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La tarification de la mobilité comme projet néolibéral

Thomas Vanoutrive

—7 avril 2021

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La tarification routière privatise l’utilisation de l’espace public. Toute la politique de mobilité est réduite à une seule question: «Combien suis-je prêt à payer pour me déplacer?»

Les débats sur la tarification routière, d’une taxe kilométrique ou d’un péage urbain donnent immanquablement lieu à un spectacle politique. À l’automne 2020, les médias ont largement commenté les plans concrets en vue de l’instauration d’un «péage urbain» en région bruxelloise. Les médias adorent évoquer les tensions politiques que cela soulève. Un an et demi plus tôt, les projets assez détaillés du gouvernement flamand visant à introduire une taxe kilométrique intelligente avaient un moment fait la Une de l’actualité politique. Toutefois, la proximité des élections a fait que ces projets ont été mis en veilleuse. Le péage routier est en effet loin de faire l’unanimité auprès du grand public. Les experts et les hommes politiques continuent néanmoins de plaider pour la tarification routière.

Aux Pays-Bas également, des plans de tarification routière sont à nouveau en chantier après plusieurs tentatives antérieures1. Même chose au Royaume-Uni, où il est prévu d’introduire un système de tarification routière à l’échelle nationale. Actuellement, la tarification routière au Royaume-Uni est limitée au centre de Londres et à certaines routes et tunnels à péage2. Des organisations internationales telles que l’OCDE et la Commission européenne encouragent également les gouvernements à mettre en pratique leurs plans de tarification routière.

Les motivations sont diverses. Pour les uns, la priorité doit être accordée au décongestionnement et à la réduction de l’impact économique négatif, tandis que pour d’autres, la tarification routière est avant tout une mesure environnementale visant à lutter contre la mauvaise qualité de l’air et les émissions de gaz à effet de serre. Les motivations budgétaires jouent également un rôle. Avec la promotion des véhicules électriques, on s’attend à une diminution des revenus provenant des droits d’accises sur les carburants. Le péage routier devient dès lors un moyen de combler un déficit budgétaire. La diversité des motivations reflète la diversité au sein de la coalition qui défend l’idée. Les partis verts, les organisations patronales et les politiciens libéraux et conservateurs sont tous convaincus que les automobilistes doivent payer pour la mobilité.

Pour le néolibéralisme, une autoroute n’est pas qu’une bande d’asphalte servant à la circulation des voitures, mais un véritable marché du transport.

Malgré les nombreuses variantes et les motivations diverses, le fondement théorique de la tarification routière peut être ramené à une seule idée. La théorie économique dite du marginal social cost pricing, la tarification au coût social marginal. Cette théorie indique que les coûts externes devraient être internalisés. Les coûts externes sont des effets causés par un automobiliste, mais qui ne sont pas payés par l’automobiliste. On peut citer comme exemples le temps d’attente supplémentaire dans les embouteillages, la détérioration de la sécurité routière et l’impact sur la qualité de l’air ou le climat. Concrètement, cela signifie que le tarif à payer pour circuler sur une route est plus élevé pendant les heures de pointe que pendant les heures creuses et que les véhicules plus polluants doivent payer plus par kilomètre parcouru. Il est frappant de constater que cette théorie de la tarification au coût social marginal et de l’internalisation des coûts externes bénéficie d’un large soutien parmi les économistes, les experts en transport, le mouvement environnemental, les professionnels de l’aménagement du territoire, les organisations patronales et, avec des réserves, la plupart des partis politiques et quelques autres groupes, alors qu’en dehors de cette «coalition», la tarification routière rencontre une forte opposition, en premier lieu parmi les automobilistes, mais aussi parmi certains écologistes.

Néolibéralisme

Pour de nombreux partisans de la tarification routière, décrire la tarification routière comme un «projet néolibéral» peut sembler une provocation. Cependant, le terme néolibéral est utilisé ici comme un concept scientifique, et non comme un gros mot pour rejeter la mesure a priori. L’affirmation «la tarification routière est un projet politique néolibéral» est, dès lors, envisagée comme un fait scientifique. Nous pouvons considérer le néolibéralisme de trois façons.

