Wolfgang Fritz Haug a pris la succession d’un projet extraordinaire: un dictionnaire du marxisme. Dans une conversation pour Lava il explique son projet, ses idées et sa vision du monde.
L’année 2018 sera l’année « Marx 200”. 200 ans depuis la naissance de celui qui, avec son compère Engels, a inspiré et inspire toujours des millions de personnes. Depuis la crise de 2008, de nombreux économistes et hommes politiques redécouvrent Karl Marx. Le Capital, dont Marx a fait l’œuvre de sa vie, se vend comme jamais encore auparavant, surtout chez les économistes et les professionnels du monde financier. Le Karl Dietz Verlag à Berlin a remis sur le marché, pour la première fois depuis1989, les Œuvres complètes de Marx et Engels, les 43 tomes pour 1 120 euros.
Une bonne raison parmi d’autres pour rencontrer un homme qui a fait de l’étude, de la diffusion et de l’actualisation de l’œuvre de Marx, l’œuvre de toute une vie. À Stuttgart, où il vit la moitié du temps, nous avons rencontré Wolfgang Fritz Haug (82 ans), ancien professeur de philosophie de la Freie Universität Berlin. Depuis 1983, il édite le Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus , le Dictionnaire historique et critique du marxisme dont le 12e volume paraîtra bientôt. Il vient de signer un mémorandum avec le Bureau de traduction et de compilation du Comité central du Parti Communiste Chinois pour la traduction intégrale du dictionnaire en chinois.
Il a de fait pris la succession d’un projet initié par Georges Labica, le philosophe français. En 1982, Labica a édité son « Dictionnaire critique du marxisme », un dictionnaire encyclopédique consacré aux penseurs et théoriciens du marxisme, aux concepts et ouvrages fondamentaux de cette doctrine et à son histoire. La seconde édition date de 1985. Les articles ont été rédigés par de nombreux spécialistes français et étrangers.
Comment en êtes-vous arrivé à reprendre et à élargir le projet du Dictionnaire historique et critique du marxisme ?
Wolf Fritz Haug. En 1983, j’ai passé quelques mois à Paris en tant que professeur invité. Labica et moi, nous nous connaissions de longue date. Nous nous étions rencontrés à Cavtat, en Yougoslavie, à l’occasion des conférences internationales Socialisme dans le monde. Nous critiquions surtout la conception, unilatérale et mécaniste dominante à l’époque de la détermination exclusive des superstructures par la base. Labica avait conçu l’idée d’un dictionnaire critique. Il voulait ouvrir le projet à tous ceux des marxistes, qui — d’une façon ou d’une autre — se réclamaient de Marx.
Quand j’étais à Paris, il m’a donné un exemplaire de son Dictionnaire critique du marxisme . J’ai compris immédiatement qu’il fallait le traduire en allemand. J’ai quitté Paris avec le contrat de l’éditeur dans la poche. En Allemagne, j’ai formé un groupe de travail pour la traduction, mais pour des raisons d’organisation du travail et de manque de capital pour éditer l’œuvre dans sa totalité, nous l’avons publiée en huit petits volumes. Le premier a paru au cours de l’année du centenaire de la mort de Marx. Le huitième et dernier en 1989. C’est cette traduction qui a donné lieu à la naissance du Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, le Dictionnaire historique et critique du marxisme (DHCM).
Les grands dictionnaires sont d’ailleurs souvent nés d’une traduction ou d’un travail d’actualisation. Le dictionnaire le plus célèbre du siècle des Lumières, l’Encyclopédie de Diderot, est né d’un projet de traduction. Au cours des événements en URSS au début des années 90, nous avons interrompu le travail, mais après la chute définitive du bloc de l’Est, nous avons décidé de le reprendre. Il s’agissait d’analyser un échec et de découvrir tout ce qui restait viable, de le transposer dans la nouvelle situation et de lui donner un avenir.
‘Deutsches Gramsci-Projekt’, il a publié l’édition critique en langue allemande des ‘Cahiers de prison’ d’Antonio Gramsci en 10 volumes.
