de l’avenir ne vise pas la réduction de l’énergie de l’homme par la réduction du travail à un minimum, mais plutôt la réduction de la souffrance au travail à un minimum, qui sera alors tellement réduit qu’il cessera d’être de la souffrance ». Tant que la production n’est pas déterminée par un concept strict de productivité lié aux profits capitalistes, rien n’empêche que le travail soit créatif et artistique. L’utopie de Bellamy, avec son « semi-fatalisme économique » mortifère, s’inquiétait « inutilement » de trouver « une motivation à travailler pour remplacer la peur de la faim, qui est à présent notre seule motivation, alors qu’on ne répétera jamais assez que le véritable incitant à un travail utile et heureux doit être du plaisir dans le travail lui-même29 ».

Nouvelles de nulle part présente la version utopique de Morris. Un homme nommé William — appelé par ceux qu’il rencontre William Guest (qui se traduit par « invité ») — se réveille après un rêve (mais l’auteur entretient volontairement le doute sur le fait que William continue ou non de rêver) pour se retrouver à Londres au début du 22e siècle, environ un siècle et demi après une percée révolutionnaire dans les années 1950 qui a mené à la création d’une société socialiste communautaire30. Dans cette utopie, la technologie sert à réduire le travail pénible, et non à mettre de côté le travail en général. Au lieu de cela, la production est tournée vers les véritables besoins et la production artistique. Il y a de nouvelles formes d’énergies moins destructrices et la pollution a été éradiquée. Après le Grand changement, les travailleurs sont d’abord restés ancrés dans la perspective mécanique du travail, mais ensuite « sous le masque du plaisir qui n’était pas censé être du travail, le travail qui était du plaisir commença à repousser le labeur mécanique… » Les machines « ne pouvaient pas fournir des œuvres d’art, et […] de plus en plus c’était des œuvres d’art qu’on demandait ». Les arts et les sciences se sont avérés « inépuisables », tout comme les possibilités de la créativité humaine en termes de travail chargé de sens, débarrassant ainsi la production capitaliste précédente d’une « vaste quantité de choses inutiles31 ».

Les idéalistes, représentant le dédain aristocratique pour le travail manuel, ont soutenu les mythes célestes et les idéaux anti-travail

De nos jours, le point de vue de Morris peut choquer par sa « critique artistique » désuète et moralisatrice du capitalisme. Des penseurs comme Luc Boltanski et Ève Chiapello voient la défaite d’une telle critique, représentée par des figures aussi variées que Morris et Charles Baudelaire, comme l’un des nombreux résultats de la flexibilité et de l’innovation post-fordistes de la fin du 20e siècle. Le « nouvel esprit du capitalisme », affirment-ils, implique une intégration omniprésente des formes artistiques dans la production capitaliste.

La faiblesse de l’analyse de Boltanski et de Chiapello réside justement dans la confusion entre apparences superficielles et caractéristiques fondamentales du système. Ils sont donc victimes du fétichisme de la marchandise dans ses formes les plus nouvelles et les plus à la mode, et échouent donc à reconnaître à quel point la « critique artistique » et la « critique sociale » sont inextricablement liées et insurmontables dans le système capitaliste. Après la crise du capitalisme mondial en 2008-2009, les critiques sociales et artistiques classiques de l’aliénation et de l’exploitation représentées par Marx et Morris n’ont jamais été autant d’actualité32.

L’un des points forts de la vision de Morris sur le travail dans Nouvelles de nulle part part réside dans sa description de l’égalité relative des sexes au travail. Dans un chapitre intitulé « The Obstinate Refusers », qui fournit le seul exemple d’un maître-artisan en train de travailler dans le roman utopique de Morris, cette position est occupée par une femme, dame Philippa, une sculptrice ou maçonne. Bien que le contremaître soit un homme, c’est Philippa qui choisit quand et de quelle manière se déroule le travail. Sa fille taille également la pierre, tandis qu’un jeune homme sert le repas. Le travail dans la société de Nouvelles de nulle part n’est donc plus strictement sexué (même si Morris n’est pas exempt de contradictions dans son analyse à ce propos, en décrivant un monde en plein changement)33.

