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Une mobilité pour le peuple et le climat

Mathieu Strale

—7 avril 2021

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Alors que les politiques actuelles se basent sur des mesures individuelles, injustes socialement et dont l’efficacité environnementale est faible, une approche collective est possible, basée sur les besoins et non le profit.

Nous sommes confrontés chaque jour à l’échec des politiques actuelles de mobilité. Faute d’alternatives efficaces, la très grande majorité des déplacements s’effectue en voiture, créant des bouchons toujours plus longs et du stress, du bruit, de la pollution et des coûts toujours plus élevés pour les ménages. Pour l’ensemble de la société, cette situation mène au péril climatique, puisque le secteur des transports est celui dont les émissions de gaz à effet de serre augmentent le plus vite.

Il est donc indispensable de viser une rupture radicale, sociale et environnementale. Cela implique d’acter l’échec de la régulation capitaliste, basée sur le marché, et de refuser tout statu quo. Mais il s’agit d’être tout aussi critique vis-à-vis des politiques en vogue, qui disent vouloir changer de modèle actuel de mobilité sans prendre en compte les enjeux sociaux.

Si l’on ne veut pas renforcer les mouvements réactionnaires qui récupèrent opportunément la colère, ceci nécessite de proposer une alternative aux modes de déplacements actuels et, en particulier, à l’automobile, non pas en pénalisant les gens, mais en s’attaquant aux raisons qui les obligent à se déplacer en voiture. Ceci passe par une approche collective et publique des enjeux.

L’échec du tout à la route capitaliste

L’élément central de la mobilité actuelle est la domination écrasante de la route. Ainsi, plus des ¾ des déplacements en Europe et en Belgique s’effectuent en voiture et les camions et camionnettes transportent une part équivalente des marchandises.

Cette situation est le résultat de choix politiques et économiques. La mobilité routière est celle qui correspondait le mieux aux besoins capitalistes de l’après deuxième guerre mondiale. L’accès à une mobilité routière relativement bon marché est allé de pair avec la diffusion de la consommation de masse et l’accès facilité à la propriété pour les travailleurs, ainsi qu’à la production industrielle de masse de biens de consommation, qui étaient des moteurs indispensables à la croissance économique de la seconde moitié du 20e siècle.

Plus des 75% des déplacements s’effectuent en voiture et les camions et camionnettes transportent une part équivalente des marchandises.

La géographie des services publics et privés et des activités économiques a changé sous l’influence de l’automobile. D’un côté, nous avons connu la création de parcs commerciaux, de zonings industriels et de bureaux en bordure des grands axes routiers, souvent accessibles uniquement en voiture ou en camion; d’un autre côté, il y a eu en parallèle la disparition d’une part importante des services locaux, que ce soient les magasins de proximité, mais aussi les banques, bureaux de poste, hôpitaux ou les petites implantations scolaires. La diffusion de l’automobile a aussi participé à un étalement des lieux d’habitation, autour des grandes villes et dans les zones rurales.

Cette tendance se poursuit et se renforce dans le contexte néolibéral actuel. La production industrielle, marquée par des logiques de flexibilisation et d’internationalisation de l’approvisionnement de la production et de la distribution, s’appuie sur le transport bon marché, routier à l’échelle européenne et maritime à l’échelle mondiale. Cette organisation productive génère aussi des besoins de mobilité supplémentaires, routiers et aériens, en raison de la multiplication des petits envois rapides de marchandises, suivant la logique du just-in-time1.

Ce modèle a été encouragé et accompagné par les politiques. Les pouvoirs publics ont investi massivement dans la construction de nouveaux grands axes routiers et autoroutiers, de parkings, tunnels et viaducs ou aéroports pour faciliter les déplacements automobiles et aériens. Au contraire, de nombreux services de transports publics ont été démantelés (suppression de gares et lignes de chemin de fer, des trains internationaux, disparition des tramways vicinaux, etc.) car jugés trop peu performants, non rentables et ne correspondant plus aux attentes et besoins. Au niveau de l’encadrement du secteur, plutôt qu’une régulation publique, le principe qui s’est imposé est de se baser sur les logiques de marché. Les politiques européennes conduisent depuis plusieurs décennies à la libéralisation de l’ensemble des services publics de transport. En ce qui concerne la régulation des échanges, c’est la libre circulation des personnes et des marchandises à l’intérieur de l’espace européen qui est le principe de base.

