Interview

Les pauvres ne sont pas les seuls à être en colère

Vijay Prashad

+

Peter Mertens

—26 juin 2024

Mutinerie, le dernier livre de Peter Mertens, traite de l’évolution rapide des rapports de force dans le monde. L’historien et auteur marxiste indien Vijay Prashad est l’une des personnes qui ont inspiré Peter. Lava les a réuni pour une conversation sur le nouvel état d’esprit dans les pays du Sud.

« Mutinerie est un livre sur la lutte des classes, même si ce terme n’est probablement pas utilisé une seule fois », explique Vijay Prashad qui, en tant qu’éditeur, souhaite lui-même faire connaître le même genre d’histoires. «Ces récits sur la lutte des classes à l’échelle mondiale sont nécessaires pour comprendre que quelques réformes dans son propre environnement ne suffisent pas à tout résoudre. »

« Analyser tout ce qui se passe lors de conférences jusqu’à ce que l’on rentre chez soi avec une dépression n’apporte pas de conscience socialiste », acquiesce Mertens. «Les travailleurs ont un potentiel de pouvoir, et ce potentiel est plus grand que la plupart des gens ne le pensent. Nous devons apporter une perspective, afin que les gens marchent la tête haute, fiers de leur classe. »

Il y a plus de grèves en France aujourd’hui et plus de jours de grève qu’en 1968.

Mertens n’en est pas à son premier ouvrage du genre. L’analyse et la théorisation par le biais de la narration d’histoires sont devenues une marque de fabrique unique. Il l’avait déjà fait avec Comment osent-ils? sur l’euro et la crise bancaire, Au pays des profiteurs sur l’élite et ses politiciens, et Ils nous ont oubliés sur la pandémie de Covid. Tous ces titres sont devenus des best-sellers et ont trouvé un public enthousiaste au-delà des frontières nationales, en français, en anglais, en allemand et en espagnol.

Dans Mutinerie, vous regardez le monde entier et analysez comment les événements en Belgique et en Europe sont liés à ce qui se passe dans le Sud global. Pourquoi avez-vous cette fois opté pour cette perspective plus large ?

Peter Mertens Lorsque nos agriculteurs protestent, comme c’est le cas actuellement, il ne s’agit pas seulement d’un problème local. Lorsqu’on analyse la formation des prix tout au long de la chaîne alimentaire, on voit que c’est également lié aux multinationales de l’agroalimentaire et même aux compagnies pétrolières. Il s’agit d’inflation et de superprofits. L’Europe est en ébullition, les luttes sociales sont nombreuses. J’ai remarqué, par exemple, qu’en France, il y a aujourd’hui plus de grèves, plus de personnes en grève et plus de jours de grève qu’en 1968. Pourtant, 1968 est gravée dans la mémoire collective comme l’année des manifestations de masse. En rédigeant le chapitre sur l’infirmière britannique Kath, j’ai découvert qu’il y avait plus de jours de grève actuellement en Grande-Bretagne contre le gouvernement et les politiques d’austérité qu’il n’y en avait contre Margaret Thatcher dans les années 80. Les conflits sociaux sont de plus en plus nombreux. La lutte des classes est toujours bien vivante en Europe.

Je voulais également montrer qu’il existe un lien avec ce qui se passe dans le Sud global. Là aussi, quelque chose est en train de changer. Je pense que l’hégémonie des États-Unis touche à sa fin. Cela crée des contradictions et des conflits dans le Nord et le Sud global. Dans ces circonstances, il est important que les mouvements sociaux d’Europe et du Sud unissent leurs forces.

Pourquoi êtes-vous allé à Berlin pour rencontrer Vijay Prashad et l’interviewer pour votre livre ?

Peter Mertens Lorsque j’écrivais Ils nous ont oubliés, mon précédent livre, j’ai lu le travail de Vijay et j’ai appris l’existence de l’International People’s Assembly, un mouvement populaire international. Cela a été pour moi comme une bouffée d’air frais; c’était exactement ce dont j’avais besoin. Et puis, on peut difficilement écrire un tel livre sans consulter une voix du Sud.

