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Vers un retour du train de nuit?

Alexander Gomme

—7 avril 2021

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Les trains de nuit ont pratiquement disparu sous l’effet de la libéralisation. Pourtant, ils sont la seule alternative au désastre écologique et social que représente le transport aérien à bas prix.

Dans nombre de médias, l’idée d’un retour des trains de nuit a le vent en poupe. Les avantages du train de nuit sont évidents: il émet beaucoup moins de CO2 par passager au kilomètre que les avions ou les voitures, il est beaucoup plus confortable que les autocars et, contrairement au train à grande vitesse, il n’a guère besoin de nouvelles et onéreuses infrastructures. Pourquoi ont-ils disparu chez nous? Dans cet article, nous n’aborderons que la question des trains de nuit internationaux longue distance.

Les trains de nuit sont le seul moyen de transport à même de conduire de grands groupes de personnes sur de longues distances de manière économique, confortable et respectueuse de l’environnement. Or, ces trains ont pratiquement disparu de la circulation ces 25 dernières années sous l’effet de la libéralisation des chemins de fer. Cela signifie qu’aucun développement significatif du réseau de trains de nuit n’est envisageable en l’absence d’une remise en cause du cadre libéral européen.

Un aller-retour entre le privé et le public

Les trains de nuit internationaux de longue distance sont apparus vers la fin du 19e siècle. Il s’agissait alors essentiellement de trains de luxe de la Compagnie internationale des wagons-lits, comme l’Express Ostende-Vienne et le célèbre Orient Express. Leur rentabilité a cependant commencé à décliner à partir des années 30 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la bourgeoisie s’est progressivement détournée de ce segment des voyages de luxe. Les trains de luxe sont alors passés aux mains des États et ont désormais également transporté des passagers de deuxième et troisième classes. Cela a conduit à une augmentation du volume de passagers, qui s’est traduite, à son tour, par une multiplication du nombre de trains en circulation. En d’autres termes, grâce à ces trains, les voyages sont devenus accessibles à la classe ouvrière dans les années d’après-guerre.

Au fil du temps, la majorité des chemins de fer européens s’est retrouvée entre les mains des pouvoirs publics. Le monopole des États dans les chemins de fer a été une réponse à des contraintes structurelles: compte tenu des investissements nécessaires dans les infrastructures et le matériel roulant, et de leur durée d’amortissement généralement longue, les chemins de fer ne constituaient plus une entreprise rentable d’un point de vue capitaliste. D’autant plus que l’augmentation du coût de la main-d’œuvre et la concurrence accrue avec d’autres moyens de transport plus flexibles, tant pour les marchandises que pour les passagers, ont amené la plupart des chemins de fer privés à la faillite. Il s’en est suivi une nationalisation et une monopolisation des chemins de fer dans la plupart des pays européens. La mécanisation, la modernisation et la rationalisation ont augmenté l’efficacité des chemins de fer et ont permis de remettre ce secteur essentiel au seuil de rentabilité. Rétrospectivement, le contrôle par l’État a amené une augmentation exponentielle de l’activité ferroviaire.

Grâce aux trains de nuits les voyages sont devenus accessibles à la classe ouvrière dans les années d’après-guerre.

Cependant, la concurrence avec les autres modes de transport est restée féroce et les coûts ont continué d’augmenter. Dans le contexte (néo-)libéral de la fin des années 80, l’idée a refait surface d’ouvrir les chemins de fer à la concurrence et de donner une nouvelle chance au secteur privé. Cela a marqué le début de la politique de libéralisation du rail qui sous-tend encore aujourd’hui la prise de décision européenne.

Dans la logique du service public, tous les trains étaient considérés comme un service public. Qu’il s’agisse de trains omnibus locaux ou de trains de nuit couvrant 2000 kilomètres: à quelques rares exceptions près, aucune distinction n’était faite entre les différents trains de voyageurs. Avec un billet Bruxelles–Namur, vous pouviez emprunter aussi bien un tortillard couvrant la distance en une heure, qu’un express Bruxelles–Rome qui vous amenait à votre destination en 35 minutes. Sur le territoire belge, un train international de cette catégorie était, en effet, sous la responsabilité de la SNCB, au même titre qu’un petit omnibus. Au Grand-Duché, il passait sous contrôle des chemins de fer luxembourgeois CFL, et en Alsace-Lorraine, de la SNCF française, et ainsi de suite. Toutes les compagnies ferroviaires européennes travaillaient ensemble en tant que voisines et n’étaient donc pas concurrentes: les coûts et les recettes des trains internationaux étaient répartis proportionnellement aux kilomètres parcourus sur les différents territoires nationaux. Les horaires, quant à eux, étaient fixés lors d’une conférence annuelle en fonction des besoins des passagers, du nombre de passagers et des possibilités techniques. Le principe était que les voies étant déjà en place, les utiliser 24 heures sur 24 rapporterait plus d’argent qu’une circulation ferroviaire limitée à la journée. Le développement des trains de nuit internationaux européens est donc en partie lié au contrôle public des chemins de fer.

