Député fédéral PTB pendant dix ans, Marco Van Hees s’est spécialisé dans l’étude des grandes fortunes en Belgique. Il publie un nouveau livre, Le guide du richard. Voyage au cœur du capitalisme belge, dans lequel il part sur les traces et dresse le portrait des grands capitalistes du pays.
En 2000, il n’y avait qu’une famille milliardaire en Belgique. Au moins de septembre de cette année, on en comptait 48. La taxation des grandes fortunes est récemment revenue au coeur de l’actualité en Belgique lors de la récente campagne électorale. Mais l’intérêt pour cette mesure ne se limite pas au Plat Pays. En effet, le Brésil et son président Lula en ont fait une priorité lors du sommet des pays du G20.1Si les noms d’Elon Musk, Bill Gates ou Bernard Arnault sont bien connus… Les grandes fortunes belges sont biens moins populaires et c’est notamment pour cette raison que Marco Van Hees a décidé de nous présenter leur histoire et la manière dont ils se sont enrichis en nous faisant voyager au quatre coins de la Belgique.
Sébastien Gillard. Cela fait des années que vous travaillez sur les grandes fortunes belges, pourquoi avoir décidé de rédiger un guide « sur la piste des plus grandes fortunes du pays » ? Sont-elles si mal connues en Belgique ?
Marco Van Hees. Les grandes fortunes sont très mal connues en Belgique. La population connaît les noms et visages des principaux ministres, mais pas ceux des détenteurs du pouvoir économique, qui est pourtant déterminant dans une société capitaliste. Parmi les grandes fortunes belges francophones, depuis le décès d’Albert Frère en 2018, il ne doit plus y avoir un seul visage connu du grand public. Du côté des capitalistes flamands, il y a quelques têtes connues mais ce n’est pas énorme. Et ce qui est encore plus mal connu, c’est leur fonctionnement, leur sociologie, leurs modes d’enrichissement, leurs réseaux, leur rapport aux normes, à la loi, etc. Ce sont tous ces éléments que je développe dans mon Guide du richard.
J’aurais pu les exposer selon un déroulement thématique, ce qui aurait certes eu l’avantage d’une présentation plus systématique. Mais comme je crois beaucoup en la force de l’exemple, je suis parti de grandes familles capitalistes et de lieux emblématiques pour, de là, tirer le fil de leur histoire et de leurs pratiques. Du coup, l’ouvrage peut avoir un côté puzzle, comme l’écrit Monique Pinçon-Charlot [sociologue française, éminente spécialiste de la grande bourgeoisie] dans sa préface. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai conçu d’ajouter un index thématique, en plus du traditionnel index des noms.
J’ai l’impression qu’en développant les cas concrets, on entre plus profondément dans la réalité de cette classe capitaliste. Prenez la famille Frère, qui en est aujourd’hui à la troisième génération à siéger dans les conseils d’administration, mais dont l’empire financier a été largement façonné par son fondateur, Albert Frère. C’est incroyable le nombre d’éclairages que cette seule famille offre sur le fonctionnement des grandes fortunes. Il a d’abord ce que je nomme la « panoplie du parfait milliardaire », dont Frère constitue l’archétype : un vaste patrimoine immobilier international, un jet privé, des pratiques sportives de luxe, des investissements dans l’art, une cave à vin exceptionnelle et même des vignobles d’exception, le contrôle des médias, le titre de noblesse, un incomparable réseau dans le milieu des affaires et le monde politique, le recours à des stratégies fiscales élaborées et aux paradis fiscaux ou encore les œuvres caritatives.
Chez un capitaliste, toutes ces dépenses de luxe, dont on ne pourrait voir que l’aspect bling-bling, constituent en réalité moins des dépenses que des investissements relationnels – la constitution d’un capital social, dirait Bourdieu – dont le retour financier peut être énorme. Par exemple quand Albert Frère invite à sa villa de Saint-Tropez le ministre socialiste Willy Claes en train de négocier avec lui-même le dossier de la sidérurgie, ou quand il invite dans son riad de Marrakech le ministre libéral Didier Reynders, qui cédera pratiquement pour rien la banque Fortis à BNP-Paribas, partenaire financier de Frère durant un demi-siècle.