Premièrement, le néolibéralisme est une façon de penser qui est associée à une idéologie particulière et à une vision particulière de l’être humain. Le néolibéralisme tente de décrire tous les phénomènes sociaux en termes de marché. Ainsi, une autoroute n’est pas qu’une bande d’asphalte ou de béton servant à la circulation des voitures, mais un véritable marché du transport régi par l’équilibre de l’offre et de la demande. L’automobiliste est, dès lors, un consommateur qui achète de la mobilité, mais aussi un producteur de déplacement. Dans cette optique, les citoyens représentent des individus rationnels et entreprenants, qui investissent dans les moyens et les services de transport afin d’effectuer des trajets productifs. La tarification routière crée dès lors un environnement de marché dans lequel des incitations tarifaires ad hoc sont appliquées pour amener les individus à adopter un comportement de mobilité rationnel. La lecture d’un problème tel que celui de la mobilité est indissociablement liée à la solution proposée. Si nous considérons que le problème consiste à ne pas payer le juste prix pour notre mobilité, alors la solution logique serait un mécanisme de tarification flexible qui prenne en compte les coûts de congestion, les coûts environnementaux, etc.

Le néolibéralisme peut aussi être interprété comme un mouvement intellectuel qui a vu le jour en 1947 avec la fondation de la Société du Mont-Pèlerin par Friedrich Hayek. Cette société est connue comme le cœur du collectif de pensée néolibérale, autour duquel gravitent une multitude d’autres institutions et groupes. Des idées sont discutées et développées et des stratégies sont élaborées pour les diffuser par le biais de publications, de la participation à des débats publics et d’autres formes d’influence. Les idées politiques ne tombent pas du ciel. Les groupes de réflexion néolibéraux, les organisations internationales et les réseaux universitaires ont également joué un rôle déterminant dans le développement et la promotion du concept de la tarification routière.

Troisièmement, le néolibéralisme fait également référence à une période particulière qui a débuté dans les années 1980 sous le président américain Ronald Reagan et la Première ministre britannique Margaret Thatcher. Les quarante dernières années peuvent être décrites comme la période néolibérale, entre autres à cause du changement radical de vision de la politique gouvernementale et des services publics. En gros, jusqu’alors, le paysage était celui d’une dichotomie entre un secteur public et un secteur privé, obéissant chacun à sa propre logique. Le néolibéralisme refaçonne fondamentalement ce tableau. Le gouvernement ne suit plus sa propre logique, mais applique les principes du marché dans sa politique.

Dans le secteur des transports, il existe bien sûr d’innombrables exemples de recettes néolibérales de libéralisation et de déréglementation. La tarification routière illustre surtout le fait que la politique néolibérale des transports ne se limite pas à la privatisation des transports publics, pour ne citer qu’elle. S’agissant de la tarification routière, le gouvernement ne cède pas d’un pouce, mais resserre plutôt son étau sur la mobilité. Le gouvernement procède de la sorte en définissant le droit de conduire à un endroit et à un moment donnés comme un produit ou un bien économique pouvant être acheté sur un marché par un consommateur.

La tarification routière illustre le fait que la politique néolibérale des transports ne se limite pas à la privatisation des transports publics.

Considérer la tarification routière comme un projet politique néolibéral aide à comprendre les plans récents. Il s’agit d’un projet politique dans le sens où c’est une tentative active de redéfinir un domaine social essentiel comme la mobilité. La mobilité est en effet à ce point imbriquée dans la société qu’elle ne peut être isolée des autres domaines ou sphères. Voyez ci-dessous cinq propositions qui peuvent aider à envisager la tarification routière sous un jour différent.

Cinq propositions concernant la tarification routière

La tarification routière est une réaction aux routes à péage

Dans le débat sur la tarification routière et le péage urbain à Bruxelles, on a tendance à faire le lien avec les routes à péage qui existent depuis des siècles3. Or le concept même de la tarification routière constitue ironiquement une réaction à ces routes à péage. Pour simplifier, on peut distinguer deux types de péages. Le premier est le péage de financement traditionnel, qui est destiné à payer la construction et l’entretien d’infrastructures essentiellement nouvelles. Le deuxième est un péage dit de congestion, en d’autres termes un péage destiné à réduire les embouteillages. Ce n’est pas un hasard si le péage urbain de Londres s’appelle le congestion charge. L’objectif principal d’un péage de congestion n’est pas de financer les infrastructures, mais plutôt de maintenir un flux de circulation optimal.