Cette organisation de la mobilité a de profondes conséquences sociales.

Tout d’abord, les gens sont plus souvent contraints de multiplier les déplacements et le temps passé sur la route ou dans les transports. Le manque de logements publics et abordables et la disparition des services publics et privés allongent les déplacements pour accéder au travail, à la banque, à l’hôpital, au magasin … C’est particulièrement vrai pour les ménages plus pauvres, car ils occupent plus fréquemment des emplois précaires, induisant des changements de lieux de travail et ont moins de moyens pour choisir leur lieu de vie. De plus en plus de travailleurs sont obligés de vivre loin des villes pour trouver un logement abordable2. On peut parler d’une mobilité contrainte, c’est-à-dire de déplacements rendus obligatoires par l’organisation de la société3.

L’accès à la mobilité est inégalitaire et le coût de la mobilité pèse lourd sur le budget des ménages. Les ménages moins riches sont moins motorisés, ils dépendent donc plus fréquemment de l’offre imparfaite des transports publics, du point de vue des fréquences et de la couverture du territoire, alors que les tarifs ne cessent d’augmenter. Pour ceux sont motorisés, le budget consacré à l’automobile est également très important, en raison du prix d’achat et d’entretien du véhicule, mais aussi de son usage: carburant, stationnement, etc. Il faut rappeler que la mobilité est le second poste de dépenses des ménages européens après le logement et représente en moyenne 13% de leur budget, à quasi-égalité avec les dépenses liées à l’alimentation4.

Le manque des logements publics et abordables et la disparition des services publics et privés allongent les déplacements.

Les populations les moins riches sont aussi plus touchées par les nuisances liées à l’automobile. Elles habitent plus souvent dans des habitations moins bien isolées et le long de grands axes routiers. Les travailleurs issus des classes populaires sont aussi plus nombreux à occuper des emplois exposés: livreurs, conducteurs de bus ou tram, facteurs, policiers, agents d’entretien de la voirie, ouvriers de la construction, éboueurs… Ils disposent aussi plus rarement d’espaces extérieurs privatifs et sont donc contraints à fréquenter un espace public exposé aux nuisances automobiles.

L’accès facilité à l’automobile pouvait apparaître dans un premier temps comme une liberté et a été vendu comme tel par les autorités et le patronat. Actuellement, l’organisation de la société qu’induit le tout à la voiture est de plus en plus vécue comme une obligation et une contrainte, qui dicte les choix et nuit à la qualité de vie.

Cette organisation de la mobilité génère de nombreuses nuisances sur l’environnement et ses occupants; nuisances globales comme les émissions de gaz à effet de serre du secteur qui ne cessent de croître, nuisances locales comme la pollution de l’air ou le bruit. Contrairement à la plupart des sources d’émission de gaz à effet de serre dont l’intensité a ralenti ou a diminué, les émissions du secteur des transports en Europe, qui représentent 27% du total, ont continué à accélérer, avec une augmentation de 28% par rapport au niveau de 19905. La Belgique s’inscrit dans ces tendances, puisque le transport représente 25% la production de GES et que ces émissions ont augmenté de 25% depuis 1990.

En plus des émissions de gaz à effet de serre, les activités de transport polluent l’air, le sol et l’eau et les infrastructures de transport nécessitent d’importantes ressources et perturbent les espaces traversés. Ces nuisances ont un impact important sur l’environnement et sur l’homme. Par exemple, à elles seules, les particules fines induisent une perte moyenne d’espérance de vie d’un à trois ans dans les grandes villes et bassins industriels européens. Le transport est la première source de ces polluants.

