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Faire disparaître les indésirables

Margaux De Barros

—22 décembre 2017

La Coupe du monde de football de 2014 et les Jeux olympiques de 2016 ont été de puissants moteurs pour remodeler Rio de Janeiro au profit de la richissime élite du pays. Chronique d’une lutte urbaine.

Faire disparaître les indésirables

Des Jeux olympiques de 2016 à Rio de Janeiro, il ne reste que des structures sportives qui tombent en ruine et dans l’oubli. La stratégie de la municipalité, qui consistait à miser sur l’organisation de méga-événements afin de redorer l’image la ville, est écornée par les affaires de corruption et la prise de conscience des effets sociaux et économiques désastreux des JO. La logique urbaine de l’accumulation du capital envers et contre tout a transformé la morphologie de la ville au profit des élites et précarisé davantage les travailleurs pauvres. Retour sur le processus de destruction de la favela Vila Autódromo, sur la lutte menée par une partie de ses habitants et sur les stratégies du pouvoir destinées à les faire plier.

L’olympisme urbain et mercantile

Grâce à l’organisation de méga-événements, la Coupe du monde de 2014 et les Jeux olympiques de 2016, et grâce à l’inflexion de la législation concernant la concession de terrains, favorisée par l’adoption en 2012 de la Loi générale de la Coupe, la municipalité de Rio de Janeiro, soutenue allègrement par le secteur privé, a procédé à de vastes restructurations urbaines qui ont provoqué un processus de déplacements de populations important et inégalé.

Avec un discours fade et consensuel servi à la sauce « participative » et saupoudré de « citoyenneté », les pouvoirs publics ont tenté de faire avaler aux habitants le plat de résistance : la destruction de plus de 119 quartiers précaires. Une fois ce discours resservi par les médias et avalé par de nombreux citadins, 80 % de la population s’affirmait en 2013 en faveur de l’organisation des JO1, et le rouleau compresseur de la ville-marché pouvait écraser sur son passage les indésirables incompatibles avec le développement d’une ville « dynamique », « créative », « innovatrice2 » et autres adjectifs mélioratifs de la novlangue néolibérale. Ces termes renvoient notamment au façonnement de la ville tel que le préconisent les chercheurs Jordi Borja et Manuel Castells dans un texte phare3 largement utilisé et diffusé par les organismes internationaux : l’argumentaire se base sur la transformation de Barcelone, érigée en modèle type, et dont le décollage économique a été selon eux essentiellement permis par l’organisation des JO de 1992.

La marchandisation de la ville exige que l’on rende invisible la pauvreté urbaine qui, selon Castells et Borja, constitue un frein à l’investissement étranger

Ce modèle, déjà reproduit dans de nombreux espaces urbains du globe, s’appuie sur la rationalisation et la modernisation des infrastructures de la ville grâce à la multiplication des partenariats public-privé. Il répond à la volonté de faire de la ville un bien marchand destiné au capital, un espace dont la gestion et la planification doivent être market friendly, pour reprendre les termes de la Banque mondiale. La modernisation doit garantir une « mise aux normes du tissu urbain » et in fine la valorisation de son image sur la scène mondiale, dans le but d’attirer de nouveaux investissements étrangers et d’entrer en compétition avec d’autres villes, développées selon les mêmes standards. La marchandisation de la ville exige que l’on réinvente son image et également que l’on rende invisible la pauvreté urbaine qui, selon Castells et Borja, constitue un frein à l’investissement étranger. Afin de respecter les injonctions internationales, de nombreuses villes du Sud ont procédé à la destruction des quartiers insalubres et précaires et au déplacement des populations indésirables.