Vijay, vous avez publié Ils nous ont oubliés en Inde. D’où vient votre intérêt ? Il s’agit là d’un livre sur la Belgique, un petit point sur la carte du monde.

Vijay Prashad Ce que disait Peter sur la lutte des classes en Europe est très intéressant. Ce n’est pas seulement en Europe que la lutte a diminué dans la perception des gens. En Inde, c’est pareil. Des centaines de millions de travailleurs se mettent en grève et les médias indiens n’en parlent pratiquement pas. En ce sens, une lutte mondiale des classes est en cours. Et je recherche des manières de raconter des histoires sur ce sujet. Les grands groupes de médias ne s’y intéressent tout simplement pas. On apprend ainsi qu’on ne se bat pas seulement contre son propre gouvernement, mais contre un système. Une personne qui vit en Belgique et qui est confrontée à des problèmes dans son entreprise apprend, grâce à ces histoires, qu’une personne en Argentine ou en Inde rencontre des problèmes similaires. On acquiert alors une perspective plus large sur la lutte. On sait alors que quelques réformes dans son propre environnement ne suffisent pas à tout résoudre. Ce que j’ai trouvé intéressant dans Ils nous ont oubliés, c’est que le livre ne traite pas vraiment de la Belgique. Il porte sur ce qu’a vécu la classe travailleuse pendant la pandémie de COVID, partout dans le monde. La Belgique est une société beaucoup plus riche que, par exemple, la Namibie, mais l’expérience des infirmiers, des médecins, des pompiers, des ambulanciers, etc. était universelle.

Peter Mertens est secrétaire général du PVDA et député fédéral. Sociologue de formation, il est l’auteur de plusieurs best-sellers politiques tels que Ils nous ont oubliés (EPO, 2020), Au pays des profiteurs (EPO, 2016) et Comment osent-ils ? (EPO, 2011).

Qu’est-ce qui vous parle dans le nouveau livre de Peter ?

Vijay Prashad Ce que j’aime dans Mutinerie, c’est qu’il analyse la lutte à travers l’expérience des personnes qui sont en plein milieu de celle-ci. C’est un livre sur la lutte des classes, même si ce terme n’est probablement pas utilisé une seule fois. Il montre comment se déroule la lutte des classes et la façon dont elle est vécue par les personnes qui se trouvent au cœur de celle-ci.

Par exemple, le livre donne la parole à une économiste, puis à une autre femme qui décrit l’impact des politiques économiques sur sa vie et sa volonté d’y remédier. Pourquoi cette histoire ne pourrait-elle pas être lue par quelqu’un au Pakistan ou ailleurs? Partout, les gens diront: «Je connais ce sentiment ». Je me sens comme cette travailleuse en Belgique. »

Mutinerie raconte l’histoire de ce que vous appelez parfois «le nouvel état d’esprit du Sud », un nouvel éveil et une résistance à la domination impérialiste. C’est un sujet sur lequel vous avez beaucoup écrit.

Vijay Prashad En effet. On assiste aujourd’hui à une multitude de mutineries, à différents endroits. Le livre commence en Belgique, en Angleterre, etc., avec les luttes syndicales classiques en Europe. Il y a ensuite la lutte des agriculteurs en Inde, qui est aussi une lutte syndicale. Mais il existe d’autres hiérarchies dans le monde. Il n’y a pas que la hiérarchie des propriétaires d’entreprises et des personnes qui travaillent pour eux. Il existe également des hiérarchies en termes de géographie, de gouvernements, d’États, de rapports mondiaux.

Si nous nous limitons aux luttes avec lesquelles nous sommes d’accord, nous passerons à côté des véritables changements dans le monde.