Au début, nous n’envisagions qu’un ou deux petits volumes supplémentaires. L’idée était de compléter par des perceptions, expériences et concepts élaborés dans les différents courants marxistes ou de la « théorie critique » allemands le DCM qui était assez « français ». Mais, critiqués et par le Parti Communiste allemand et par l’École de Francfort, nous avons dû internationaliser le projet. Dans une série de conférences sur tous les continents — sauf, hélas, en Afrique —, nous avons consulté les intellectuels marxistes : quelles entrées ajouter ? Quelles traditions ou expériences spécifiques prendre en compte ? Quels auteurs approcher ? Bientôt, cela a dépassé la forme du supplément.
À partir de 1994, les volumes du DHCM ont paru à un rythme d’environ deux ans par volume. Depuis, nous avons traité plus de 1200 concepts, qui se réfèrent au marxisme et aux mouvements de libération. Il s’agit de concepts théoriques ou de stratégie politique d’une certaine importance chez Marx et Engels ou chez un de leurs successeurs. Il peut s’agir aussi de notions inconnues des classiques, dans la mesure où elles posent de nouveaux problèmes ou mettent en lumière des aspects négligés du marxisme. Beaucoup de mots-clés n’ont jamais été traités dans des dictionnaires similaires. Ils se réfèrent aux problèmes de notre époque. Ce sont les problèmes non résolus de notre époque de crise globale, de la transition vers un mode de production de haute technologie du capitalisme transnational. Nous ne reprenons pas d’événements historiques, d’indications géographiques ou de noms d’organisations à moins qu’ils ne soient devenus des concepts dans lesquels se cristallisent des problèmes stratégiques. Les noms des personnes ne sont repris que sous la forme d’écoles ou de tendances dérivées de leur nom .
Quelle est l’utilité de la pensée marxiste et donc du dictionnaire aujourd’hui ?
Pour le dictionnaire, le « aujourd’hui » arrive cent ans trop tôt. Marx est et reste le théoricien critique inégalé du capitalisme. À mes yeux, il est aussi le penseur rénovateur qui nous a ouvert de nouvelles manières de connaître. Cela fait 50 ans que je l’étudie, mais à chaque fois, il m’apporte des idées nouvelles, il m’incite à pousser plus loin mes réflexions de sorte que je comprends mieux les conditions dans lesquelles nous vivons. Bref, Marx est pour moi la clé qui permet la découverte scientifique et la compréhension des événements jusqu’à ce jour. Ma critique de l’esthétique des marchandises et mes deux livres sur le capitalisme high-tech en témoignent.
Le dictionnaire ouvre sur un univers de savoir critique complété par l’expérience historique et mesure en sur les conflits , les potentialités et les acteurs du capitalisme high-tech. Il confronte les théories établies à ce qui est en train de naître et les met à l’épreuve. Sa grille de mots-clés contient tous les mouvements rebelles et porteurs d’avenir avec leurs acquis. Il évite de répéter les grands discours établis, mais tente de disséquer conceptuellement les choses et de les transmettre en y ajoutant l’expérience historique analysée de façon critique. Il se présente au lecteur comme une source d’autonomisation théorique. Il laisse parler ses sources soigneusement documentées, afin qu’on puisse vérifier de façon critique les thèses avancées. Il veut convaincre, mais avant tout transmettre une capacité d’analyse. À tous ceux qui s’engagent pour une socialisation solidaire, il ouvre un monde éducatif plus ou moins en contradiction totale avec les institutions d’enseignement néolibéraux circonscrits à ce qui est directement utilisable.
Un exemple concret. Que comprenons-nous mieux avec Marx que sans lui aujourd’hui ? Ou quelles questions ne nous poserions-nous pas, ou autrement, si Marx n’était pas là ?
De nos jours, ce seraient toutes celles qui concernent l’analyse du capitalisme hightech et du mode de production — et de vie digital, y compris de sa production idéologique. Marx nous aide à analyser le rapport contradictoire entre, d’une part, les forces productives basées sur le traitement de l’information, et d’autre part, les rapports de production fonctionnant de façon transnationale. Marx nous dit de partir des rapports de production et pas, comme on le fait souvent, des marchés financiers. Ainsi s’ouvre tout le spectre des évolutions possibles de ces contradictions, avec la tension explosive des potentialités bloquées qui cherchent leur voie à travers l’exploitation intensive de nos ressources naturelles vitales, à travers les conflits néo-impérialistes y compris jusqu’à la guerre.