Laboratoire de la ville néolibérale

Un des objectifs principaux de l’organisation des Jeux olympiques de 2016 a été de stimuler les potentiels économique et touristique du quartier Barra da Tijuca afin d’en faire un nouveau lieu central de la ville4. Depuis les années 70, ce quartier s’est transformé en refuge confortable de la classe moyenne élevée et des classes supérieures. Située dans la partie ouest de Rio, la Barra da Tijuca est peuplée d’environ 300 000 habitants et sa superficie est légèrement supérieure à celle de Miami, ville avec laquelle elle est souvent comparée. Ce quartier détonne dans le reste de la ville. Il s’articule autour d’une longue avenue où les 4 × 4 pullulent et se pressent en klaxonnant. Ils sont les principaux usagers à se déplacer dans le quartier qui ne laisse qu’un espace dérisoire aux piétons.

La Barra est en plein travaux : si le couloir de bus du BRT (Bus Rapid Transit) est désormais terminé, quelques centres d’affaires (dont le célèbre City) et de nombreux parcs de logements sont encore en construction. Ces parcs, constitués de hautes tours blanches, sont pour la majorité des condominios, des espaces fermés avec surveillance et accès privés, piscine et jardin communs ou individuels, où l’on cultive son entre-soi. Pour assouvir les besoins de consommation des classes moyenne et supérieure, des centres commerciaux bordent la route principale, côtoyant les hôtels Hilton, Ibis ou Novotel construits récemment pour les Jeux. De nombreux centres culturels, salles de spectacles ou salles de réception ont fait leur apparition, tels que la Barra Music ou HSBC Show, qui visent à divertir les résidents et contribuent à la production de « la ville spectacle5 ».

Contrairement au reste de la ville, où les favelas situées à flanc de colline constituent un paysage visible de presque partout, la Barra, « espace de ségrégation par excellence6 », ne laisse pas entrevoir les communautés les plus défavorisées. Les transformations opérées dans la Barra témoignent de la volonté d’accentuer le modèle centre-périphérie7, encore peu perceptible à Rio, en créant un espace social uniformisé. Ainsi, en recourant aux expulsions et en accentuant la fracture spatiale, on favorise les espaces blancs et aisés, et on exclut les individus présentant le stigmate de leur appartenance sociale ou raciale.

Certains chercheurs n’hésitent pas à évoquer un nettoyage social8, voire ethnique. Carvalho Hosken, promoteur immobilier ayant participé à la construction du Parc olympique dans un partenariat public-privé, aux côtés de la société Odebrecht, actuellement empêtrée dans des scandales de corruption, ne cachait pas ses véritables intentions derrière la transformation du quartier de la Barra. En 2012, il affirmait que le projet était avant tout « destiné à l’élite » et que « grâce aux Jeux olympiques, la Barra progresserait de 30 ans en l’espace de 6 ans ». Voici comment celui qu’on surnomme « O dono da Barra » (le maître de Barra) justifiait les expulsions auprès d’un journaliste de la BBC Brasil : « Vous ne pouvez pas, par exemple, vivre dans un appartement et cohabiter avec un Indien. Nous n’avons rien contre l’Indien, mais certaines choses ne sont pas possibles. Vous sentez mauvais, que vais-je faire ? Vais-je rester près de vous ? Non, je vais chercher un autre endroit où m’installer9» Face au mépris affiché du magnat de l’immobilier et à la sujétion des pouvoirs publics aux constructeurs, les communautés vont tenter de s’organiser et d’affirmer leur droit à la ville.

Territoire d’impulsion des mobilisations urbaines

Parmi les paysages de béton et les jardins verdoyants de la Barra, entre le dédale des infrastructures du nouveau Bus Rapid Transit, surgit la Vila Autódromo, quartier enclavé entre la route Salvador Allende, le lac de Jacarepagua et, désormais, le Parc olympique. Quartier est d’ailleurs un bien grand mot, puisqu’il ne reste plus qu’une seule rue portant le nom de Vila Autódromo. Alors qu’elle comptait 450 familles il y a cinq ans et était composée d’une multitude de petites allées, de commerces locaux, d’une association d’habitants et pêcheurs, d’un stade et d’une vie de quartier animée, Vila Autódromo est désormais réduite à cette seule et unique rue où s’alignent une vingtaine de maisons blanches neuves et identiques protégées par de hauts murs. L’église catholique est le seul édifice qui a été préservé.