Prenons l’exemple de la Namibie, un petit pays du Sud-Ouest de l’Afrique, qui a été une colonie allemande. Pendant des années, la Namibie a été dirigée par la SWAPO, qui était à l’origine un mouvement de libération, mais qui est aujourd’hui un parti néolibéral qui a inclus des politiques d’austérité dans son programme. Cette année, la Première ministre namibienne est venue à la Conférence de Munich sur la sécurité. L’hôte allemand a demandé: «Pourquoi la Namibie ne condamne-t-elle pas la Russie ?» La Première ministre l’a regardé droit dans les yeux et lui a dit: «Lorsque nous avons combattu l’apartheid, l’Union soviétique nous a aidés, mais pas vous.» En fait, elle disait à l’Allemagne: «Pourquoi devrions-nous vous laisser nous dire qui nous devons condamner et qui nous ne devons pas condamner ?» La Première ministre namibienne fait donc elle aussi partie de la mutinerie. Elle représente peut-être des forces avec lesquelles nous sommes en désaccord en termes de politique locale, mais je la placerais dans le cadre de la mutinerie. Si nous nous limitons aux luttes avec lesquelles nous sommes d’accord, nous passerons à côté des véritables changements dans le monde.

Peter, dans votre livre, vous utilisez la métaphore de la mutinerie sur le pont inférieur et sur le pont supérieur. Cela fait-il référence aux différents niveaux évoqués par Vijay ?

Peter Mertens Oui, je suis tout à fait d’accord avec Vijay. La gauche doit donner de l’espoir et des perspectives. Lorsque j’étais en Afrique du Sud, un membre du syndicat de la métallurgie NUMSA est venu me voir et m’a dit qu’il avait pitié de moi parce que je venais d’Europe. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il a parlé de la montée de l’extrême droite et du fait que la classe travailleuse n’est plus aussi combative qu’auparavant. Je ne pense pas que c’est avec ça que l’on peut mobiliser les gens. Au contraire, de cette manière, les gens vont se sentir petits et impuissants. C’est comme ces conférences académiques où les intellectuels analysent tout jusqu’à ce que vous rentriez chez vous avec une dépression. Cela ne crée pas de conscience socialiste. Nous devons donc apporter une perspective, pour que les gens marchent la tête haute, fiers de leur classe. Je veux que nous construisions un mouvement d’espoir, mais pas pour autant naïf. Il ne faut pas croire que tout va changer demain. D’une manière générale, la conscience de classe est au plus bas. C’est la même chose dans la plupart des pays du Sud global.

Comment travailler à ce mouvement ?

Peter Mertens Il faut lire la situation, voir et sentir le mouvement, et ensuite essayer de le tirer vers la perspective socialiste, démocratique et écologique. Bien sûr, nous sommes de gauche et nous voulons donc être la voix de ceux qui se trouvent sur le pont inférieur, mais en même temps, nous devons être conscients de ce qui se passe sur le pont supérieur. Regardez l’Afrique du Sud. J’étais à La Haye lorsque l’Afrique du Sud a porté plainte pour génocide contre Israël devant la Cour internationale de justice. C’était impressionnant de voir comment le gouvernement sud-africain s’est opposé à l’impérialisme. Mais, en même temps, je comprends que le syndicat sud-africain NUMSA proteste contre ce même gouvernement. Je soutiens l’Afrique du Sud dans son procès contre Israël et, en même temps, je soutiens le NUMSA dans ses protestations contre les politiques néolibérales du gouvernement ANC. C’est sur cela que porte la métaphore de la mutinerie sur le pont supérieur et sur le pont inférieur.

Vijay Prashad est un historien et journaliste indien. Il a notamment écrit Washington Bullets (Monthly Review, 2020), Red Star Over the Third World (Pluto Press, 2019) et The Darker Nations (The New Press, 2008).