Nous touchons là, d’ailleurs, aux deux aspects les plus significatifs du milliardaire carolo : l’enrichissement aux dépens du patrimoine public et la délocalisation de grandes sociétés emblématiques du capitalisme belge (Tractebel, Petrofina, BBL, Royale Belge, RTL, Dupuis, etc.). Au point qu’Albert Frère ne se contentera pas de voler l’État belge, comme il le fait dans la sidérurgie, mais également l’État français dans les affaires Quick ou Eiffage, et même la société publique brésilienne Petrobras, à laquelle il revend la raffinerie texane Pasadena à un prix 28 fois supérieur au coût d’acquisition. Cette escroquerie sera au cœur d’une immense tourmente politique au Brésil
Vous débutez votre livre en partant du parc de Bruxelles où l’on retrouve plusieurs hauts lieux du pouvoir politique et économique. En ce sens, la place du Trône qui jouxte le Palais royal est particulièrement symbolique de l’alliance entre ces deux pouvoirs, pouvez-vous nous expliquer ?
Dans ce chapitre, je joue sur une dimension symbolique : la proximité géographique des pouvoirs offre une allégorie de leur proximité tout court. Cette proximité géographique des pouvoirs autour du Parc de Bruxelles ne relève évidemment pas du hasard. L’idéologie dominante martèle que la séparation des pouvoirs est l’un des socles grâce auxquels nous vivons en démocratie, mais cette séparation est très relative.
Ainsi, tout observateur de l’activité parlementaire sait que le parlement, pouvoir législatif, se soumet quotidiennement aux diktats du gouvernement, pouvoir exécutif. Ce qui s’exprime symboliquement par la mitoyenneté, rue de la Loi, face au parc, des principaux cabinets ministériels – Intérieur, Finances, Premier ministre – avec le Palais de la Nation, qui abrite la Chambre et le Sénat. Pour s’y rendre, le Premier ministre et le ministre des Finances ne doivent même pas fouler l’espace public : ils peuvent passer par un espace clos, la cour Beyaert, petite rue intérieure séparée de la voie publique par une imposante grille. De quoi se tenir loin du peuple qui, d’ailleurs, n’est pas autorisé à s’approcher en groupe du mal nommé Palais de la Nation, puisque la loi délimite une « zone neutre » de 30 hectares autour du parc où sont interdits les rassemblements et même les démonstrations individuelles.
Albert Frère revend la raffinerie texane Pasadena à la société publique brésilienne Petrobras pour un prix 28 fois supérieur au coût d’acquisition.
Le pouvoir politique est particulièrement concentré autour du parc. On y recense le palais royal, trois parlements, les cabinets et/ou résidences de trois chefs de gouvernement, plusieurs autres cabinets ministériels et même, non des moindres des pouvoirs, l’ambassade des États-Unis. Elle aussi a privatisé une ruelle, sans trop d’égard pour la loi belge. Mais on trouve également autour du parc un autre pouvoir, ni exécutif, ni législatif, ni judiciaire, mais ô combien puissant : le pouvoir économique.
Derrière une interminable façade qui fait le long de la rue royale, sur le flanc ouest du parc, on trouve la première banque du pays, BNP Paribas Fortis. Durant des décennies, c’était le siège de la Société générale de Belgique, le holding qui a dominé l’économie de la Belgique depuis que celle-ci existe. De l’autre côté du parc, à la rue Ducale, on trouve l’Union financière Boël, holding de la richissime famille Boël. Et un peu plus loin, à la place du Trône que vous évoquiez, l’imposante statue équestre de Léopold II, le roi qui a surexploité « son » Congo de 1885 à 1908, avant qu’il ne devienne colonie belge, faisant un million de morts selon les estimations les plus basses. Cette statue de bronze regarde fixement le siège d’ING et du Groupe Bruxelles Lambert, holding de la famille Frère, qui était autrefois celui du baron Léon Lambert, banquier de Léopold II.