À l’entrée de la communauté, une pancarte aux couleurs vieillies par le temps indique : « Vila Autódromo, communauté pacifiée et ordonnée depuis 1967 ». Malgré sa transformation de fond en comble, ce quartier demeure le symbole de la lutte urbaine carioca et de la victoire des communautés locales sur les pouvoirs publics et privés. Menacés d’expulsion dès 1990, les habitants profitent en 1994 d’un désaccord politique entre le gouverneur Sergio Cabral et le maire de l’époque Cesar Maia, en obtenant finalement les concessions des terrains, la concessao de direito real de uso, pour une durée de 99 ans.

En recourant aux expulsions et en accentuant la fracture spatiale, on favorise les espaces blancs et aisés

Malgré cette sanctuarisation du quartier, la municipalité revient à la charge lors de l’organisation des Jeux panaméricains de 2010 et exhorte dès 2002 les habitants à quitter le territoire. La victoire suivante du quartier a lieu devant les tribunaux en 2009, mais elle est bien insuffisante pour décourager le maire Eduardo Paes, qui récidive à l’occasion de l’organisation des Jeux olympiques. La lutte renaît et s’intensifie à partir de 2011, quand les résidents apprennent par la télévision le projet de la municipalité de démolir plusieurs quartiers afin de procéder à la construction des infrastructures. Alors que dans d’autres quartiers, le processus d’expulsion s’effectue d’une manière expéditive et brutale, à la Vila Autódromo les pouvoirs publics sont confrontés à un collectif déterminé et prêt à tout pour se maintenir en place.

Le quartier réactive les moyens de lutte employés lors des deux dernières décennies et parvient, grâce au levier associatif, à enrayer et retarder le processus d’expulsion en cours. Les résidents peuvent compter sur l’appui de l’association locale, l’AMPVA, l’association des habitants et pêcheurs de la Vila Autódromo, engagée depuis sa création en 1987 dans la lutte pour le droit au logement. La position intransigeante de l’association, véritable porte-parole des résidents, est cruciale pour la poursuite et l’efficacité de la lutte. Au contraire, dans d’autres quartiers menacés d’expropriation, le clientélisme défait le tissu associatif en court-circuitant la confiance entre habitants et associations : certains présidents d’association n’hésitent pas à opter pour les rétributions financières proposées par la mairie, accélérant ainsi le processus de déplacement.

Le mouvement social s’appuie sur des répertoires classiques de mobilisation tels que les protestations de rue, la grève et les occupations de terrain. Viennent également se greffer d’autres stratégies d’actions qui témoignent des évolutions sociales au sein de la société brésilienne au cours de ces vingt dernières années, avec un renforcement des pouvoirs médiatique et judiciaire. Les universités publiques (université fédérale de Rio de Janeiro et université fédérale de Fluminense) apportent un soutien renforcé à la communauté en mettant en place, aux côtés des habitants, un plan alternatif au plan municipal. Le plan O Plano Popular da Vila Autódromo, salué par les architectes pour son faible coût économique et ses finalités sociales et écologiques, a remporté en 2015 le prix Urban Age10, dont la récompense de 80 000 dollars doit être destinée à la construction d’une crèche.

La position intransigeante de l’association, véritable porte-parole des résidents, est cruciale pour la poursuite de la lutte contre les expulsions

Cette victoire va propulser la communauté au cœur de l’attention médiatique. Tandis que les médias dominants, à l’image de la télévision Rede Globo (qui a soutenu avec ardeur la destitution de Dilma Rousseff), s’évertuent à condamner les mobilisations, les médias alternatifs défendent les communautés affectées par les expulsions et appellent à la mobilisation. De leur côté, les médias internationaux portent un œil attentif au processus en cours, dénoncent les expropriations et exercent une certaine pression sur la municipalité qui souhaite réinventer l’image de Rio et en faire une vitrine du monde.