L’impasse européenne de la réponse par le marché

Les conséquences désastreuses de l’organisation actuelle de la mobilité rendent le statu quo intenable, y compris pour les classes dirigeantes et le patronat. Dès lors, les autorités entendent prendre le problème en main. Ainsi, dans le cadre de son «Green Deal», l’Union européenne veut arriver à une mobilité «émissions nettes zéro» de gaz à effet de serre à l’horizon 20506.

L’objectif est louable et indispensable climatiquement. Pour donner une idée de l’ampleur des enjeux, Greenpeace estime qu’il faudrait diminuer par deux les déplacements aériens et le parc automobile européen et fixer des normes drastiques de poids et de puissance de ces mêmes voitures pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Malheureusement, dans les fait, les mesures prises ou envisagées tendent à aggraver les inégalités sociales, sans pour autant réduire l’impact environnemental global du secteur, car elles ne remettent pas en cause, voire renforcent la mainmise du marché et des logiques capitalistes et doivent préserver les intérêts des industriels du secteur.

Du point de vue de la régulation de la mobilité, l’option privilégiée est de s’appuyer sur lafiscalité verte et le marché du carbone pour modifier les comportements individuels et collectifs. L’idée est de se baser sur les mécanismes de marché, en «faisant payer le coût-vérité de la pollution» et en garantissant une «concurrence équitable» entre les modes de transport pour renforcer les comportements vertueux (voir à ce sujet l’article de Vanoutrive). Du point de vue industriel, l’approche est similaire: encourager et soutenir les entreprises à développer des véhicules à motorisation alternative (en priorité les véhicules à batterie, voir à ce sujet l’article de M. Dupont) en subsidiant la production et la vente de ces véhicules.

La première contradiction forte est de ne pas remettre en cause les besoins de mobilité générés par l’organisation de la société. En effet, la libre circulation des marchandises et personnes et la libre concurrence entre les modes de transport sont des piliers de la construction européenne libérale. Aucune barrière politique ou réglementaire ne peut les entraver. Les échanges doivent continuer à croître. Cela implique une consommation énergétique et de ressources trop élevées, en contradiction avec la nécessité d’un changement radical.

À un changement de modèle nécessaire, on préfère des politiques mobilisant essentiellement le levier tarifaire et qui ciblent les usagers, en rendant le stationnement payant, en augmentant les taxes sur le carburant, en réfléchissant à la mise en œuvre de péages urbains et autres taxes kilométriques (intelligentes). En se basant sur une tarification unique, ces mesures pèsent nécessairement plus sur les petits budgets que sur les plus grands.

En quelque sorte, on agit vis-à-vis de l’automobile comme par rapport au tabac, en considérant qu’il s’agit d’une pratique néfaste qu’il faut corriger en la rendant plus chère pour que les gens «arrêtent de rouler (trop)». Pourtant, dans le même temps, presque rien n’est fait pour s’attaquer aux causes de ce besoin d’automobile: disparition des services locaux, absence de régulation du marché immobilier, sous-financement des transports publics, flexibilité accrue du travail.

Le shift technologique est lui aussi environnementalement et socialement problématique. Il se base essentiellement sur des partenariats avec les industriels, afin de ne pas dégrader la position compétitive de ces entreprises et au contraire de faire émerger des «champions» continentaux. Les objectifs climatiques et environnementaux ne sont recevables que tant qu’ils n’entrent pas en contradiction, voire confortent la situation de ces industriels.

La première contradiction forte du Green Deal Européen est de ne pas remettre en cause les besoins de mobilité générés.