Comme Marx, Morris a lié aux questions écologiques son analyse de la possibilité d’un travail non aliéné et créatif en reconnaissant comme indissociables la dégradation des relations de travail des humains et celle de la nature. Pour Marx, la possession de la terre était comparable à la propriété des êtres humains et tout aussi irrationnelle, aboutissant à l’esclavage et à l’exploitation des deux. De la même manière, pour Morris, dans la société capitaliste — comme Clara l’exprime dans Nouvelles de nulle part — les gens voulaient « réduire la “Nature” en esclavage, puisqu’ils croyaient que la “Nature” était une chose distincte d’eux-mêmes34 ». Morris affirmait déjà de son temps que la production de houille devait être réduite de moitié, à la fois à cause du travail gaspillé et dangereux pour la santé qu’elle nécessite, mais aussi à cause de la pollution massive qu’elle crée. Il a affirmé qu’une société plus rationnelle pouvait permettre une grande réduction dans la production de charbon tout en répondant mieux aux besoins des hommes, ouvrant ainsi de nouvelles portes au progrès humain35.

La critique de la division du travail

Marx et Morris affirmaient tous deux que le dégoût pour le travail dans la société bourgeoise était le produit de l’organisation aliénée du travail, un point de vue qui combinait les critiques esthétiques et politico-économiques du capitalisme. Dès les premières civilisations humaines, et même avant, la division du travail s’était développée entre les sexes, entre ville et campagne et entre travail intellectuel et manuel. Le capitalisme avait étendu et approfondi cette division inégale, lui donnant une forme encore plus aliénée en séparant les travailleurs des moyens de production et en imposant un régime de travail strictement hiérarchique qui divisait les travailleurs dans les tâches à effectuer, mais qui fragmentait aussi l’individu. Cette division complexe du travail formait la base de tout l’ordre des classes du capitalisme. Dès lors, renverser le régime du capital signifiait d’abord dépasser l’aliénation du travail et créer une société profondément égalitaire basée sur l’organisation collective du travail par les producteurs associés.

Comme pour Marx, la critique de la division du travail n’était pas un élément mineur pour Morris. Dans une traduction libre de l’édition française du Capital de Marx, Morris a écrit : « Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive36. » Morris, qui se plaignait de la « dégradation de l’ouvrier en machine », considérait cela comme l’essence de la critique socialiste (et romantique) du procès de travail capitaliste37.

Ces problèmes sont été remis sur le devant de la scène à la fin du 20e siècle par Harry Braverman en 1974 avec Labor and Monopoly Capital: The Degradation of Work in the Twentieth Century. Braverman y montre comment la montée de l’organisation scientifique sous le capitalisme monopoliste a transformé la subsomption habituelle du travail dans le capital en un véritable processus matériel, comme le montre l’œuvre de Frederick Winslow Taylor Principles of Scientific Management38. La centralisation du savoir et le contrôle du processus de travail au sein de l’organisation ont permis une énorme extension de la division complexe du travail et ont donc augmenté les profits pour le capital. Ce que Braverman a appelé la « dégradation générale du travail dans le capitalisme monopoliste » saisissait le fondement matériel de l’aliénation grandissante et de la déqualification de la vie active pour une vaste majorité de la population.