Les réseaux sociaux permettent de diffuser les événements relatifs à la mobilisation, de centraliser rapidement les informations et d’organiser les réunions. Certains mouvements sociaux tels que le Mouvement des travailleurs sans terre, historiquement engagé dans la lutte en milieu rural, le Mouvement national de lutte pour le logement ou O Comitê Popular da Copa e das Olimpiadas, créé à l’occasion des JO, se joignent à la lutte des habitants de la Vila Autódromo. Lors de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable appelée Rio+20, 4 000 sympathisants et membres de mouvements sociaux défilent dans la communauté en unissant leurs voix contre la spéculation immobilière et l’appropriation des terres dans les espaces urbains et ruraux. Les multiples tentatives d’éviction et les stratégies déployées pour y faire face vont participer à la politisation des habitants, grâce à l’acquisition de connaissances et de compétences juridiques, et vont permettre de tisser et de renforcer les liens sociaux. Le conflit avec la mairie engendre par conséquent une solidarité entre les habitants qui permet de « souder les groupes11 ». Cette socialisation positive, construite sur un temps long à travers l’entretien d’une mémoire commune de la lutte, inexistante ou faible dans d’autres favelas, a permis à la Vila Autódromo de s’ériger comme chef de file du mouvement contre les évictions.

La montée en force et la généralisation des revendications, permises par le soutien infaillible des mouvements sociaux et par la cohésion entre les habitants, mèneront à la cristallisation de la lutte d’une ville entière autour d’un quartier devenu symbole et épicentre de la colère urbaine. La Vila Autódromo incarne le combat d’une ville violemment entraînée dans le tourbillon de la compétition interurbaine mondialisée et des exigences du marché international.

Coercition quotidienne

Pour décourager cette communauté aguerrie, en lutte contre les expropriations, la municipalité va user d’un vaste arsenal de moyens de coercition.

Un des procédés rapidement employés est celui de la désinformation. En plus d’informer les résidents des déplacements par voie télévisée, la municipalité change constamment de plan d’urbanisation. Par une modification arbitraire de l’itinéraire de la voie de transport du BRT, la mairie menace directement le quartier. Au terme d’une lutte d’experts, la municipalité modifie son plan, jugé absurde par certains urbanistes. Puis, après l’échec du prétexte BRT, la municipalité justifie la nécessité des expropriations par l’installation d’un centre des médias. Ce projet est à son tour abandonné en faveur d’un projet de jardin : la mairie met alors en avant l’argument écologique et la préservation d’une « zone à risques ». La multiplicité des motifs invoqués, le manque de transparence et la profusion d’informations contradictoires tiennent de la stratégie du désordre et de la volonté d’entretenir un sentiment de découragement auprès des habitants.

La municipalité favorise également l’émergence d’un climat quotidien de tension et de crispation pour désolidariser les groupes et détacher peu à peu l’individu de son lieu de vie en dégradant habitat et territoire. La coercition s’installe progressivement, elle n’est ni flagrante ni directement perceptible puisqu’elle s’incarne dans le matériel urbain et l’espace de vie routinier. La violence quotidienne se traduit par la dégradation des conditions de vie et de l’environnement : arbres déracinés, fermeture des parcs, du stade, coupures d’électricité et d’eau, invasion de moustiques. Contrairement à d’autres communautés, la Vila Autódromo n’a jamais profité des programmes d’aménagement mis en place dans les années 90 pour développer l’urbanisation des quartiers défavorisés. Les réseaux d’électricité et d’eau, installés initialement par les habitants, n’ont jamais été rénovés. Les chemins sont en terre et donc rapidement inondés par la pluie, ce qui entraîne la formation de gigantesques flaques d’eau favorisant la prolifération des moustiques et par conséquent la propagation de maladies graves comme la dengue.

