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Élection aux Pays-Bas : une tempête dans un verre d’eau

Jouke Huijzer

—6 avril 2023

Le nouveau Mouvement agriculteur-citoyen (BBB) est arrivé en tête des dernières élections néerlandaises. Cependant, la délimitation des blocs de pouvoir existants reste parfaitement respectée.

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« Nulle part le ciel n’est plus capricieux qu’aux Pays-Bas », aurait déclaré le réformateur de l’Église Jean Calvin (1509-1564), faisant vraisemblablement allusion aux nombreuses luttes religieuses qui sévissaient à l’époque aux Pays-Bas. Cette même métaphore météorologique pourrait également s’appliquer aux résultats électoraux, qui semblent aussi imprévisibles que le ciel des Pays-Bas. Depuis le début du siècle dernier, la politique néerlandaise a obéi à quatre courants dominants : socialiste, libéral, catholique et protestant. Suite à la fusion des deux derniers groupes par leurs représentants, on a commencé à parler d’un « pays à trois courants », or la fragmentation croissante a progressivement transformé le paysage politique en un delta caractérisé par des courants dominants (se résumant au seul VVD libéral-conservateur) et des courants secondaires (le reste)1.

Jouke Huijzer est rédacteur de Jacobin Nederland et doctorant en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.

Jusqu’à récemment, le paysage politique néerlandais se déclinait sous forme d’un courant dominant (le VVD) et de courants secondaires (le reste).

Au cours des dernières élections, toutefois, ce n’est pas l’eau mais le ciel qui a fourni les meilleures métaphores pour illustrer la politique néerlandaise. On a ainsi vu le Premier ministre en poste, Mark Rutte, donner le coup d’envoi de la dernière campagne pour les élections provinciales en lançant une attaque en règle, dans une interview accordée à De Telegraaf, contre ce qu’il a appelé « le nuage de gauche »2. M. Rutte faisait là principalement référence à la GroenLinks (Gauche verte) et au Parti travailliste social-démocrate (PvdA), qui forment un groupe commun au sein de la Première chambre qui doit prochainement être constituée par les membres des États provinciaux récemment élus. Cette confrontation avec la gauche n’a pas été des plus convaincantes, d’autant que pour la plupart des dossiers politiques et des amendements législatifs, la coalition coopère avec ce même « nuage de gauche ». Le VVD est néanmoins parvenu, dans une certaine mesure, à écarter la plupart des autres partis de droite.

Azote

Mais l’air a dominé la dernière campagne d’une tout autre manière. Le « débat sur l’azote » a de loin reçu le plus d’attention. Depuis un peu moins de quatre ans, il apparaît clairement que si les Pays-Bas tiennent à préserver leur environnement et leur biodiversité, il leur faudra réduire leur cheptel de moitié au moins, de manière à diminuer la quantité d’azote dans l’air. Concrètement, il est question de fermer un grand nombre d’exploitations de grande envergure et d’exproprier un grand nombre d’agriculteurs. Bien que le cheptel ait doublé depuis 2010, que la majeure partie de la production soit destinée à l’exportation et qu’un agriculteur sur cinq soit millionnaire, ces idées ont suscité une vive résistance. En partie en raison de politiques inadéquates et incohérentes, et en partie aussi parce que de nombreux exploitants agricoles de taille moyenne ont contracté des engagements importants, auprès de la banque Rabobank notamment, qu’ils ont aujourd’hui beaucoup de mal à honorer.

Pour les fabricants d’aliments pour bétail en particulier, la réduction de moitié du cheptel représente une perte sèche, dans la mesure où ils se voient privés d’une grande partie de leur marché. Face à cette situation, ces entreprises ont débloqué des aides financières considérables, notamment à diverses organisations et groupes d’action qui ont, à leur tour, organisé des barrages routiers ciblés sur les grands axes desservant les capitales provinciales. Une agence de marketing a également été engagée pour coordonner la campagne de communication des groupes de pression, pour faire en sorte que la question de l’azote figure en tête de l’agenda électoral3.

Les fabricants d’aliments pour bétail et les agriculteurs fortunés (un sur cinq est millionnaire !) ont réussi à maintenir la question de l’azote au premier plan, non sans être aidés par des bureaux de conseil et de marketing.