Cette distinction est illustrée par la critique de la politique de péage de New York, formulée en 1963 par William Vickrey, l’un des fondateurs de la théorie de la tarification routière. Vickrey dénonçait la logique politique perverse selon laquelle il était plus coûteux d’emprunter de nouveaux ponts et tunnels. Dans ce cas, l’imposition d’un péage a entraîné une marginal social cost pricing sous-utilisation de la nouvelle infrastructure. De fait, les usagers ont opté pour des routes moins chères ou gratuites pour leur déplacement.

Et c’est donc aussi là que se sont concentrés les embouteillages, avec pour conséquence des heures perdues et une perte de bien-être. Une politique des prix plus intelligente permettrait de fluidifier le trafic. Cela ne signifie pas nécessairement qu’une partie du trafic doive disparaître: sa redistribution dans le temps et l’espace permet principalement de réduire les temps d’attente.

En Belgique, le péage de financement a disparu en 1958 lorsque le Waaslandtunnel d’Anvers a été le dernier à devenir gratuit. Seule exception sur le réseau routier belge, le tunnel du Liefkenshoek, inauguré en 1991. Les péages français sont un exemple de la logique de financement public. Un tel péage de financement diffère de la tarification de la mobilité, que nous qualifions de néolibérale. Loin d’être une transposition contemporaine des voies à péage du 18e siècle, la tarification routière est un concept relativement nouveau qui a gagné un public de plus en plus nombreux depuis son développement dans les années 1950. Pourtant, certains acteurs considèrent désormais de manière pragmatique la tarification routière comme un moyen de générer des revenus. L’examen des études, des documents politiques et des contributions dans les médias permet toutefois de conclure que l’accent est désormais mis sur l’internalisation des coûts externes, la réduction des embouteillages et la confrontation des automobilistes au prix correct. C’est donc le projet de tarification routière néolibéral qui est aujourd’hui sur la table des politiques.

Le fait que la tarification routière ne soit pas juste une taxe de plus qui disparaît dans les caisses de l’État aide également à comprendre pourquoi les organisations patronales (FEB, VOKA et UWE) la promeuvent, quand bien même certains de leurs membres y voient le projet d’un gouvernement paternaliste. La tarification routière vise à une utilisation économiquement productive du réseau routier. On est disposé à payer plus pour les déplacements les plus productifs des travailleurs et des marchandises afin de faciliter les déplacements aux heures de pointe. Les tarifs en heures creuses sont moins élevés, de sorte que les consommateurs peuvent toujours se rendre dans les centres commerciaux et autres lieux de consommation.

La tarification routière renforce les privilèges qu’elle remet en cause

La tarification routière remet en question la surconsommation de mobilité. L’absence de restrictions sur l’utilisation des voitures est une critique courante. Entre autres dans la littérature sur les transports et la justice, la tarification routière est invoquée comme un moyen de faire payer aux automobilistes privilégiés le coût réel de l’utilisation de leur voiture. De fait, l’utilisation de la voiture, au même titre que les autres formes de mobilité, est actuellement subventionnée. Les investissements dans les routes, un régime fiscal favorable pour les voitures de société, la mise à disposition de places de parking… sont autant d’éléments qui reviennent à donner de l’argent public aux utilisateurs de voitures. Les recherches sur la pauvreté des transports montrent que les revenus plus élevés ont tendance à faire des trajets plus nombreux et plus longs et à utiliser davantage la voiture que les revenus plus faibles. Avec l’introduction de la tarification routière, les revenus plus élevés paieront donc plus cher en moyenne parce qu’ils conduisent plus. Des études sur la tarification routière dans les régions flamande et bruxelloise le confirment4.