Les jeunes font preuve d’une grande solidarité avec la Palestine et exigent un cessez-le-feu. Il semble que chaque génération ait un problème international qui la mobilise et lui apprend comment fonctionne le monde. Pensez à la guerre du Golfe, à la guerre en Irak… La guerre à Gaza est-elle un événement comparable pour la génération d’aujourd’hui ?

Peter Mertens Oui et non. En 2003, il y a eu la guerre en Irak. Pour ma génération, c’était la première fois que nous sentions qu’il existait, non seulement un mouvement belge ou européen, mais aussi un mouvement mondial. N’oubliez pas qu’à l’époque, Internet était encore un phénomène relativement nouveau. Nous voyions ce qui se passait à Washington ou à Islamabad et cela nous donnait un sentiment de puissance: une génération qui a affronté les «États-Unis d’Agression ».

C’est pareil aujourd’hui. Il s’agit d’un mouvement mondial. La différence est qu’à l’époque, il s’agissait d’un mouvement contre une superpuissance qui se croyait intouchable. Peut-être qu’à cette époque, il n’y avait pratiquement personne dans le mouvement anti-impérialiste qui pensait que l’impérialisme états-unien prendrait fin. Aujourd’hui, l’impérialisme étasunien touche à sa fin. Il est toujours là et sa puissance militaire est énorme, mais il y a dans le monde entier un sentiment que sa fin approche. C’est pourquoi il y a quelque chose de plus puissant et de plus fort dans le mouvement d’aujourd’hui. À la fin d’une époque, une superpuissance devient plus violente, mais d’un autre côté, le mouvement de solidarité mondiale devient également plus puissant.

Je soutiens l’Afrique du Sud dans son procès contre Israël, en même temps, je soutiens le syndicat NUMSA dans sa protestation contre le gouvernement ANC.

Vijay Prashad Quand vous dites que la superpuissance devient plus agressive dans sa phase finale, il y a une bonne raison à cela: la crise économique. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation où les États-Unis et leurs alliés s’appuient sur deux formes de pouvoir. Le premier est le pouvoir sur l’information. Nous ne pouvons pas le sous-estimer. Ils ont toujours une capacité écrasante à définir le discours au niveau mondial. La deuxième, c’est la puissance militaire. Les États-Unis, l’OTAN et ses alliés comme le Japon et la Corée du Sud représentent 75% des dépenses militaires mondiales.

Cette puissance militaire pourra-t-elle un jour être brisée ?

Peter Mertens Même cette puissance militaire a ses faiblesses. Toutes ces armes doivent être fabriquées et transportées. À un moment donné, un ouvrier qui chargeait du fret à l’aéroport de Bruxelles a vu des boîtes destinées à Tel-Aviv. Avec un camarade, il a découvert qu’il s’agissait de matériel militaire en route vers Israël! Une troisième personne a suggéré d’en discuter avec le syndicat.

Les syndicats ont finalement décidé de boycotter les livraisons d’armes à destination d’Israël. Il suffit qu’un travailleur inspecte une boîte et en parle à ses collègues pour que les syndicats belges décident de ne plus transporter d’armes vers Israël. Ensuite, l’Australie a suivi l’exemple des syndicats belges. La même chose se produit dans d’autres pays. Même dans cette orgie de mort et de violence, il y a des signes d’espoir. Nous devons raconter les histoires de lutte, car les gens ont beaucoup de force. Les travailleurs ont du pouvoir, et ce pouvoir est plus grand que la plupart des gens ne le pensent.

Voyez-vous des signes d’espoir dans l’évolution de la position des instances officielles ?

Peter Mertens Certainement. Le gouvernement belge fait preuve d’hypocrisie en n’étant pas transparent sur les livraisons d’armes à Israël. En paroles, il soutient la Palestine, mais en actes, il arme Israël. Mais les jeunes et le mouvement de solidarité exercent une pression et descendent dans la rue. Cela exerce une influence sur l’agenda politique et cela fait une différence.

