Le destin de la gauche britannique n’a rien de réjouissant. Cependant, malgré la déconvenue des dernières élections, le corbynisme lui a fait du bien. Elle a l’avenir entre ses mains, tout reste à faire.
Le fiasco des travaillistes lors des dernières élections qui se sont déroulées au Royaume-Uni fin décembre a été réellement douloureux. Dépassé de 80 sièges par les conservateurs qui s’offrent ainsi une confortable majorité, le Labour, avec 202 sièges, a connu son pire résultat depuis 1935. Si une victoire travailliste semblait généralement peu probable, beaucoup par contre (et notamment des conservateurs) s’attendaient à ce qu’il soit impossible de dégager une majorité au Parlement le 13 décembre. L’ampleur de la défaite des travaillistes a laissé les observateurs de tous horizons politiques sous le choc.
Le véritable basculement de la campagne a été l’accord entre les conservateurs de Johnson et le Parti du Brexit de Nigel Farage
Après des années de tergiversations et de tensions autour du Brexit, le message très ferme de Boris Johnson a fait mouche auprès de nombreux électeurs, alors même que la classe politique, confortablement installée dans sa bulle parlementaire toujours obnubilée, doutait de ses chances d’obtenir une majorité. A posteriori, le véritable basculement de la campagne a été l’accord entre les conservateurs de Johnson et le Parti du Brexit de Nigel Farage; ce dernier, satisfait de la position de Boris Johnson sur le Brexit, accepta de renoncer à présenter des candidats à des sièges conservateurs. Dans le système britannique archaïque du scrutin majoritaire à un tour, cela a signé l’arrêt de mort du parti travailliste qui a perdu la moitié de ses voix pro-Brexit, tandis que les conservateurs parvenaient à conserver pratiquement toutes les leurs.
Si le Labour est le seul parti à avoir perdu des voix, les autres n’avaient guère de raisons non plus de se réjouir. Les conservateurs ont grimpé de 1,2% par rapport à leur score de 2017, tandis que les libéraux-démocrates n’empochaient que 11,5% de voix, plus qu’en 2017 donc mais, cette année-là, leurs résultats avaient été exécrables1. Ce que l’on connaît peu des élections de 2017, c’est leur taux d’abstention, qui a baissé de 1,5%, soit plus que l’augmentation des voix remportées par les conservateurs2. Une part importante de l’électorat travailliste de 2017 a délaissé les urnes en 2019, contrairement aux conservateurs et, encore plus, aux libéraux-démocrates et aux Verts qui sont parvenus à convaincre des abstentionnistes de 20173.
En Écosse, la dynamique électorale travailliste a suivi la même logique: une division des votes en trois qui a fait que de légères variations de voix ont entraîné un changement radical au niveau des sièges. Le Parti national écossais (SNP) a gagné à peine 0,9%, mais empoché 13sièges au Parlement écossais, en laissant ainsi un seul siège aux travaillistes et six aux conservateurs. Le clivage ne s’est toutefois pas fait ici en fonction de la position par rapport au Brexit, mais bien relativement à l’indépendance de l’Écosse. Si le Parti national écossais a récupéré pratiquement toutes les voix favorables à la sortie de l’Europe, celles favorables au maintien dans l’UE se sont réparties entre le Labour et les conservateurs, plutôt d’ailleurs à l’avantage de ces derniers. En effet, il était généralement acquis que le Labour était prêt à offrir un autre référendum sur l’indépendance à Nicola Sturgeon si le SNP soutenait un gouvernement travailliste minoritaire.
Le fait que de petites fluctuations modifient drastiquement les résultats du scrutin majoritaire à un tour n’excuse en rien les médiocres performances du parti travailliste. C’est la réalité du paysage politique britannique. Les conservateurs en ont fait bon usage. Les travaillistes, au contraire, semblent l’avoir totalement négligé. Les tenants travaillistes d’un second référendum ont souligné à juste titre le fait que la plupart des électeurs ayant plébiscité le Labour étaient favorables au maintien dans l’UE. Les pro-Brexit ont toutefois répliqué que la plupart des détenteurs des sièges que le Labour devait gagner ou conserver avaient voté pour le Brexit.
