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« Cette histoire est désormais la nôtre »

Anton Jäger

—22 décembre 2017

Dans Communism for Kids la philosophe allemande Bini Adamczak offre une compréhension ludique, vivante et profonde de ce que signifie une société délivrée de l’exploitation de l’homme par l’homme.

« Cette histoire est désormais la nôtre »

À la dernière page de son livre Communism for Kids (2017), la philosophe allemande Bini Adamczak écrit : « Nous décidons de ce que sera l’avenir, car ce conte est désormais le nôtre, et nous faisons nous-même l’Histoire. » Au verso, trois petits personnages aux habits riches et chamarrés font des gestes enthousiastes de la main. Ils semblent faire signe au lecteur qu’ils ne détiennent plus le monopole de l’interprétation du texte – qu’il s’agit désormais aussi de son texte, et qu’il l’écrira lui-même. « C’est incroyable. Il y a des personnages qui me regardent directement du bas de la page », observe Adamczak, laissant libre cours à sa fantaisie.

Son marxisme est vivant, comme un enseignant qui raconte un conte de fées pour la sieste de l’après-midi

Bini Adamczak
Bini Adamczak est théoricienne sociale et artiste et elle vit à Berlin. Elle travaille sur la théorie politique, le genre et l’histoire des révolutions passées.

Avec une grande simplicité conceptuelle, le récit d’Adamczak s’inscrit parfaitement dans la lignée de la littérature pour enfants de l’ex-Union soviétique. Pensons à l’ABC du communisme (1920) de Nicolas Boukharine – un des livres les plus populaires d’Union soviétique – dans lequel le philosophe bolchevique essaye de développer des concepts marxistes de manière accessible. Mais il y a d’autres exemples plus intéressants. Dans un livre pour enfants publié au sortir de la guerre civile russe et intitulé Les deux carrés (1921), le suprématiste russe El Lissitzky présente un duo de cubes : l’un noir, l’autre rouge.

Les deux figures sont les protagonistes de l’histoire, symbolisant de toute évidence pour les historiens de l’art le drapeau rouge des Soviets, trempé dans le « sang des travailleurs », et le carré noir de Kasimir Malevitch, exemple, par excellence, de « l’idée pure » au XXe siècle. La lutte des classes, au moyen des figures géométriques. Ce qui, dans la littérature académique, laisse de marbre (une thèse sur l’abstraction, la marchandisation, l’expropriation) devient alors fertile et vivant – Lissitzky donne une leçon de philosophie marxiste, mais en laissant le jargon de côté. Comme on aurait pu s’y attendre, son livre se termine par une page blanche, où ne figurent que les mots « et ensuite… », invitant l’enfant à écrire lui-même la suite de l’histoire.

Ceux qui se donneront la peine de lire le traité d’Adamczak lui trouveront, à raison, une ressemblance avec le plus grand des artistes soviétiques – elle partage avec Lissitzky l’ambition de populariser des concepts marxistes complexes, principalement auprès des enfants, tout en faisant un peu de politique. C’est précisément ce second aspect qui prête le flanc à la controverse. Pour beaucoup, l’association « enfants » et « communisme » est malvenue, en tout cas inédite : affirmer que les enfants ont, pour ainsi dire, intérêt au communisme, et qu’ils doivent se consacrer au renversement qu’il préconise, peut facilement passer pour de la sédition.

C’est d’ailleurs l’accueil que le public a réservé à son livre. Après que quelques sites d’extrême droite ont eu vent de la traduction anglaise (l’édition originale allemande est sortie en 2004, et il a fallu plus de dix ans pour qu’une traduction anglaise soit publiée), les adeptes de Trump de chez Breitbart et Fox News n’ont pas tardé à lancer une campagne collective visant à dénigrer l’ouvrage.