Et puis, nous repérons également autour du parc, voire en son sein, ces lieux qui, typiquement, agrègent les pouvoirs économique et politique : ces cercles privés offrant leurs salons feutrés à l’entre-soi de la classe dominante. À une époque, on y trouvait le Cercle royal du Parc, club attitré de la noblesse, aujourd’hui situé au bord des étangs d’Ixelles. À côté de l’ambassade des États-Unis, le cercle De Warande a été spécialement créé en 1988 par le VEV, ancêtre du Voka, pour appuyer la présence du patronat flamand dans la capitale belge – et flamande – et y atteler le monde politique, qui a d’ailleurs subsidié l’initiative. De Warande s’est constitué en se voulant la copie flamande de l’ancestral Cercle royal Gaulois, dont les origines remontent à 1847. Situé dans le parc, ce dernier est l’archétype du cercle fédérant l’élite politique, académique, culturelle, diplomatique mais surtout économique. La toute récente ouverture aux femmes de ce temple de conservatisme s’est d’ailleurs faite dans la douleur.
S’il y a un fait particulièrement révélateur à noter à propos du Cercle gaulois, c’est que c’est là qu’en 2005, Michel Alloo, président du groupe fiscalité de la FEB, a conçu les intérêts notionnels, ce cadeau fiscal aux grandes sociétés qui, au fil des ans, atteindra la somme de 43 milliards d’euros. Le Cercle se trouvant juste en face du cabinet des Finances, Alloo n’a eu qu’à traverser la rue de la Loi pour livrer le dispositif légal au ministre libéral Didier Reynders, qui l’a mis en page et l’a fait voter au parlement voisin. Cet exemple frappant montre que, contrevenant au principe de séparation des pouvoirs, le capital constitue à l’inverse une sorte de maïzena des pouvoirs.
Le parcours dressé au fil des pages du livre ne se limite pas à la capitale belge. Quels autres lieux ont motivé l’écriture de cet ouvrage ?
Je parcours la Belgique de long en large. Par exemple, en Flandre occidentale, au club de golf du Zoute de la famille Lippens, spécialiste de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits. Dans le Hainaut, à la « Peupleraie », domaine de la famille Frère, dont la fortune doit énormément au pillage du patrimoine public, belge, français et brésilien. Dans le Limbourg, sur les traces de la famille Emsens, enrichie grâce au sable mais aussi grâce à cette fibre criminelle qu’est l’amiante. Dans le Brabant wallon, où l’on trouve les châteaux et gigantesques propriétés foncières des descendants de Gustave Boël, dont les milliards proviennent du travail éreintant voire sanglants de plusieurs générations d’ouvriers sidérurgistes de La Louvière, mais qui ont définitivement quitté l’usine et la région économiquement sinistrée qui les ont enrichis. Dans le Brabant flamand, en pénétrant dans le fabuleux domaine de la famille de Spoelberch, l’une des trois familles belges contrôlant AB Inbev, plus importante multinationale brassicole de la planète, famille que l’on retrouve dans la plupart des grands scandales fiscaux internationaux, Leaks et autres Papers. À Anvers, dans le quartier diamantaire, un minuscule pâté d’immeubles, mais avec un niveau de criminalité en col blanc – ou rouge s’agissant des diamants du sang – qui n’a d’égal que son pouvoir d’influence sur les mondes politique et judiciaire. Sans oublier le Congo, ancienne colonie belge, où l’on fait d’interpellantes découvertes en suivant les traces du capitaliste belge George Forrest, surnommé le vice-roi du Katanga.
Le patrimoine des trois familles belges actionnaires historiques d’AB Inbev atteint 22,7 milliards d’euros.