Au fond, la question à laquelle Marx nous apporte des réponses, est celle des rapports sociaux que nous, terriens, établissons dans la production et la reproduction de notre vie et de nos conditions de vie, dans le métabolisme avec la nature et dans le métabolisme social entre nous. Cette question fondamentale ne peut être posée sans les outils de pensée de l’analyse marxiste, surtout de l’analyse de classe de la société capitaliste. Nous devons nous les réapproprier de façon critique, solidaire, en tenant compte de l’expérience historique et de l’état des connaissances scientifiques.
Le dictionnaire est organisé par ordre alphabétique. Vous en êtes au mot-clé cogestion (Mitbestimmung en Allemand). Les articles sur le mot-clé marché du travail (Arbeitsmarkt) datent d’il y a 25 ans. Les articles de cette époque sont-ils toujours d’actualité ?
Rien n’est intemporel. Mais il y a dans l’histoire la notion de longue durée. Le dictionnaire ne concerne pas les questions d’actualité immédiate. D’un côté, nous analysons de façon critique les expériences historiques et surtout, tout ce qui, dans ces expériences historiques, ne disparaît pas avec les événements qui les ont produites. D’un autre côté, nous essayons, dans la mesure où c’est possible et souhaitable, de confronter les théories et les concepts transmis aux problèmes de l’époque actuelle. Vous ne trouverez pas des articles d’un intérêt purement archivistique. Le DCHM est un dictionnaire de concepts. On pourrait dire aussi une encyclopédie de concepts critiques, chargés des expériences des luttes de classe et de libération. Chaque article devrait contenir quelque chose qui permette de comprendre l’avenir.
Est-ce qu’on peut dire que le mouvement Occupy a eu de la chance que son nom commence par » O » ? Quelle est la flexibilité dans le choix des thèmes et des développements nouveaux par rapport au principe d’ordre alphabétique ?
Occupy est un bon exemple. C’est le type même d’un mouvement social que le philosophe italien Antonio Labriola, une référence pour Gramsci, a déjà conceptualisé. Il les compare à des météores. En effet, comme les météores, ils font grande impression et puis disparaissent. Un tel mouvement social peut indiquer qu’une nouvelle forme de mouvement est nécessaire. LABRIOLA appelle cela des mouvements ascendants qui ont développé une forme d’organisation correspondante. Voilà en résumé, un exemple d’une expérience conceptuelle de longue durée.
On rencontre des concepts surprenants dans le dictionnaire auxquels on ne s’attend pas. Les articles fournissent un éclairage nouveau sur des thèmes actuels : des articles sur la S.A .- moi, sur le foulard, sur le jeans… la ménagère.
Beaucoup de concepts n’ont jamais trouvé une place dans les dictionnaires, et ce, malgré qu’ils éclairent profondément nos relations sociales. Prenez l’article sur la ménagère ou mieux, la cuisinière, une figure qui a même reçu de Lénine la mission de gérer l’État. Être ménagère, c’est le sort traditionnel des femmes qui ne sont pas riches. Une étude critique-historique de cette figure nous donne une vue surprenante dans la relation, toujours actuelle, entre les classes et le patriarcat. Il fallait parler du féminisme, car le rôle des femmes a été très important dès la naissance du marxisme. Il y a eu Rosa Luxembourg. Au début, à chaque session de la Troisième Internationale, il y avait des femmes à la tribune. Il y avait Krupskaja, la femme de Lénine, Clara Zetkin. Et la révolution d’octobre a débuté par une grève massive des femmes des usines textiles à Petersbourg. Les cosaques sont arrivés pour les disperser, mais ils ont refusé de tirer sur des femmes. Donc, au début, le rôle des femmes a été très important.
Comment définissez-vous les mots-clés ?
Au début, lors de la traduction du dictionnaire de Labica, l’idée était de compléter le DCM qui était assez français. Nous avons cherché les trous, ce qui manquait. Nous avons dressé une statistique de ce qui était traité dans des dictionnaires semblables, dans les langues que nous maîtrisions. Et nous avons commencé par ajouter ce qui, à nos yeux, manquait. Puis nous avons cherché ce qui n’était pas satisfaisant dans les articles existants. Quels étaient les auteurs allemands, anglophones à introduire ? Quelles écoles marxistes n’étaient pas mentionnées ? Le dictionnaire de Labica était par exemple assez Althusserien.