En 2018, une autre agence de publicité comptant de nombreux clients dans le secteur agricole, dont Bayer et Monsanto, a décidé de créer un parti politique ayant vocation à servir les intérêts des agriculteurs. Elle l’a baptisé « BoerBurger Beweging » (BBB), ou Mouvement agriculteur-citoyen. Ce parti a décroché à une courte majorité un siège à la Chambre des représentants en 2021, qui a été repris par la chef de file Caroline van der Plas. Le choix de Mme Van der Plas, mère célibataire, ancienne candidate de l’Appel chrétien-démocrate (Christendemocratisch Appèl, CDA) et journaliste pour une revue agricole, s’est avéré être un coup de maître sur le plan stratégique. Avec son côté terre à terre, elle s’est révélée une alternative attrayante à la violence verbale grandiloquente dont font montre ses rivaux électoraux dans l’arène politique. Par ailleurs, à l’instar d’autres partis de la droite radicale, elle ne se prive pas non plus de propos sans fondement selon lesquels la nature se porterait comme un charme.

Le BBB joue sur la corde raide entre une droite radicale qui tente de s’opposer à l’establishment et la démocratie chrétienne du CDA qui, au même titre que le CD&V, se trouvait encore au cœur de l’establishment il y a plus d’une décennie. Ainsi, le BBB parvient à pêcher dans deux bassins électoraux : d’une part la droite nationaliste, d’autre part les conservateurs et les démocrates-chrétiens. Le BBB joue sur les sentiments nostalgiques et nationalistes en se faisant le gardien du paysage néerlandais traditionnel. Il se positionne plus à droite que les partis de la coalition (de droite) en ce qui concerne les objectifs climatiques, mais vote régulièrement avec les partis de gauche sur les enjeux sociaux.

En ce sens, le parti se rapproche beaucoup du CDA d’antan, qui a vu une grande partie de son électorat, déjà réduit comme une peau de chagrin, déserter ses rangs en faveur du BBB. Rien d’étonnant à cela, car si de nombreuses personnes s’identifient volontiers à Van der Plas, on peut difficilement en dire autant du chef de file du CDA, Wopke Hoekstra. M. Hoekstra a été président de l’association des étudiants de Leyde, Minerva (historiquement l’une des associations d’étudiants les plus élitistes du pays), et a ensuite fait carrière chez Shell et McKinsey.

Le BBB joue sur la corde raide entre une droite radicale qui tente de s’opposer à l’establishment, et la démocratie chrétienne conservatrice.

Peu après sa nomination au poste de ministre des Finances, son nom est apparu dans les Pandora Papers pour avoir été copropriétaire d’une sociétés boîte aux lettres dans les îles Vierges. Si le VVD regorge de telles figures, les électeurs du CDA attendent toujours de leur dirigeant un positionnement plus social : moins axé sur le marché et plus sur la société civile.

Médias

Le dernier scrutin n’a toutefois pas seulement été marqué par la montée du BBB et l’implosion progressive du CDA. Cette élection a également confirmé le rôle des médias à l’heure de définir l’agenda politique, quels sont les acteurs qui ont le vent en poupe et quels sont ceux qui peuvent observer la situation de loin. Les rédactions ont résolu de ne pas s’appesantir outre mesure sur l’inflation galopante, le nombre croissant de personnes économiquement vulnérables, la suppression des effectifs de l’aéroport de Schiphol ou les résultats accablants de l’enquête parlementaire récemment publiée sur les forages gaziers de Groningen (Groningue)4. Non, il fallait surtout parler de l’azote et du fossé entre les zones urbaines et rurales, ce qui s’est avéré particulièrement opportun pour les chefs (de liste) du BBB. La décision non transparente d’accorder autant d’attention à cette question est tout aussi fallacieuse que les chroniqueurs politiques qui ont fait ce choix et qui font mine de s’étonner par la suite, pendant le bilan de campagne, de l’importance prépondérante accordée à la question de l’azote, comme s’ils n’y étaient eux-mêmes pour rien.

Le rôle ambigu des médias n’est pas nouveau : il y a quatre ans, les différents organes de presse s’étaient ingéniés à présenter Thierry Baudet au public néerlandais sous un jour avant tout quasi messianique, et ce en dépit des nombreux avertissements et signaux alertant sur le caractère profondément fascisant de ses propos. Il s’est ensuivi une victoire électorale au cours de laquelle son parti, le Forum voor Democratie (Forum pour la démocratie, FvD), a instantanément pris la tête du scrutin avec un peu moins de 15 % des voix. Lorsqu’il s’est avéré par la suite que M. Baudet nourrissait effectivement de nombreuses opinions racistes (ou qu’il « gardait chez lui une paire de bottes brunes », comme l’a dénoncé Attje Kuiken, leader du PvdA, lors de la dernière campagne électorale), la question n’a guère suscité d’attention de la part du radiodiffuseur public national ou d’autres médias5. Désormais, toute l’attention se portait sur le BBB, parti qui a obtenu plus de 20 % des voix, tandis que le FvD, avec seulement 3,5 % des voix, n’était plus que l’ombre de ce qu’il était il y a quatre ans.

