Les jeunes communistes (JC) ont joué un rôle clé lors des grandes luttes de l’Entre-deux-guerres et de la Résistance. La première génération de JC belges a formé des groupes très soudés de militants dévoués. Rencontre avec José Gotovitch qui vient de leur consacrer son dernier ouvrage.
Adrian Thomas. C’est le premier livre qui traite des jeunes communistes belges. Toute sensibilité confondue, les mouvements de jeunesse sont généralement peu relatés par les historiens. Pourquoi ce désintérêt manifeste ?
José Gotovitch : quelques articles y font mention mais ils sont plutôt marginaux. Si les mouvements de jeunesse ont fait l’objet de quelques mémoires universitaires, peu d’entre eux ont été approfondis par une thèse de doctorat. La volonté n’y était pas alors que nous pouvions compter sur d’excellents historiens du mouvement ouvrier. Ce silence de la part des partis n’est en tout cas pas tout à fait innocent. Le Parti socialiste belge (PSB) et son centre d’étude (Institut Émile Vandervelde), où gravitaient de nombreux historiens (dont feu ma compagne Emy Spelkens), n’ont pas souhaité valoriser l’histoire de leur jeunesse, alors qu’elle comptait dans ses rangs des dizaines de milliers de membres. Pourquoi une telle négligence ? Parce que la Jeune Garde socialiste (JGS) se montrait indocile à leur égard.
Elle était un refuge pour les rebelles au sein du PSB. Jusque dans les années 1960, quelques quinquagénaires s’y éternisaient car ils s’y sentaient plus à l’aise qu’au parti. Le PSB n’avait donc intérêt ni à glorifier son opposition interne de gauche qui lui était très critique, ni à inventorier leurs renoncements successifs lors de leurs participations gouvernementales. Une déconnexion graduelle s’est certainement produite entre l’appareil et sa propre base, puisqu’il n’existe plus de véritable jeunesse socialiste depuis un certain temps1. Côté chrétien, les publications sur la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et sur les scouts, qui ont pourtant compté bien plus d’adhérents, sont également restées plutôt marginales dans l’historiographie, comme pour les autres mouvements de jeunesse. J’attire toutefois votre attention sur le fait que mon livre ne relate pas toute l’histoire de la JCB, mais seulement sa première génération. Il faudrait donc poursuivre avec les générations suivantes qui se sont relayées durant l’après-guerre.
À sa fondation (1921), le PCB est dans l’ensemble un parti de jeunes militants. Est-ce qu’il a été vite évident pour ses dirigeants de fonder une Jeunesse communiste, distincte du PCB ?
Oui mais je me dois de préciser qu’il s’agit d’abord d’une consigne de l’Internationale communiste. L’IC va jouer un rôle clé dans la structuration de ces nouveaux partis. Chacun d’eux devait s’accompagner d’un mouvement de jeunesse. Ce sont d’ailleurs de jeunes militants qui ont fondé le PCB. Si le co-fondateur, Joseph Jacquemotte, et ses amis, issus du syndicalisme social-démocrate, sont un peu plus âgés (trentenaires), ils dénotent parmi les autres cadres, âgés pour la plupart d’une vingtaine d’années seulement. À la différence du PCF, il ne s’agit pas d’anciens combattants (« la génération du feu »), ils n’ont même pas pu faire la guerre (1914-1918). Ce sont surtout des chômeurs et des ouvriers, plutôt francophones. Excepté Jacquemotte, ils sont inconnus et ont très peu de liens avec les masses. Leur jeunesse démontre combien le PCB naît tel un parti marginal, d’à peine 500 membres.
Leur première décennie va être difficile. Beaucoup de ces jeunes militants sont pourtant issus des JGS. L’un d’eux, Henri De Boeck (18 ans), fonde et dirige la première JCB, jusqu’en 1928 (avant de prendre la tête du PCB jusqu’en 1934 avec Marc Willems, lui-même de trois ans son cadet). Guillaume Van den Borre et Félix Coenen, ses parrains de parti, ont respectivement 25 et 27 ans. La JCB tente de s’implanter dans les bassins ouvriers du pays, surtout à Liège et Charleroi, en s’adressant aux élèves des écoles industrielles, aux ouvriers de quelques usines et aux conscrits du service militaire via de petits journaux, mais malheureusement sans succès. La JCB réunit à peine 300 adhérents, alors que la JGS en totalise de 15 000 à 20 000 (1923).
