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Éditorial Lava 13

Ruben Ramboer

—23 juin 2020

La pandémie n’est ni un coup fatal ni un événement politiquement neutre. Mais si nous nous battons pour cela, elle pourrait devenir un portail vers un monde meilleur.

Le 27 décembre 2020, deux patients présentant des symptômes suspects sont examinés dans un hôpital de Wuhan. Depuis lors, la Covid-19 a fait des ravages dans le monde entier. La pandémie s’est également accompagnée d’une grave crise économique et sociale. Sans mesures massives, le chômage pourrait atteindre un niveau comparable à celui de la Grande Dépression des années 1930.

À côté des victimes humaines, ce sont également des idées vieillisantes qui se meurent. Le capitalisme s’avérait déjà insoutenable financièrement, socialement et écologiquement. Aujourd’hui, il s’avère également incapable de protéger la population contre le virus. L’idée que le « libre marché » peut tout régler est en train de voler en éclats. Nous avons redécouvert quels sont les secteurs essentiels qui font fonctionner la société ainsi que la solidarité, contre l’individualisme et la cupidité. Nous avons également repris conscience de l’importance de la sécurité sociale et des services publics ainsi que des syndicats pour défendre les conditions de travail.

Après le krach de 2008, Sarkozy avait proclamé « la fin du capitalisme financier ». Nous savons ce qu’il en a été. Aujourd’hui, les États prennent des mesures qui étaient jusqu’il y a peu impensables, mais qui visent également à préserver le modèle économique actuel et à protéger les intérêts des multinationales et de leurs principaux actionnaires. Les élites politiques et économiques mettront tout en œuvre pour revenir au business as usual. Naomi Klein avait déjà mis en garde contre la « stratégie du choc » : les détenteurs du pouvoir profitent d’une situation de crise pour faire adopter des mesures qui, en temps normal, provoqueraient la colère. La devise de l’élite dans une crise comme la notre, pourrait se résumer à la fameuse réplique du descendant d’une famille noble au prince dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change.» Et pour sauvegarder les intérêts de sa classe, il part combattre avec « la plèbe » dans les troupes de Garibaldi.

Mais, comme l’a écrit un activiste sur le mur d’un bâtiment à Santiago : « Nous ne pouvons pas revenir à l’ancienne normalité, parce que l’ancienne normalité est justement le problème.» Le « business as usual » ne peut pas être un plan d’avenir après un échec aussi spectaculaire du capitalisme. « Ne jamais gaspiller une bonne crise » devrait également être une devise pour une gauche authentique. Une crise est souvent le signe avant-coureur de bouleversements sociaux, dans le bon comme dans le mauvais sens. Plus tard, pourrons-nous regarder en arrière et voir 2020 comme une année de rupture claire entre deux ères ?

Le débat bat son plein parmi les penseurs de gauche. Le philosophe slovène Slavoj Žižek illustre sa vision des choses par l’image d’une superproduction américaine. Dans Kill Bill 2, la protagoniste principale tue son ennemi par une technique mythique des arts martiaux : la « technique des cinq points et de la paume qui font exploser le cœur », où le cœur de l’adversaire explose après cinq pas. Pour Žižek, l’épidémie de la Covid-19 est un tel « coup porté au capitalisme mondial » et « un signal qu’un changement radical est nécessaire ». La voie à suivre pour en sortir est une « forme de communisme ». Pour le philosophe français Alain Badiou, en revanche, une guerre ou une pandémie est extrêmement « neutre » au plan politique. Que le capitalisme contemporain soit sérieusement remis en question est un
« rêve incohérent et dangereux ». Une épidémie n’ouvre pas « en soi » la porte à une politique innovante. Cette discussion est d’une importance vitale, car ce que nous entreprenons aujourd’hui sera déterminant pour l’avenir. Comment allons-nous faire pour mettre en place une économie qui donne la priorité à l’être humain et à l’environnement ? Comment mettre en œuvre une « doctrine du choc » de gauche ? Toutes ces questions méritaient bien que nous consacrions un numéro entier aux défis posés par la pandémie de la Covid-19. Ce numéro spécial comporte trois parties.

Un nouveau monde

Dans la première partie, nous nous penchons sur l’impact systémique du virus. Selon le sociologue argentin Atilio Borón, la pandémie prouve la nécessité d’un changement de système, mais le capitalisme ne tombera pas si les forces sociales et politiques ne sont pas là pour le faire tomber. La pandémie n’est pas une catastrophe naturelle, explique le géographe britannique David Harvey. L’impact économique et démographique dépend de la vulnérabilité du modèle économique dominant, qui était déjà dans une situation périlleuse avant le déclenchement de la pandémie. La seule politique qui fonctionnera est le socialisme, mais l’oligarchie préfère sans aucun doute le national-socialisme au socialisme populaire. C’est la tâche des anticapitalistes d’empêcher cela. Sam Gindin, ancien syndicaliste et co-auteur de The Socialist Challenge Today, voit des opportunités pour de nombreux nouveaux développements politiques. La population, mécontente de voir se répéter l’histoire de 2008, pourrait bien être moins passive qu’il y a une dizaine d’années. Il souligne également un changement culturel : la nature de la crise a remis à l’ordre du jour la redistribution et la solidarité. Ce ne sont pas les déclarations pompeuses sur l’effondrement du capitalisme qui nous aideront à avancer, mais bien l’organisation de la classe ouvrière. L’économiste et syndicaliste Nic Görtz se penche sur cette voie. Avec un clin d’œil aux Adieux au prolétariat (1980, Éditions Galilée) d’André Gorz, il annonce la résurrection de ce prolétariat. Le confinement a montré clairement qui crée la prospérité. Les grèves et le travail syndical ont également sauvé des vies. La crise révèle ainsi une fois de plus la place centrale de la classe ouvrière dans la production et donc son rôle comme moteur du changement.