Avec davantage de fonds, une meilleure couverture médiatique et une campagne plus efficace, le camp du People’s Vote l’a emporté. Résultat: alors même que des sondages internes annonçaient exactement l’issue du vote en 2019, les stratèges sont restés convaincus qu’une campagne axée sur le maintien dans l’UE attirerait presque tout l’électorat libéral-démocrate ainsi que quelques conservateurs désireux de voir le Royaume-Uni rester dans l’UE. Mais, au final, comme l’avaient prédit de nombreux partisans de gauche du Brexit, des libéraux, même favorables au maintien dans l’UE, finiraient toujours par privilégier leur loyauté de classe par rapport au choix de rester ou non membre de l’UE.
Le post-matérialisme, une thèse surévaluée
Depuis les élections, le débat se focalise sur la dégringolade du Labour dans les régions «traditionnellement ouvrières» du centre et du nord du pays désindustrialisé. Les commentateurs en ont profité pour décréter que le Labour avait perdu le soutien des électeurs de la classe ouvrière dans les zones et villes rurales, au profit (en partie) de jeunes électeurs libéraux de la classe moyenne urbaine. Cette thèse s’inscrit parfaitement dans le récit que nous rabâchent les commentateurs libéraux partout dans le monde riche: dans le nord industrialisé, la politique deviendrait «post-matérialiste» et la source principale de clivage ne serait plus politique, mais culturelle.
Pour bon nombre de ces électeurs, le refus apparent du Labour de respecter les résultats du référendum a été la goutte d’eau.
En apparence, une telle approche peut ne pas sembler totalement infondée. Au Royaume-Uni, par exemple, le vote de classe n’est plus très net, si l’on détermine la classe à l’aide du système officiel de classification socio-économique nationale de l’Office national des statistiques britannique (NS-SEC). Le NS-SEC contient six catégories, basées essentiellement sur le revenu et l’activité professionnelle, souvent rassemblées en deux groupes: ABC1 (classe moyenne inférieure à supérieure) et C2DE (personnes sans-emploi à classe ouvrière qualifiée). Lors de ces élections, les conservateurs ont obtenu de meilleurs scores chez les électeurs C2DE (48% des voix) que chez les ABC1 (43%)4, tandis que les travaillistes séduisaient davantage les jeunes, les universitaires et les minorités ethniques.
La classification NS-SEC se base sur un type d’analyse sociologique qui a le vent en poupe depuis quelques décennies et tend à remplacer la vision plus binaire des classes héritée du marxisme. Compte tenu de la stratification de la main-d’œuvre en employés et ouvriers et de l’augmentation des revenus qui en découle pour certaines catégories traditionnellement définies comme la classe ouvrière, les systèmes de classes basés sur l’activité professionnelle et les revenus se sont avérés plus pertinents pendant une grande partie du XXe siècle. On est toutefois en droit de penser qu’ils sont moins utiles de nos jours car ils ne tiennent pas compte de facteurs interdépendants devenus déterminants pour établir la position socio-économique d’un individu: l’âge et la possession d’actifs.
Les électeurs plus âgés qui ont pu profiter de la bulle financière précédant la crise pour acquérir des actifs ont des intérêts fondamentalement différents de ceux de jeunes électeurs qui, incapables de s’enrichir de la sorte, ont subi de plein fouet la baisse des salaires et l’augmentation de la précarité observées depuis la crise financière. 56% des 18-24ans et 54% des 25-29ans ont voté travailliste, tandis que 67% des électeurs âgés de 70ans et plus et 57% des 60-69ans favorisaient les conservateurs. Les conservateurs n’ont dépassé les 50% dans aucun groupe en âge de travailler. Bien que nous ne disposions pas d’une ventilation complète des votes par régime d’occupation du logement, il est fort probable que la tendance observée en 2017 ait peu évolué. On recensait alors 54% de votes travaillistes chez les locataires et 55% de votes conservateurs chez les propriétaires5. Le vieillissement de la population, combiné à la concentration géographique des jeunes électeurs dans les villes, creuse encore plus le fossé dû à l’âge sur le plan électoral. L’approche post-matérialiste est surévaluée car elle ne tient pas compte des profonds clivages socio-économiques créés par la crise financière.