Marxisme vivant

Cependant, Communism for Kids n’est pas qu’un appel à l’action. L’auteure a également nombre de propositions à apporter sur le plan intellectuel, particulièrement à cette partie de la gauche qui se cache dans les universités. La loi académique qui veut qu’il faille « publier ou périr » (publish or perish) produit chaque année des montagnes de publications marxistes. Pour le professeur de gauche, il ne s’agit pas tant de changer le monde, que de l’interpréter d’une manière différente. Rien de tout ça chez Adamczak. Elle rend le marxisme vivant, comme une institutrice qui raconte une histoire aux enfants avant la sieste. Son style est accessible – les enfants doivent évidemment pouvoir comprendre le récit – et évocateur à la fois. Comme la grande littérature pour la jeunesse (pensons par exemple à Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll et ses énigmes philosophiques), Communisme for Kids ne « s’adresse pas qu’aux enfants » – Adamczak a ainsi construit le récit sur deux niveaux : l’histoire est accessible aux enfants et les adultes peuvent suivre en souriant, car le texte a deux niveaux de lecture, l’ensemble donnant un résultat très harmonieux.

Le récit est divisé en huit parties, traitant chacune d’une question en particulier qui amène progressivement à une critique du capitalisme à la portée des enfants : « Qu’est-ce que le communisme ? », « Qu’est-ce que le capitalisme ? », « Comment le capitalisme est-il apparu ? », « Qu’est-ce que le travail ? », « Qu’est-ce que le marché ? », « Qu’est-ce qu’une crise ? », « Que faire ? » . Cette partie pédagogique est complétée par un épilogue (« Aspirations communistes ») dans lequel l’auteure explique ses propres points de vue politiques. Tout ceci en 112 pages.

Les princesses et les marchands

Dès les premières page, Adamczak démontre la supériorité de ses capacités critiques. Dans chapitre I, elle définit le communisme de manière limpide : « communisme est le nom d’une société qui a supprimé les maux dont les gens souffrent dans notre société capitaliste ». Les chapitres suivants traitent des questions suivantes : qu’est-ce que le capitalisme, et quand est-il apparu pour la première fois ? Il vaut la peine de s’attarder un instant sur son analyse historique. En effet, la généalogie d’Adamczak est bien plus claire et accessible que nombre d’introductions jargonnantes.

Deux cents ans de lutte des classes en Angleterre et deux bibliothèques de littérature académique se retrouvent ainsi résumés en deux petits paragraphes

Pour elle, « à l’origine, le capitalisme s’est développé en Angleterre il y a cinq siècles ». Elle souscrit ainsi indirectement à ce qu’il est convenu d’appeler la « thèse Brenner », formulée par l’historien américain Robert Brenner. Dans les années 1970, Brenner élaborait cette théorie sophistiquée sur l’émergence du capitalisme (ou plutôt sur la transition du féodalisme à l’économie moderne). Selon lui, les visons marxistes classiques voyaient le capitalisme comme le simple résultat d’une augmentation des échanges et du commerce qui se serait ensuite propagée à l’ensemble de la société – la thèse de la « commercialisation », une analyse à laquelle ne souscrivent pas Adamczak et Brenner.

D’après eux, le capitalisme s’est développé seulement au début du XVIIe siècle en Angleterre, quand les rois anglais ont procédé à des expropriations massives en vue d’asseoir leur statut face à une riche caste de commerçants. Les « communs » ancestraux qui, depuis le Moyen-Âge étaient considérés comme des biens communs, étaient désormais peuplés de moutons destinés à augmenter la production agricole. C’est cette situation qui a poussé l’humaniste Thomas More à déclarer qu’ « en Angleterre, ce ne sont pas les hommes qui mangent les moutons, mais les moutons qui dévorent les hommes ».

Adamczak décrit tout cela remarquablement dans le troisième chapitre. « Les princesses devinrent jalouses des marchands, qui étaient devenus si riches en faisant voile vers l’Amérique pour voler tous les bijoux des gens là-bas puis vers l’Afrique pour y voler les gens. » Pour répondre, « elles ont conspiré pour trouver un moyen de devenir aussi riches que les marchands. » Elles y parvinrent en « envoyant leurs soldats chasser les paysans de leur terre ». Avec évidemment des conséquences amères pour les paysans, désormais incapables de pourvoir à leur subsistance : « Les gens se rendirent compte que jamais ils ne pourraient retourner sur leurs terres, et ils partirent dans les fabriques où ils durent se vendre. » C’est à dire qu’ils se sont rendus dans les fabriques locales où un « patron » allait les payer pour leur « travail ». Deux cents ans de lutte des classes en Angleterre et deux bibliothèques de littérature académique se retrouvent ainsi résumés en deux petits paragraphes. Les Actes d’enclosure, les conquêtes outre-mer, la rivalité entre la maison royale et l’aristocratie terrienne : tout y est.