Pourquoi avoir séparé dans votre livre les Étudiants communistes des Jeunesses ? Qu’est-ce qui les différencie, notamment en termes d’approche et de sociologie ?
La fracture sociale est totale entre les étudiants et le reste de la société. Ce monde petit-bourgeois assez restreint ne s’est pas encore massifié comme aujourd’hui (9.000 dans quatre universités en 1920), vivant en vase clos et plutôt réactionnaire. C’est en son sein que sont recrutés les briseurs de grèves, de traminots par exemple. L’enseignement universitaire reproduit tout simplement les élites. Cet environnement n’est donc pas vraiment favorable à la gauche, comme dans l’après-1968. Il aura fallu quelque temps avant que le PCB et la JCB ne l’évaluent comme terrain de luttes viables. De manière générale, les étudiants et les autres jeunes communistes se fréquentent peu. Ils n’ont ni la même origine sociale, ni la même culture ni encore les mêmes préoccupations, même s’ils peuvent se rencontrer lors de très nombreux événements.
La Jeunesse communiste de Belgique (JCB) dispose d’un certain ancrage féminin dans le textile frontalier de Lille (Mouscron-Comines), surtout grâce à l’influence toute proche du Parti communiste français (PCF).
À l’université de Gand, de précoces noyaux étudiants d’extrême-gauche se forment pour tenir tête aux puissantes ligues nationalistes et ils parviennent à s’entendre ponctuellement avec d’autres groupes non-catholiques (socialistes et libéraux) pour faire face à une hégémonie cléricale particulièrement écrasante. Le combat pour la laïcité et le libre-examen, par le biais d’ une vieille organisation estudiantine (‘t Zal Wel gaan), facilite le ralliement à gauche et l’émergence de porte-paroles au sein du campus gantois. En revanche, à Liège, c’est l’opposé. L’université est un petit milieu bourgeois jalousement gardé par les catholiques, qui mènent activement la chasse anticommuniste. Les quelques jeunes socialistes sont discrets, centristes et peu solidaires des étudiants communistes. Cela peut paraître surprenant car Liège est un grand bastion de la gauche. Mais sa forte imprégnation politique ne se répercute pas du tout sur l’université. La lutte sociale se mène à l’extérieur, dans les banlieues ouvrières. À Louvain, c’est encore plus difficile. Il existe néanmoins un petit cercle, orienté vers les chrétiens progressistes et les étrangers. La présence et les actions de ces clubs sont irrégulières.
Ces jeunes communistes se présentent sous divers noms (fédération indépendante des étudiants socialistes, matérialistes, marxistes, …) selon les sociabilités du moment. A l’université, ils tentent la plupart du temps de s’allier à d’autres groupes. Leurs activités sont très axées sur la diffusion de leur presse dont les thèmes gravitent essentiellement autour de l’actualité internationale. Ils invitent également des personnalités, pas exclusivement du PCB, à débattre sur des sujets variés. Les étudiants communistes essayent par ailleurs de se montrer relativement autonomes du parti.
C’est à l’ULB que les étudiants communistes s’implantent le mieux. Certains professeurs, à gauche de la social-démocratie, les voient plutôt d’un bon œil. L’un d’eux est ouvertement communiste, Paul Libois. Ce physicien de talent subira toutefois une forte pression de son recteur en 1932 après avoir subi une perquisition de son domicile. Il réussira malgré tout à faire respecter son engagement grâce au principe du libre-examen. C’est par ailleurs l’arrestation du président du cercle étudiant éponyme, le Librex, en 1931 à Rome, en possession de tracts anti-mussoliniens qui suscitera le virage de l’ULB contre le fascisme. Un grand mouvement soutenu par le recteur s’organisera alors pour réclamer sa libération. Cette orientation permet aux jeunes communistes de se normaliser vis-à-vis de la majorité des étudiants et d’attirer l’attention de certains d’entre eux qui les rejoignent. L’antifascisme est encore embryonnaire à cette époque et il ne deviendra un phénomène de masse qu’après l’arrivée d’Hitler au pouvoir (1933). Ceci engendrera d’autres actions unitaires de ce type puis la fusion avec les étudiants socialistes, dans un contexte plus global de la dynamique de Front populaire qui va brasser fraternellement de nombreux militants de gauche de 1934 à 1938. Ces précieuses sociabilités se transformeront en résistances durant la guerre.