Pendant les travaux des infrastructures des JO, rien n’est fait pour épargner la tranquillité et la santé des habitants qui ont eu à subir la traversée quotidienne de plus de 3 000 travailleurs du Parc olympique se rendant sur leur lieu de travail ainsi que le vacarme incessant des chantiers et leur poussière insalubre entraînant des maladies respiratoires.

Les maisons des familles qui se sont opposées à la municipalité sont partiellement détruites et leurs décombres laissés sur place afin de rappeler nuit et jour aux habitants le sort qui a été réservé à leur familles. Devenues le terrain de jeu des enfants, ces maisons à moitié écroulées, paysage de guerre triste et dangereux, constituent ainsi un excellent moyen de pression psychologique sur les habitants. Il n’est pas rare d’entendre les habitants parler de stress ou d’accidents cardio-vasculaires ; beaucoup évoquent le manque de sommeil, la dépression, la perte d’appétit et le renfermement sur soi.

Ainsi, la coercition fatigue les corps et incite petit à petit les habitants à négocier. Incendie, intimidation, présence d’agents de police aux entrées et sorties de la communauté, la mairie ne lésine pas sur les moyens de contrainte. Pour certains, sortir du quartier afin d’aller travailler est devenu impossible. Quelques-uns sont terrés dans la peur et craignent une démolition arbitraire, ce qui les force à rester confinés chez eux. D’autres, travaillant dans la construction, ne peuvent tout simplement plus exercer leur métier puisque leurs matériaux de construction sont confisqués à l’entrée du quartier afin d’éviter qu’ils ne reconstruisent les logements déjà démolis. Pour concrétiser la disparition du quartier, les adresses des habitants ont été rayées de la carte et les facteurs ne distribuent plus leur courrier. Dans une société où la consommation est toujours plus érigée en modèle de vie, et où le statut social est fortement corrélé à la propriété et au lieu de résidence, la perte de ces repères donne une sensation d’impuissance et de dissolution de l’identité personnelle.

Outre ces moyens de coercition, la municipalité dispose d’une arme de persuasion : la construction d’un parc de logements destiné aux habitants et situé à deux kilomètres seulement de la Vila Autodromo. Grâce à un simulacre audacieux et à la mise en scène d’un habitat de luxe, avec surveillance, piscine et toboggans inclus, la municipalité incite les habitants à déserter la communauté pour profiter de ces logements, tout en leur dissimulant les défaillances inhérentes à leur construction.

L’érection de ces logements sociaux coïncide avec le développement d’un programme social phare du gouvernement Lula, le programme Minha Casa Minha Vida (ma maison, ma vie). Alors qu’il devait permettre à des familles d’obtenir un logement pour un coût minime et leur garantir l’accès à la propriété privée, le programme Minha Casa Minha Vida va être employé à des fins de marginalisation sociale et constitue un outil de légitimation des déplacements. Les populations déplacées sont pour la plupart envoyées à la périphérie de la ville et éloignées de leur lieu de travail et de leur cercle de sociabilité. Ainsi, à Rio de Janeiro, sous couvert de solidarité et d’entraide envers les plus pauvres, Minha Casa Minha Vida joue un rôle clé dans la relégation des indésirables urbains12.

La dégradation des conditions de vie, les menaces, mensonges et tentatives de séduction déployés par les pouvoirs publics incitent une partie des habitants à quitter petit à petit le territoire au profit d’un logement social. Seul un noyau dur de militants, constitué principalement de femmes et de familles vivant là depuis plus de vingt ans, tente de résister. Afin de démonter ces solidarités locales, la municipalité redouble d’efforts et déploie une habile stratégie pécuniaire en faisant de l’argent une pomme de discorde. Les sommes proposées aux habitants pour partir atteignent alors des montants élevés et inégalés dans l’histoire des déplacements brésiliens (plus de trois millions de reais, soit un million d’euros environ).