Les leviers envisagés pour atteindre les objectifs ont prouvé leur inefficacité. Le marché du carbone, censé guider l’industrie vers des pratiques moins polluantes en rendant financièrement intéressant la réduction des émissions de gaz à effet de serre a déjà démontré son inutilité et même sa capacité à ralentir les transformations, au seul profit des spéculateurs7. Les primes à l’achat de véhicules, visant à encourager les changements de comportements sont injustes socialement puisque ces voitures restent plus chères, y compris accompagnées de primes, donc inaccessibles aux ménages les moins aisés. Enfin, que dire de la mise en œuvre de zones de basse émission (LEZ en anglais)? Par cette mesure, les véhicules les plus anciens sont progressivement bannis des centres-villes. L’idée est que les véhicules neufs pollueraient moins que les anciens. Beau cadeau pour les industriels de l’automobile. Pourtant, on l’a compris avec le «scandale Volkswagen», les fraudes aux émissions polluantes des voitures qui concernent les constructeurs8 sont telles qu’il n’existe pas de preuve que les véhicules neufs polluent effectivement moins9. Pour les ménages qui possèdent des voitures anciennes, c’est par contre l’obsolescence obligatoire et l’interdiction d’entrer dans les villes.

Le transfert de la route ou de l’avion vers des modes moins polluants s’appuie aussi sur le marché et le soutien au privé. L’Union européenne promeut la poursuite de la libéralisation des transports comme un moyen d’améliorer l’efficience des différents secteurs par le jeu de la concurrence. Ces politiques ont déjà démontré leurs effets: la libéralisation du transport ferroviaire de marchandises a induit un effondrement des trafics, alors que son équivalent pour les passagers a sonné le glas de l’essentiel des trains de nuit et de l’offre internationale à l’exception des TGV rentables. Tous ces éléments ont favorisé la route et l’avion. De même, le développement de nouveaux services privés de mobilité urbaine, taxis, plates-formes de location de trottinettes, voitures ou scooters, loin d’offrir une alternative à la domination de l’automobile, induit au contraire des déplacements et une pollution supplémentaire10. En effet, ces véhicules doivent être replacés en permanence dans les zones les plus attractives pour leur clientèle aisée. Au contraire, il sont souvent complètement absents des quartiers populaires moins rentables ou des zones rurales, renforçant les inégalités d’accès à la mobilité.

Un faux choix entre climato-élitisme et climato-scepticisme?

De plus en plus de voix revendiquent la remise en cause de l’organisation de la mobilité. Les politiques qui disent vouloir rompre avec ce modèle, et en particulier avec l’usage de la voiture qui en est le symbole, aiment à se couvrir d’un verni social.

Puisque la mobilité actuelle nuit plus aux classes populaires, alors qu’au contraire le taux de motorisation est le plus élevé parmi les plus riches et que les kilomètres parcourus en voiture ou en avion augmentent avec le revenu, remettre en cause ce modèle ne serait-ce pas de la justice sociale? Comme nous venons de le voir, sans un changement de cadre politique et une sortie des logiques de marché, les mesures prises tendent au contraire à aggraver les inégalités sociales sans pour autant remettre en cause nos besoins contraints de déplacements et leurs impacts environnementaux.

Les tensions sont de plus en plus fortes dans la société, en particulier autour de l’usage de la voiture. S’il est environnementalement et socialement justifié de s’opposer au tout à l’automobile, cette prise de position prend régulièrement un visage antisocial. Cette dérive est très présente dans des milieux aisés et urbains au sein desquels on trouve un mépris vis-à-vis des automobilistes, sans lecture de classe. Pour caricaturer, on met dans la même catégorie le chef d’entreprise qui se déplace en voiture de société avec l’ouvrier, qui travaille à horaire décalé, sans offre de transport public adaptée. Y est associé un discours simplificateur sur le fait que «tout le monde a le choix de se déplacer autrement» et une défense aveugle des mesures supposément anti-voiture.

L’Europe agit vis-à-vis de l’automobile comme par rapport au tabac : une pratique néfaste qu’il faut corriger en la rendant plus chère.