Classe

« On ne se lasse jamais du ciel des Pays-Bas », entend-on souvent. Si on aurait pu en dire de même à propos des élections néerlandaises, celles-ci commencent à susciter une lassitude croissante. Ce sont en effet toujours des partis de droite (radicale) qui émergent, connaissent une brève apogée, avant de passer le relais à la prochaine étoile montante de la droite – Fortuyn, Wilders, Baudet et, à présent, Van der Plas.

Un million de Néerlandais vivent en dessous du seuil de pauvreté, 60 % sont économiquement vulnérables, or il n’existe pas à proprement parler de mouvement d’indignation politique efficace à même de faire bouger les choses.

Le fait qu’avant chaque élection, on spécule surtout sur qui sera « le plus grand » et qu’après chaque élection, on analyse comment tel ou tel parti l’est finalement devenu, nous ferait presque oublier que la politique n’est pas seulement une question de « qui l’emporte ». Les majorités et les politiques qu’elles mènent ont des conséquences considérables pour les personnes, la société et l’environnement. Sur les plans social et environnemental, le passage à droite de ces majorités au cours de ces dernières années s’est traduit au mieux par un statu quo, mais plus souvent par une régression.

Il a récemment été révélé qu’un million de Néerlandais (sur 17 millions d’habitants) vivent sous le seuil de pauvreté, que 42 % des ménages en 2022 étaient confrontés à des difficultés de paiement et que six ménages sur dix se trouvaient en situation de vulnérabilité économique6. On pourrait penser que les conditions sont réunies pour une politique fortement axée sur les classes sociales, mais étrangement, un mouvement d’indignation politique capable de mobiliser de grandes foules n’a pas encore vu le jour. D’une part, parce que les médias ne rendent que très peu compte des mobilisations sociales et, d’autre part, parce que le ton des acteurs de gauche laisse beaucoup à désirer.

Les sociaux-démocrates (PvdA) et la GroenLinks- le fameux « nuage de gauche » – se posent avant tout en gardiens du statu quo et protègent le consensus existant contre les attaques de l’extrême droite. Ils sembleraient toutefois peu à peu se rendre compte que s’ils veulent dépasser le simple statu quo, ils doivent se faire les défenseurs d’un programme social et écologique plus ambitieux. Et surtout qu’ils ne doivent pas prêcher à tout bout de champ l’« unité », et oser à la place affronter le capital en tant qu’exploiteur des personnes et de l’environnement. De fait, désigner un coupable, un adversaire, un ennemi même, c’est exactement là où la droite montante excelle et où la gauche un peu indulgente manque le coche.

Désigner un coupable, un adversaire, un ennemi même, c’est exactement là où la droite montante excelle et où la gauche un peu indulgente manque le coche.

Le Socialistische Partij (parti socialiste, SP) – naguère une source d’inspiration majeure pour le PTB en Belgique – serait un candidat tout désigné pour mettre en œuvre un vaste projet de classe. Or ce parti se montre rétif à toute politique novatrice et se pose en pourfendeur de ce qu’il nomme la « gauche élitiste », un parallèle peut être fait en Belgique avec la campagne anti- « woke », comme de la droite capitaliste7. Depuis six élections – locales, nationales et européennes – le parti est dirigé par Lilian Marijnissen, fille du fondateur Jan Marijnissen. Élue en 2017, elle a accédé à la tête du parti via la file prioritaire. Entre-temps, plusieurs membres s’en sont vus exclus pour s’être montrés trop radicaux, des « communistes de placard » selon le parti, alors que le SP a aussi rompu avec le mouvement de la jeunesse Rood8.

Éloquente, Lilian Marijnissen est très présente sur les plateaux de télévision, mais on la voit surtout dans des émissions d’actualité clairement orientées à droite. Ainsi, on l’entend régulièrement plaider en faveur d’un gel des flux migratoires, sous peine d’une stagnation indéfinie des salaires, et faire preuve de peu d’empathie à l’égard des migrants en quête d’une vie meilleure pour eux-mêmes ou pour leur famille9. Dans la mesure où de nombreuses personnes économiquement vulnérables sont précisément issues de l’immigration, son discours ne trouve guère d’écho auprès de la classe ouvrière que le SP s’efforce de rallier. La conséquence visible est que le soutien au parti semble en chute libre et qu’il a perdu six élections consécutives.

