Il faut choisir entre une division du monde en blocs, la confrontation et l’escalade militaire d’une part, et la sécurité collective, la coexistence pacifique et la diplomatie d’autre part. Si l’on part de « la paix, du pain et le climat », le choix va de soi.
« Le pain et la paix », tel est le mot d’ordre des femmes de l’industrie textile qui, à Petrograd, le 8 mars 1917, se mettent en grève et descendent dans la rue. Des centaines de milliers de travailleurs suivent leur exemple ; la révolution de février vient d’éclater. Les grévistes sont fatigués de la guerre et de la flambée des prix des denrées alimentaires. Sept mois plus tard, la devise de la révolution d’octobre est devenue : « Du pain, la paix et la terre ». C’est de ce même esprit dont nous avons besoin actuellement, alors que le vacarme des tambours de guerre des chefs de gouvernements se fait de plus en plus assourdissant. Nous avons décidé d’intituler ce numéro thématique « Du pain, la paix et le climat » dans lequel nous explorons les profondes répercussions économiques, sociales, environnementales et politiques de la guerre en Ukraine.
Avec son invasion brutale, Poutine fait trembler la planète. Le président russe de tendance tsariste est à l’origine de la misère mondiale. Des milliers de personnes sont déjà mortes en Ukraine au cours des quatre mois qui ont suivi l’invasion russe. Des millions de gens ont fui le pays. Des familles endeuillées et déchirées, des maisons, des écoles, des hôpitaux et des infrastructures dévastés par les bombes. Au niveau mondial, la guerre aggrave encore le bond des prix des produits de base les plus divers. Les prix alimentaires ont ainsi déjà augmenté de 33,6 % en 2021. Ils devraient grimper de 23 % en 2022. En mai de cette année, les prix du pétrole et du gaz étaient respectivement 53 % et 148 % plus élevés qu’il y a un an. Pendant ce temps, les salaires sont loin d’augmenter au même rythme que les prix. L’épargne diminue, l’endettement s’accroît. Le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, met en garde contre un « ouragan de la faim ». Il ajoute clairement que cette crise alimentaire qui prend des « proportions apocalyptiques » sera impossible à résoudre sans rétablir la production alimentaire de l’Ukraine, du Belarus et de la Russie.
Dans une telle situation, les proposition de solutions négociées et diplomatiques venant des responsables politiques occidentaux sont d’une faiblesse consternante. Leur seule préoccupation semble être : jusqu’où parviendrons-nous à aller dans l’escalade ? La seule réaction des États-Unis et de l’UE consiste à fournir des armes à l’Ukraine, imposer des sanctions à la Russie et augmenter les dépenses militaires. Des livraisons d’armes ne nous rapprochent pas d’un pouce d’un cessez-le-feu. Avec leurs sanctions soi-disant « ciblées » contre Poutine et son entourage, les États-Unis et l’UE sanctionnent en fait le monde entier en raison de la hausse des prix qui en découle. L’Europe troque le gaz russe contre le charbon, mais aussi le gaz de schiste des États-Unis, plus cher et plus polluant. En changeant de fournisseur de pétrole, l’Europe troque un criminel de guerre russe contre un saoudien, responsable de 200 000 morts au Yémen.
En changeant de fournisseur de pétrole, l’Europe troque un criminel de guerre russe contre un saoudien, responsable de 200 000 morts au Yémen.
Pendant ce temps, c’est à qui, parmi les États membres de l’OTAN, gonflera le plus son budget militaire, sans aucun doute au détriment des investissements sociaux et environnementaux qui seront forcément appelés à diminuer encore. Davantage de dépenses en matière de défense, cela veut aussi dire davantage de gaz à effet de serre. L’industrie de l’armement est responsable de plus d’émissions que les secteurs aérien et maritime réunis. À elle seule, l’armée des États-Unis émet plus qu’un pays comme l’Espagne. Pour couronner le tout, les ministres de la défense et les commandants en chef du Pentagone et des quartiers généraux de l’OTAN, tout comme Poutine, évoquent le déploiement d’armes nucléaires « tactiques » et « utilisables » avec grande légèreté.