Dans le même temps, les résidents semblent douter de l’efficacité de la lutte et des stratégies collectives. Craignant d’être totalement dépossédés de leurs biens, nombreux sont ceux qui optent peu à peu pour des recours individuels en justice ou négocient avec les pouvoirs publics, parallèlement au combat qu’ils mènent en groupe. La situation ambivalente de nombreux habitants, les divergences et les doutes fragilisent la poursuite de la lutte. L’ambiance est délétère entre les habitants et au sein des familles. Les suspicions sont nourries par l’argent et par les départs soudains et précipités des individus qui, considérés comme des traîtres, tombent rapidement dans l’oubli.

Les avis divergents à l’intérieur d’un même foyer, quant au maintien ou au départ, conduisent parfois à l’implosion du cercle familial : Inácia, militante de la première heure, décide ainsi de quitter le quartier pour sauver son couple. Un habitant divorcé se retrouve dans une situation ubuesque lorsque, au retour du travail, il constate que sa maison a été coupée en deux : son ex-femme ayant accepté la rémunération municipale, il est contraint d’exposer aux yeux de tous son intimité et se retrouve subitement dépossédé de sa vie privée. En 2015, les derniers résistants sont une cinquantaine. Ils émettent des doutes sur les capacités de chacun à mener le combat et estiment que certains d’entre eux ne restent qu’afin de partir les poches pleines. Les luttes de pouvoir en vue d’exercer le leadership enveniment également la situation, et des conflits éclatent entre groupes d’habitants et membres de l’association du quartier.

La violence quotidienne se traduit par des arbres déracinés, la fermeture des parcs, des coupures d’électricité et d’eau et l’invasion de moustiques

Les stratégies de division employées par les pouvoirs publics ont finalement porté leurs fruits. Les conditions de vie déplorables, le désenchantement des habitants à l’égard de la lutte et la conviction que l’issue est impossible à cause de l’acharnement municipal vont amener les habitants à fuir peu à peu leur espace de vie et à quitter la communauté. Le 3 juin 2015, trois habitants sont violemment frappés par la police lors d’une protestation contre la destruction d’un logement. Cette répression a un double effet : elle convainc certains habitants d’accélérer leur départ et d’accepter les rétributions financières et au contraire, elle radicalise les plus acharnés, à l’image de Maria da Penha qui devint par la suite une figure phare de la lutte.

Entre 2016 et 2017, de nombreuses familles optent pour une compensation financière et quittent la communauté. Mais, sous la pression des habitants, la municipalité a finalement cédé et construit des maisons à l’attention de vingt familles ayant résisté aux expropriations ; des maisons alignées, identiques, construites à la hâte et dont, en avril 2017, les habitants attendaient encore les titres de propriété. Les habitants ont récemment inauguré le Museo das remoçoes (musée des déplacements) afin d’entretenir la mémoire des quartiers détruits, d’élaborer des stratégies et de faire entendre la voix des déchus. Lorsqu’on lui demande si la lutte a abouti à une victoire, Penha répond : « Beaucoup sont partis mais nous, nous sommes encore ici et ça, c’est une victoire. Le quartier porte encore ce nom et nous souhaitons faire perpétuer la communauté et à partir de celle-ci, défendre le maintien des autres. La lutte n’est donc pas finie13»

Pour Orlando, professeur à l’université et membre actif du Comitê Popular da Copa, le mouvement social et la lutte de la Vila Autódromo ont permis de sensibiliser les habitants à la thématique urbaine, de retarder et limiter les processus d’expropriation, d’inclure les populations marginalisées au sein du mouvement, d’informer les habitants sur leurs droits et de leur permettre de partir avec des compensations financières leur donnant la possibilité de vivre dans des conditions dignes14.