Une économie verte et humaine

Dans la deuxième partie, nous nous concentrons sur la grave crise économique et sociale qui s’annonce.  Tout d’abord, nous jetons un regard rétrospectif avec la politologue Radhika Desai. Selon elle, le  coronavirus a exposé les faiblesses de quarante ans de néolibéralisme. Elle souligne également l’appauvrissement de l’économie productive et le déraillement de la politique monétaire de la FED et de la BCE, dont seule une élite a bénéficié. Les énormes inégalités favorisent la propagation de la pandémie, qui à son tour aggrave la crise. « Si les capitalistes sont incapables d’investir et de créer des emplois, quelle est alors leur utilité ? », interroge-t-elle. Les chercheurs Etienne Schneider et Felix Syrovatka s’attendent à une nouvelle crise de l’euro. La précédente crise de l’euro n’a pas été surmontée, les contradictions monétaires de l’Union économique et monétaire (UEM) persistent et l’Italie, la troisième économie européenne, devient maintenant l’épicentre de la crise. Ils explorent trois scénarios : une scission de la zone euro, une stabilisation néolibérale pragmatique et une politique post-néolibérale. Jo Cottenier examine comment les élites financières et les groupes de réflexion capitalistes envisagent les interventions de l’État et une relance (verte). Les États interviennent toujours dans le capitalisme là où le marché échoue. Ces interventions ne sont pas motivées par des raisons écologiques ou sociales. Le Green Deal de la Commission européenne semble avoir été principalement motivé par des préoccupations concernant la compétitivité des multinationales européennes. Enfin, le journaliste britannique et chercheur du Tax Justice Network (réseau pour la justice fiscale) Nicholas Shaxson donne des explications chiffrées sur la question : où chercher l’argent pour payer la crise du coronavirus et la transition climatique ?

Pour un État social

Dans la troisième partie, nous abordons concrètement la crise sanitaire. Ici aussi, nous plongeons d’abord dans le passé. La journaliste scientifique et romancière Laura Spinney raconte comment la grippe espagnole a révolutionné les soins de santé  publics. Après l’épidémie de grippe, l’individu ne
pouvait plus être tenu pour responsable d’une maladie contagieuse. Les graines avaient été semées pour un service de santé public, centralisé et accessible. L’historien Niklas Olsen et le sociologue Daniel Zamora transposent cette leçon à aujourd’hui. La pénurie de matériel médical montre à quel point les solutions de marché sont inefficaces dans les situations de crise. Les nouvelles formes de management public, les restructurations et les économies, le développement des cliniques et assurances privées ont considérablement affaibli les systèmes de santé européens. Toutefois, contrairement aux États-Unis où la commercialisation est la plus avancée, la nature largement publique des soins en Europe occidentale nous a probablement épargné le pire. Nous devons désormais étendre les principes qui ont conduit à la construction de nos systèmes de soins de santé collectifs à d’autres domaines, comme la sécurité alimentaire ou la lutte contre le changement climatique. Don Fitz, rédacteur en chef de Green Social Thought et ancien candidat du Green Party aux États-Unis, nous explique comment Cuba lutte avec succès contre le sida, la dengue, Ebola et aujourd’hui la Covid19, dans l’île elle-même et dans le monde entier, grâce à des soins de santé réventifs et centrés sur les quartiers, grâce à la formation et à la recherche, et grâce à la nationalisation des entreprises pharmaceutiques. En quelque sorte, Cuba a commencé à se préparer à la Covid-19 dès le 1er janvier 1959. En Occident, la Chine est de plus en plus pointée du doigt. Ng Sauw Tjhoi, spécialiste de la Chine et ancien journaliste de la VRT, revient sur l’histoire de l’épidémie et de la lutte contre le virus, avec une chronologie détaillée, des faits et des chiffres. Les chiffres concernant le déploiement du personnel soignant, l’expansion des capacités, la production de matériel, l’assistance aux pays étrangers sont stupéfiants. Un journaliste du New York Times qui a été couronné du prix Pulitzer résume ainsi la situation : « La Chine a acheté du temps pour l’Occident. L’Occident l’a gaspillé.» La frontière entre la suspicion et la critique constructive semble être très mince.

La pandémie comme portail

À chaque nouveau décès, la pandémie renforce encore la nécessité d’abandonner le capitalisme. Le trio constitué par la soif de profit, la privatisation et les économies nous mène tout droit au précipice. On dit souvent qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Nous pouvons maintenant inverser cette idée si nous considérons le résultat du réchauffement climatique, de la pandémie et de la crise économique et sociale. Mais le capitalisme ne fermera pas boutique de lui-même. Revenons au débat entre Badiou et Žižek : la pandémie n’est ni un coup fatal ni un événement politiquement neutre. La crise du coronavirus doit nous inspirer pour adopter de nouvelles idées, pour nous mobiliser afin d’orienter la société dans une autre direction. Comme le dit de manière imagée l’écrivaine indienne Arundhati Roy :

« Que la pandémie soit un portail ! Au cours de l’histoire, les pandémies ont forcé les humains à rompre avec le passé et à réinventer leur univers. En cela, la pandémie actuelle n’est pas différente des précédentes. C’est un portail entre le monde d’hier et le prochain.Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et prêts à se battre pour lui.»