Néanmoins, l’évolution des technologies et des capacités humaines présage de nouvelles possibilités révolutionnaires plus en accord avec Marx qu’avec Smith. Braverman a écrit :

Les technologies modernes ont en fait une forte tendance à détruire les anciennes divisions du travail en réunifiant les processus de production […]. Le processus réunifié dans lequel l’exécution de toutes les étapes [par exemple, dans l’exemple de Smith de la fabrication des épingles] est intégrée au mécanisme de fonctionnement d’une seule machine semblerait à présent le rendre approprié à un collectif de producteurs associés, dont aucun n’aurait besoin de passer toute sa vie à faire la même chose et qui pourraient tous participer à l’ingénierie, à la conception, à l’amélioration, à la réparation et à l’opération de ces machines toujours plus productives. Un tel système n’impliquerait aucune perte de production et il représenterait la réunification de l’artisanat dans un corps d’ouvriers bien supérieur aux anciens artisans. Les travailleurs peuvent à présent maîtriser la technologie de leur processus de production au niveau de l’ingénierie et peuvent se répartir entre eux de manière équitable toutes les tâches liées à cette forme de production qui est devenue aisée et automatique39.

Pour Braverman, le développement de la technologie ainsi que du savoir et des capacités de l’homme, en plus de l’automation, permet donc une relation au processus de travail plus complète et créative à l’avenir, rompant ainsi avec la division complexe et extrême du travail qui caractérisait un système capitaliste qui ne sert qu’au profit. Il existe de nouvelles ouvertures pour le travail non aliéné et l’art dans le travail, qui retrouveraient en allant plus loin ce qui avait été perdu avec la chute de l’artisan. Mais cela nécessite un changement social radical.

Un aspect clé de la thèse de Braverman était une critique du marxisme lui-même, dans sa forme développée en Union soviétique où étaient apparus des environnements de travail dégradés similaires à ceux du capitalisme, mais sans la contrainte du chômage, ce qui a conduit à des problèmes chroniques de productivité. Il a souligné notamment que Lénine avait préconisé l’adoption de certains aspects de l’organisation scientifique de Taylor dans l’industrie soviétique en déclarant qu’elle associait « la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses » dans ce domaine. Les planificateurs soviétiques ultérieurs ont négligé les éléments plus critiques de la position de Lénine et ont appliqué le taylorisme tel quel, en reproduisant exactement les méthodes les plus grossières de l’organisation capitaliste du travail.

En URSS et à gauche en général, on a oublié la critique de Marx (et de Morris) du procès de travail capitaliste et le progrès s’est réduit à des améliorations relativement mineures des conditions de travail, à un certain degré de « contrôle par les travailleurs » et à une planification centralisée. Braverman notait que : « la similarité entre la pratique soviétique et la pratique capitaliste traditionnelle pousse à la conclusion que l’industrie moderne ne peut pas s’organiser autrement », une conclusion qui allait pourtant à l’encontre du véritable potentiel du développement des capacités humaines et des besoins ancrés dans la technologie moderne40. L’aliénation et la dégradation du travail n’étaient pas inhérentes aux relations modernes de travail, elles étaient imposées par des priorités de profit et de croissance qui ont été partiellement reproduites en Union soviétique, sapant ainsi la promesse libératrice originelle de la société soviétique.

Un monde de travail créatif

Ce que nous avons vu précédemment suggère que l’essence d’une société socialiste durable doit se trouver dans le processus de travail, c’est-à-dire, pour reprendre Marx, dans le métabolisme de la société et de la nature. Les visions d’un avenir post-capitaliste axé sur l’expansion du temps libre et la prospérité générale, sans répondre au besoin d’un travail chargé de sens, sont vouées à l’échec.

Marx affirme que la conception de Smith de la liberté en tant que « non-travail est le produit de conditions historiques spécifiques associées au salariat exploité

Pourtant, de nos jours, la plupart des représentations d’une société durable future présentent le travail et la production comme des concepts déterminés économiquement et technologiquement, ou simplement évacués par l’automation, et se concentrent plutôt sur la maximation du loisir en tant qu’objectif suprême de la société, souvent associée à la garantie d’un revenu de base41. On peut le voir dans les travaux de théoriciens comme Latouche et Gorz. Le premier définit la « décroissance », dont il est un des principaux promoteurs, comme une formation sociale « qui va au-delà de la société basée sur le travail ». En rejetant comme « propagande pro-travail » les arguments de la gauche pour le développement d’une société dans laquelle le travail a un rôle plus créatif, Latouche défend une société où « le loisir et le jeu seraient valorisés à côté du travail42 ».