À l’inverse, parmi les classes populaires et les travailleurs apparaît une forte opposition vis-à-vis des limitations de l’usage de la voiture en raison des éléments déjà expliqués: des emplois amenant une plus grande dépendance à l’automobile, un moindre choix de lieux et de mode de vie, un plus fort impact sur leur budget et une moindre capacité financière d’adaptation et, plus largement, le sentiment d’être une nouvelle fois pénalisés alors qu’ils ont «joué le jeu» de l’accès à la propriété, de la consommation, du marché du travail de plus en plus compétitif … Pour beaucoup, la voiture n’est pas un choix, mais une contrainte. Pas un loisir, mais un besoin. L’automobile et sa circulation représentent un budget considérable. Il est donc plus que probable que les ménages à faible revenu qui détiennent une voiture l’utilisent vraiment et ont moins, voire aucune, alternative. Pourtant, ce sont eux qui sont les plus touchés par les politiques menées.

Ceci peut amener à une division de la classe des travailleurs et à des récupérations opportunistes par des mouvements réactionnaires, climatosceptiques, qui reprennent à leur compte un discours «pseudo-social» pour ne rien changer des avantages qu’ils tirent de l’organisation actuelle de la mobilité. Pensons au patronat qui a le plus à perdre, de l’industrie pétrolière et automobile jusqu’à Michael O’Leary, le directeur de Ryanair, et à leurs relais politiques à droite et extrême droite.

Ainsi, de nombreux ménages semblent coincés entre deux tendances politiques qui chacune les ignorent. D’une part, une droite qui a prôné la diminution des investissements dans les services publics et notamment le transport et ne défend objectivement pas leurs intérêts de classes. Et d’autre part, un mouvement écologiste de classes supérieures et d’une partie du patronat, prompt à revendiquer des mesures fondamentalement antisociales. Pourtant, la transition climatique est impossible sans adhésion et soutien des travailleurs et des classes populaires. Penser que la question sociale est secondaire face à l’urgence climatique est profondément erroné et rend l’écologie toujours plus impopulaire. Cela risque de ralentir la résolution de l’enjeu environnemental essentiel que représente l’organisation de la mobilité.

Une alternative sociale et collective

Pour sortir de l’impasse, des solutions sociales et environnementales existent, elles impliquent une approche planifiée et collective en visant trois objectifs: la réduction de l’impact environnemental et climatique de la mobilité, l’égalité d’accès et des conditions de travail émancipatrices dans le secteur du transport.

Un élément clé est de réinvestir dans les transports publics pour proposer une alternative pour les personnes et les marchandises. Que ce soit l’ouverture de gares, le rétablissement de lignes ferroviaires rurales ou de lignes de bus et de trams, la création de nouveaux trains de nuits ou la mise en place d’alternatives ferroviaires aux poids lourds pour les traversées alpines, toutes ces initiatives rencontrent un fort succès auprès des usagers et réduisent les déplacements routiers ou aériens. C’est le cas aussi des investissements, pourtant relativement légers, dans les infrastructures cyclables ou piétonnes. Ce réinvestissement devrait être un pilier des plans de relance européens.

Mais agir sur l’offre n’est pas suffisant, il faut aussi que ces transports collectifs soient pensés comme un service public, basé sur les besoins et non le profit. Ceci implique une baisse drastique, voire une gratuité des tarifs; rappelons que le prix est la première barrière pour l’utilisation des transports en commun en Belgique. L’autre élément indispensable est la sortie de la libéralisation des services de transport. La logique de marché s’oppose nécessairement à celle de service public, puisqu’elle impose de dégager des profits à court terme, qui ne peuvent être tirés que de l’exploitation des travailleurs, des tarifs payés par les usagers ou des subsides publics investis. Là aussi, l’Union européenne se situe à un moment clé, vu les difficultés financières de nombreux opérateurs de transport, publics et privés, qui vont imposer une action des États et donc la possibilité de changer de modèle.