Néanmoins, les conservateurs ont incontestablement percé auprès de l’électorat de la classe ouvrière (principalement d’âge moyen et plus âgé) dans tout le pays. Cela s’inscrit toutefois dans une tendance à beaucoup plus long terme. Comme le notent Geoffrey Evans et James Tilley dans leur ouvrage The New Politics of Class6, ces quarante dernières années, les électeurs de la classe ouvrière, plus âgés et vivant en dehors des grandes villes ont de plus en plus tendance à bouder les urnes. Certains se tournent vers des partis tels que le UKIP et le BNP. Pour Evans et Tilley, il se peut que les expériences des années 1980 et 1990 aient mené à une perte de confiance généralisée des électeurs de la classe ouvrière vis-à-vis de la politique. La professionnalisation du parti travailliste et, en particulier, le manque croissant de personnalités travaillistes issues des régions et de la classe ouvrière ont encore érodé les liens entre le parti et ces communautés.
Pro ou anti Brexit: une guerre culturelle
Pour bon nombre de ces électeurs, le refus apparent du Labour de respecter les résultats du référendum sur la sortie de l’Union européenne a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le fait que le parti prétende respecter le résultat du référendum, puis se mette, sous la pression de lobbys bien financés et de politiciens de l’establishment, à en promettre un autre, a brisé la confiance des citoyens vis-à-vis du parti travailliste, et de Jeremy Corbyn en particulier. Les plus amers ont sans doute été les électeurs de la classe ouvrière, ayant repris le chemin des urnes en 2017 pour soutenir le programme économique radical de Corbyn. À ce stade, lorsque Boris Johnson promettait de faire aboutir le Brexit, il ne parlait pas simplement de mettre fin au cirque entourant la question. Comme l’a souligné James Butler7, il promettait de mettre un terme à une politique de destruction, de désunion et de corruption. Finis les référendums, les manifestes, les promesses non tenues.
En 2017, les travaillistes avaient mis l’accent sur la lutte des classes, un sujet tabou depuis quarante ans. C’est ce qui avait fait le succès de leur campagne. Or, le processus et les débats liés au Brexit ont brouillé, voire anéanti cet aspect. Le clivage entre pro- et anti-Brexit n’est pas principalement une question de classe sociale. Transcendant la division entre classes dans le pays, il a sapé la pertinence et la précision du message économique que les travaillistes avaient mis en avant. Les motivations à l’origine du vote pro-Brexit au sein des communautés ouvrières du nord de l’Angleterre ont été interprétées selon un cadre identitaire qui dépeint cette population comme davantage préoccupée par ses intérêts culturels qu’économiques. Les travaillistes auraient dû être plus clairs et affirmer que ces gens étaient parfaitement en droit de reconnaître que la mondialisation financière des trente dernières années leur avait fait un tort considérable, tandis qu’elle favorisait d’autres parties de la classe ouvrière ailleurs dans le pays. En l’occurrence, le clivage dû au Brexit s’est mué en une sorte de guerre culturelle.Les travaillistes n’ont pas réussi à livrer une critique cohérente du capitalisme capable de surmonter cette dichotomie identité/économie assez simpliste. Or, une telle critique devrait englober les questions de racisme et de classe en pointant du doigt une petite élite qui profite des dissensions des différentes parties de la classe ouvrière, alors que nous avons en réalité tous plus en commun les uns avec les autres qu’avec ceux qui nous dominent.
Un renouveau encore à venir
La campagne très bancale des travaillistes n’a fait qu’aggraver ces problèmes de longue date. Après des années d’hostilité constante de la part de la presse britannique, Corbyn était autrement plus connu – et détesté – en 2019 qu’en 2017. En imposant l’idée que Corbyn était un traître à son pays, souvent par des messages postés à bon escient dans de petits groupes locaux sur Facebook, les conservateurs ont réduit à néant le peu de respect que lui accordaient, à contrecœur, de nombreux électeurs après la forte campagne de 2017.
Le clivage dû au Brexit s’est mué en une sorte de guerre culturelle.
À cela est venu s’ajouter le manifeste8: un programme certes incroyable, détaillant toutes les mesures d’un grand effort collectif en vue de transformer fondamentalement le pays, mais pas un cri de ralliement capable de l’emporter aux urnes. Le manifeste était tout simplement trop exhaustif pour que les électeurs en comprennent les promesses. La campagne ne s’articulait autour d’aucun récit central. L’absence d’un slogan fort en était d’ailleurs le symptôme. 2017 était axé sur le slogan «for the many not the few». En 2019, les travaillistes ne sont pas parvenus à trouver autre chose que des déclarations fades, abstraites, qui, de toute façon, n’ont pas été suffisamment répétées pour marquer, ne fût-ce que temporairement, l’électorat.