La première analyse écosocialiste de Gorz adopte une position similaire. Dans son livre Les Chemins du paradis de 1983, sous-titré L’agonie du capital, il revient à la notion aristocratique d’Aristote selon laquelle la vie est plus enrichissante en dehors du domaine mondain du travail. Gorz imagine une importante réduction du temps de travail, « la fin de la société du travail », avec des salariés qui ne travaillent que mille heures par an sur une période de vingt ans. Son idée de la réduction du travail formel, rendue inévitable dans une société future, est en fait celle d’une société dont tous les membres sont des petits-bourgeois — un cadeau de la « révolution microélectronique » et de l’automation.

Les relations standard de travail, telles qu’elles sont conçues dans Les Chemins du paradis, seraient dominées par l’automation, et la réduction du temps de travail qui en découle permettrait de répartir les postes plus qualifiés et plus agréables entre davantage de personnes. Mais cela n’arrive qu’à la seconde place, derrière la promesse d’une importante augmentation du temps libre, ce qui permet aux individus de se consacrer à toutes sortes d’activités autonomes, dépeintes comme des activités individuelles de loisir et une production domestique en non en termes de travail associé. Le lieu de travail habituel du capitalisme est abandonné à l’organisation scientifique tayloriste, tandis que les problèmes plus complexes de l’automation et de la dégradation du travail sont à peine abordés. La liberté est vue comme non-travail, sous forme de loisir pur ou bien de production domestique ou informelle. Le point de vue socialiste alternatif, qui est centré sur la transformation du travail lui-même dans une société future, est rejeté catégoriquement comme provenant des « disciples de la religion du travail43 ».

L’un des points forts de la vision de Morris sur le travail dans les Nouvelles de Nulle part réside dans sa description de l’égalité relative des sexes au travail

Pourtant les types d’automation et de robotisation totales que l’on prévoit maintenant pour la société capitaliste de demain, souvent traités comme représentant des tendances téléologiques inévitables — conduisant à des débats sur un « monde sans travail » —, ne s’accordent pas bien à une conception de société et d’économie stables où les êtres humains ne seraient ni accessoires ni esclaves des machines44. Pas plus que le fatalisme dominant de notre époque n’est suffisamment ancré dans une critique des contradictions du capitalisme contemporain. Dans l’économie politique d’aujourd’hui, on peut affirmer que la productivité n’est pas trop faible mais trop élevée. Un développement seulement quantitatif — mesuré en rendement ou en croissance du PIB — n’est donc plus le défi principal pour répondre aux besoins sociaux. Comme l’affirment Robert W. McChesney et John Nichols dans People Get Readydans une société plus rationnelle basée sur l’abondance, on mettrait l’accent sur les aspects qualitatifs des conditions de travail45. Les relations de travail seraient considérées comme un fondement de l’égalité et de la sociabilité plutôt que de l’inégalité et de l’asociabilité. Les travaux répétitifs et peu qualifiés seraient remplacés par des formes d’emploi actif qui viseraient l’épanouissement humain complet. Le capital commun de savoir de la société, qui constitue la technologie, serait utilisé à promouvoir un progrès social durable plutôt que le profit et l’accumulation pour une minorité.

Les humains ont besoin de travail créatif dans leurs rôles en tant qu’individus, mais ils en ont aussi besoin dans leurs rôles sociaux puisque le travail est partie intégrante de la société. Un monde dans lequel la plupart des gens sont en dehors des activités de travail, comme le décrit Kurt Vonnegut dans son roman futuriste Le Pianiste déchaîné, serait plus qu’une dystopie46. L’arrêt complet du travail, comme on le voit dans de nombreux projets « post- travail », ne peut que conduire à une sorte d’aliénation absolue : l’aliénation du noyau de « l’activité vitale », qui suppose que les êtres humains soient des agents de transformation qui interagissent avec la nature. Abolir le travail reviendrait à une rupture avec l’existence objective dans sa forme la plus porteuse de sens, active et créative — une rupture avec l’essence même de l’espèce humaine47.