Cependant, la libéralisation du rail a tout changé. Ce n’est plus l’État, mais le marché qui va dorénavant devoir s’assurer de la rentabilité et de la qualité des chemins de fer. Comment mettre en pratique cette orientation? L’infrastructure, qui comprend l’ensemble des voies, des gares et des postes d’aiguillage, constitue un monopole naturel. Personne ne veut construire de nouvelles lignes ferroviaires parallèles sur notre continent densément bâti. Aucune entreprise privée ne disposerait des capitaux nécessaires à cette fin. Donc, la concurrence portera uniquement sur les voies existantes. Pour ce faire, les chemins de fer jusqu’alors unitaires, qui géraient à la fois l’infrastructure et les trains qui y circulent, ont dû être scindés: l’infrastructure est restée un monopole d’État, mais toute entreprise qui le souhaitait pouvait y faire circuler des trains. En échange de l’utilisation de l’infrastructure, ces entreprises devaient payer une redevance au gestionnaire de l’infrastructure, calculée au kilomètre. En Belgique, cette redevance fut versée à la société qui portera plus tard le nom d’Infrabel. Ce règlement a été établi pour la première fois dans le cadre de la directive CEE 91/440 de 1991. En 2007, le Parlement européen a voté le troisième paquet ferroviaire qui portait sur la libéralisation complète du transport international de passagers à l’horizon 2010. Dans le nouveau paysage ferroviaire libéralisé, tout opérateur pouvait en principe exploiter des trains internationaux (de nuit).

Le chant du cygne des trains de nuit

La division des chemins de fer entre, d’une part, un gestionnaire d’infrastructure et, d’autre part, un opérateur (la société qui fait circuler les trains) a bouleversé le fonctionnement du secteur ferroviaire. Soudain, la SNCB avait le droit de faire circuler des trains en France et la SNCF en Belgique: ce qui faisait d’elles des concurrentes. Une méfiance mutuelle s’est donc développée entre les opérateurs, méfiance qui, petit à petit, a fait disparaître les anciennes collaborations.

Afin de tirer le meilleur parti possible de cette nouvelle réglementation, de nombreux gestionnaire d’infrastructure, dont les belges et les français, ont imposé aux opérateurs des redevances d’utilisation très élevées. Il s’agissait d’un coût entièrement nouveau qui augmentait de 50% le coût de revient par train. En ce qui concerne les trains nationaux, ce changement ne faisait aucune différence financière: les redevances pour ces trains étant reversées au gouvernement par le biais d’Infrabel, cela revenait à reprendre d’une main ce qu’on donnait de l’autre. Ce raisonnement ne s’appliquait toutefois pas à un train SNCB sur un réseau étranger: toute subvention pour ce train revenait dès lors à un gouvernement étranger, par le biais des redevances d’utilisation versées à un gestionnaire d’infrastructure étranger. Ainsi, si la liaison Bruxelles-Rome était subventionnée, l’État belge subventionnait également les voyageurs français entre, par exemple, Thionville et Strasbourg. Aucun gouvernement n’a voulu cela, si bien que les trains internationaux ont été négligés et ils n’ont pas tardé à se retrouver dans le collimateur des gestionnaires.

En 2003, l’ancien patron des chemins de fer, Karel Vinck, a supprimé les trains de nuit belges. Dans son ouvrage Dwarsligger, Marc Descheemaecker (N-VA), lui aussi ancien patron des chemins de fer belges et compagnon de route de Karel Vinck, décrit comment ce dernier a voulu faire un gros coup avant son départ anticipé forcé de la SNCB: faire baisser le rideau sur les trains de nuit. La Belgique a ainsi été le premier pays, avec les Pays-Bas, à se défaire de ses propres trains internationaux. Seuls un train polonais/russe vers Moscou et un train allemand Paris–Bruxelles–Hambourg/Berlin ont tenu encore quelques années. Mais, en décembre 2009, les trains de nuit en Belgique ont été supprimés.