Et ceux qui ont bien reçu le message sont restés sceptiques. Le Labour a mené sa campagne de 2019 comme si toutes les questions de 2017 étaient réglées. Le parti a réellement cru avoir remporté le débat sur l’austérité et n’a pas jugé bon de revenir sur l’argument du financement de ses mesures. Apparemment, les stratèges ont cru que tout ce que le parti devait faire, pour convaincre les électeurs que le manifeste était réalisable, était de s’assurer qu’il était entièrement chiffré et approuvé par l’Institut d’études fiscales. Or, ce que les dirigeants du parti n’ont pas compris, c’est que la question « comment comptez-vous financer votre programme» n’était pas d’ordre économique, mais politique. Ce que les électeurs potentiels voulaient réellement savoir, c’est ce que les travaillistes pensaient pouvoir leur apporter de plus que les autres politiciens.
Et, par rapport à cela, les travaillistes n’avaient rien à dire. Ils se sont contentés de demander aux gens de croire en la possibilité d’un autre monde. De penser que l’austérité était un choix politique imposé par les classes dirigeantes et que, unis contre celle-ci, nous pourrions créer une société différente. Si Mark Fisher9 avait lu notre manifeste, il aurait bien rigolé. Le réalisme capitaliste vit peut-être ses dernières heures, mais il reste à en élaborer un autre pour demain. Et, celui-là, notre imagination collective n’est pas encore en mesure de le concevoir.
Pas d’avenir avec le parti de la classe dirigeante
Si pratiquement personne ne croyait en la possibilité de réaliser le type de transformation sociétale massive envisagée dans le manifeste, prises isolément, les diverses mesures qu’il contenait étaient populaires. 56% des gens étaient favorables à la neutralité carbone pour 2050, et 63% au Green New Deal10. La renationalisation des chemins de fer et de l’eau étaient respectivement soutenues par 64% et 63% des électeurs et rejetées par seulement 23%. C’est là la graine d’espoir à laquelle les socialistes britanniques se raccrocheront au cours des années à venir: en effet, la majorité pense que l’économie du Royaume-Uni doit être réformée de fond en comble. Maintenant, le Labour est-il la seule force politique capable d’y parvenir?
Les post-matérialistes ont aussi un avis à ce sujet. Si la politique britannique s’est réorientée autour d’un clivage culturel plutôt qu’économique, il serait logique que le parti au pouvoir réponde aux «préoccupations légitimes» des électeurs en matière d’immigration, de criminalité et de politique étrangère tout en adoptant une approche de l’économie davantage de gauche. C’est en tout cas l’avis de Matthew Goodwin lorsqu’il affirme qu’il y a «une belle place pour un parti qui tend vers la gauche sur le plan économique, mais vers la droite sur le plan culturel»11.
On reproche souvent aux marxistes un matérialisme vulgaire reléguant les attitudes culturelles au rang de simples épiphénomènes de l’économie. Pour eux, les gens croiraient que l’immigration les préoccupe, mais, en réalité, ce qui les tracasse vraiment, c’est le fait qu’ils n’aient pas été augmentés depuis dix ans. De telles allégations étaient peut-être justifiées il y a cinquante ans, mais aujourd’hui, rares sont les marxistes à tenir encore ce genre de propos réducteurs. Ce simplisme se retrouve plutôt dans la tête de nombreux post-matérialistes. Des commentateurs tels que Goodwin suggèrent non seulement que la culture prime sur le matériel, mais vont jusqu’à négliger totalement la préoccupation matérielle.
Penser que le parti conservateur, créé pour représenter les intérêts du capital, et qui, au cours des siècles passés, n’a cessé de s’adapter pour s’assurer de toujours servir cet objectif, serait disposé – ou capable – de se défaire de son engagement en faveur d’une économie de marché libre ne tient pas la route. À un niveau très élémentaire, plus de 80% des fonds récoltés par les conservateurs lors des élections de 2019 provenaient de donateurs qui versent au moins 50.000livres sterling par an au parti12. De nombreux députés conservateurs proviennent du secteur des affaires, de la finance et du lobbying. Avant les élections générales, plus d’un quart des députés conservateurs étaient propriétaires13. D’autres, dans le sillage de George Osborne, espèrent que leur carrière politique, une fois terminée, leur donnera accès à des postes lucratifs de conseillers financiers.