L’incapacité, dans certaines conceptions d’une prospérité durable, de prendre en compte tout le potentiel du travail des hommes librement associés ne conduit qu’à discréditer les critiques, souvent courageuses, de la croissance économique qui caractérisent les perspectives écologiques radicales d’aujourd’hui. La conséquence malheureuse en est qu’une grande partie des arguments en faveur d’une société prospère sans croissance ont plus en commun avec Bellamy qu’avec Morris (ou Marx), puisqu’ils se préoccupent presque exclusivement de l’extension du loisir en tant que non-travail, tout en minimisant les possibilités productrices et créatrices de l’humanité. En vérité, il est impossible d’imaginer un futur viable qui ne relèverait pas de la métamorphose du travail en lui-même. Pour Morris, comme nous l’avons vu, l’art et la science étaient les deux domaines « inépuisables » de la créativité humaine auxquels tout le monde pouvait participer activement dans le contexte du travail humain associé.

Transformer le travail pour une société durableDans une société socialiste future caractérisée par une prospérité durable qui reconnaît les limites matérielles comme un principe essentiel — en accord avec la notion épicurienne selon laquelle « la richesse sans la limite est grande pauvreté » —, il est crucial d’envisager des relations de travail entièrement nouvelles socialement et écologiquement durables48. L’idée reçue selon laquelle la maximation du loisir, du luxe et de la consommation est le but principal du progrès humain et que les gens refuseront de produire s’ils ne sont pas contraints ou motivés par l’avidité perd toute sa force au vu des contradictions profondes de notre société de surproduction et de surconsommation. Le point de vue dominant va à l’encontre de nos connaissances anthropologiques sur de nombreuses cultures pré-capitalistes et n’est pas à la hauteur d’une conception réaliste de la nature humaine changeante, qui prenne en compte l’évolution historique des êtres humains en tant qu’animaux sociaux. La motivation à créer et à contribuer dans sa vie à la reproduction sociale de l’humanité en général, associée aux normes plus élevées imposées par le travail collectif, offre un stimulus puissant à un constant développement libre de l’homme. La crise universelle qui marque notre temps nécessite une phase de changement révolutionnaire intransigeant ; un changement qui vise à utiliser l’énergie humaine dans le travail créatif et socialement productif dans un monde de durabilité écologique et d’égalité réelle. Au final, il n’existe pas d’autre moyen de concevoir une prospérité véritablement durable.

Cet article est une version révisée de  The Meaning of Work in a Sustainable Society: A Marxian View, publié en mars 2017 par le Center for the Understanding of Sustainable Prosperity de l’université de Surrey. Monthly Review, volume 69, numéro 4 (septembre 2017).