Je me penche aussi sur des lieux qui forment de surprenants condensés de marqueurs sociaux et d’Histoire. Nous avons déjà évoqué le parc de Bruxelles, je peux aussi mentionner le domaine d’Argenteuil, à Waterloo, que je résume comme « l’habitat groupé des mélomanes, collabos et assassins politiques ». On trouve sur ces 250 hectares, outre deux châteaux emblématiques, l’élite conjuguée sous de multiples formes : de l’habitat très haut de gamme occupé par des familles de la grande bourgeoisie et de la noblesse, des écoles ciblant la classe aisée, le seul club belge de hockey – sport marqué socialement – à avoir remporté la coupe d’Europe, une chapelle musicale dédiée aux musiciens d’excellence et hébergeant – curieux mélange – un cercle patronal, une maison de retraite de luxe, un couvent carmélite, etc.
Mais le plus significatif, ce sont les hôtes qui ont marqué Argenteuil depuis presque deux siècles. Trois personnages, en particulier. D’abord le fondateur du domaine, Ferdinand de Meeûs, qui dirige de 1830 à 1861 la Société générale de Belgique, dont j’ai déjà dit qu’elle va dominer l’essentiel de l’histoire économique de Belgique. Durant la révolution belge de 1830, il s’engage comme trésorier et officier supérieur de la garde bourgeoisie, afin de combattre, par les armes, le peuple insurgé que ne parviennent pas à mater les troupes hollandaises. Cet homme richissime ayant du sang sur les mains devient donc le n° 1 du capitalisme belge, si puissant que le roi Léopold Ier tente d’imposer sa présence au conseil des ministres. Justement, le second personnage d’Argenteuil est également un Léopold de la dynastie belge : la complaisance de Léopold III à l’égard de l’occupant nazi durant la Seconde guerre mondiale cause l’Affaire royale et l’oblige à abdiquer. Lors du mariage de son fils et successeur Baudouin, il doit quitter le château de Laeken et il terminera sa vie au château Tuck, au sein du domaine d’Argenteuil.
Depuis 1980, en Belgique, la part de l’héritage dans le patrimoine total est passée de 45 % à 75 %.
Le troisième personnage, Paul de Launoit, est un proche de ce roi collabo. Il conduit le holding Cofinindus-Brufina – ou « Groupe de Launoit » – qui est alors la deuxième puissance financière du pays, derrière la Société générale. Politiquement, de Launoit a un faible pour le pouvoir fort. Il crée une milice privée personnelle dans son entreprise et finance la presse du dirigeant fasciste Léon Degrelle. Sa collaboration économique avec l’occupant nazi deviendra un « cas d’étude » de l’historien John Gillingham. Il sort pourtant blanchi de la guerre et sera même élevé au rang de comte. Et continue à financer des organisations d’extrême droite et des services secrets privés, dans la mouvance du léopoldisme et du réseau Gladio. Il finance ainsi les activités d’un certain André Moyen, alias Capitaine Freddy, le personnage central dans l’organisation de l’assassinat, en 1950 du député Julien Lahaut, président du Parti communiste. L’enquête historique menée 65 ans plus tard montrera que tout l’establishment économico-politico-judiciaire belge s’est employée à étouffer l’affaire. Comme pour Ferdinand de Meeûs, on voit ainsi que celui qui détient le pouvoir économique dispose d’une sérieuse emprise sur le pouvoir politique.
En plus de nous guider géographiquement à travers les lieux du pouvoir de la grande bourgeoisie, vous livrez un parcours historique des capitalistes belges et de la manière dont ils ont constitué leurs fortunes, quelles sont leurs fondements ? D’où vient la fortune des grandes familles belges ?