De manière plus profonde, le parti conservateur est dirigé par des gens dont l’identité toute entière repose sur le bon sens de la classe dominante britannique. La plupart sont passés par des écoles publiques élitistes avant de rejoindre Oxford ou Cambridge14. Toute leur vie, ils ont été immergés dans la doctrine économique néoclassique. Ces institutions n’ont pas seulement pour vocation de rendre inimaginable pour leurs élèves toute remise en question du statu quo. Elles veillent aussi à garantir que l’establishment soit réellement convaincu que le capitalisme libéral de marché est le meilleur système politique jamais inventé par l’être humain. Les journaux qu’ils lisent – The Economist, le Times, le Telegraph – renforcent ensuite chaque jour cette opinion, par ailleurs impitoyablement contrôlée par un groupe de pairs dont la solidarité de classe est si forte qu’elle ferait passer l’Union nationale des mineurs des années 1980 pour une bande d’agitateurs désorganisés.
Sur le plan économique, Corbyn a tellement décalé le débat qu’il sera difficile pour les futurs dirigeants travaillistes de faire marche arrière.
Affirmer que le Parti conservateur est incapable de transformer son approche de l’économie parce que cela serait contraire aux intérêts de la classe dirigeante qu’il représente n’a donc rien d’irrémédiablement fonctionnaliste. En fait, tout porte à croire que l’impératif de promouvoir les intérêts de la classe capitaliste internationale – dont la City de Londres est l’incarnation parfaite – est plus fort que jamais.
La mission des conservateurs consiste maintenant, comme cela a toujours été le cas, à gérer les tensions de classe créées par le capitalisme sans les laisser dégénérer en un conflit total. Dans l’immédiat, ils vont s’employer à rassurer le capital financier international sur le fait que le gouvernement maintient son engagement en faveur de la discipline budgétaire. Le chancelier Sajid Javid ayant annoncé que tous les ministères devraient réaliser au moins 5% d’économies, le récent budget devrait contribuer à rassurer les partisans des conservateurs sur le fait que Boris Johnson maintient son engagement envers les principes du libre marché, même si la base électorale des conservateurs s’est déplacée.
Sur le long terme, les défis sont bien plus complexes. Pour stabiliser ce gouvernement dans le contexte du Brexit et de la récession qui s’ensuivra – sans parler du dérèglement climatique – Boris Johnson devra honorer certaines de ses promesses de stimuler l’investissement dans les régions qui ont contribué à sa victoire. Nul doute qu’il parviendra à trouver de l’argent pour les investissements dans les infrastructures – même si ces investissements seront bien sûr réalisés sous les auspices du secteur privé, afin que ce dernier ne soit pas exclu des largesses du gouvernement. Cependant, les dépenses de l’État auront naturellement tendance à augmenter en raison de facteurs automatiques de stabilisation tels que la baisse des recettes fiscales et la hausse des allocations sociales, inhérents à tout ralentissement économique. Boris Johnson a donc beaucoup moins de marge de manœuvre en matière de dépenses que ne le supposent de nombreux observateurs, et il le sait.
Il devrait dès lors poursuivre le type de programme d’austérité déjà mis en œuvre par Cameron et Osborne – un programme qui tranche impitoyablement dans le soutien public aux catégories de la population les plus vulnérables et les moins actives politiquement. Même si Boris Johnson tente d’augmenter les recettes par une hausse de l’impôt sur les sociétés, de quelque nature qu’elle soit – la débâcle de la taxe sur les services numériques en est un exemple – dans l’ensemble, hormis quelques modifications des allègements et des exonérations, le système fiscal du pays ne devrait pas changer. Les budgets consacrés aux soins de santé, à l’éducation et à la police seront probablement préservés, voire accrus en fonction de l’augmentation et du vieillissement de la population. Les pouvoirs locaux continueront d’être vidés de leur substance, exacerbant la crise de l’aide sociale qui a eu raison du gouvernement de Theresa May. Les droits des travailleurs resteront en ligne de mire. C’est l’un des rares moyens dont le gouvernement dispose pour augmenter ses profits sans toucher à ses propres budgets.
L’idée que le parti travailliste n’aura pas assez de cinq ans pour se relever de la défaite électorale de 2019 fait généralement consensus. C’est plausible, surtout si l’on considère la défaite subie par les travaillistes en Écosse. Mais, si la crise du capitalisme britannique, et mondial, d’ailleurs se prolonge, ce gouvernement conservateur va avoir du mal à gérer l’économie de façon suffisamment efficace pour stabiliser la coalition électorale sur laquelle repose son récent succès. Les classes ouvrières britanniques ne pourront pas supporter une nouvelle récession après une décennie de stagnation des salaires et de précarité croissante. Elles ne pourront pas supporter davantage d’austérité après dix ans d’effondrement des services publics et elles ne pourront pas non plus supporter de voir l’environnement continuer à se dégrader à cause du dérèglement climatique.