Un second objectif est de réduire nos besoins de déplacements, non pas en rendant la mobilité plus chère ou en excluant des franges de la population de la possibilité de se déplacer, mais en réduisant les obligations de déplacements causées par l’économie capitaliste. La protection et le rétablissement des services locaux, publics comme les écoles, les crèches, les homes, les maisons médicales, les postes, et privés comme les commerces de détail, permettraient de limiter la nécessité de se déplacer toujours plus et plus loin. Un aménagement du territoire et une régulation des prix de l’immobilier basés sur les besoins plutôt que sur le profit sont un autre point indispensable pour réduire l’étalement forcé des lieux d’habitat, de travail et de loisirs. Cela implique par exemple de construire des logements publics à proximité de nœuds de transport public, de cesser de fermer des gares et des guichets pour, au contraire, les transformer en centres de services collectifs facilement accessibles et intégrés.

Alors que les politiques actuelles se basent sur des mesures individuelles, injustes socialement et dont l’efficacité environnementale est faible, une approche collective est possible. Le rétablissement des services collectifs de ramassage scolaire ou d’entreprises réduit les besoins de mobilité routière11. En opposition avec le modèle promu par tous les Uber de l’économie de «plate-forme», les services de partage de véhicules (vélos, automobiles ou autres) gérés publiquement ou organisés par quartier ou par entreprise par exemple présentent de meilleurs résultats en matière d’accès des usagers et de réduction des déplacements. Cette gestion collective devrait aller jusqu’au stationnement. L’approche actuelle, qui vise à réduire le stationnement en voirie et en augmenter le prix, rend la vie impossible aux automobilistes, en particulier ceux habitant dans les quartiers populaires des villes, et enrichit les multinationales du secteur. En rendant public l’accès aux parkings privés d’entreprises, de supermarchés, de bureaux, il serait possible de réduire drastiquement la place prise par l’automobile en voirie et de développer immédiatement des alternatives cyclables ou piétonnes ainsi que d’améliorer la qualité de l’espace public sans pénaliser les ménages.

En troisième lieu, plutôt que des mesures tarifaires injustes, la régulation publique devrait favoriser ces approches collectives et la justice sociale et climatique. Par exemple, les systèmes fiscaux basés sur le prix des voitures et favorisant la prolongation de leur durée de vie offrent de meilleurs résultats sociaux et environnementaux12. C’est tout l’inverse des «zones de basses émissions», qui obligent à acheter de nouvelles voitures. De même, plutôt que de promouvoir des taxes à l’usage sans s’interroger sur les besoins de mobilité, il s’agit de remettre en cause les leviers financiers et fiscaux structurels de notre dépendance au modèle actuel de mobilité. Pensons à l’absence de taxation du kérosène, aux investissements routiers ou aux subsides à l’industrie pétrolière, ainsi qu’aux mécanismes de défiscalisation des voitures de société, dont profitent les entreprises pour payer des véhicules à leurs travailleurs plutôt que de verser des équivalents salariaux.

Un élément clé est de réinvestir dans les transports publics pour proposer une alternative.

Ces politiques vont de pair avec des mesures relatives à l’industrie. L’approche actuelle, très conciliante avec le patronat, ne permet pas un changement de cap. L’industrie automobile retarde l’évolution nécessaire de son modèle, en trichant sur les normes, en faisant du lobbying tout en recevant de généreuses aides publiques. Il faut au contraire assurer la «mise au pas» du secteur, en imposant des normes plus strictes du point de vue environnemental et social et en imposant la sortie de la production de véhicules thermiques. Dans le cadre de la crise que nous connaissons, l’argent public doit aller vers la mise en place d’un plan industriel ambitieux, se basant sur la fabrication de moyens de transport collectifs, de véhicules moins polluants ou d’autres productions participant à la transition climatique et énergétique, tout en garantissant le maintien de l’emploi.

En parallèle, il est légitime de revendiquer, au niveau européen, l’émergence d’un consortium européen public de la fabrication de matériel de transport collectif. Les plus grandes entreprises du secteur, Bombardier, Alstom, Siemens ou Van Hool vivent de l’argent public, puisque leurs carnets de commandes se remplissent des achats des entreprises publiques de transport. La situation du transport aérien présente des similitudes. Airbus et ses fournisseurs se sont construits sur base de l’investissement public dans l’achat de flottes civiles et militaires et dans l’aérospatial.