Les plus grands capitalistes s’enrichissent logiquement dans des secteurs qui, à un moment donné, sont porteurs. Les Boël, par exemple, alliés aux Solvay et Janssen par de multiples mariages, accumulent un capital considérable grâce à la sidérurgie, la chimie et quelques autres secteurs économiques traditionnels, charbon, verre, etc. Aujourd’hui, ils sont toujours présents dans la chimie, étendue à la pharmacie, à travers Solvay/Syensqo et UCB, mais ont totalement quitté une sidérurgie trop peu rentable, le holding des Boël, Sofina, se consacrant essentiellement à des placements financiers à l’international. Les Lippens se sont nourris à trois mamelles : le sucre, l’immobilier et l’assurance – malheureusement étendue à la banque et débouchant sur la méga-crise Fortis. Les familles de Spoelberch, de Mevius et Van Damme ont développé une activité emblématique de la Belgique, la bière, des deux côtés de la frontière linguistique, en nouant une alliance monopolistique secrète, finalement révélée à cause de leur propension à la fraude fiscale, quand le fisc a épluché leurs affaires. C’est ainsi qu’est née Interbew, devenue successivement Inbev et AB-Inbev, n° 1 mondial de la bière à l’issue d’un interminable processus de fusions, notamment en mettant le grappin sur le marché brassicole d’Europe centrale et de l’Est, après la chute du Mur de Berlin. N’oublions pas que la pils tire son nom de la ville de Pilsen, en Tchéquie…
L’ensemble des ministres des Finances depuis 1945, à une ou deux exceptions près, ont eu des mandats dans des grandes sociétés, souvent dans les banques.
L’origine première de ces immenses fortunes, rappelons-le, c’est l’exploitation des travailleurs. Ainsi, le patrimoine des trois familles belges actionnaires historiques d’AB Inbev atteint 22,7 milliards d’euros. Si un travailleur au salaire moyen voulait accumuler une telle somme, il lui faudrait économiser l’entièreté de ce salaire durant… 8 128 siècles. En clair, on ne peut constituer un tel patrimoine qu’en s’appuyant sur ce que produit une armée pléthorique de salariés, les effectifs de la multinationale brassicole dépassant les 150 000 travailleurs.
Même le pur boursicoteur accapare indirectement ces richesses produites par le monde du travail. Et lorsqu’un capitaliste comme Albert Frère vole allègrement l’État, c’est encore ces richesses du prolétaire contribuable qu’il ponctionne…
Vous battez en brèche les discours qui justifient les grandes fortunes par le mérite ou le talent, quels sont les chiffres qui permettent de démontrer que les riches le sont avant tout par héritage ?
Plus les inégalités sont fortes, avec un rendement élevé du capital, plus l’héritage est une composante importante de la richesse. C’était particulièrement flagrant à la « Belle époque », de la fin du 19e siècle à 1914. Et un processus moindre mais similaire est enclenché à partir du début des années 1980 et l’immense vague du néo-libéralisme qui déferle toujours aujourd’hui. Depuis lors, en Belgique, la part de l’héritage dans le patrimoine total est passée de 45 % à 75 %.
Prenez les dix premières fortunes belges sur le site derijstebelgen du journaliste Ludwig Verduyn. Aucune de ces fortunes n’en est à la première génération. En moyenne, on en est à la quatrième génération, ce qui correspond à un petit siècle de distance entre le fondateur et celui qui tient les rênes aujourd’hui. Et si examinez les activités initiales à la base de ces fortunes, on n’est pas vraiment dans la nouvelle économie : le sucre, la bière, le biscuit, l’amiante-ciment, le plastique, la pharmacie, la sidérurgie et la chaux. Et même si vous prenez les grandes figures internationales du capitalisme ayant pris domicile, éphémère ou durable, en Belgique, on n’est pas plus dans les nouvelles technologies : le textile pour Bernard Arnault, première fortune mondiale en 2023 ; le chocolat pour Giovanni Ferrero, Italien le plus riche du monde mais installé à Rhode-Saint-Genèse ; l’ameublement pour le Suédois Peter Kamprad, fils aîné du fondateur d’Ikea, qui habite Tervuren.
La Belgique est souvent décrite comme un enfer fiscal… Mais notre pays est loin d’être un enfer pour les plus riches. Vous décrivez que les lois belges enfreignent la Constitution et son article 172 précisant qu’« il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts ». Pouvez-vous nous livrer certains exemples que vous détaillez dans le livre ?