Soudain, la SNCB avait le droit de faire circuler des trains en France et la SNCF en Belgique : ce qui faisait d’elles des concurrentes.

Les quinze années suivantes ont vu la quasi-totalité des autres pays européens suivre l’exemple de la Belgique. Les trains internationaux n’étant pas considérés comme un service public par la plupart des États et n’étant donc pas subventionnés, presque tous sont passés sous le couperet du nouveau cadre économique. Même lorsqu’ils étaient pleins, ils roulaient à perte en raison des coûts accrus. Les gestionnaires ne pouvaient donc pas justifier leur maintien en service. Les trains nationaux essuyaient également des pertes mais, dans ce cas, les gouvernements ont accepté de combler la différence: les redevances d’utilisation revenaient après tout dans les coffres de l’État. La liaison Bruxelles-Rome, par exemple, a été réduite à une liaison standard Bruxelles-Arlon, qui correspond au tronçon pour lequel le gouvernement belge est prêt à compenser la perte. Les wagons-lits n’étaient plus nécessaires pour cette courte distance et ont été remplacés par des wagons-sièges ordinaires. De la même manière, les trains internationaux ont disparu d’abord en Europe occidentale, puis en Europe centrale et enfin en Europe de l’Est.

Des modes de transport plus polluants et plus inéquitables

La concurrence totalement déloyale livrée par les compagnies aériennes et les autocars a également contribué à la disparition du train de nuit. L’aviation, par exemple, ne paie pas de droits d’accise sur le kérosène, un arrangement qui a été établi au niveau international dans la Convention de Chicago de 1944, pour impulser l’aviation civile. Les compagnies aériennes ne sont pas non plus assujetties au paiement de la TVA sur la vente de billets. Les chemins de fer, en revanche, sont tenus de payer des taxes sur le carburant — électricité et diesel — et sont assujettis à la TVA sur la vente des billets. Des compagnies aériennes à bas prix comme Ryanair réussissent par ailleurs à se faire accorder des subventions cachées: elles convainquent les pouvoirs publics régionaux qu’elles attireront les touristes en desservant leurs aéroports régionaux en déclin, mais pour ce faire, les pouvoirs publics doivent d’abord puiser dans leurs coffres. C’est ainsi que les prix des billets continuent d’être réduits grâce à l’argent du contribuable. Les compagnies de bus utilisent les routes publiques pratiquement gratuitement, contrairement aux trains qui doivent payer des redevances d’infrastructure élevées à des entreprises publiques comme Infrabel.

De plus, les compagnies aériennes à bas prix et les compagnies d’autobus font régulièrement la une de l’actualité pour des cas de dumping social: les contrats de travail de Ryanair, régis par le droit irlandais, en vertu desquels le personnel n’est considéré en service qu’une fois que l’avion a décollé, sont bien connus, tout comme les conditions d’emploi des chauffeurs d’autocars d’Europe de l’Est, qui doivent travailler pour une bouchée de pain à 1000 kilomètres de chez eux.

Enfin, à partir de 2002, les TGV ont, eux aussi, joué un rôle: le gouvernement belge a alors dû investir massivement dans de nouvelles lignes à grande vitesse entre les frontières française, néerlandaise et allemande, y compris l’axe nord-sud d’Anvers. Ces développements sont intervenus juste au moment où le matériel roulant des trains de nuit devait être renouvelé ou du moins mis à niveau. Ni la ministre des Transports de l’époque, Isabelle Durant, — pourtant Ecolo — ni sa successeur Laurette Onckelinckx (PS) ne se sont opposées à Vinck qui mettait à la casse les trains de nuit belges. Et ce malgré le fait que les trains de nuit et les trains à grande vitesse desservent en partie des publics différents et pourraient donc parfaitement coexister. Les compagnies ferroviaires partent du principe que les passagers préfèrent passer moins de trois heures, cinq au maximum, dans un TGV. Si un TGV dispose d’une ligne à grande vitesse du début à la fin, ce qui est rarement le cas, il peut parcourir un maximum de 1000 kilomètres en cinq heures. Les trains de nuit, en revanche, qui circulent exclusivement sur les anciennes lignes «classiques», peuvent facilement parcourir 1500 kilomètres en une nuit. D’ailleurs, il n’existe toujours pas de ligne à grande vitesse de Bruxelles vers l’Italie, la Scandinavie ou Berlin. Suite à la suppression des trains de nuit, il ne reste donc plus qu’un seul moyen attrayant capable d’assurer ces liaisons: l’avion.