Bien que le recrutement d’étudiants communistes ne connaisse pas un succès de foule à l’université, bon nombre de jeunes intellectuels s’y forgent une conscience révolutionnaire qui les marquera pour le reste de leur parcours, en cultivant une véritable sympathie envers le PCB. Parmi ces compagnons de route se côtoieront de grands avocats, journalistes et fonctionnaires d’État.
Les jeunes communistes sont très actifs et veulent montrer leur solidarité avec la classe ouvrière dans leurs combats. Par exemple, lors de la grève des mineurs de 1932, certains d’entre eux parcourent le Borinage à vélo entre les piquets de grève des charbonnages.
À la différence de la JOC et de la JGS, la JCB ne se focalise pas sur l’ancrage communal classique et l’édification de sections par quartier, mais elle tente davantage de pénétrer quelques usines durant les années 1920 (Minerva à Anvers, la FN à Herstal, La Providence à Charleroi). C’est bien plus compliqué en pratique mais cela correspond à leur modèle léniniste et à leur priorité prolétarienne2. La JCB ne parvient cependant pas à percer, si ce n’est quelque peu dans la sidérurgie liégeoise (Cockerill et Ougrée-Marihaye), dans des charbonnages du Centre et à la poste bruxelloise. Mais ce ne sont que quelques militants par-ci par-là, dont l’ activité en dents de scie alternera des années de vaches maigres et de brèves vagues de recrutement. Les masses viendront après 1936. La grève des mineurs de 1932 permet au PCB de s’implanter et de constituer ses premiers bastions. Cette lutte de classes très acharnée s’achèvera en demi-teinte et préparera le raz-de-marée de ’36 et ses nombreuses conquêtes sociales comme notamment la première semaine de congés payés.
L’anticommunisme se manifeste aussi dans l’enseignement. Si la JCB n’est pas présente à l’université de Liège, c’est dû à une répression rectorale méthodique.
La JCB joue un certain rôle dans la grève de ’32, mais de façon épisodique. Les jeunes militants servent d’agents de liaison entre les piquets, pour coordonner les actions. La JCB, dirigée par André Houllez, un ouvrier de 19 ans chassé de son usine pour son activité syndicale, s’illustre durant la grève par ses “brigades de choc” cyclistes. Le vélo est à l’époque le mode de transport ouvrier par excellence. Les courses cyclistes sont d’ailleurs un loisir très populaire au sein du prolétariat. La JCB a très vite adopté le vélo dans son arsenal politique. Si les jeunes communistes organisent des compétitions cyclistes, en 1928 par exemple, ils annoncent leurs meetings en parcourant à vélo les quartiers ouvriers avec pancartes, sirènes et clochettes. La bicyclette est donc déjà un de leurs outils privilégiés. En 1932, la JCB met sur pied des cortèges de cyclistes en provenance de Bruxelles et même de l’étranger, bénéficiant ainsi du renfort de camarades du PCF du Nord dans le Borinage et le Centre (mené par l’ouvrière textile Marie-Louise Vanacker) et du PC néerlandais (CPN) dans le Limbourg. Des cadres allemands de l’Internationale communiste s’y rendent également. La JCB met également sur pied avec succès une expérience pionnière de Piquets rouges, en collaboration avec des socialistes à une époque où les deux frères ennemis ne se parlaient pas. Son investissement dans ce mouvement lui permet de tripler ses effectifs ; il en sera de même pour le parti et le tirage de son journal.
Des maladresses de la JCB mais surtout la grande répression policière et patronale empêcheront toutefois les communistes de consolider leurs acquis. Leur matériel d’édition et leurs machines à écrire sont saisis lors de multiples perquisitions et jusqu’à 187 militants sont arrêtés, dont bon nombre de dirigeants. Certains seront poursuivis en procès par la suite. Pire, un jeune ouvrier, Louis Tayenne, est tué par un gendarme à Roux. L’armée occupe les quartiers ouvriers révoltés. Les communistes sont désorganisés et perdent leurs conquêtes. C’est la réorientation vers l’antifascisme et la ligne unitaire du Front populaire à partir de 1934 qui va leur permettre de décoller en engrangeant des succès de masse, notamment dans la jeunesse travailleuse.
Une des grandes particularités de la JCB, c’est qu’elle est mixte. Garçons et filles sont presque partout bien sagement séparés, mais pas à la JCB. Au-delà de cet avant-gardisme, quelle place les filles y tiennent-elles ? Certaines ont – elles des responsabilités ?