La Belgique est à la fois un enfer et un paradis fiscal. Tout dépend pour qui… J’emmène donc le lecteur à la frontière franco-belge pour y relever une transhumance fiscale à double sens. Des salariés belges travaillant en Belgique installent leur domicile du côté français de la frontière car l’imposition des revenus du travail est particulièrement élevée en Belgique et ils peuvent être taxés en France grâce au statut fiscal de frontalier. À l’inverse, de grandes fortunes françaises sont passées du côté belge pour échapper à l’impôt sur la fortune – créée en 1981 et supprimée en 2018 par le président Emmanuel «Rothschild» Macron – et à la taxation des plus-values financières. La riche famille Mulliez (Auchan) est un cas emblématique puisqu’on trouve leurs villas à la queue leu-leu à Néchin, à 700 mètres à peine de la frontière et de la métropole lilloise dont ils proviennent.
Giovanni Ferrero, Italien le plus riche du monde est installé à Rhode-Saint-Genèse et Peter Kamprad, fils aîné du fondateur d’Ikea, habite Tervuren.
En réalité, au début du 20e siècle, la Belgique constitue déjà un paradis fiscal pour les capitaux français hébergés dans les banques belges à des conditions avantageuses. C’est simplement la bienveillance fiscale envers les fortunés belges qui, par extension, va forger l’attractivité internationale de la Belgique. Notre pays a donc une longue tradition en la matière. Elle reste d’ailleurs aujourd’hui l’un des derniers pays à maintenir une forme de secret bancaire.
En matière d’impôt des sociétés également, divers ministres des Finances ont produit de véritables armes de détaxation massive. Il y a eu les intérêts notionnels, déjà évoqués, mais c’est loin d’être le seul dispositif. Plusieurs ont d’ailleurs été condamné par la pourtant très libérale Commission européenne : c’est dire ! Et il y a une surenchère avec nos voisins néerlandais et luxembourgeois puisque le Benelux est un phare mondial de la détaxation des grandes fortunes et des multinationales. Paradoxalement, quand une société paye zéro euro d’impôts, c’est moins frappant que quand elle paye un petit montant ridicule. Je débusque ainsi une société d’Albert Frère déboursant 152 euros d’impôt sur un bénéfice de 123 millions. Ou une société de Patrick Mulliez dont le bénéfice de 373 millions donne lieu à un impôt de 2 euros.
En tant que député pendant dix ans, vous avez interrogé plusieurs Ministres des Finances et vous avez côtoyés des députés de gauche comme de droite… Comment justifient-ils le refus de l’instauration d’un impôt sur la fortune ? Qu’est-ce qui fait que cette piste, qui pourrait rapporter beaucoup d’argent, ne soit pas exploitée ?
Il y a déjà vingt ans que j’ai commencé à construire un projet et une argumentation pour la taxation des grandes fortunes, sur base de quoi j’ai rédigé une proposition de loi, une fois député. C’est dire si j’ai pu voir passer les contre-arguments. Et ce sont toujours les mêmes. Comme il est difficile d’affirmer que les riches ne doivent pas payer un impôt sur leur fortune, ses adversaires se cachent derrière des arguments pseudo-techniques : ce serait compliqué à mettre en place, ça rapporterait peu, ça ferait fuir les capitaux… Des affirmations que l’on peut démonter aisément, notamment en s’appuyant sur l’analyse de l’ISF [impôt de solidarité sur la fortune] français. Et l’apparition dans les champs académique et médiatique d’économistes comme Thomas Piketty – que j’ai fait auditionner au Parlement – ou Gabriel Zucman a rendu le débat d’autant plus facile.