L’anarchie du marché au détriment des passagers

Depuis une quinzaine d’années, le secteur des trains internationaux est plus ou moins un marché libre. Le résultat est dramatique. À part quelques TGV coûteux, la Belgique n’a pratiquement plus de trains internationaux. Pour le voyageur moyen qui doit parcourir plus de quelques centaines de kilomètres, le train n’est plus une option. La promesse de l’Union européenne, selon laquelle les forces du marché conduiraient à des trains plus nombreux et de meilleure qualité, ne s’est donc pas concrétisée. Au contraire, le marché libre a donné lieu à une multitude de situations kafkaïennes, tant pour les passagers que pour le personnel, et a accru la bureaucratie.

Dans un marché libre, chaque opérateur peut déterminer son propre système tarifaire sans avoir à rendre de comptes à qui que ce soit. Il est également libre de vendre des billets d’autres opérateurs, sans toutefois être obligé de le faire. Ainsi, un voyageur qui souhaite entreprendre un long voyage, et doit donc faire appel à plusieurs opérateurs, s’exposera à des situations parfois embarrassantes. Prenons, par exemple, un voyage entre Hasselt et Lisbonne. Auparavant, les compagnies de chemin de fer travaillaient ensemble, y compris pour les billets. L’opération était donc simple pour le voyageur: il suffisait d’acheter un billet Hasselt–Lisbonne au guichet et le tour était joué. Si on manquait une correspondance quelque part, il suffisait de prendre le train suivant. Dans le nouveau paysage ferroviaire libéralisé, il faut acheter quatre billets distincts auprès de quatre opérateurs différents: un billet Hasselt–Bruxelles de la SNCB, un billet Thalys Bruxelles–Paris, un billet TGV Paris–Hendaye de la SNCF et un billet de train de nuit Hendaye–Lisbonne de la RENFE. Notre voyageur doit donc déjà s’y retrouver, non seulement dans les itinéraires de voyage, mais aussi sur les différents sites web des différentes compagnies de chemin de fer. Et ce qu’il y a probablement de plus fastidieux, c’est que le risque pour les correspondances incombe entièrement au voyageur. Les compagnies intervenant le long du trajet n’ont, en effet, plus rien à voir les unes avec les autres. Si le TGV entre Paris et Hendaye ne circule pas, les passagers ne seront remboursés que pour ce billet-là. Les autres billets et les frais éventuels liés à l’interruption du voyage sont à charge des passagers eux-mêmes.

Les compagnies de bus utilisent les routes pratiquement gratuitement, contrairement aux trains qui doivent payer des redevances d’infrastructure élevées.

L’Union européenne refuse de s’occuper de ce problème: une première étape possible vers une solution a été franchie tout récemment avec la nouvelle proposition de directive sur les droits des passagers. Dans un monde d’entreprises privées, il n’existe pas de solution élégante à ce problème. Si une entreprise privée est obligée par le gouvernement de prendre en charge des passagers bloqués, elle doit pouvoir récupérer les coûts auprès de l’opérateur en cause. Non seulement, cette obligation va à l’encontre de l’esprit du marché libre, mais un mécanisme de compensation entraîne également une charge bureaucratique et une possibilité de litige entre les entreprises.

En Angleterre, où une commission spéciale chargée des litiges doit déterminer quelle entreprise est responsable de quel retard, un tel système donne parfois lieu à des procédures rocambolesques, sans parler d’une surcharge bureaucratique. Un exemple célèbre qui a fait les manchettes des journaux est celui du «peacockgate», un accident impliquant un paon. En vertu de la législation britannique, le gestionnaire de l’infrastructure est responsable de la faune qui circule sur les rails, à l’exception des oiseaux; dans ce cas, le verdict dépend de la taille du spécimen. Après des mois de querelles entre les avocats de l’entreprise, la commission des litiges a jugé que le paon en question était suffisamment grand: le gestionnaire de l’infrastructure a donc dû supporter les coûts. En 2013, plus de 10000 litiges de ce type étaient en instance. En effet, contrairement à une société de chemins de fer unifiée, dans un paysage ferroviaire libéralisé, les responsabilités sont toujours fragmentées.