La fouille conceptuelle

Après l’exposé historique vient le quatrième chapitre, consacré à un véritable travail de fouille conceptuelle. Adamczak étudie les différents concepts qui forment le cœur du capitalisme : « travail », « marché » et « crise ». Elle déroule, développe ces éléments au moyen de quelques exemples. Le marché est l’endroit où tout le monde vient vendre ses produits, son travail ou toute autre forme de marchandise. Le marché repose lui sur des usines qui « ont besoin de patron pour s’assurer que tout le monde fasse ce que veut l’usine ». À un certain moment, le patron apprend qu’une autre usine qui fabrique les mêmes produits ouvre de l’autre côté de la rue (des vis en l’occurrence), mais pour un prix plus faible. L’usine n’a pas de chance. Pour concurrencer l’autre producteur, elle doit augmenter la productivité, faute de quoi le patron peut faire une croix sur les bénéfices, et donc sur les salaires. Les « patrons » réussissent donc à accélérer la cadence de travail (Adamczak pose l’augmentation de la cadence de travail comme le principal moyen d’augmenter le taux de profit, au lieu du licenciement ou de l’automatisation. Même si ce diagnostic est discutable, il a l’avantage d’être directement compréhensible par les enfants). L’opération est couronnée de succès : les autres producteurs sont évincés du marché. « Fantastique ! L’autre usine a fait faillite ! J’ai maintenant deux fois plus de clients, il me faut donc deux fois plus de fer ! ». Cependant, l’augmentation de la productivité semble fatale : l’usine doit licencier des travailleurs en raison de la chute des ventes, car les ouvriers de l’autre usine n’ont plus de paie pour acheter des vis. En parallèle, plus personne n’achète de fer, vu qu’il n’existe tout simplement plus de clientèle solvable. « Et bien qu’ils trouvaient stupide de travailler à l’usine, conclut Adamczak, ils sont mécontents car ils ne recevrons plus d’argent et ne pourront plus aller au cinéma. » C’est la crise qui fait son entrée sur scène.

L’exploitation et le plateau de ouija

Ce qui amène Adamczak à l’un des passages controversés du livre. La philosophe ne voit pas la crise capitaliste comme l’œuvre d’un petit groupe de spéculateurs ; il existe évidemment des inégalités intrinsèques entre travailleurs et « patrons », les uns sont dépourvus de tout moyen de production, alors que les autres en sont les propriétaires. Mais, selon Adamczak, cet élément de classe ne résume pas la dynamique globale du capitalisme qui, va au-delà de l’inégalité entre possédants et dépossédés : les travailleurs et les « patrons » sont également condamnés à vivre ensemble, dit-elle : s’ils ne se soutenaient pas mutuellement, ils mourraient tout simplement de faim.

Dans le capitalisme, c’est « le capital » qui règne, « et non les capitalistes en tant que tels ou en tant que classe »

Pour l’auteure, cette dépendance réciproque des travailleurs et des propriétaires d’usines génère un puissant sentiment d’oppression. Cette oppression n’est pas le fait d’une domination « personnelle », car il n’y a pas une unique personne directement responsable (comme ça pouvait être le cas de rois ou de nobles tyranniques). « Bien qu’aucune catastrophe naturelle », écrit Adamczak, « ne se soit produite, pas de tremblement de terre, ni de guerre, ni de visite du pape ; mais tout le monde se retrouve tout à coup sans rien à faire, mort d’ennui et presque de faim ». Elle utilise l’une de ses meilleures métaphores du livre pour expliquer cette situation : le plateau de ouija.