Moment historique, nouvelles opportunités
Les problèmes des conservateurs représentent autant d’opportunités pour le parti travailliste. Toutefois, lorsque l’on parle du parti travailliste, il faut envisager tour à tour les différentes structures qui le composent. Au sein du Parti travailliste parlementaire (PLP), la gauche reste assez faible, non seulement en raison de la présence prédominante des députés de droite, mais aussi parce que seule une minorité des députés socialistes comprend ce qu’est réellement le socialisme et le rôle du parti travailliste dans son développement. Si le processus de sélection s’est déjà amélioré, de la manière dont la situation évolue actuellement, il faudrait des décennies pour que la gauche soit en position de force au sein du PLP. Ensuite, il y a évidemment tous les autres éléments du parti travailliste: le Comité exécutif national (NEC) et le Forum politique national (NPF), ainsi que des postes administratifs et bureaucratiques au sein du parti même. De plus, il y a les relations entre les syndicats et le parti, qui ont été positives au cours de la dernière décennie, mais la plupart des syndicats souffrent actuellement d’un déficit de démocratie interne qui les empêche de donner le coup de pouce qui permettrait au parti travailliste de préserver une orientation de gauche lors d’une confrontation avec l’État. Enfin, il y a les membres. Les membres de gauche sont désormais majoritaires, mais il reste à savoir comment leur nombre et leur énergie sont organisés et mobilisés au sein du parti travailliste. On le verra, la question de la démocratie interne est cruciale à cet égard.
Le parti est loin d’être unanime quant à la manière de réagir dans la situation actuelle. Si l’aile droite espère reprendre le contrôle du parti en soutenant Sir Keir Starmer, ce n’est pas sa politique économique qui mènera à la renaissance du blairisme qu’elle souhaite. Sur le plan économique, Corbyn a tellement décalé le débat qu’il sera difficile pour les futurs dirigeants travaillistes de faire marche arrière. Le programme économique des travaillistes restera globalement similaire à ceux de 2017 et 2019 – bien que certains éléments, notamment par rapport au temps de travail, à la participation des travailleurs et à la politique internationale, passeront probablement à la trappe.
Le parti doit maintenant décider quelle sera la manière la plus efficace de vendre son programme économique. L’aile gauche modérée croit qu’une personnalité aussi policée que Starmer suffira à convaincre les électeurs de la nature fondamentalement mesurée du programme économique travailliste. Elle voudra cependant revenir sur la politique étrangère anti-impérialiste de Corbyn et sur son approche ouverte de l’immigration et des droits humains. Des expériences relativement récentes devraient fournir suffisamment de preuves pour déterminer l’efficacité probable de cette stratégie. Le starmerisme ressemblera probablement à un milibandisme15 réchauffé qui, lors des deux élections, n’a pas atteint les scores du corbynisme.
Avec 500.000 membres, Momentum et The World Transformed la gauche ressort des années Corbyn beaucoup plus organisée qu’elle ne l’a été pendant des décennies.
Les espoirs de la gauche reposent sur Rebecca Long-Bailey, ministre fantôme de Corbyn au commerce, à l’énergie et à la stratégie industrielle et autrice de la très populaire stratégie industrielle verte du parti travailliste. Ce n’est pas tant l’attrait électoral immédiat de Rebecca Long-Bailey qui enthousiasme la gauche que ses projets de transformer et de démocratiser le parti lui-même. Si réformer le parti est primordial, ce n’est pas parce que l’électoralisme serait une entreprise inutile pour des socialistes, comme tendent à le croire certaines ailes de la gauche britannique d’avant la crise, mais parce que le sort du parti travailliste dépend de sa capacité à raviver la confiance dans la politique et l’espoir pour l’avenir au sein de la population. En 2017, le Labour est passé tout près de la victoire. Il est évident qu’il aurait dû faire face aux problèmes que des gens comme Ralph Miliband16 soulignent depuis des dizaines d’années. Le manque de démocratie au sein du parti travailliste était et est probablement encore trop profond pour empêcher le glissement vers la droite qui se produit inévitablement lorsqu’un mouvement ouvrier se heurte au pouvoir de l’État britannique.