Footnotes

  1. Cet essai est dédié à Harry Magdoff et a été inspiré par son article « The Meaning of Work »Monthly Review, vol. 34, numéro 5 (octobre 1982), p. 115.
  2. Pour un livre conséquent sur la durabilité écologique et économique qui cependant ne consacre qu’une petite partie de son analyse au sujet du travail, voir Tim Jackson, Prosperity without Growth, Earthscan, Londres, 2011.
  3. Voir André Gorz, Les Chemins du paradis, Galilée, 1983 ; Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et Une Nuits, Paris, 2007. Les premiers penseurs écosocialistes comme Gorz ont essayé d’associer analyse écologique et théorie socialiste, la première prenant souvent le pas sur la dernière. En revanche, les écosocialistes qui suivirent ou les marxistes écologiques ont cherché à construire sur les fondations écologiques du matérialisme historique classique. Sur cette distinction, voir John Bellamy Foster et Paul Burkett, Marx and the Earth, Brill, Boston, 2016, p. 111.
  4. Adriano Tilgher, Homo Faber, Regnery, Chicago, 1958, p. 310 ; Aristote, Politique, Les Belles Lettres, Paris, 1960-1989.
  5. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Guillaumin, Paris, 1843, Livre Ier chapitre 5 (tome I, p. 38, p. 41).
  6. Auteur anonyme cité par Paul Lafargue dans Le Droit à la paresse : Réfutation du droit au travail de 1848, (1883), chapitre 2 ; Karl Marx, Le Capital, Livre I, Messidor/Éditions sociales, Paris, 1983, p. 610, note 33. Voir aussi p. 713-714, note 83 et p. 827, note 221.
  7. David A. Spencer, The Political Economy of Work, Routledge, Londres, 2009, p. 70.
  8. Steffen Rätzel, « Revisiting the Neoclassical Theory of Labor Supply : Disutility of Labor, Working Hours, and Happiness », Otto von Guericke, University Magdeburg, Faculty of Economics and Management Paper no 5, 2.
  9. Dans l’étude citée plus haut, Rätzel démontre que dans les conditions actuelles, le travail n’est pas qu’une désutilité, mais bien un fondement du bonheur pour l’homme. Il semble évident que cela serait encore plus vrai dans des environnements de travail non aliéné.
  10. Benjamin Farrington, Head and Hand in Ancient Greece, Watts, Londres, 1947, p. 19, p. 2829. Voir aussi Ellen Meiksins Wood, Peasant-Citizen and Slave, Verso, Londres, 1998, p. 134145
  11. Voir Foster et Burkett, Marx and the Earth, op.cit., p. 65. Les points de vue de la société grecque sur le travail étaient profondément affectés par l’existence de l’esclavage. Pourtant, cet impact a été encore plus grand pour l’aristocratie qui dépendait énormément des esclaves que pour le demos, fondé sur les citoyens libres et qui était surtout composé d’artisans et de paysans. Ces distinctions de classe au sein de la polis étaient reflétées dans les divisions entre les perspectives idéaliste et matérialiste. Voir Ellen Meiksins Wood et Neal Wood, Class Ideology and Ancient Political Theory, Oxford University Press, Oxford, 1978.
  12. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique (Gundrisse), vol. 2, Anthropos, Paris, 1968, p. 114115. Ici, Marx fait référence au même passage de Smith que cité plus haut.
  13. Karl Marx, Early Writings, Londres, Penguin, 1974, p. 322-334.
  14. Joseph Fracchia, « Organisms and Objectifications : A Historical-Materialist Inquiry Into the ‘Human and Animal’ »Monthly Review 68, no 10 (mars 2017), p. 116.
  15. Erich Fromm, « Introduction » dans l’ouvrage d’Edward Bellamy, Looking Backward, New American Library, New York, 1960. Le premier livre du Capital n’a été traduit en anglais qu’en 1886, il a pouvait donc être considéré en 1935 comme une œuvre datant du demisiècle précédent.
  16. Bellamy, Looking Backward ; Magdoff, « The Meaning of Work », p. 12.
  17. E. P. Thompson, William Morris, Romantic to Revolutionary, Pantheon, New York, 1976, p. 792. Pour une excellente analyse de la conception du travail de Morris, voir Phil Katz, Thinking Hands : The Power of Labour in William Morris, Heatherington, Londres, 2005.