Il faut bien se rappeler à quel point le conservatisme moral pesait sur la société d’alors et plus encore sur les ouvrières de tout âge. Les femmes étaient cantonnées à un rôle ménager très strict et il était très mal vu de s’en éloigner. La JGS a tenté à plusieurs reprises de constituer une branche féminine, mais en vain. Les jeunes communistes misent, eux, de prime abord sur un recrutement sans distinction de genre. Leurs camps d’été sont mixtes ; ce qui est osé pour l’époque. Les filles sont cependant peu nombreuses. On les voit dans les cortèges, y compris dans le défilé martial de l’embryonnaire milice du Front rouge, mais très rarement en nombre. La JCB dispose malgré tout d’un certain ancrage féminin dans le textile frontalier de Lille (Mouscron-Comines), surtout grâce à l’influence toute proche du PCF, car les filatures engagent justement beaucoup de jeunes filles. Mais peu de militantes deviennent des figures emblématiques ou des dirigeantes, comme au PCF3 ou au PC espagnol4. Il faut toutefois relever la participation incessante de femmes au sein des instances dirigeantes de la JCB quelques temps après sa fondation.
Une jeune militante à qui est confiée une responsabilité importante se nomme Marguerite (Margot) Develer. Cette ouvrière modiste de 28 ans met sur pied pour la première fois en 1929 les Pionniers. Jusqu’à son départ en Espagne en 1936 comme correspondante du journal de la JCB, elle tentera de former des groupes d’enfants par des jeux politiques, des défilés spécifiques dans les manifestations communistes, des spectacles de théâtre, des récoltes de dons lors de grèves (comme en 1934 dans le textile verviétois). Les Pionniers ne seront pas nombreux (cent tout au plus, surtout en Flandre), mais l’expérience sera relancée plus résolument après-guerre.
D’autres femmes communistes joueront un rôle important dans l’Entre-deux-guerres. Fanny Beznos-Jacquemotte, âgée d’une vingtaine d’années, occupe une fonction clé à la tête de la JCB de 1928 à 1933, tout en gérant la librairie du parti. Elle est appelée à d’autres tâches au PCB mais elle reste associée au secrétariat des jeunesses. Buntea Crupnic-Smesman, un peu plus jeune, rejoint dès son arrivée en Belgique la direction de la JCB. Elle sera ensuite également requise par le parti (et même l’Internationale) pour des missions très délicates : Crupnic préparera peu avant la guerre l’appareil clandestin du PCB qui anticipe son réseau résistant. Elle aurait même joué un rôle crucial dans l’Orchestre Rouge, la grande toile d’araignée d’espions communistes reliés entre eux dans toute l’Europe occupée et qui ont fourni de nombreux renseignements précieux à l’Armée rouge pour gagner la guerre, mais cela reste toujours mystérieux.
Une autre caractéristique remarquable de la JCB est qu’on y trouve beaucoup de réfugiés, issus des quatre coins de l’Europe (Italie, Yougoslavie, Europe centrale). Pour quelles raisons y adhèrent-ils spécialement ? La JCB facilite-t-elle leur intégration en Belgique ?
Cela fait également partie de leur originalité. Les autres partis ne cherchent pas vraiment (ou encore) à les accueillir, tandis que le PCB, comme les autres PC en Europe occidentale, créent des cellules spéciales (la MOI, main d’œuvre étrangère/immigrée) comme antichambres du parti. Les migrants seront parfois même majoritaires dans certaines sections. Si les premiers Italiens se regroupent presto dans leur propre fédération au PCB, les Juifs d’Europe centrale (Hongrie, Pologne, Roumanie, Bessarabie/Moldavie, …) se fondent rapidement dans les cellules du parti, tout en conservant leurs associations culturelles. On en rencontre naturellement beaucoup à Anvers et à Bruxelles, points de chute de l’immigration. Margot Develer se souvient de réunions où les discussions basculaient parfois en yiddish. Ces réfugiés politiques ont découvert le communisme dans leur pays d’origine avant de devoir fuir la tyrannie. Ils poursuivent logiquement leur engagement au PCB car il représente la section belge de l’Internationale communiste. L’attrait et la fidélité envers l’Union soviétique sont aussi un facteur unificateur déterminant. S’y retrouvent également des Espagnols et des Allemands, victimes du fascisme. Certains cherchent à se mettre à l’abri avec l’espoir de rentrer rapidement chez eux après la guerre et/ou la dictature, mais d’autres pensent plutôt à rester en Belgique, malgré les grandes difficultés d’insertion et le racisme traditionnel ambiant (en particulier l’antisémitisme).