Mais nous savons aussi que de nombreux ménages vulnérables possèdent une voiture pour pouvoir participer à une société dominée par l’automobile. La tarification routière augmente les obstacles pour les personnes qui se trouvent au bas de l’échelle de la mobilité. Les personnes qui disposent des moyens nécessaires pour financer leur mobilité routière, y compris la future taxe kilométrique, bénéficient d’une circulation plus fluide et voient leur privilège de grande mobilité renforcé. Les corrections sociales sont la réponse à l’éventuelle exclusion sociale pouvant découler de la tarification de la mobilité. Cela peut impliquer une baisse des tarifs pour les groupes défavorisés; cependant, la solution principale consisterait à investir les revenus de la tarification routière dans les infrastructures de transport public et les infrastructures cyclables. En attendant, la question de savoir si les investissements sont également ciblés sur les besoins des personnes les plus touchées reste ouverte. La réhabilitation des centres-villes et le déplacement social qui l’accompagne signifient que les revenus les plus faibles peuvent se retrouver dans des endroits où le vélo et les transports publics ne sont pas toujours des options réalistes. Dans les faits, les emplois des travailleurs peu qualifiés dans les secteurs de la logistique et de l’industrie manufacturière ne sont souvent accessibles qu’en voiture, compte tenu des horaires et du lieu de travail. En outre, des habitudes de déplacement complexes poussent de nombreuses personnes à prendre la voiture pour se rendre au travail, faire leurs courses, déposer les enfants et se retrouver entre amis.

Les emplois des travailleurs peu qualifiés dans les secteurs de la logistique et de l’industrie ne sont souvent accessibles qu’en voiture.

Faute de corrections sociales, les personnes à revenus modestes qui possèdent une voiture seront celles qui subiront le plus les effets de la taxe kilométrique. Cependant, il y a un côté paternaliste à préconiser des corrections sociales: les personnes qui manquent de mobilité peuvent recevoir une compensation, mais doivent en contrepartie accepter un statut inférieur et devenir dépendantes d’un gouvernement «bienveillant». Le fait que certaines personnes disposent de ressources suffisantes pour assurer leur propre mobilité n’est pas examiné de manière critique. En outre, la théorie économique qui sous-tend la tarification routière suggère que les principes devraient également être appliqués aux transports publics. Donc des tarifs plus élevés aux heures de pointe et dans des trains surchargés5.

L’idée d’appliquer la tarification routière aux transports publics se heurte également à la résistance des partisans de la tarification routière. Pourtant, la démarcation entre la mobilité automobile pour les personnes qui en ont les moyens, d’une part, et les transports publics pour les autres et les éventuels amateurs, d’autre part, ne correspondent pas à la réalité. En effet, pour de nombreuses personnes, y compris les faibles revenus, la mobilité automobile constitue une condition sine qua non de la participation à la société. Des auteurs comme David Harvey considèrent que le néolibéralisme restaure le pouvoir des élites. Dans cette optique, la tarification routière peut être interprétée comme une réaction néolibérale contre la démocratisation de l’automobile6. Enfin, il semble pour le moins cynique de plaider en faveur de corrections sociales dans le contexte d’un marché, tout en mettant tous les moyens en œuvre pour créer ce marché jusqu’ici inexistant, sachant pertinemment que des corrections sociales seront nécessaires.

Si elle peut pretendre être verte, la tarification routière n’est pas écologique

Pollution aux microparticules, oxydes d’azote, gaz à effet de serre, accidents de la route, fragmentation de l’espace, pollution sonore… la liste des problèmes environnementaux liés à l’automobile est sans fin. Alors qu’au début, il s’agissait principalement de prendre en compte le coût des embouteillages, l’inclusion des coûts environnementaux dans le modèle de tarification routière s’est généralisée, du moins depuis les années 1990. Le concept de la tarification routière a connu une évolution progressive, notamment sous la pression du mouvement écologiste. Aujourd’hui, une grande partie du mouvement environnemental adhère à l’idée de la tarification routière. Cette évolution reflète aussi le développement du mouvement écologique moderne: des visions alternatives de l’économie et de la remise en question de la relation entre l’homme et la nature dans les années 1970 à une politique environnementale qui est plus facilement prise en compte par les stratégies politiques dominantes aujourd’hui.