Non, il ne s’agit pas d’un conflit entre la « barbarie » et la « civilisation », ni d’une « guerre entre démocratie et autocratie », ni, pour reprendre les termes de Gie Goris, ancien rédacteur en chef du magazine MO*, d’une histoire de « grand méchant loup » qui s’attaquerait à un « innocent petit chaperon rouge ». À la Maison Blanche et au Pentagone, on a cessé de tourner autour du pot : il est acquis que les États-Unis mènent une guerre par procuration contre la Russie. Cela signifie qu’ils se servent d’un pays tiers (l’Ukraine) pour atteindre des objectifs géostratégiques qui leur sont propres. Ils comptent sur une guerre de longue haleine pour épuiser la Russie (et la Chine) et consolider l’hégémonie des USA au niveau mondial. Pour Hillary Clinton, la guerre en Ukraine doit s’inspirer des événements qui se sont déroulés en Afghanistan dans les années 1980. Bilan : des années de guerre, au prix de 1,8 million de vies afghanes.
Diviser le monde en deux blocs grâce à la guerre en Ukraine s’inscrit donc parfaitement dans la stratégie de sécurité nationale de Joe Biden : « éviter la concurrence stratégique à long terme de rivaux ayant une influence similaire », en l’occurrence la Chine et la Russie, tout en ramenant l’Europe dans le giron du grand frère atlantique. Contrairement aux déclarations du président Macron, qui en a récemment annoncé l’« état de mort cérébrale », l’OTAN est bien vivante et constitue une fois encore le moyen de « maintenir les Américains dedans, les Russes dehors et les Allemands par terre », pour reprendre les mots du premier secrétaire général de l’OTAN Lord Ismay, résumant la mission de l’organisation.
Les multinationales étasuniennes et européennes, quant à elles, remplissent leurs caisses : les profits tirés de la vente d’énergie, de carburants, d’armes, de gaz de schiste et de céréales explosent. « La souffrance rapport gros », pour paraphraser le titre du rapporte d’Oxfam, publié juste avant le rendez-vous annuel des milliardaires à Davos, en Suisse. Qui sont ces profiteurs de la pandémie et de la guerre ? Big Pharma, Big Tech, d’abord, auxquels s’ajoutent désormais Big Food, Big Oil et Big Gun. Les chiffres sont hallucinants. La fortune des milliardaires a augmenté autant pendant les deux années de pandémie qu’au cours des 23 ( !) années précédentes. La guerre vient encore gonfler davantage ces fortunes criminelles. Pour chaque nouveau milliardaire, un million de personnes se retrouvent au bord du gouffre de l’extrême pauvreté.
Dès lors, pourquoi ne pas sortir dès maintenant de la phase de combat pour passer directement à celle du dialogue ?
Au Sud, les discours sur la civilisation occidentale ne trompent plus personne. Pas après la Libye, l’Afghanistan et l’Irak. Pas après les 80 000 bombes lâchées sous les deux mandats d’Obama. Pas après 500 000 enfants irakiens morts de faim et de privations à cause des sanctions, ce que la secrétaire d’État Madeleine Albright a balayé d’un revers de main en estimant que : « c’était un choix difficile à faire mais le jeu en valait la chandelle ». Pas alors qu’une quarantaine de conflits militaires sévères sont en cours ailleurs dans le monde, dans l’indifférence presque totale de l’Occident. Plus de la moitié de la population mondiale vit dans des pays qui s’opposent aux sanctions contre la Russie. Juger logique que la Russie voit d’un mauvais œil l’installation de nouvelles bases et boucliers antimissiles d’une alliance militaire voisine est une hérésie en Occident. Mais, dans les pays, on la comprend, même si cela ne justifie évidemment pas une invasion militaire.