Certains se demandent si cela fait vraiment une différence, par exemple dans l’affaire portée devant la Cour internationale de justice. «Qu’est-ce que ça change ?» Eh bien, cela fait une grande différence, car nous parlons maintenant officiellement d’un risque de génocide. C’est là une gifle à la face des États-Unis. Et tout cela est la conséquence de la pression exercée par en bas.

Voyez-vous également une différence entre l’Europe et les États-Unis, et même entre les pays européens ? S’agit-il de signes d’espoir ?

Peter Mertens D’autres affrontements se produiront également en Europe. Voyez la question de l’énergie. Les États-Unis peuvent désormais vendre leur gaz naturel liquéfié (GNL) à l’Europe au lieu du gaz russe. C’est une première bataille gagnée pour eux, mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Il y aura une réaction des forces impérialistes de l’Union européenne contre les États-Unis, car ce sont elles qui sont désormais le dindon de la farce. Mais ne vous y trompez pas, l’objectif n’est pas de construire un projet impérialiste européen contre les États-Unis. Toutefois, nous pouvons utiliser toute opposition à l’encontre des États-Unis pour affaiblir l’impérialisme. En Europe aussi, il peut y avoir une sorte de soulèvement du pont supérieur. Ce n’est pas parce que nous sommes aujourd’hui sous la coupe des États-Unis qu’il en sera toujours ainsi.

Vijay Prashad La question de l’énergie est un véritable baril de contradictions. Prenons par exemple la France. Le pays dépend traditionnellement du Niger comme principal fournisseur d’uranium pour son industrie nucléaire. Le Niger est un des pays du Sahel où un coup d’État a eu lieu récemment. Les nouveaux dirigeants ont chassé la France du Niger. Si l’escalade s’aggrave, ils pourraient refuser de fournir de l’uranium. Et maintenant, regardez le problème de la France. Vous dépendez du GNL coûteux en provenance des États-Unis. Ce gaz est beaucoup plus cher que l’ancien gaz russe. Il n’y a plus d’arrivée d’uranium.

Votre facture d’énergie augmente, ce qui signifie en fin de compte que tous les prix continuent d’augmenter. Où en est alors la France en tant que pays? Où en est le projet français de feu le Général de Gaulle? Y aura-t-il un homme politique français qui optera pour une politique gaulliste (d’après l’ancien président français Charles de Gaulle qui a défendu l’indépendance de la France et a quitté le commandement intégré de l’OTAN en 1966, NDLR) et qui dira: «Attendez une minute, dans l’intérêt de la France, avons-nous vraiment besoin de la paix en Ukraine?»

L’impérialisme étasunien est toujours présent et sa puissance militaire est énorme, mais il y a dans le monde entier le sentiment qu’il touche à sa fin.

Vous savez, les Russes ne voudront peut-être plus fournir de gaz naturel à l’Europe dans quelques années. Ils ont déjà construit un grand nombre de gazoducs vers la Chine. Et ils peuvent simplement dire qu’ils ne veulent plus nous vendre de gaz naturel. La France reste donc dépendante du gaz liquéfié en provenance des États-Unis. C’est assez fou, en fait. C’est mauvais pour la planète. L’empreinte carbone est terrible. C’est extrêmement coûteux. Et on est de plus en plus dépendant des États-Unis. Si cela n’est pas une contradiction!

Mais pour l’instant, nous ne voyons pas encore beaucoup de changement ?

Vijay Prashad De telles contradictions ne relèvent pas des mathématiques. Ce n’est pas linéaire. Les contradictions sont les plus fortes là où se déroule la lutte des classes. Dans un pays comme l’Allemagne, à l’heure actuelle, 90% des partis ont pratiquement le même programme politique. 90% pensent que la guerre en Ukraine doit se poursuivre. 90% pensent qu’ils devraient augmenter les dépenses militaires. C’est fou. Dans un pays comme l’Allemagne, où est l’espace nécessaire à un débat et à une discussion rationnels au sein de l’establishment politique? Combien de temps cela peut-il durer? Les gens devraient pouvoir discuter librement, mais, dans de nombreux pays, la discussion ouverte n’a en fait pas lieu. C’est pourquoi le rôle de la gauche est d’expliquer la situation, non pas avec de grands mots idéologiques, mais dans un langage compréhensible.