Selon les partisans de la libéralisation, les forces du marché seraient synonymes de renouveau et d’innovation. Cela reste cependant à prouver: à une seule exception près, les rares opérateurs privés de trains de nuit en Europe utilisent du matériel roulant d’occasion, datant pour la plupart des années 1963 à 1979. Les quelques nouveaux wagons-lits et couchettes appartiennent presque tous à des opérateurs publics et sont principalement utilisés dans les trains de nuit nationaux subventionnés par les gouvernements: par exemple, les opérateurs nationaux de Russie, de la République tchèque, de Pologne et de Bulgarie disposent de wagons-lits mis en service après 2000. La seule exception dont nous parlons est l’opérateur roumain Astra Trans Carpatic, qui est en concurrence directe avec l’opérateur public roumain CFR sur la ligne Arad – Bucarest, et qui dispose de wagons-lits construits par ses soins.

Nightjet, un éclair dans la nuit?

La seule compagnie qui a toujours gardé confiance dans le train de nuit est l’opérateur public autrichien ÖBB. Mais, là aussi, sa pérennité ne tient qu’à un fil: en 2008, alors que les trains de nuit européens tombaient comme des mouches, la société a fait réaliser une étude par le cabinet de conseil McKinsey qui a recommandé que les ÖBB suppriment leurs trains de nuit. La direction a hésité, mais a tenu bon. En raison du relief, il est impossible de construire des lignes à grande vitesse en Autriche, de sorte que les trains de nuit sont de toute façon la seule possibilité de couvrir de longues distances par le rail. Un an plus tard, suite à des changements internes, deux wagons-lits supplémentaires ont été déployés sur la ligne Vienne–Venise. Lorsqu’il s’est avéré que ces wagons supplémentaires circulaient presque toujours à pleine capacité, il a été décidé que le train de nuit avait encore un avenir.

C’est ainsi qu’en 2016 a eu lieu le lancement du Nightjet. L’idée repose sur plusieurs principes: d’une part, les ÖBB obtiennent des subventions du gouvernement autrichien pour les liaisons à l’intérieur de l’Autriche (la société doit couvrir ses frais à l’étranger); d’autre part, le Nightjet propose un service de qualité, est doté d’une marque reconnaissable et d’un site web simple. Les ÖBB sont également fiers de coopérer avec d’autres opérateurs historiques tels que la SNCB et la Compagnie Internationale des Wagons-lits, rebaptisée Newrest, qui fournit toujours les repas et la literie. Pour le moment, les Nightjets en circulation sont toujours composés de matériel roulant ancien, mais l’année dernière, deux commandes ont été passées pour un total de 33 nouveaux trains de sept voitures, répondant à des critères de confort actualisés: des lits-capsules individuels, un maximum de quatre personnes par compartiment où vous pouvez encore vous allonger à six si vous choisissez les lits les moins chers, une meilleure isolation et des chargeurs de téléphone portable inductifs pour chaque couchette. Ainsi, même dans un paysage de trains de nuit libéralisé, l’innovation vient d’un opérateur d’État.

Ces deux dernières années, il est apparu clairement qu’il n’est pas normal qu’un billet d’avion pour se rendre à l’autre bout de l’Europe coûte moins cher qu’un repas dans une brasserie, alors qu’il est devenu presque impossible de prendre un train pour l’Italie. Or, la nuit tombée, les chemins de fer sont déserts. En janvier 2020, pour la première fois depuis plus de dix ans, la Belgique a récupéré un train de nuit régulier, mais avec une fréquence limitée à deux par semaine; un cadeau des ÖBB principalement destiné à servir de vitrine aux politiciens de l’UE, car ils n’en attendent aucun bénéfice. Ce train de nuit a été déployé sur deux lignes: Bruxelles-Vienne et Munich-Innsbruck. Cette dernière a été supprimée entre-temps. Pourtant, l’enthousiasme de la population belge était énorme: plus de la moitié des billets jusqu’en juin 2020 avaient été écoulée avant même que le premier train de nuit ne soit entré en gare, un succès que même les ÖBB n’avaient pas prévu.

De bonnes nouvelles sont également venues d’un autre coin de l’Europe: la Suède a également souhaité réimplanter des trains de nuit internationaux, dont un vers Bruxelles. Le gouvernement suédois veut reconnaître le train comme un service public et le subventionner, malgré la conjoncture économique défavorable; un cadeau de la Suède à ses voisins donc. La Suisse a également décidé de reconnaître à nouveau les trains internationaux comme un service public — la seule façon de les garantir — et de débloquer les fonds nécessaires à cette fin. La Belgique et la France ont sensiblement réduit leurs redevances d’infrastructure, ce qui constitue également une incitation à améliorer le cadre. Toutefois, vu la petite taille de notre pays, cela ne peut pas être considéré comme la solution au problème de la disparition des trains de nuit.