Bref, on sent souffler des vents de plus en plus favorables, mais cela ne se traduit pas encore dans les législations nationales, à quelques exceptions près. À une époque, c’était l’inverse. Si vous épluchez l’historique fiscal des pays de l’Europe des quinze – c’est-à-dire les États qui formaient l’Union européenne avant l’arrivée des pays de l’Est – vous constaterez que les 4/5, ou en l’occurrence les 12/15, ont instauré un impôt sur la fortune à un moment donné, mais pour le supprimer par la suite. Pourquoi ? Non parce que ça ne fonctionnait pas, comme le soutiennent les adversaires de la justice fiscale. Mais plutôt sous l’influence des politiques néo-libérales, les mêmes qui font qu’en Belgique – mais la tendance est internationale – le taux de l’impôt des sociétés est progressivement passé de plus de 50 % à 25 %. Et encore s’agit-il du taux nominal, non du taux réel.
Du coup, comment expliquer que les gouvernants prennent parti, de manière si flagrante, pour le capital ? C’est un point que j’aborde à maintes reprises dans le livre, mentionnant nombre d’exemples de « liaisons dangereuses » entre mondes économique et politique. Je pointe ainsi une forme de « corruption légale », à savoir la présence de mandataires politiques dans les conseils d’administration de grandes sociétés. Si un ancien Premier ministre, comme Jean-Luc Dehaene ou Guy Verhofstadt, reçoit une enveloppe sous la table d’AB Inbev, Sofina ou Exmar pour défendre les intérêts de ces grandes sociétés, cela se nomme de la corruption, punissable pénalement. Mais s’ils reçoivent ces enveloppes au-dessus de la table en tant que rémunération d’un mandat d’administrateur – c’est le cas des noms cités –, cela revient au même mais c’est parfaitement légal. C’est même conforme au code de bonne gouvernance des sociétés stipule que l’administrateur doit faire primer les intérêts de l’entreprise. Si vous prenez l’ensemble des ministres des Finances depuis 1945, à une ou deux exceptions près, ils ont tous eu des mandats dans des grandes sociétés, en particulier dans les banques.
J’avance également le concept de « corruption idéologique », que je définis comme un mode d’embrigadement ne nécessitant pas, contrairement à la corruption pure, le versement d’une véritable contre-partie pour obtenir les faveurs, par exemple, d’un mandataire public. Elle consiste plutôt à entretenir chez celui-ci le sentiment qu’il met un pied au sein de la classe économiquement dominante et qu’il ne serait dès lors pas incongru qu’il serve les intérêts, collectifs ou individuels, d’une caste dont il finit par partager, avec honneur, les valeurs et l’idéologie.
En guise de conclusion, qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ? Pensez-vous qu’il soit possible d’inverser la tendance, entamée en 1981, qui voit la part des richesses produites dédiée aux salaires se réduire au profit des dividendes ?
Le discrédit actuel du personnel politique traditionnel dans de nombreux pays montre que les conséquences de la gestion de type néolibérale sont de moins en moins tolérées par la population. On voit l’impasse à laquelle cela mène le monde sur le plan social ou environnemental. Cela remet potentiellement en cause une logique capitaliste conditionnant le sort de la société à la recherche de profit maximal d’une petite minorité de possédants.
Toutefois, cela nous ramène aussi aux événements presque centenaires que j’évoquais : le soutien de capitalistes du genre de Paul de Launoit au fasciste Léon Degrelle. Une peste brune plus ou moins reliftée renaît aujourd’hui, avec l’apparition de capitalistes comme Vincent Bolloré soutenant l’extrême droite française ou Elon Musk épaulant la voie fascisante de Donald Trump aux États-Unis. Lorsque le capitalisme est confronté à une crise politique existentielle, deux chemins opposés se présentent. Celui d’une fascisation prenant des allures anti-système pour, en réalité, le secourir de la plus sombre manière. Ou celui d’une réelle mise en cause des fondements du capitalisme. C’est cet espoir qui m’anime.
Footnotes
- [i]Martial Toniotti, Pourquoi l’impôt sur la fortune est si tendance ?, 30 septembre 2024, Lava. https://lavamedia.be/fr/pourquoi-limpot-sur-la-fortune-est-si-tendance