Peter Mertens Je pense qu’il n’y a pas d’expression politique du gaullisme aujourd’hui. Mais je pense bel et bien qu’un retour est possible. Vous savez, la conscience se manifeste à différents stades. Il y a un premier stade, intuitif. Je pense que l’intelligence de nombreuses personnes est sous-estimée. Nombreux sont ceux qui estiment que les choses ne vont pas dans la bonne direction dans un pays comme l’Allemagne. Au Bundestag, tout le monde soutient le gouvernement, mais il y a une différence avec ce que les gens disent dans la rue. Dans les sondages, la majorité des Allemands s’oppose à cette politique. Ce mouvement n’a peut-être pas encore trouvé d’expression politique aujourd’hui, mais cela peut venir.

D’abord, ils veulent que nous dépensions davantage pour l’armée, avec la norme des 2%. Deuxièmement, il y a l’inflation et la réponse à l’inflation. L’augmentation des taux d’intérêt rend le remboursement de la dette plus coûteux. Et donc, il faudra subventionner l’industrie, comme le font les États-Unis avec leur Inflation Reduction Act. Beaucoup d’argent est injecté dans les secteurs stratégiques. L’Europe doit également répondre avec beaucoup d’argent dans cette guerre des subventions. On parle là de milliards et de milliards.

Et si l’on additionne ces trois éléments: de plus en plus de dépenses militaires, des remboursements de la dette plus coûteux et des subventions aux grandes entreprises privées… alors vous savez déjà qui va payer. C’est pourquoi ils se préparent à l’austérité 2.0. Certaines personnes m’ont déjà demandé si ce serait la même chose qu’en 2011, lorsque j’ai écrit un livre sur l’austérité. Mais la situation sera pire qu’en 2011. Et le climat social s’en ressentira. J’étais en Allemagne pour faire des recherches sur le livre et, lorsque j’ai rencontré des membres du syndicat, ils m’ont dit: «En Belgique, vous avez un système ferroviaire formidable.» «Excusez-moi, ai-je dit, ce doit être une blague.» Mais quand ils m’ont parlé de la situation en Allemagne, j’ai compris que c’était encore pire chez eux que chez nous. Il en va de même pour les écoles, le logement, le personnel soignant, etc. Et quand je suis allé à Londres, j’ai rencontré Grace Blakeley qui m’a parlé de la situation au Royaume-Uni. Dans toute l’Europe, les investissements dans les services publics sont en baisse.

Et maintenant, le climat politique vire vers l’extrême droite. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une vague et que les vagues montent et descendent. Nous devons donc nous préparer à la prochaine vague et faire en sorte de la pousser vers la gauche. Mais une chose est sûre: une autre vague s’annonce. Je pense qu’on sous-estime la colère des gens. De plus, on pense que seules les personnes pauvres sont en colère, ce qui est faux. La classe travailleuse, les personnes qui ont un emploi, un bon emploi protégé par les syndicats, sont également en colère parce qu’elles ressentent ce qui se passe. Imaginez: vous travaillez chez BASF et vous vous en sortez bien. Mais ensuite, un politicien décide de ne plus importer de gaz russe. Et soudainement, l’usine d’ammoniac doit fermer.

Dans son livre, Peter insiste sur l’importance de l’organisation. Vous reconnaissez cela, Vijay?