  18. William Morris, Nouvelles de Nulle part, L’Altiplano, 2009, p. 217) ; William Morris et Ernest Belfort Bax, Socialism : Its Growth and Outcome, Sonnenschein, Londres, 1893, p. 215 ; Jonathan Beecher, Charles Fourier, University of California Press, Berkeley, 1986, p. 274296.
  19. Thompson, William Morris, p. 3537 ; John Ruskin, The Stones of Venice, vol. 2, Collier, New York, 1900, p. 163165.
  20. William Morris, Collected Works, vol. 23, Longmans, Green, New York, 1910, p. 173 ; News from Nowhere and Selected Writings and Designs, Penguin, Londres, 1962, p. 140143 ; Signs of Change, Longmans, Green, Londres, 1896, p. 119.
  21. May Morris (dir.), William Morris : Artist, Writer, Socialist, vol. 2, Cambridge University Press, 1936, p. 478479 ; William Morris, Signs of Change, p. 17.
  22. Mark Strauss, Ten Inventions that Inadvertently Transformed Warfare , Smithsonian, 18 septembre 2010; John Bellamy Foster, Hannah Holleman et Robert W. McChesney, The U.S. Imperial Triangle and Military Spending, Monthly Review 60, no 5 (octobre 2008), p. 119.
  23. Fred Magdoff et John Bellamy Foster, What Every Environmentalist Needs to Know about Capitalism, Monthly Review Press, New York, 2011, p. 4653.
  24. Concernant l’analyse de Marx sur l’altération alimentaire dans l’Angleterre du 19e siècle, qui a sans aucun doute influencé Morris, voir John Bellamy Foster, « Marx as a Food Theorist », Monthly Review 68, no 7 (décembre 2016), p. 28.
  25. La critique du gaspillage économique et écologique et sa théorisation en termes de reproduction sociale a longtemps été au centre de l’économie politique marxienne, notamment les concepts spécifiquement capitalistes de valeur d’usage et de valeur d’usage négative. Voir par exemple Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capital, Monthly Review Press, New York, 1966 ; Michael Kidron, Capitalism and Theory, Pluto, Londres, 1974 ; John Bellamy Foster, The Ecology of Marxian Political Economy, Monthly Review 63, no 4 (septembre 2011), p. 116. Ces analyses considèrent le gaspillage non pas dans des termes éthiques, mais bien économiques et écologiques, en tant que critère de reproduction sociale. Une arme nucléaire par exemple représente une impasse, car elle n’apporte aucune contribution à la reproduction sociale.
  26. Morris, Signs of Change, p. 148149.
  27. Marx, Capital, Livre I, p. 724 ; William Morris, « Art and its Producers », dans Art and its Producers and The Arts and Crafts Today, Longmans, Londres, 1901, p. 910.
  28. Morris, « Art and its Producers », p. 9-10. Les ellipses sont de Morris, elles marquent une pause.
  29. William Morris, Political Writings, Thoemmes, Bristol, 1994, p. 419-125.
  30. Les dates fournies dans le texte laissent certains problèmes en suspens. Morris a changé certaines dates dans la version en feuilleton du journal Commonweal, en repoussant certains événements dans l’avenir. Par exemple, le pont, mentionné dans le chapitre 2, est dit avoir été construit en 1971 dans la version Commonweal, alors qu’il a été construit en 2003 dans le livre. En suivant les dates de l’édition de 1891, le Grand changement est arrivé au début des années 1950. La guerre civile commence en 1952 et semble se terminer lors du « nettoyage des maisons » en 1955. William Guest est informé tôt dans le texte que le pont construit en 2003 n’était « pas très ancien » selon les normes historiques. Hammond fait plus tard référence à la nouvelle époque qui aurait duré environ 150 ans, ce qui la placerait au début des années 2100. Une référence plus indirecte à « il y a deux cents ans » semblerait faire référence à la période qui a suivi la fin du 19e ou le début du 20e siècle. Morris, News from Nowhere, Oxford University Press, p. 8, 14, 46, 69, 94, 184.
  31. Morris, Nouvelles de Nulle part, p. 427, 428 et passim.