Faire disparaître les indésirablesLes mouvements sociaux urbains brésiliens défient le projet de ville marchande et source d’exclusion et ils participent à un renouvellement des réflexions sur la ville de demain. Comme à São Paulo en juin 2013, à l’occasion des manifestations organisées par le mouvement O Movimento Passe Livre contre l’augmentation des tarifs de métro, ils sont capables de mobiliser le plus grand nombre et de faire trembler l’ordre établi. Pourfendant la logique urbaine capitaliste de la rentabilité et du profit, ils défendent le projet d’une ville égalitaire, souvent au-delà de la rhétorique, dans la rue et les quartiers et à travers des moyens d’action plus ou moins subversifs.

En janvier 2017, Marcelo Crivella, évangéliste fondamentaliste et bras droit des puissances financières, a pris la tête d’une ville endettée où la violence est en hausse d’une façon tragique15 et où les conflits sociaux sont encore plus saillants. Face aux défis de la crise, le pouvoir municipal a opté pour davantage de privatisations, de flexibilisation et de privilèges à l’intention des groupes dominants. Reste à espérer que les mouvements sociaux, formés avant et à l’occasion des JO, lui tiendront tête, puis poursuivront et inventeront de nouvelles formes de lutte et d’actions en faveur d’une ville plus juste.

Footnotes

  1. Lucas Faulhaber, Lena Azevedo, SMH 2016, Remoções no Rio de Janeiro Olímpico, Morula Editorial, 2015.
  2. Carlos Vainer, « Pátria, empresa e mercadoria: a estratégia discursiva do Planejamento Estratégico Urbano », dans O. Arantes, E. Maricato, C. Vainer, A Cidade do Pensamento Único : Desmanchando Consensos, Petropolis, Vozes, 2009, p. 75-103.
  3. Jordi Borja, Manuel Castells, Local and global, management of cities in the information age, Routledge, 1997.
  4. Orlando Alves Dos Santos, Christopher Gaffney, Luis Cesar De Queiroz Ribeiro, Brasil, os impactos da copa do mundo 2014 e das olimpíadas 2016, Observatório das metrópoles, 2015.
  5. David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Éditions Amsterdam, Paris, 2009.
  6. Marcelo Lopes de Souza, Mudar a cidade, uma introdução ao planejamento urbano e a gestão urbana, Bertrand Brasil, Rio de Janeiro, 2001.
  7. Le modèle centre-périphérie se caractérise par les inégalités entre un centre dominant et une périphérie subordonnée.
  8. Geraldo Silva, « Olimpíadas, choque de ordem e limpeza social no Rio de Janeiro, Algumas resistências em curso »Revista Bibliográfica de Geografía y Ciencias Sociales, Universidad de Barcelona, Vol. XV, no 895, 2010.
  9. Site internet de la BBC Brasil, Como é que voce vai botar o pobre ali ? Diz bilionario, dono da Barra da Tijuca , Jefferson Puff, 10 août 2015.
  10. Le concours Urban Age est organisé tous les ans par la London Economics School et la Deutsche Bank dans une ville du Sud. Au terme d’une compétition entre plus de 150 projets, le prix récompense le projet urbain qui favorise le plus le développement économique et social d’une communauté.
  11. Georg Simmel, Sociologie, Études sur les formes de socialisation, PUF, Paris, 2013.
  12. Mariana Cavalcanti, O Programa Minha Casa, Minha Vida : A produção de enclaves periféricos e seus efeitos sobre as cidades, Ministério da Cidade, 2014.
  13. Entretien réalisé le 15 avril 2017.
  14. Entretien réalisé le 17 avril 2017.
  15. Agencia Brasil, Dados do ISP confirmam aumento de violencia no Rio de Janeiro no primeiro semestre de 2017 , Paulo Virgilio, 29-7-2017.