Les compagnies aériennes, au contraire des chemins de fer, ne sont pas assujetties au paiement de la TVA sur la vente de billets.

Si le train de nuit fait couler beaucoup d’encre, sa renaissance ne se traduit pas encore dans les chiffres. Le nombre de trains de nuit en Europe continue de diminuer chaque année, même si, en 2020, cela soit en partie dû au Covid-19. L’Allemagne et l’Espagne ont revu à la hausse les redevances d’utilisation des voies pour les trains de voyageurs, et l’Espagne a supprimé tous ses trains de nuit, y compris les seules liaisons internationales pratiques à destination et en provenance du Portugal. Un rare opérateur privé a également baissé le volet: Thello, une entreprise qui était, à l’origine, une collaboration entre le privé Transdev et l’opérateur public italien FS. Ainsi, le dernier train de nuit entre la France et l’Italie a disparu, bien qu’il n’ait jamais circulé avec moins de dix wagons bien remplis. En 2000, neuf trains de nuit circulaient encore quotidiennement entre ces deux pays. Dans ce secteur libéralisé, l’opérateur public autrichien ÖBB est le seul à réellement construire un réseau et à commander du matériel roulant entièrement neuf.

Pas de trains de nuit sans l’intervention de l’État

Il est clair que la disparition des trains internationaux doit être traitée au niveau de l’UE. Dans l’ensemble, tous les chemins de fer qui fonctionnent bien sont organisés par des pouvoirs publics forts; il suffit de penser à la Russie et à la Chine. Partout où les chemins de fer ont été laissés à la merci du marché, ils se sont effondrés: Amérique du Sud, Mexique, États-Unis… En termes d’infrastructure et de technologie, les chemins de fer européens continuent à occuper une place de choix mais ce qui manque, c’est une organisation intégrale, une vue d’ensemble et surtout une vision qui rompt avec le dogme du marché libre exempt de distorsions. Pourtant, après 30 ans de néolibéralisme ferroviaire, nous pouvons facilement voir quelles tragédies en découlent.

La Suède et la Suisse ont décidé de reconnaître à nouveau les trains internationaux comme un service public – la seule façon de les garantir.

L’Europe des chemins de fer a existé. Il s’agissait même de l’un des premiers secteurs où l’unification européenne a pris forme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il s’agit aussi de l’un des premiers secteurs où l’Union européenne a dissous cette unification en livrant tout au libre marché. Le succès phénoménal des chemins de fer chinois, en particulier, peut servir de guide à l’Europe: la réunification du rail, avec une instance au niveau européen chargée de réglementer les trains à longue distance, des autorités nationales prenant en charge les trains à moyenne distance tels que les IC, et éventuellement un troisième niveau pour les réseaux locaux spécifiques (tels que les voies à écartement étroit dans certaines zones ou les RER autour des grandes agglomérations), le tout avec une structure tarifaire claire et intégrée, où les frontières n’ont plus d’importance. La solution passe par un chemin de fer public et unifié. Moins de directeurs, moins de bureaucratie, une communication plus fluide sur le terrain où toute l’énergie est consacrée à l’activité principale: des trains confortables, rapides, fréquents et à prix abordables.

Un réseau public de trains de nuit est la seule alternative abordable et attrayante au désastre écologique et social que représente le transport aérien à bas prix. En outre, le contrôle de l’État permet également de garantir la préservation de l’emploi. Les cheminots conserveront de bons emplois, et ceux qui sont actuellement employés dans l’aviation (stewards, pilotes, bagagistes, personnel d’enregistrement) et dont l’avenir est incertain selon la logique capitaliste, seront également nécessaires pour développer un service ferroviaire européen ambitieux. Les syndicats de cheminots, les associations d’usagers des chemins de fer et les ONG environnementales l’ont bien compris, et réclament la restauration et le développement des trains de nuit en Europe comme épine dorsale de la mobilité verte sur longue distance.

Les voies sont en place, toutes les barrières techniques ont été levées, les trains peuvent être construits immédiatement, seule la volonté politique fait défaut. En avant toute!