Ensuite, lors de conférences internationales où nous étions présents, nous avons présenté notre projet et collecté des mots-clés et des auteurs. J’avais pu nouer beaucoup de contacts à l’occasion des conférences internationales « Socialisme dans le monde » à Cavtat, en Yougoslavie. Elles ont eu lieu de 1979 jusqu’à l’éclatement du pays, je crois. Il y avait là chaque fois entre 150 et 200 représentants de mouvements de libération du monde entier, des Chinois, des Indiens, des Cubains. Des Africains, des Australiens. J’y ai notamment appris à connaître le marxiste égyptien Anouar Abdel-Malek.
Une fois les mots – clés définis, comment se réalisent les articles ?
Je vous donne un exemple. Prenons le terme maoïsme. Nous l’avons divisé en deux parties. D’abord, maoïsme n’est pas un terme utilisé en Chine. On y parle de « Pensée de Mao Ze Dong ». Puis, nous avons le maoïsme qui concerne les groupes sectaires occidentaux nés à travers des scissions. Les auteurs des deux articles sont différents. Le premier avait un père correspondant de presse pour la RDA en Chine. Il comprend le chinois et a une connaissance d’initié. Le deuxième est un chercheur, ancien maoïste à l’université, qui a étudié le sujet à fond. C’est un spécialiste. Nous ne voulons pas d’articles idéologiques, mais un travail marxiste, critique, solidaire et qui soit aussi scientifique. Nous ne tolérons rien d’autre. Nous prenons au sérieux le mot critique historique.
Chaque article est discuté à plusieurs reprises avant sa publication. Les auteurs doivent citer correctement les sources de sorte que le lecteur puisse se forger une opinion : est-ce que l’analyse du texte cité est adéquate ? Ils doivent au minimum se dire : « tiens c’est intéressant, je lirais bien ça moi-même. » Nous demandons les sources originelles. Nous ne voulons plus de maîtres-penseurs qui puisent soi-disant tout dans leur propre cerveau. Tout doit être soumis à la critique historique, daté, cité exactement, etc. Et cette approche permet aussi de dompter la fébrilité politique de la gauche. Ainsi nous pouvons amener un membre du DKP ou un maoïste ou un socialiste autogestionnaire à écrire ensemble un article, sans que cela se termine en pugilat. L’article doit pouvoir faire l’objet d’un débat, c’est-à-dire écrit sur base d’arguments fondés.
Actuellement, il y a environ un millier de spécialistes qui collaborent ou ont collaboré. Ils viennent surtout d’Europe naturellement, mais aussi d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud, un peu d’Asie, et très peu d’Afrique. Lors d’une conférence annuelle à l’Université de Berlin, les textes sont discutés dans des ateliers. Ces discussions sont menées partiellement par des personnes qualifiées, mais aussi par des gens qui se présentent spontanément. Il y a une règle incontournable. La Conférence n’est pas une foire. Il ne s’agit pas de briller. Vous devez vous mettre au service du réseau d’auteurs et des missions que nous nous sommes fixées. Cela signifie : échanger des citations, des auteurs, des avis, des arguments, indiquer les faiblesses. Le faire sous forme d’amendements et les envoyer aux auteurs. En résumé : travailler pour l’auteur de l’article, pas pour vous mettre en avant. C’est l’ancien principe de la coopérative. Et ce principe est depuis longtemps largement accepté.
En comparaison avec la plupart des conférences et colloques traditionnels, les nôtres apparaissent comme un bol d’air frais. On n’y lit pas une un texte soporifique l’un après l’autre, mais on travaille. C’est une sorte de fabricca. On y fabrique quelque chose, évidemment de façon artisanale, pas industrielle. C’est pourquoi nous l’appelons « atelier ». Mais la plupart des débats se font par Internet qui rend possible un échange quasi ininterrompu de textes, d’informations. Il y a 80 articles dans un tome et donc tout autant d’auteurs. À la Conférence, nous pouvons organiser au maximum 25 ateliers. Étant donné qu’il faut 2-3 ans pour la réalisation d’un tome, nous pourrions idéalement discuter collectivement de 75 articles. Un article est discuté une seule fois, ensuite il y a discussion entre l’auteur et la rédaction.
Je suppose que ce n’est pas évident pour tous les auteurs?