Vijay Prashad Oui, cette partie du livre est excellente! Je veux dire que l’idée de faire de cette conscience de classe une force organisée est très intéressante. C’est un phénomène intéressant dans le mouvement depuis plus de 100 ans. Karl Marx a écrit sur la manière dont la taupe creuse sous terre et fait des galeries. Et il dit que l’activité révolutionnaire n’est pas le moment où la taupe se montre à la surface. L’activité révolutionnaire, c’est ce que fait la taupe de manière souterraine. Les gens se découragent et se disent: «Pourquoi devons-nous de nouveau organiser une réunion avec notre groupe ?» Pourquoi devrions-nous aller à ces petites manifestations? Pourquoi devons-nous faire toutes ces choses? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?» Mais en réalité, ils se préparent à l’arrivée d’une autre grande vague et à la remontée de la taupe à la surface. Et si on n’y est pas préparé, on rate la grande vague.

J’ai vu cela sur la place Tahrir au Caire. En Égypte, il y a eu ce soulèvement spontané en 2011, le Printemps arabe. J’ai ensuite rendu visite aux manifestants sur la place Tahrir, où ils ont manifesté pendant des mois. Il s’agissait d’un soulèvement de toutes les classes et de tous les secteurs de la société, mais il n’y avait pas d’organisation capable de le diriger. Je sais que, lorsqu’il y a un tel soulèvement de masse, une organisation ne peut pas simplement venir et prendre les choses en main. Plusieurs organisations sont impliquées. Mais il faut une organisation pour guider toutes ces organisations.

Je vais vous donner un exemple. Il y a eu un jour où les gens étaient frustrés par la façon dont les médias de l’État égyptien rendaient compte de ce qui se passait. Il y a eu beaucoup de discussions ce jour-là. Mais s’il y avait eu un parti bien organisé sur cette place, venant tous les jours, aidant à établir la sécurité, aidant à installer les toilettes, aidant à préparer la nourriture et gagnant la confiance des gens, les membres du parti auraient pu se lever à ce moment-là et dire: «Camarades, il est maintenant quatre heures moins vingt.» À quatre heures et demie, nous nous rassemblerons et nous nous rendrons au bureau des médias de l’État pour l’occuper et prendre le contrôle des émissions.» Personne ne savait comment faire.

Vous savez, un dirigeant doit obtenir une grande confiance quand il se trouve devant la foule. Pour cela, il faut passer sa vie à creuser des galeries comme une taupe, à apprendre les techniques, à savoir comment lire l’ambiance, à savoir qu’on ne peut pas se lever et dire quoi que ce soit tant que les gens ne le sentent pas eux-mêmes. Pour tout cela, la mise en place d’une organisation est cruciale. Vous allez de réunion en réunion, de discussion en discussion. Mais sans ces discussions, il n’y a pas de percée. La Place Tahrir a été écrasée parce que personne n’était capable de canaliser l’énergie d’un soulèvement de masse.

Il est donc important de comprendre l’état d’esprit qui règne et de savoir quand les gens sont prêts. Nous devons nous y préparer, ce qui signifie: s’organiser. Et toute personne qui croit que l’organisation se fait à 100% en ligne a perdu la tête. Il s’agit de se réunir, de parler, d’établir la confiance. Le travail politique ne consiste pas toujours à avoir la meilleure ligne politique ou à être capable de bien l’expliquer. Il s’agit de développer la confiance. Et c’est le moment de le faire. Il est très important de gagner l’amour des gens par ses activités. J’ai vu cela dans de nombreux endroits. Lorsque vous avez gagné la confiance des gens, vous arrivez et vous dites: «Écoutez, je peux offrir un leadership politique»; et on vous répondra: «On t’attendait.»

C’est comme le poète iranien Forugh Farrokhzad l’a exprimé dans les années 60:

Nous les attendons.

Nous ne savons pas qui ils sont, mais nous les attendons.

Nous savons qu’ils arrivent.

Nous les attendons.

Quiconque lit ce poème pense aujourd’hui qu’il s’agit d’un poème religieux. En effet, dans la foi chiite, le Prophète revient. Mais en réalité, le titre est «Le Drapeau rouge ».