« Pour jouer à ce jeu, écrit elle, un groupe de personnes s’assoit autour d’un tableau au centre duquel il y a un verre. Le tableau porte toutes les lettres de l’alphabet. Chacun met sa main ou son doigt sur le verre, et comme tout le monde tremble inconsciemment un tout petit peu, le verre se met à bouger doucement d’une lettre à l’autre, comme mû une main invisible. Les joueurs ne réalisent pas que c’est eux qui le font bouger, parce qu’ils n’auraient pas pu le faire individuellement. Ils pensent plutôt qu’un esprit transmettait un message à travers eux. Le plateau de ouija illustre à merveille comment se passe la vie sous le capitalisme ».

« Esprit », « main invisible », « lettres de l’alphabet », les références que fait Adamczak sont nombreuses, allant de Hegel à Adam Smith, en passant par Marx. Mais l’anecdote a d’autres avantages. On a rarement si bien résumé et illustré la contrainte impersonnelle et systématique du capitalisme, l’impossibilité d’« en sortir » alors que le système continue à tourner (ceci évidemment sans perdre de vue la perspective de l’autonomie humaine ni la possibilité de changer le système. Qu’est-ce que le marché, après tout, sinon un ensemble d’activités humaines ?). Adamczak le démontre clairement : on peut manifestement expliquer facilement à des enfants un concept aussi ardu de la littérature marxiste, que la « domination des choses sur les êtres humains », développé par Engels.

C’est pourtant là que les faiblesses de la métaphore se font visibles. Adamczak affirme que la contrainte impersonnelle du verre et du plateau de ouija oblige tant les « patrons » que les travailleurs à poursuivre sans cesse la production, comme deux personnes qui se soutiennent mutuellement pour ne pas tomber dans un précipice. Selon Adamczak, « dans le capitalisme, il n’y a pas de reine qui trône loin au-dessus de la société pour commander à tout le monde. Le marché suspend les formes concrètes et personnelles de pouvoir seulement pour les remplacer par une forme abstraite. » En effet, dans le capitalisme, c’est « le capital » qui règne, soit les mouvements secrets du plateau de ouija qui représente la résultante des interactions humaines, « et non les capitalistes en tant que tels ou en tant que classe ».

La domination des choses

Cette approche se retrouve aussi dans le choix d’utiliser des mots comme « usine » au lieu de « patrons ». Adamczak ajoute toujours ce qui suit lorsqu’elle aborde la question des relations de travail : « l’usine fait la sourde oreille », « l’usine parle toujours des mêmes choses », « la voix de l’usine s’est déjà éteinte ». À un certain moment, un personnage parle « de cette satanée chose, chosif… chosification ! », encore une référence à un théoricien du marxisme. Reprenant le concept de « réification » de Lukacs, elle propose l’idée que la contrainte impersonnelle de l’économie de marché commande tant les capitalistes que les travailleurs, et que c’est l’« usine », et non les « patrons », qui tire les ficelles dans le capitalisme. C’est le système abstrait, qui règne, et pas la personne concrète.

Cette analyse entraîne des conséquences politiques. Adamczak met en garde contre les diverses formes « corrompues » d’anticapitalisme (comme l’antisémitisme) qui servent à « personnaliser » un système impersonnel, en attribuant, par exemple, la véritable responsabilité de la crise non pas à la concurrence inhérente aux usines, mais à des entités comme les « Illuminati » ou la « juiverie mondiale ». Au lieu de se pencher sur le système économique, ces tendances donnent une dimension culturelle aux crises (p.ex. la propension des juifs à spéculer) et désigne un groupe bien défini de manipulateurs comme ennemis suprêmes. La domination par un groupe d’individus bien identifiés, nuisibles à l’équilibre économique, se substitue ainsi à la « domination des choses sur les êtres humains ». Et se débarrasser du groupe en question permettrait que jamais le verre ne sorte du plateau de ouija – une idée tentante, mais surtout un espoir complètement illusoire.