Après discussion des projets, les auteurs décident de la suite. La plupart du temps, ils respectent les règles. Mais il est déjà arrivé qu’un auteur — ce fut le cas de Frederic R. Jameson à propos de la Révolution Culturelle — écrive un article sans la moindre citation. Alors nous sommes placés devant le choix : jeter à la poubelle ou imprimer ? Et parfois nous sommes opportunistes et nous nous disons qu’il est important d’avoir cet auteur dans le dictionnaire. C’est toujours une mise en balance. Et comme Jameson n’avait enfreint aucune autre règle, nous l’avons imprimé.
Balibar par exemple, dans son article sur la plus-value, avait attribué certaines déclarations à Marx, alors que nous savions qu’elles ne pouvaient pas l’être. Nous lui avons alors demandé de fournir les preuves, ce qu’il n’a pas pu faire. Par conséquent, il nous a donné carte blanche pour apporter les modifications nécessaires. Et maintenant l’article contient les véritables paroles de Marx. Si la critique est argumentée, elle a sa place dans le dictionnaire de la science critique du marxisme. C’est Marx qui, le premier, a utilisé le concept de « socialisme scientifique ». C’était dans la préface de « Socialisme utopique et socialisme scientifique ». Et Engels a dit : « Depuis que le socialisme est devenu une science, il doit être traité comme telle ». Il était inimaginable pour eux de parler du socialisme comme d’une idéologie. Et le marxisme, au nom duquel nous faisons tout ce travail, est à nouveau universaliste et a plusieurs voix. Il y a des discussions. Il n’y a pas de vérité absolue.
Dans mon article « Que signifie être marxiste », je décris, à travers cent biographies et cent ans de marxisme, des sujets dans des situations historiques changeantes. Qui sommes-nous en fait ? C’est une théorie vécue et une recherche des motivations. Qu’est-ce qui a motivé ces gens, pourquoi sont-ils restés marxistes, qu’est-ce que ça leur a apporté ? Comment sont-ils entrés en conflit avec la société, leur entourage et même leurs compagnons de combat marxistes ? Quelles tragédies se sont déroulées dans ces vies ?
Être marxiste signifie aussi qu’inévitablement d’autres vous contestent ce qualificatif. Parce qu’être marxiste signifie une recherche permanente de la voie juste ; or il y a toujours plusieurs possibilités, plusieurs directions. Celui qui n’a jamais été exclu du marxisme n’est pas un véritable marxiste. L’article contient aussi un chapitre sur l’antinomie entre deux principes de l’être marxiste. Comment rester fidèle à Marx et au fur et à mesure que l’histoire avance, s’en éloigner ? Et puis vient cette chose étrange, le fait qu’en tant que marxiste, on vit déjà dans un futur irréel, qu’on soit déjà d’une certaine façon, du moins en perspective, un être imaginaire sans classe. Qu’on existe soi-même dans un avenir sans savoir s’il viendra. Le titre est Vivre dans une utopie concrète.
Quel est le public cible du Dictionnaire ?
Dans un sens gramscien très large : les intellectuels des mouvements sociaux de gauche. Il ne s’agit plus de limiter cet ouvrage à un parti. Mais quand les Chinois décident maintenant de le traduire, je crois qu’ils ont une idée en tête. Je me demande comment ils peuvent comprendre le contenu de notre dictionnaire à partir de la réalité chinoise. Cela demande de réfléchir de façon historique ; de replacer tout dans son contexte, de découvrir les possibilités de transposition dans leur réalité pour arriver à des conclusions. Mais d’un autre côté, la société chinoise est devenue entre-temps une société où on joue des coudes, parfois très asociale et gangrénée par la corruption. Il y a un détricotage du maillage social.
Je me rappelle d’un Congrès mondial sur le marxisme dans une université de Beijing. Un représentant de l’armée y a tenu un discours poignant. Il racontait comment la famille de Marx avait souffert de la faim, combien elle était pauvre à cause de son engagement au service du prolétariat. Il parlait du marxisme comme d’une question éthique. On comprenait qu’ils avaient là un très grand problème de discipline, de moralité. Et il s’agit aussi d’un problème substantiellement éthique. Il ne s’agit pas d’une morale ou d’une discipline quelconque, mais aussi de la survie de l’humanité dans la dignité. D’une façon ou d’une autre, cela est lié ; la question de la socialisation, c’est la question des questions. J’ai été fort impressionné par l’intensité avec laquelle ce représentant de l’armée en appelait à la conscience. Il disait : « si vous adorez Marx, imitez-le au plus vite sous cet aspect-là. »
Et en Allemagne, avez-vous des exemples de l’utilisation du Dictionnaire ?