L’ancien leader travailliste et militant pour la paix Jeremy Corbyn rappelle que « toutes les guerres se terminent dans le dialogue et la solution politique. Dès lors, pourquoi ne pas sortir dès maintenant de la phase de combat pour passer immédiatement à la phase du dialogue ? ». Bonne question. Il faut choisir entre une division du monde en blocs, la confrontation et l’escalade militaire d’une part, et la sécurité collective, la coexistence pacifique et la diplomatie d’autre part. Si l’on part de « la paix, du pain et le climat », le choix va de soi.
Guerre et paix
- 1 L’Europe doit se regarder dans le miroir
- 2 Les trois dynamiques d’une guerre déclarée
- 3 L’État et l’oligarchie en Ukraine
- 4 Le rétrécissement de l’océan atlantique
- 5 Pour une plateforme de pays non alignés, contre une nouvelle Guerre froide
- 6 La gauche doit balayer devant sa propre porte
- 7 Adieu la mondialisation ?
- 8 La guerre brûle la planête
- 9 La crise de la chaîne alimentaire mondiale
- 10 Guerre et démocratie ne font pas bon ménage
- 11 Corbyn a toujours eu raison à propos de Poutine
L’Europe doit se regarder dans le miroir
Boaventura de Sousa Santos
« La Russie et les États-Unis se préparent à la guerre en Ukraine depuis des années » écrit le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos. Se complaisant dans l’illusion qu’elle est du bon côté de l’histoire, l’Europe s’abandonne aux intérêts qui dominent la politique étrangère américaine. L’Europe et les États-Unis sont fièrement seuls au monde ; s’ils sont probablement capables de remporter une bataille, ils se dirigent vers une défaite certaine dans la guerre de l’histoire.
Les trois dynamiques d’une guerre déclarée
Tony Wood
Toute analyse qui se limite aux actions de la seule Russie, ou qui ne regarde pas plus loin que l’analyse psychologique de comptoir de Poutine, est au mieux un délire unilatéral, au pire une déformation délibérée des faits. L’analyste géopolitique Tony Wood explique l’invasion russe par la collision et la confluence de trois dynamiques : le développement interne de l’Ukraine elle-même ; le parcours de la Russie, de la décadence post-soviétique à la réaffirmation nationale ; et l’avancée de l’OTAN et de l’UE dans le vide stratégique créé en Europe de l’Est après la fin de la guerre froide.
L’État et l’oligarchie en Ukraine
Volodymyr Ishchenko
L’application des accords de Minsk aurait pu servir de base à une désescalade en Ukraine. Mais Porochenko et Zelensky sont devenus les proies des batailles entre oligarques, des nationalistes radicaux, des ONG libérales et des gouvernements occidentaux. La marge de politique acceptable s’était tellement réduite après le soulèvement de Maïdan que la mise en œuvre des accords était devenue impossible. Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko examine les causes de la réorientation de Kiev vers l’OTAN et l’UE après 2014 et les conséquences désastreuses de l’invasion criminelle de Poutine.
Le rétrécissement de l’océan atlantique
Jörg Kronauer
La guerre de la Russie contre l’Ukraine renforcera l’alliance des États-Unis avec l’UE, à tous les niveaux : politique, économique et militaire. L’Amérique du Nord et l’Europe ne sont pas seulement liées par l’OTAN, elles sont aussi les meilleures partenaires économiques l’une de l’autre. Pour l’administration Biden, l’intégration transatlantique est cruciale pour les intérêts industriels américains et pour renforcer le pays dans le cadre de sa confrontation avec la Chine. En ce sens, la guerre en Ukraine ouvre de nouvelles portes. Le journaliste Jörg Kronauer en donne un aperçu.
Pour une plateforme de pays non alignés, contre une nouvelle Guerre froide
Vijay Prashad et Wim De Ceukelaire
Derrière la guerre en Ukraine se cache un contexte d’intérêts économiques et politiques. Le marxiste et journaliste indien Vijay Prashad analyse le contexte historique de la guerre, et notamment comment elle s’inscrit dans la tentative des États-Unis de maintenir leur hégémonie mondiale. Il prévient que la guerre concerne également l’indépendance de l’Europe et appelle à un retour à « l’esprit de Bandung » qui met l’accent sur la paix et le non-alignement dans les relations mondiales.