L’approche individualiste et néolibérale de la tarification routière suscite néanmoins des résistances. La tarification routière est ramenée à une seule question: «Combien suis-je prêt à payer pour me déplacer?» Cette question supplante un débat public sur la nature et le degré de mobilité que nous souhaitons pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres. Cette question tourne autour d’autres enjeux tels que l’aménagement du territoire et l’organisation de l’économie. L’image de l’usager économiquement motivé qui mesure sa volonté de payer pour chaque trajet semble très éloignée d’une vision écologique de communautés vivant en harmonie les unes avec les autres et avec la nature, à la recherche d’un modèle économique différent.

Ainsi, contrairement au Bond Beter Leefmilieu, son pendant wallon, l’IEW (Inter-Environnement Wallonie), se montre plus critique à l’égard de la tarification routière. L’internalisation des coûts externes concerne généralement des questions apparemment faciles à quantifier, telles que les émissions des voitures et les embouteillages, et moins la biodiversité ou l’impact de la circulation automobile sur l’autonomie des enfants pour marcher ou faire du vélo seuls. L’IEW souligne également l’impact différencié sur divers groupes, tels que les faibles revenus ou les familles monoparentales ayant en moyenne des habitudes de déplacement plus complexes.

La tarification routière n’est pas une idée neuve, mais elle s’épanouit mieux à l’ère du néolibéralisme

Les principes de la tarification routière, tant pour la circulation routière que pour les transports publics, ont été développés dans les milieux universitaires depuis les années 19507. Le but étant de confronter les gens au coût «réel» de leur déplacement. Concrètement, cela signifie des prix plus élevés sur les axes à forte fréquentation et aux heures de pointe. Cela se résume en somme à optimiser l’utilisation des transports publics et des infrastructures routières. La disposition à payer devient dès lors le critère pour déterminer si une personne est autorisée à voyager sur un itinéraire particulier et à une heure donnée. Ceux qui veulent à tout prix se rendre d’Anvers à Bruxelles à huit heures du matin paieront plus que ceux qui sont moins disposés à payer. Ces derniers resteront à la maison ou décaleront leur voyage deux heures plus tôt ou plus tard. Il appartient à chaque voyageur de décider de la valeur d’un voyage. Il en résulte une meilleure fluidité du trafic et une utilisation optimale de l’infrastructure.

Mathématiquement, les modèles qui sous-tendent la tarification routière font sens. Quant à la pratique, il y aura toujours un prix à payer pour fluidifier la circulation. Si besoin est, on peut demander 100 euros pour circuler sur le ring de Bruxelles aux heures de pointe du matin. Pourtant, une telle idée n’aurait pas été facile à vendre il y a quelques décennies, même aux économistes. Cela revient, en effet, à appliquer la logique du marché privé aux infrastructures, lesquelles étaient considérées comme faisant partie du domaine public, et donc comme s’inscrivant dans une logique publique. Lors de la planification du réseau autoroutier belge, il a même été question de savoir si les piétons et les cyclistes pouvaient se voir refuser l’accès à ces infrastructures publiques. Une logique néolibérale a beaucoup moins de mal à exclure les usagers de la route. Après tout, nous parlons de droits de propriété privée, où refuser l’accès à un bien tel qu’une autoroute à ceux qui ne paient pas est la norme. L’exclusion d’une partie des usagers potentiels de la route est une caractéristique structurelle de la tarification routière.

L’adhésion à la tarification routière reflète le développement du mouvement écologique qui s’éloigne de ces visions alternatives de l’économie.

La tendance générale à promouvoir des solutions de marché dans divers domaines politiques a contribué à transformer un concept qui passait pour abracadabrant dans les années 1950 en solution privilégiée par les experts au problème de la mobilité. Il peut y avoir différentes interprétations de ce qu’est le problème de la mobilité, mais il existe un consensus sur la solution: la tarification. Ce n’est donc pas l’attention accrue portée à l’environnement ni le développement des technologies de géolocalisation ou de la reconnaissance automatique des plaques d’immatriculation qui rendent possible la tarification routière, mais bien l’essor de la logique néolibérale.