Le président du cercle Librex, est arrêté en 1931 à Rome avec des tracts anti-mussoliniens. C’est alors que prend forme le virage de l’ULB contre le fascisme.
L’adhésion de ces immigrés au PCB et à la JCB est une des voies d’assimilation à la Belgique. Les communistes les intègrent au pays en les faisant participer aux luttes politiques nationales. C’est émancipatoire. Rudi Van Doorslaer a clairement expliqué cette sortie allégorique du ghetto dans sa thèse5. Moi-même, quand j’étais enfant, j’ai fréquenté des mouvements de jeunesse juifs (laïcs et communistes) puis je suis entré à 18 ans aux pionniers du PCB : en deux ans, j’ai migré de la rue juive à la rue belge. J’ai découvert un monde que mes parents ne connaissaient pas et des gens que je n’aurais pas rencontrés en dehors de leur communauté. J’ai pris goût à l’histoire grâce aux conférences du parti. Grâce à la sociabilité militante communiste, ces migrants s’intègrent dans les structures socioculturelles belges, souvent par le travail et le syndicalisme, du moins s’ils ne sont pas rapidement expulsés par la police des étrangers. Cette intégration se poursuivra après la guerre, malgré l’horreur de l’Holocauste et la persistance globale de la xénophobie.
Les jeunes communistes rencontrent une sérieuse répression de toutes parts, que ce soit de l’armée, de la police, de la justice, du patronat mais aussi des rectorats universitaires.
La Belgique s’inscrit clairement dans un anticommunisme d’État. C’est particulièrement frappant lors du procès de 1923 contre le « complot communiste contre l’État »6. Parmi les 54 communistes arrêtés et les quinze inculpés, se trouvent de nombreux jeunes militants, comme De Boeck ou Henri Glineur, un verrier de 24 ans qui avait fondé le PCB à Charleroi avec des amis virés comme lui des JGS. Ce procès a toute son importance car il représente une tentative avortée d’étouffement de la contestation par la voie légale. Malgré les grands moyens déployés par la Sûreté de l’État pour les surveiller et les accusations délirantes dont ils font l’objet par les Parquets, les communistes ne se laissent pas impressionner, se défendent, captent le soutien d’une partie de l’opinion publique, y compris socialiste, et finissent par obtenir un acquittement général. C’est un profond camouflet et une leçon pour la magistrature, qui n’attaquera plus que rarement la contestation de front mais plutôt par les flancs. Par exemple, Glineur sera à nouveau arrêté en 1932 pour « outrage à la famille royale », et non pour son activisme en pleine grève des mineurs.
La grève des mineurs de 1932 permet au Parti communiste de Belgique (PCB) de s’implanter et de constituer ses premiers bastions.
L’anticommunisme se retrouve également dans l’enseignement. Si la JCB n’existe pas à l’université de Liège, c’est dû à une répression rectorale méthodique. Le recteur exige en effet le dépôt des listes de membres qui composent les comités estudiantins. Jacques Grippa, futur héros de la Résistance, raconte dans son autobiographie comment ce polytechnicien a essayé en 1930-1931 d’y créer un cercle d’”étudiants matérialistes” et il relate la manière dont les autorités académiques ont réagi en interdisant la projection d’un film d’Eisenstein. Un professeur lui conseilla d’ailleurs d’aller plutôt à l’ULB car le recteur avait pour intention de ne jamais le diplômer. Grippa a terminé ses études à Bruxelles. Dans l’enseignement technique, la tentative de pénétrer les écoles industrielles est réelle, comme à l’Institut des Arts et Métiers à Bruxelles. Mais la répression est très sévère. Les élèves recrutés sont vite expulsés. Les établissements scolaires restent globalement imperméables à la JCB.