Une bande de frères ennemis

Dans quelle mesure cette vision est exacte ? Adamczak marque décidément un point avec la nature « impersonnelle » de l’oppression capitaliste. Les évolutions mystérieuses du marché sont incontrôlables même pour nombre d’États souverains, et c’est avec de grandes difficultés qu’ils tentent de prévenir le désordre économique. Que le capitalisme se caractérise par une oppression impersonnelle n’empêche pas qu’il y ait diverses formes d’oppressions personnelles. En effet, la métaphore d’Adamczak ignore les inégalités entre deux joueurs de ouija : le patron d’usine se soustrait toujours plus facilement au jeu, surtout si le verre menace de sortir du plateau. Tout « patron » se doit de s’accaparer une part de la valeur ajoutée : sans « exploitation » il mourrait lui-même de faim. Mais le rapport de force véritable autour du jeu de ouija, soit la part de la valeur ajoutée que s’accaparera le patron, n’est en effet pas une question de compulsion impersonnelle, prétendument toujours dictée par le marché – il dépend, plutôt, d’un rapport de force politique (la différence entre un travailleur qui est membre d’un syndicat et un autre qui est seul et donc exposé à l’exploitation, est une évidence).

La vision d’Adamczak est aussi bien éloignée de celle de Marx et Engels, les théoriciens principaux des concepts qu’elle discute. Les fondateurs du marxisme même mettaient toujours l’obligation pour le prolétariat de « s’abolir lui-même » à l’avant-plan : l’abolition du prolétariat passe par l’abolition du capitalisme, car ce dernier lui doit son existence même. En outre, c’est uniquement par la lutte des classes que les travailleurs peuvent identifier les inclinations irrationnelles du capitalisme pour parvenir à une abolition consciente et préparée du système. Dans Histoire et conscience de classe (1922), Lucaks écrivait : « Mais la possibilité de cette lutte annonce déjà les contradictions dialectiques, la dissolution interne (Selbstauflösung) de la pure société de classes ». Il n’y a pas d’abolition de l’économie de marché abstraite hors de la lutte des classes concrète.

Autrefois, Marx avait comparé la classe capitaliste à « une bande de frères ennemis », qui connaît en effet de nombreuses dissensions internes, et qui ignore d’ailleurs tout des remèdes amers imposés par le système sur lequel elle préside

Mais ces considérations n’ont pas cours dans la métaphore du tableau de ouija. Elle semble également minimiser le rôle des formes de domination personnelle dans le capitalisme, qu’il s’agisse du pouvoir des employeurs ou des hommes d’État ; car, bien que la société capitaliste ne soit effectivement pas contrôlée par une « reine qui trône loin au-dessus de la société pour commander à tout le monde », le monde contemporain connaît lui aussi ses propres petits despotes qui terrorisent au quotidien leurs travailleurs. Autrefois, Marx avait comparé la classe capitaliste à « une bande de frères ennemis », qui connaît en effet de nombreuses dissensions internes, et qui ignore d’ailleurs tout des remèdes amers imposés par le système sur lequel elle préside. En fin de compte, cependant, ils restent frères : au cœur de la lutte, les capitalistes se retrouvent toujours unis derrière la protection des droits de la propriété et le besoin de faire intervenir l’État pour réprimer les ardeurs de la colère sociale. Bien qu’Adamczak dénonce, à raison, les formes « corrompues » d’anticapitalisme – comme l’antisémitisme et le racisme –, son analyse donne souvent peu de pistes pour comprendre les rapports de pouvoir personnels. Seulement, ces critiques n’enlèvent rien à la rigueur générale de l’analyse.

Des remèdes amers

À partir du chapitre IV, Adamczak adopte une approche plus globale. Elle décrit de manière clinique les différentes manières par lesquelles l’humanité a tenté de se soustraire aux méfaits du capitalisme ainsi que des stratégies les plus adaptées. Elles se structurent autour de quatre « épreuves » possibles : 1) l’État, 2) la planification centrale, 3) l’automatisation intégrale de la production et 4) la destruction des machines.