Le seul moyen d’atteindre cet objectif est alors de reconstruire la gauche en tant que mouvement politique, ancré dans les lieux de travail et les communautés dans tout le pays. Ce n’est pas en affirmant, du haut de leur piédestal, qu’un autre avenir est possible, que les politiciens convaincront l’électorat de se rouvrir à la politique. Si de tels discours ont bien sûr toute leur importance, ils ne peuvent pas remplacer l’organisation de la base. Pour que les gens croient qu’un autre monde est possible, ils doivent d’une manière ou d’une autre s’engager pour tenter de le réaliser, que ce soit en résistant aux propriétaires voyous, en faisant campagne pour soutenir des politiques comme le Green New Deal ou pour exiger des augmentations salariales. En d’autres termes, la victoire électorale d’un parti travailliste socialiste repose nécessairement sur un réveil du mouvement syndical, sur la démocratisation du parti et sur l’évolution de la manière d’organiser les citoyens.
On notera comme point positif que la gauche ressort des années Corbyn beaucoup plus organisée qu’elle ne l’a été pendant des décennies. Avec un demi-million de membres, le Parti travailliste est redevenu un parti de masse et le plus grand parti de gauche d’Europe occidentale. Les 500.000 membres du parti travailliste sont son atout majeur et Momentum17 fournit à la gauche une base à partir de laquelle s’organiser au sein du parti. The World Transformed18 rassemble les socialistes à la conférence annuelle du parti travailliste, ainsi que lors de multiples événements locaux organisés le reste du temps dans tout le pays. Des organes de presse de gauche tels que Tribune et Novara touchent des dizaines de milliers de sympathisants dans tout le pays et ont permis un débat ouvert et franc au sein de la gauche. Même certaines organisations établies – des groupes de réflexion comme l’IPPR et la NEF, des journaux comme le Guardian, ou encore des médias audiovisuels – sont maintenant contraintes de faire entendre des voix de gauche, qui touchent ainsi un public beaucoup plus large.
S’endurcir
Le combat ne fait pourtant que commencer. La lutte pour la démocratie interne au sein d’organisations comme Momentum et The World Transformed, toutes deux accusées d’être de plus en plus déconnectées de la base, est vouée à s’intensifier au cours des mois à venir. Les organes de presse de gauche ont encore du mal à obtenir des subventions et, suite à la déconvenue électorale des travaillistes, de nombreuses organisations établies pourraient bien se passer des voix de gauche. Ce qu’il subsiste du Parti travailliste parlementaire continuera à mettre des bâtons dans les roues à ceux et celles qui luttent pour la démocratie au sein du parti, qui a fort peu progressé sous la direction de Jeremy Corbyn. Seule Rebecca Long-Bailey a, jusqu’à présent, accédé à une demande essentielle de la gauche en faveur de sélections ouvertes. Le parti a encore beaucoup à faire pour transformer ses procédures de sélection des candidats, l’élaboration de ses politiques et la représentation dans ses rangs.
À l’exception de quelques grèves notables, le nombre de jours perdus à cause de conflits professionnels ont été les sixièmes plus bas depuis le début des relevés en 189119 – et les rares actions syndicales se sont concentrées dans le secteur public20. Le nombre d’adhésions aux syndicats ne cesse de décliner depuis les années 1980, et cette tendance ne semble pas prête de s’inverser. Par contre, et c’est encourageant, on constate que les travailleurs de secteurs jusqu’à présent réputés très difficiles à organiser – du personnel d’entretien aux livreurs Deliveroo – ont commencé à résister à l’exploitation de leurs employeurs, mais les grands syndicats ont souvent mis du temps à réagir. Bien souvent, les principaux syndicats du pays souffrent euxmêmes d’un déficit de démocratie, avec des directions peu en lien avec la majorité des membres. Pour pouvoir s’organiser au Royaume-Uni, les socialistes n’ont d’autre choix que d’empêcher le déclin à long terme du mouvement travailliste britannique et cela ne sera pas simple.
Vu d’une perspective neutre, le destin de la gauche britannique n’a rien de réjouissant. Alors que le capitalisme britannique est effectivement en crise, la gauche est bien trop faible pour parvenir à en tirer profit. Si l’on en croit l’histoire, la droite a beaucoup plus de chances de profiter du chaos de la conjoncture actuelle. Cependant, malgré la déconvenue des dernières élections, le corbynisme a fait du bien à la gauche britannique, d’une part en raison du corbynisme même et, d’autre part en raison des structures mises en place, des institutions qui ont vu le jour et du nouveau récit politique. Enfin, la conjoncture historique actuelle a elle aussi un rôle à jouer.