Dans les casernes, l’armée surveille très attentivement les approches communistes auprès des jeunes conscrits qui font leur service militaire. La JCB distribue de petits journaux dans les cafés à soldats mais les officiers veillent au grain et n’hésitent pas à flanquer au cachot les séditieux, comme Henri Laurent, secrétaire national de la JCB, voire à les envoyer en cour martiale. Deux jeunes communistes sont ainsi jugés pour désertion. Henri Percykow, un maroquinier juif d’origine polonaise et secrétaire bruxellois de la JCB, est condamné à quatre mois de prison pour avoir appelé les soldats à retourner leurs armes contre la bourgeoisie. L’antimilitarisme est fondamental pour les communistes qui craignent de voir l’armée engluée dans une nouvelle guerre contre l’URSS. Il est aussi un trait d’union avec les JGS qui luttent autant sur ce thème. Ce combat connaîtra son climax en 1950 avec la lutte contre l’allongement du service militaire7 et la détention d’Eddy Poncelet, jeune marin mutin communiste d’Ostende. C’est aussi par ce biais que la JCB critiquera le colonialisme au Congo en invoquant les sanctions contre les soldats indisciplinés de la Force publique et les marins congolais venus du port de Matadi.
Mais la répression la plus forte se situe bien sûr sur le terrain de la lutte des classes : dans les usines. La JCB ne parvient à s’ancrer nulle part de manière significative et sur un temps moyen ou long. Ceci est perceptible d’abord dans sa propre propagande car la dénonciation de l’autoritarisme y est centrale. Les périodiques de la JCB sont très souvent axés sur l’expulsion de l’un de ses membres de tel ou tel endroit ciblé par leur stratégie. Le thème de la liberté d’organisation et d’expression revient souvent dans ses discours, mais ces plaintes traduisent un aveu d’échec à s’implanter durablement sur un terrain où la démocratie n’existe pas8. Si la JCB et le PCB comptent de nombreux chômeurs, c’est surtout dû à la systématique chasse patronale anticommuniste. Les militants sont inscrits sur des listes noires qui circulent parmi les gros employeurs. Pour les traquer efficacement (mais illégalement), le patronat fonde en 1925 un réseau secret, la “Société d’études politiques, économiques et sociales”, et fiche massivement les ouvriers rebelles. Le baron de Launoit, très riche magnat d’industries diverses, et les patrons charbonniers, surtout ceux du Borinage et du Centre, en sont les principaux bailleurs de fonds. D’autres réseaux patronaux feront florès en finançant des barbouzes, notamment après-guerre avec le Bloc anticommuniste belge d’André Moyen qui assassinera Julien Lahaut en 19509.
Ce qui revient sans cesse à l’esprit des JC, c’est leur relation avec les Jeunes Gardes socialistes. La question de leur entente ou, au contraire, de leur discorde revient invariablement à l’ordre du jour. Comment sont-ils parvenus un temps à se comprendre ?
JG : La JCB et la JGS (ou du moins sa tendance la plus à gauche) ont toujours eu cette relation “je t’aime, moi non plus”, même si le ratio était très inégal. Des contacts se nouaient pour certaines grandes causes, un sentiment de camaraderie apparaissait mais cela ne durait jamais très longtemps. Les dirigeants de la JGS étaient farouchement anticommunistes et la JCB le leur rendait souvent bien, en les qualifiant parfois de « social-fascistes ». Les communistes se sont longtemps limités au recrutement de JGS de la base ou au noyautage des sections grâce à des “sous-marins”, c’est-à-dire des militants socialistes bolchévisés. Xavier Relecom, le secrétaire des JGS pour le Brabant, essayera jusqu’à son exclusion fin 1927 de pousser à gauche les jeunes socialistes, avant d’assumer de grandes responsabilités au PCB au point d’en devenir le dirigeant de 1939 à 1943. Cette stratégie d’infiltration ne rencontre pas un succès très probant, si ce n’est le retournement ponctuel de quelques brillants militants, comme Lucien Wesly (secrétaire socialiste des JGS bruxellois). Certains feront même le chemin inverse. Pierre Vermeylen est communiste depuis l’âge de 16 ans et occupe des postes de premier plan à la JCB pendant près de vingt ans, avant de passer au POB en 1938. Ministre de la Justice en 1963, il instaure les lois de maintien de l’ordre qui accentuent l’autorité de l’État, en allongeant les peines de prison par exemple, pour éviter qu’une grève aussi pesante qu’en 1960-1961 ne se répète. Les parcours peuvent donc être contrastés.
André Houllez, un ouvrier de 19 ans chassé de son usine pour son activité syndicale, s’illustre durant la grève par ses “brigades de choc” cyclistes.