Le rapport de force existe pour changer de modèle industriel, en s’appuyant tant sur les commandes publiques que sur les aides multiples aux industriels pour traverser la crise actuelle, non pas pour «laisser repartir le secteur», mais pour en changer les fondamentaux énergétiques et environnementaux, sociaux et organisationnels.

L’Europe se situe donc à la croisée des chemins. Contrairement à ce que certains pensent ou espèrent, l’épidémie de coronavirus n’induira pas à elle seule un changement de modèle de mobilité, tout comme elle ne sauvera pas le climat. L’organisation actuelle de la mobilité en fonction des attentes du marché pose un enjeu social et environnemental collectif. C’est donc par la mobilisation collective également des travailleurs, des acteurs de la société civile et du monde politique, conscients des enjeux sociaux et environnementaux et de la nécessité de changer les rapports de force, que les lignes bougeront.

Footnotes

  1. C’est-à-dire une production flexible, avec une logique de minimisation des stocks, pour réagir plus rapidement aux changements de tendances et de conjonctures, aux modes, en adaptant immédiatement la production et les commandes aux ventes.
  2. Sarah De Laet, «Les classes populaires aussi quittent Bruxelles. Une analyse de la périurbanisation des populations à bas revenus», OpenEdition Journals, Brussels Studies, Collection générale, 2018 (p.121) et Bénédicte Tratnjek, «Sylvie Fol, 2009, La mobilité des pauvres. Pratiques d’habitants et politiques publiques», Les Cafés Géographiques cafe-geo.net, Des livres, 2 janvier 2012.
  3. Mathieu Strale, Sarah De Laet, InterEnvironnement Bruxelles (IEB), DeWereldMorgen vertaaldesk, «Een autoloze stad, tegen welke sociale prijs?», DeWereldMorgen, 11 janvier 2021.
  4. «Transport costs EU households over €1.1 trillion», Commission européenne, Eurostat, Produit actualité Eurostat, 8 janvier 2020.
  5. « Les émissions de gaz à effet de serre de l’Union sont tombées en 2019 à leur niveau le plus bas depuis trois décennies», Commission Européenne, 30 novembre 2020.
  6. «What do we want to achieve?», Commission européenne, Mobilité et transport, Sustainable transport.
  7. Jos D’haese, «Laisser tomber le marché pour sauver le climat», Lava 6, 1 octobre 2018.
  8. «Two years after Dieselgate: car industry still drives Berlin and Brussels», Corporate Europe Observatory, Transport & Lobby groups and tactics, 18 septembre 2017.
  9. Chelsea Baldino, Uwe Tietge, Rachel Muncrief, Yoann Bernard, Peter Mock, «Road tested: comparative overview of real-world versus type-approval NOx and CO2 emissions from diesel cars in Europe», ICCT (The International Council on Clean Transportation), White Paper, septembre 2017, et Patrick Plötz, Cornelius Moll, Yaoming Li (Fraunhofer ISI), Georg Bieker, Peter Mock, «Real-world usage of plug-in hybrid electric vehicles: Fuel consumption, electric driving, and CO2 emissions», ICCT (The International Council on Clean Transportation), White Paper, 27 septembre 2020.
  10. «Good to Go? Assessing the Environmental Performance of New Mobility», International Transport Forum, Corporate Partnerchip Board report, septembre 2020.
  11. Thomas Ermans, Céline Brandeleer, Caroline d’Andrimont, Michel Hubert, Kevin Lebrun, Pierre Marissal, Christian Vandermotten et Benjamin Wayens, «Analyse des déplacements domicile-travail et domicile-école en lien avec la Région de Bruxelles-Capitale», Bruxelles Mobilité, Cahiers de l’Observatoire de la mobilité de la Région de Bruxelles-Capitale, numéro 6, 2019.
  12. Pierre Courbe, «Automobile : une taxe à l’achat est indispensable», Inter-environnement Wallonie, Analyses Mobilité, 26 novembre 2020. Consulté le 25 janvier 2021.