Pour ceux d’entre nous qui sont impliqués dans cette période de lutte, il semble plus clair que jamais que la crise prolongée dans laquelle le capitalisme se débat depuis 2008 est aussi un moment d’incertitude – et donc d’opportunité. La chance semble jouer contre la gauche, mais son avenir est entre ses mains et tout reste à faire. Les socialistes britanniques seraient bien avisés de garder à l’esprit les paroles de feu Tony Benn, grand homme de gauche: «il n’y a pas plus de victoire définitive que de défaite définitive. Il y a juste une bataille, toujours la même, à mener encore et encore. Alors, endurcissez-vous, nom d’un chien».
Footnotes
- Election results 2019: Analysis in maps and charts, BBC, 13 décembre 2019
- Ibid.
- Martin Baxter, Voter Migration by Party 2017-2019, Electoral Calculus, 16 janvier 2020.
- Michael Ashcroft, «How Britain voted and why: My 2019 general election post-vote poll», Lord Ashcroft Polls, 13 décembre 2019. http://lordashcroftpolls.com/2019/12/how-britain-voted-and-why-my-2019-general-election-post-vote-poll/
- Ipsos Mori, How Voters Voted in the 2017 Election, Ipsos Mori Estimates, 2017.
- Geoffrey Evans et James Tilley, The New Politics of Class: The political exclusion of the British working class, Oxford University Press, 2017.
- James Butler What Happened? London Review of Books vol.42 No.3, 2019.
- En 2019, le parti travailliste s’est présenté aux élections avec It’s Time For Real Change – the Labour Party Manifesto 2019, dont les points forts étaient notamment une «révolution industrielle verte», la reconstruction des services publics, la lutte contre la pauvreté et les inégalités, un second référendum sur Brexit et une politique étrangère ouvertement anti-impérialiste.
- Mark Fisher (1968-2017) était un théoricien britannique populaire. Dans son livre Le Réalisme capitaliste: N’y a-t-il aucune alternative?, paru en 2018 chez Entremonde, il décrit les effets de l’hégémonie capitaliste sur notre imagination. Sa thèse est que, depuis la chute de l’Union soviétique, il serait désormais impossible de proposer une alternative cohérente au capitalisme, et encore moins d’y croire.
- YouGov, YouGov/NEON Survey Results, 19 novembre 2019.
- Matthew Goodwin, Nine lessons from the election: Boris was lucky – but he also played his hand right, The Spectator, 24 décembre 2019.
- Peter Geoghegan, The Tory party is so dependent on big money it now represents only a tiny elite, The Guardian, 9 décembre 2019.
- Martin Williams, Fact Check: Almost one in five MPs are landlords, Channel 4, 21 juillet 2017.
- Oxford et Cambridge sont des universités d’élite britanniques. Alors que moins de 1% de la population est diplômée de ces institutions, de nombreuses personnalités politiques et socio-économiques de premier plan sont issues de leurs rangs.
- Ed Milliband a dirigé le parti travailliste entre 2010 et 2015. Malgré ses critiques du New Labour plus orienté à droite dont il a hérité de Tony Blair et Gordon Brown, il n’a pas fondamentalement imposé un changement de cap. Il démissionnera suite à la défaite électorale de son parti en 2015.
- Ralph Milliband (1924-1994), père de Ed, était un sociologue marxiste britannique. Il est l’auteur, entre autres, de Parliamentary Socialism, dans lequel il reproche au parti travailliste son rôle de parti conservateur. Sa discussion avec Nicos Poulantzas sur la nature de l’État capitaliste, qu’il soit instrumentaliste ou structuraliste, a fait grand bruit dans le monde universitaire.
- Momentum est une organisation politique de base fondée au lendemain de l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste. Momentum s’occupe principalement d’informer et de mobiliser par le biais de campagnes de porte-à-porte et sur les médias sociaux.
- The World Transformed est un festival politique annuel, organisé par Momentum, qui vise à créer un espace où produire et échanger des idées. En 2019, il a attiré cinq mille personnes.
- Office for National Statistics, Employment and employee types, Office for National Statistics, consulté le 20 février 2020.
- Office for National Statistics, «Workplace disputes and working conditions», Office for National Statistics, 18 février 2020.