La tarification routière permet de contourner le debat politique au profit d’une vision technocratique

La tarification de la mobilité suscite des débats passionnés dans les médias et est considérée comme une matière divisant les politiques. Le dossier a explosé juste avant les élections flamandes de 2019 et a été pendant un certain temps le sujet de discussion brûlant des politiciens. À Bruxelles comme à l’étranger, la promotion de la tarification routière est la garantie d’une bataille politique largement relayée par les médias. À première vue, une discussion sur la tarification routière est un exemple de débat public sur un enjeu social. Or, si l’on y regarde de plus près, la tarification routière montre surtout comment un débat politique à part entière peut être évité.

La tarification routière est généralement présentée comme la solution la plus logique et la plus rationnelle, fondée sur des recherches scientifiques et approuvée par des experts. Et nombreux sont les décideurs politiques qui adhèrent à ce point de vue. Début 2019, par exemple, presque tous les partis politiques en Flandre ont approuvé l’instauration d’une tarification routière, à l’exception du VB et du PTB. Le consensus scientifique a fait place au consensus politique. La tarification routière est présentée non pas comme une option possible, mais comme un mal nécessaire auquel il n’existe pas d’alternative. On peut lire régulièrement que «tous les experts» sont d’accord sur la tarification routière, ce qui remet en question l’expertise de tous ceux qui sont critiques à son égard. Parfois, on peut aussi avoir l’impression qu’un bon citoyen ne peut être que favorable à la tarification routière parce qu’elle est bonne pour la société, du moins selon l’économie du bien-être.

La population, dont une partie importante rejette la tarification routière, n’est pas impliquée dans un processus participatif pour aider à la réflexion sur la politique de mobilité. La population doit être éduquée afin d’être convaincue de la nécessité de la tarification routière. Des spécialistes du comportement se joignent à la coalition pour la tarification routière et examinent comment convaincre les gens que les experts en transport ont raison. La Région flamande, par exemple, a commandé une étude de soutien afin de vendre l’idée à la population. Elle n’a pas eu beaucoup de succès, mais elle montre que l’intention n’est pas que les gens aient une opinion différente sur la mobilité. Une telle attitude ne relève-t-elle pas davantage de la propagande gouvernementale que de l’organisation d’un débat politique dans lequel les différentes opinions sont équitablement représentées? Éviter le débat politique, mettre en avant un consensus entre experts et souligner qu’il n’y a pas d’alternative, il s’agit là d’éléments régulièrement associés au néolibéralisme.

Conclusions

La tarification routière vise à lutter contre les embouteillages, la pollution atmosphérique, les émissions de gaz à effet de serre et d’autres problèmes urgents liés à la mobilité, mais elle ne constitue aucunement une solution impartiale: la tarification routière est un projet politique néolibéral qui vise à repenser fondamentalement la mobilité. Elle fait entrer l’utilisation de l’espace public dans le domaine des droits de propriété privée. Une taxe kilométrique équivaut de fait à instaurer un marché pour le droit de conduire sur un itinéraire donné et à une tranche horaire donnée.

Il est naïf de penser que la tarification routière sera sociale et écologique. La tarification routière ne remet pas fondamentalement en cause le niveau élevé de mobilité automobile, mais vise à rendre cette mobilité plus productive. Cela signifie qu’une personne qui réussit à obtenir des revenus a davantage le droit d’acheter de la mobilité. Ceux qui sont moins «productifs» selon les normes du marché risquent l’exclusion sociale en raison de la pauvreté des transports. La tarification routière redéfinit les besoins et les désirs en matière d’accessibilité comme une demande économique et la volonté de payer d’un individu. Cet accent mis sur la productivité est une condition préalable pour que la tarification routière fasse partie du consensus de l’élite à Bruxelles et en Flandre.

Les récentes discussions sur une taxe kilométrique mettent en exergue deux problèmes fondamentaux en termes de démocratie. Premièrement, la question centrale en ce qui concerne la tarification routière est la suivante: «Combien suis-je prêt à payer pour mes déplacements?» Il ne s’agit donc pas d’organiser collectivement la liberté de se déplacer, d’écouter les autres pour comprendre leurs besoins et leurs désirs de mobilité. Les tenants de la logique du marché soutiennent parfois que les gens votent tous les jours avec leur carte bancaire et que leur comportement d’achat montre quels sont leurs besoins. Le mécanisme des prix nous permet également d’être confrontés à ce qu’il coûte aux autres. En individualisant de la sorte les questions sociales et en les décrivant en termes de marché, le discours néolibéral contribue à neutraliser la démocratie. Une question éthique et morale n’est plus un sujet de débat et d’action collective, mais une considération financière individuelle. On évite ainsi un débat sur les déplacements socialement souhaitables ou dommageables.