  32. Luc Boltanski et Ève Chiapello, The New Spirit of Capitalism, Verso, Londres, 2005, 38, p. 466-467, 535-536. Concernant les contradictions historiques de la pensée fordiste et post-fordiste, voir John Bellamy Foster, « The Fetish of Fordism », Monthly Review 39, no 10 (mars 1988), p. 1-13.
  33. Morris, Nouvelles de Nulle part, p. 414-419. La tentative féministe de Morris saute aux yeux avec le nom de Philippa, un hommage évident à sa contemporaine Philippa Fawcett, une mathématicienne extrêmement douée et défenseuse des droits des femmes, que Morris admirait beaucoup. William Morris, We Met Morris : Interviews with William Morris, 1895-1896, Spire, Reading, 2005, p. 93-95. En tant qu’œuvre d’art complexe et mimétique, la romance utopique de Morris dépeint une société qui a vécu un grand changement et qui évolue encore, une mimesis qui reflète la préhistoire du capitalisme, mais aussi le passé, le présent et l’avenir potentiel de Nulle part. C’est encore plus évident dans sa façon de traiter les sexes.
  34. Morris, Nouvelles de Nulle part, p. 427 ; Marx, Capital, Livre III, chap. 46, Éditions sociales, tome 3, 1960, p. 159.
  35. Voir Morris, Nouvelles de Nulle part, p. 165 ; John Bruce Glasier, William Morris and the Early Days of the Socialist Movement, Longmans, Green, Londres, 1921, p. 76, 81-82.
  36. Thompson, William Morris, p. 37-38 ; Marx, Capital, Livre I, chap. 16, § 5, dans la traduction que lisait alors Morris, Éditions sociales, tome 2, 1948, p.50.
  37. Ruskin, The Stones of Venice, vol. 2, p. 163 ; Thompson, William Morris, p. 37-38.
  38. Harry Braverman, Labor and Monopoly Capital, Monthly Review Press, New York, 1998.
  39. Braverman, Labor and Monopoly Capital, p. 320.
  40. Braverman, Labor and Monopoly Capital, p. 8-11. À ses débuts, dans les années 30, la psychologie des relations humaines a été intégrée dans l’organisation, surtout pour rendre le travail plus attractif et moins aliénant, même si cela n’a pas impliqué de changement fondamental de la dégradation objective du travail lui-même. Braverman aborde ce sujet dans un chapitre parlant de l’habituation du travailleur au mode de production capitaliste.
  41. Beaucoup de visions progressistes de l’avenir remplacent une sorte de déterminisme technologique par la volonté humaine. Voir par exemple les discussions dans Paul Mason, Postcapitalism, Penguin, Londres, 2015.
  42. Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et Une Nuits, Paris, 2007.
  43. André Gorz, Les Chemins du paradis, Galilée, 1983 ; Herbert Applebaum, The Concept of Work, State University of New York Press, Albany, 1992, p. 561-565. On pourrait dire que l’analyse du travail de Gorz dans son ouvrage Capitalisme, socialisme, écologie est plus nuancée. Mais plus tard, Gorz adopte la notion selon laquelle la conception classique du travail est constituée de « douleur, de mécontentement et de fatigue », et que la notion de travail faisant partie du processus créatif était une invention du mouvement ouvrier du 19e siècle. Il déclare : « L’idéologie du travail, pour laquelle “le travail, c’est la vie” et qui exige qu’il soit pris au sérieux, vécu comme une vocation — l’idéologie du travail avec son utopie d’une société de producteurs [la conception de Marx] fait alors le jeu du patronat, consolide les rapports capitalistes de production et de domination et légitime les privilèges d’une élite du travail, […] » Capitalisme, socialisme, écologie, Éditions Galilée, 1991.
  44. Derek Thompson, « A World Without Work », Atlantic, juillet-août 2015.
  45. Robert W. McChesney et John Nichols, People Get Ready, Nation, New York, 2016, p. 96-114.
  46. Kurt Vonnegut, Jr., Player Piano, Simon and Schuster, New York, 1952. Le pianiste déchaîné, Casterman, 1975.
  47. Marx, Early Writings, p. 327-329.
  48. Brad Inwood et L. P. Gerson (dir.), The Epicurus Reader, Hackett, Indianapolis, 1994, p. 37.