Il n’y a pas de recherches à ce sujet. Nous n’avons pas la possibilité de faire cela. Mais nous avons appris que dans les universités, il est utilisé par les étudiants. Nous avons un petit moyen de contrôle : c’est le paiement pour le téléchargement du dictionnaire en ligne. Je sais aussi que certains utilisent le dictionnaire pour leurs mémoires, leurs thèses. Mais ils prennent évidemment comme références les sources originales citées dans le dictionnaire et pas celui-ci. J’ai ici un exemple d’un article paru dans une revue. Il parle des violences anarchistes lors du sommet des G-20 à Hambourg. Il cite l’article du dictionnaire sur le radicalisme de gauche. Mais j’ai reçu cette revue par hasard, donc je ne peux pas en dire beaucoup plus. Cependant, il est illusoire d’espérer que nous puissions toucher des gens sans formation universitaire ou supérieure. À moins qu’il ne s’agisse de certains autodidactes, comme les ingénieurs bottom-up, qui ont d’abord appris un métier puis sont devenus ingénieurs ou même professeurs en poursuivant des études. Ce sont des gens très capables, car ils connaissent le métier.
Mais en gros, le dictionnaire s’adresse aux intellectuels des mouvements sociaux. Ceux à qui Labriola dit : « ne vous imaginez pas qu’on vous attend, que vous êtes les dirigeants. Vous devez être des enseignants, dans le sens positif comme l’entendait Brecht. « Lénine », dit sa cantate sur la mort de Lénine, « n’était pas notre dirigeant, mais notre enseignant ! Il était notre enseignant, il a combattu à nos côtés ». Il n’était pas seulement enseignant, il a aussi combattu. Cette unité, c’est cela le marxisme scientifique.
Parmi nos sponsors, nous avons des syndicalistes, des membres de conseils d’entreprises, par exemple de chez Daimler-Benz. Nous avons même plusieurs collaborateurs qui nous ont quittés pour bosser dans les syndicats. Ils y sont évidemment mieux payés. Le président du DGB Berlin-Brandenburg a même avoué être un de mes élèves. Cela n’est pas sans risque en Allemagne.
À part les Chinois, y a-t-il d’autres projets de traduction ?
Ce genre de projet a peu de chances d’aboutir. Difficile de dire pourquoi, mais le monde anglophone est assez suffisant. Il faut y avoir des défenseurs très forts. Et encore, cela coûte très cher. Ou il faut des rêveurs, comme nous. Nous sommes un peu fous.
L’internet est le média de recherche central aujourd’hui. Le dictionnaire n’est-il pas un format dépassé ?
Les exposés et les articles rassemblés sur Wikipedia semblent confirmer cette constatation. Mais ces articles ne sont que des invitations à patauger dans une mer d’opinions sans fond ni rive. Ils sont la preuve que ce n’est pas ainsi que naissent des textes dignes de confiance et théoriquement fondés. Ceux-ci ne peuvent exister qu’à travers un nouvel accès aux sources, par l’observation et la densification du matériel ainsi que par l’apport d’une culture théorique qui ne peut naître que dans un travail collectif, filtré par une discussion critique.
Le dictionnaire en allemand HKWM a aussi une version en ligne. Mais on ne peut consulter gratuitement que les intros des articles. Pourquoi pas tout ?
Nous avons commencé par InkriTpedia , la version en ligne. Nous avons aussi traduit en anglais la liste des mots-clés. Vous les trouverez là. Notre site sera aussi un Instrument qui pourra résoudre des problèmes d’actualisation que nous ne pouvons pas résoudre avec le dictionnaire écrit, par exemple pour ajouter des articles avec des mots-clés qui n’apparaissent pas dans le dictionnaire.
Mais tout ce qui est collectif n’est pas pour autant pour rien. C’est une œuvre à laquelle chacun contribue selon ses capacités. L’internet capitaliste ainsi que les géants de l’informatique offrent gratuitement des produits fabriqués à grands frais, tout comme les géants du pétrole offraient des lampes à pétrole à l’époque du colonialisme impérialiste, dans le seul but de rendre les gens dépendants du pétrole. Leurs héritiers informatiques construisent leur pouvoir et leurs profits encore jamais égalés en nous exploitant tous de façon digitale. Et nous l’acceptons comme un cadeau qui n’est d’ailleurs que partiellement utile. Et si nous n’intervenons pas, nous glisserons sur la voie de la non-liberté universelle.