L’exclusion d’une partie des usagers potentiels de la route est une caractéristique structurelle de la tarification routière.

Cela nous amène au deuxième problème en termes de démocratie. Le débat sur la tarification routière exclut les voix dissidentes en ne les considérant pas comme des partenaires à part entière dans la discussion parce qu’elles vont à l’encontre du consensus des experts et sont, dès lors, considérées comme étant peu scientifiques, émotionnelles ou intéressées. Pour ce faire, la tarification routière est présentée comme une question technique plutôt qu’éthique, politique et morale. Ceux qui remettent en cause les projets de taxe kilométrique pour des raisons sociales et écologiques sont placés dans le même camp que les opposants à la tarification routière qui y voient leur droit d’utiliser leur voiture pour occuper l’espace public, déplacer d’autres personnes et nuire à la santé et à l’environnement. Or toutes les voix critiques à l’égard de la tarification routière ne peuvent être réduites à des voix qui souhaitent préserver les privilèges actuels du système automobile dominant. Ainsi, il semble y avoir peu de place pour les visions qui souhaitent réduire radicalement l’utilisation des voitures (le nombre de véhicules-kilomètres diminue de moins de 10% dans les différents scénarios pour une redevance kilométrique à Bruxelles) ou qui considèrent la pauvreté des transports plutôt que les embouteillages comme le principal problème de mobilité.

Lorsque la mobilité ou toute autre question sociale est retirée du champ du débat démocratique, la première étape pour la repolitiser consiste à procéder à une analyse critique, afin d’exposer comment le droit des gens à participer à la prise de décision est restreint. C’est précisément ce que cet article tente de faire: montrer que les stratégies politiques néolibérales n’excellent pas en matière de démocratie. En outre, il s’agit de développer une vision alternative et de mettre celle-ci en pratique. Cela passe par des débats et des expériences plutôt que des réflexions académiques énumérant les mesures de mobilité qu’un gouvernement devrait prendre.

Cette contribution est basée sur le livre Rekeningrijden: een goed idee? publié en 2020 aux éditions Garant, Anvers. Vous y trouverez les références des sources scientifiques.

Footnotes

  1. «Kamerbrief Tussenrapportage onderzoek Betalen naar gebruik», Rijksoverheid, 16 octobre 2020.
  2. John Thornton, «UK government reportedly considering mile-based road pricing scheme», Citti, 17 novembre 2020.
  3. Bruno Blondé, «Waar een wil is, is een tolweg», De Standaard, 23 octobre 2020.
  4. Griet De Ceuster et al. «SMARTMOVE: IMPACTANALYSE. Effecten op de mobiliteit en externe kosten van transport, budgettaire effecten en sociaal-economische effecten», Motivity, Bruxelles, 2020; Christophe Heyndrickx. «Uitrol van een systeem van wegenheffing: OIWP8 : Sociaal verantwoord beleid, flankerende maatregelen en armoedetoets». Département de la Mobilité et des Travaux publics, Bruxelles, 2019.
  5. Cette idée est sur la table de la SNCB depuis un certain temps déjà, voir par exemple Thomas Vanoutrive, «De prijs van een rit met de trein: Vrijheid vóór het spoor versus vrijheid dóór het spoor», De Gids op Maatschappelijk Gebied, 106 (10), 2015, p. 25-30.
  6. Themis Chronopoulos, «Congestion pricing : The political viability of a neoliberal spatial mobility proposal in London, Stockholm, and New York City», Urban Research & Practice, 5(2), 2012, p. 187-208; David Harvey, A Brief History of Neoliberalism. Oxford University Press, Oxford, 2005.
  7. Thomas Vanoutrive, «Don’t think of them as roads. Think of them as road transport markets. Congestion pricing as a neoliberal political project», Progress in Planning, 117, 2017, p. 1-21.