Chacune de ces approches a bien sûr ses points faibles. L’État, « un grand pot où chacun mettrait un peu d’argent », peut bien remédier aux conséquences de la crise, mais il ne s’attaque pas à ses causes. La planification centrale permet quant à elle de refréner la compétition entre usines, mais sans pour autant modifier la nature du travail, qui reste « éprouvant ». Les conseils d’usine (la troisième « épreuve ») favorisent le contrôle des travailleurs, mais ne résolvent pas la compétition structurelle entre usines. Bien qu’elle permette une satisfaction éphémère, la destruction extatique des machines – comme l’ont fait jadis les luddites britanniques – ne représente pas une solution à long terme. Selon Adamczak, « le communisme n’est pas aussi évident qu’il y paraît ».

Adamczak ne prétend pas donner une réponse finale au problème qu’elle présente au départ. La « domination des choses » est élusive, et ne s’abolit pas d’un coup de baguette magique. Ce que propose Adamczak, c’est ce qu’on appelle en philosophie une via negativa : on ne peut définir le bon qu’en éliminant d’abord le mauvais. Nous ne savons peut-être pas bien ce qu’est le communisme, mais on sait très bien ce qu’il n’est pas. Ce qui amène Adamczak à proposer des ébauches de visions sur la manière d’y arriver : « tout le monde fait des réunions sur tout », « ils essayent maintenant toutes les solutions », « ils changent tout eux-mêmes, aussi souvent qu’ils le désirent ». En fin de compte, la logique impersonnelle du tableau de ouija est explicitement niée :

Les gens essayent toutes les solutions. Ils jouent et apprennent avec tout le monde sur Terre parce qu’ils souhaitent tout comprendre. Si une chose semble mauvaise ou nuisible, ils la changent, tout simplement. Ça ne se fait pas aussi facilement que ça, mais ce n’est pas si dur non plus.

« Cette histoire est désormais la nôtre »L’aphorisme de Brecht, qui dit du communisme qu’« il est cette chose simple si difficile à faire », résonne ici encore en toile de fond. Il reste bien sûr séduisant comme rêve de militant, mais ce n’est pas franchement convaincant. Cependant, cette conclusion n’est guère étonnante, étant donné qu’on peut difficilement résumer – en 112 pages seulement – des phénomènes comme les crises, l’aliénation, la valeur, l’exploitation et en prime dévoiler les énigmes de l’Histoire. Mais Adamczak donne certainement un aperçu de ce que le communisme n’est pas et des raisons pour lesquelles le capitalisme contemporain nous donne une image si déplorable de l’humanité. Elle procède par le négatif : désigner le « faux » pour en arriver au « vrai ». Dans sa conclusion, l’auteure dresse un résumé de la conjoncture actuelle et discute les différentes formes de critique du capitalisme, ainsi que des critères auxquels elles doivent satisfaire pour proposer une critique « intégrale » (y compris une polémique passionnante contre les tenants récents du « post-capitalisme » comme Paul Mason ou Nick Srnicek, toujours intéressante du point de vue académique).

Une fin ouverte

Mais une lecture aussi fine implique un problème. Lire le livre d’Adamczak comme une simple introduction à l’enseignement marxiste reviendrait à passer à côté de nombreux aspects : les superbes dessins, l’humour maîtrisé, l’élégance du style, la profondeur, le sérieux moral qui sous-tend l’ensemble du récit. Ici aussi, l’excès d’interprétation nuit à la portée du texte ; le livre et les personnages parlent d’eux-mêmes.

Ce qui nous ramène aux petits personnages de la dernière page. Optimiste, Adamczak déclare que « pour la première fois depuis si longtemps, l’histoire s’ouvre à de nouvelles perspectives ». Elle termine le livre sur une exhortation à prendre notre destinée en main, une invitation à enfin mettre un terme à la préhistoire capitaliste pour commencer l’ « Histoire véritable » (Adorno). À l’instar du « …et ensuite » de Lissitzky, son récit se termine de manière abrupte, en plein milieu d’une phrase, d’une réflexion. La véritable Histoire, semble-t-il, doit encore commencer.

Bini Adamczak, Communism for kids, MIT, Cambridge 2017.