Politique culturelle

Les Pays-Bas restent donc dominés par la politique culturelle. De Sigrid Kaag, dirigeante du D66, qui, lors d’une visite dans un village de la province d’Overijssel, berceau du BBB, a été accueillie par une foule en colère brandissant des torches, à JA21 (un autre nouveau venu) qui, comme tant d’autres partis, tente de se positionner autour d’enjeux tels que la migration et le « climatoscepticisme »10. Soucieux de se faire une place dans la lutte duale dominante, le D66, en particulier, cherche activement la confrontation avec l’extrême droite – et, il faut bien l’admettre, son programme ne semble qu’un brin plus réjouissant que celui de ces partis. Qui plus est, l’extrême droite cherche à son tour la confrontation avec Mme Kaag en encourageant activement ses partisans à lui adresser des messages de haine sexistes11. Cependant, le principal concurrent électoral du D66 est à trouver du côté du parti pro- et paneuropéen Volt (également un nouveau venu), qui n’est pas lié par un accord de coalition, mais qui diffère peu du D66 d’un point de vue idéologique.

Tout changement véritable exige un projet de classe qui ne se laisse pas perturber par les politiques culturelles de la droite, mais qui définit lui-même les termes du débat.

La dernière campagne électorale laissait présager une nouvelle tempête politique, mais en définitive, les dégâts ne semblent pas trop importants. Les changements dans les relations de pouvoir ont été principalement observés au sein du bloc de gauche ou de droite. La nouvelle répartition des sièges au Sénat devrait renforcer les tendances déjà amorcées12. N’ayant pas décroché la majorité, la coalition se voit contrainte soit de négocier avec la gauche – GroenLinks-PvdA, soit de frayer avec la droite – BBB. Ces partis se complètent bien, si bien que les ajustements politiques devraient être relativement limités. Néanmoins, si l’on prend l’ensemble des partis de gauche et le BBB, ceux-ci disposent également d’une majorité. Et bien que le BBB soit diamétralement opposé à la plupart des partis de gauche sur les enjeux de l’environnement et du climat, il pourrait y avoir matière à travailler sur les enjeux sociaux.

Il ne faut guère s’attendre à des interventions ou à des changements majeurs, tout au plus à des aménagements marginaux. Tout changement structurel réel aux Pays-Bas exigerait un nouveau projet de classe démocratique qui ne se laisse pas perturber par les politiques culturelles de la droite, mais définit lui-même les termes du débat. Toujours est-il qu’un projet d’une telle ampleur supposerait, selon toute vraisemblance, de devoir repartir sur de nouvelles bases.

Footnotes

  1. Van driestromenland tot delta? Beschouwingen over ontwikkelingen in de Nederlandse politiek, Leiden University Press. 2019
  2. “VVD kraakt ’linkse wolk’: ’Dat zou slecht nieuws zijn voor de hardwerkende Nederlander’”, De Telegraaf, 27 janvier 2023.
  3. “Grote geldverdieners in de boerenbusiness | Tot op de bodem | De Avondshow (S3)”, YouTube, 7 mars 2023.
  4. Marin Kuijt, Het kabinet probeert het gasdossier buiten de verkiezingen te houden”, Jacobin Nederland, 14 mars 2021.
  5. “Racistische uitspraken van Thierry Baudet op WhatsApp opgedoken”, RTL, 9 février 2021.
  6. Thijs Rösken, “Miljoen Nederlanders, onder wie 230.000 kinderen, onder armoedegrens in 2024”, nu.nl, 9 mars 2023; en “Geldproblemen in Nederland”, NIBUD, 2023.
  7. Frank Hendrickx, “SP-leider Lilian Marijnissen zet zich af tegen ‘elitair links’”, De Volkskrant, 19 février 2022.
  8. “SP zet ‘geradicaliseerde zolderkamercommunisten’ de partij uit”, NOS, 16 novembre 2020.
  9. Voir, par exemple, Bas Altena, “Geen hogere lonen door arbeidsmigratie? Uitspraak Marijnissen onder de loep”, EenVandaag, 25 février 2019 ; “Lilian Marijnissen wil tijdelijke stop op arbeidsmigratie”, NPO1, 22 novembre 2022 ; “Marijnissen (SP) wil arbeidsmigratie beperken: ‘Open EU-grenzen zijn het probleem’”WNL op Zondag, 24 février 2019.
  10. “Minister Kaag opgewacht door demonstranten met brandende fakkels”, RTL Nieuws, 20 février 2023.
  11. @geertwilderspvv, “Heks.”, Twitter, 29 juni 2021.
  12. “Bekijk hier alle resultaten van de provinciale kamerverkiezingen”, NOS, 15 mars 2023.