Les étudiants ou les gens qui ont de bas revenus obtiennent l’accès à l’ensemble du site pour cinq euros par mois, sans autres frais. Pour ceux qui ne veulent pas de cette offre, il leur est possible de payer 20 cents par colonne en contrepartie d’un travail incommensurable. Un article coûte entre 1,20 et 2,80 euros. Presque tout le budget annuel de notre Institut (120 000 euros par an) est utilisé pour payer un minimum de salaire aux 4,5 collaborateurs permanents. Nous n’avons que nos sponsors et nos visiteurs pour nous permettre de continuer notre travail. Parmi eux des fondations de gauche dans plusieurs pays européens et surtoutla Rosa Luxemburg-Stiftung(de Die Linke) qui intervient pour un tiers des dépenses.
Le dictionnaire est un « work in progress » Le premier tome date de 1994. Vous en êtes maintenant au tome 9/I. Quand pensez-vous que le projet sera terminé ?
Je ne serai sans doute plus là pour en décider. Nous avons commencé il y a 34 ans. Le premier tome est paru il y a 25 ans. Nous sommes plus au moins à mi-chemin. Si le travail continue, il pourrait être prêt pour le 220e anniversaire de la naissance de Marx, en 2038.
Une éducation de classe française
“Nous sommes dans la maison de mes parents. Mon père l’a construite. J’y suis né le 23 mars 1936.
J’avais ma petite chambre sous le toit. Mes parents n’étaient pas des intellectuels. Je suis en fait un peu autodidacte. À 18 ans, je suis parti étudier en France, à Paris, où j’avais trouvé un boulot. Là, j’ai fait mon éducation à la vie. D’abord comme ouvrier auxiliaire, un boulot décent dans une firme qui livrait des produits textiles. Je travaillais dans la cave avec les magasiniers. Je devais porter les marchandises jusqu’aux emballeurs. C’est le contremaître qui m’a pris en mains. Très bien. Il y avait encore à l’époque un vrai mouvement ouvrier. Il a commencé par me montrer comment réagir quand le chef appelait… sa gestuelle… Il n’était pas un homme de beaucoup de mots, mais cet état d’esprit de se serrer les coudes, ce sentiment, je l’ai eu dès le début. Nous avions tous une salopette grise. Ceux de l’étage au-dessus une blouse blanche. Et l’étage au-dessus encore plus de complets-veston cravate. Le contremaître était le chef de la bande, l’autorité. Je ne connaissais pas son nom, on l’appelait Monsieur Antione. Je lui disais monsieur et il m’appelait Wolf. C’est pourquoi je m’appelle Wolf. Haug était imprononçable. On m’a alors appelé monsieur Wolf. J’ai participé aux puissantes manifestations de l’époque. Il y avait parfois un demi-million de participants. Je suis parti ensuite dans le Midi.
En 1955 à Paris, jeune homme de 19 ans, je travaillais comme le dernier des derniers dans une entreprise textile. Plus tard, en 1956, à Montpellier, où j’étudiais à l’Université des Étudiants étrangers et à l’École des Beaux Arts, je vivais de traductions et des 100 marks que mes parents m’envoyaient chaque mois. J’y ai étudié le français, la littérature, l’histoire et la culture. Ensuite, je suis arrivé, en novembre 1955, dans un Berlin encore en ruines. Dans ma rue, une maison sur deux était détruite. La Zulassungsstudentin de la Freie Universität Berlin, l’Université Libre de Berlin, était la sœur de Frigga Haug qui allait devenir ma femme. La boucle était vite bouclée.
Mais ce que je veux dire, c’est que le fait d’avoir vécu en France, avec son mouvement ouvrier puissant et son hégémonie communiste de l’époque, ce n’est pas rien. Tout comme la culture de classe de ces ouvriers qui n’avait pas besoin de beaucoup de mots. Il n’y avait pas là des blagues cochonnes, mais on parlait d’amour et de camembert. C’était magnifique. Rien à voir avec les platitudes qu’on rencontre aujourd’hui dans un tel environnement. Cette culture a malheureusement disparu. J’ai ensuite encore étudié une année en Italie, à Pérouse. J’y ai rencontré aussi de vrais communistes.”