La gauche doit balayer devant sa propre porte
Felix Bartels
Un pays tente d’imposer à un autre une orientation politique qui l’arrange. Cela suscite à juste titre l’indignation et de la sympathie pour la victime. Mais cette attitude n’est-elle pas une constante de la politique étrangère américaine depuis 1945, y compris en Ukraine ? Si la gauche veut s’opposer au bellicisme, elle doit attaquer l’impérialisme dans son ensemble. Pour le chroniqueur allemand Felix Bartels, les leçons de Lénine et Liebknecht sont toujours d’actualité. L’Ukraine ne peut pas être une guerre favorable à la classe travailleuse. Le plus grand ennemi se trouve dans son propre pays.
Pain, climat et démocratie
Adieu la mondialisation ?
Michael Roberts
Ce que les économistes classiques appellent « mondialisation » depuis les années 1980 n’a rien de nouveau. L’économiste Michael Roberts décrit les différentes vagues d’intensification du commerce et de l’exportation de capitaux depuis l’avènement du capitalisme au milieu du 19e siècle. Les années 2020 rappellent la période précédant la Première Guerre mondiale, où des puissances rivales se disputent leur part du gâteau. L’effondrement actuel de la mondialisation peut donner lieu à une bataille entre deux blocs ou à un mélange d’entités économiques concurrentes. L’économie qui stagne et potentiellement plus de guerre : un retour rapide de la mondialisation semble exclu.
La guerre brûle la planête
Natalie Eggermont
L’Union européenne échange des combustibles russes contre d’autres combustibles fossiles, parfois encore plus polluants. Selon l’experte climatique Natalie Eggermont,nous nous trouvons à un point de basculement crucial pour sauver le climat. C’est « maintenant ou jamais ». Il ne nous reste que quelques années pour changer radicalement de cap. La vérité désagréable pour tous les politiciens qui prônent la durabilité, du moins en paroles, mais qui, entre-temps, suivent avec véhémence les sirènes de la guerre, c’est qu’il n’y a qu’une seule issue pour le climat : la paix.
La crise de la chaîne alimentaire mondiale
Raj Patel
Les réactions économiques et politiques malheureusement inadéquates au COVID-19 n’étaient pas de bon augure pour l’ordre mondial. L’invasion de l’Ukraine par la Russie ne fait qu’aggraver la crise de la chaîne alimentaire mondiale. Selon le célèbre sociologue Raj Patel, les hausses de prix et la faim induites par la guerre déclencheront une vague de soulèvements, comme dans le passé : lors des manifestations qui ont inauguré le printemps arabe en 2010, les émeutes de la faim en 2007-2008, de Haïti à l’Italie, et les protestations contre les mesures du FMI dans les années 1980 et 1990.
Guerre et démocratie ne font pas bon ménage
Olivier Goessens
Le train de la militarisation qui a démarré à un rythme effréné est voué à dérailler. Une grande partie de notre prospérité collective est sacrifiée dans un projet insensé visant à permettre à l’OTAN de mener simultanément une guerre contre la Russie et la Chine. « Nous devons enrayer ce processus le plus tôt possible » écrit l’historien Olivier Goessens. La mentalité belliciste qui nous est imposée ne pourra jamais empêcher la guerre. Nous devons éliminer les moteurs de la guerre, grâce à une nouvelle architecture de sécurité européenne, autonome, pour un monde multipolaire.
Corbyn a toujours eu raison à propos de Poutine
Peter Oborne
Bien que Jeremy Corbyn ne soit plus président du parti travailliste britannique depuis des années, il est durement attaqué dans la presse : ses déclarations pacifistes prouveraient sa sympathie pour la Russie de Poutine. Toutes les forces qui s’opposent à la guerre peuvent s’attendre à de telles attaques. Mais le chroniqueur politique Peter Oborne montre que, lorsque cela les arrange, nos élites politiques mettent facilement de côté leurs principes. Contrairement à Corbyn.