La convergence dans la perspective d’un Front populaire a déjà fait l’objet de nombreuses études10 car l’union des jeunesses de gauche a aidé leurs partis tutélaires à se tendre partiellement et brièvement la main. Il s’agit d’un mouvement qui se conçoit d’abord au niveau mondial, par la priorité antifasciste de l’Internationale communiste. En bref, la dynamique unitaire est venue de l’extérieur. Sans l’Espagne, il n’y aurait pas eu de rapprochement. La tentative de coup d’état franquiste en 1936 puis la terrible guerre civile ont engendré un immense sentiment de solidarité partout en Europe. La gauche s’est unie dans de grandes récoltes de vivres, de vêtements, voire d’armes, pour la République espagnole. Les Brigades internationales, mais aussi des convois d’approvisionnement et même des hôpitaux de campagne ont traversé les Pyrénées. Ce formidable élan fraternel a permis de dépasser pour un temps les conflits JGS-JCB, à la joie du PCB, en aboutissant à une fusion en 1936 en JGS unifiés. Mais cette union a surtout existé à Liège, Bruxelles et dans le Centre. La majorité des fédérations JGS (flamandes, boraine, …) l’ont refusée, surtout par anticommunisme. De plus, le POB, très sceptique, a imposé des conditions strictes à la fusion comme par exemple l’interdiction aux communistes d’occuper des postes dirigeants. Sa direction craignait particulièrement la contagion communiste et elle n’avait pas tout à fait tort. En effet, de jeunes socialistes prometteurs sont alors passés au PCB. L’unification a longtemps été idéalisée avant mais aussi après sa rupture, car la JGSU a rapidement disparu avec la victoire graduelle de Franco et la reconnaissance de son régime par le ministre du POB Paul-Henri Spaak en 1939. Il était très difficile pour les jeunes socialistes de se mettre en porte-à-faux avec leur direction. Mais cette expérience se révélera avantageuse dans les multiples réseaux de la Résistance.
Beaucoup de résistants durant la Seconde Guerre mondiale sont très jeunes. Est-ce que la JCB a été un incubateur de militants clandestins ? La guerre d’Espagne semble avoir eu un rôle marquant dans ce processus.
Oui, à tel point qu’on trouve très peu de jeunes communistes d’avant-guerre à la Libération car cette génération a vite rejoint la Résistance et beaucoup y ont malheureusement perdu la vie. Toute la direction de la JCB a disparu sous l’Occupation. La Jeunesse populaire de Belgique qui a succédé à la JCB après la guerre a été complètement reconstituée. Il n’y a donc pas eu de continuité entre les deux organisations. Aucun cadre de la JPB n’a fait ses classes à la JCB sauf quelques cas comme René Beelen, un ouvrier herstalien qui sera vice-président du PCB (1954-1966). La Gestapo a été cruellement efficace, surtout lors des rafles en 1943 qui décapiteront la JCB et le PCB.
Quant aux anciens Brigadistes, il est vrai que certains JC y ont acquis une expérience de guérilla appréciable qui les prédispose à se joindre rapidement à la formation du bras militaire du PCB sous l’Occupation, les Partisans armés (PA). Mais cela ne se fera pas de manière généralisée. Car les ex-brigadistes ne sont pas en majorité des gamins un peu agités qui cherchent l’aventure. Ce sont au contraire de jeunes adultes mariés et déjà présents dans la vie professionnelle (26-35 ans). Beaucoup de JC ont néanmoins laissé la vie en Espagne, comme Houllez (tué en 1938 sur le front de l’Èbre) ou les frères anversois Akkerman. Des cas emblématiques peuvent toutefois être cités comme Victor Thonet (1914-1943). Ce jeune communiste hutois gagne ses galons d’officier dans les Brigades et dirigera les PA à Charleroi, allant jusqu’à assassiner son bourgmestre collaborateur.
Lors de la fusion des Jeunes Gardes socialistes avec les Jeunes communistes de Belgique, le Parti ouvrier belge (POB) a exigé qu’il soit interdit aux communistes d’occuper des postes dirigeants.
La MOI est également l’un des berceaux de résistants les plus efficaces car elle se composera principalement de jeunes juifs qui n’ont plus rien à perdre. D’aucuns sont également passés par les Brigades. Todor Angheloff, un ouvrier d’origine bulgare, réorganise au début de la guerre la MOI à Bruxelles dans le Corps mobile des PA, l’un des meilleurs, et il parvient à faire des ravages parmi les troupes d’occupation et les collaborateurs. Il sera arrêté en 1943 et fusillé à Breendonk.
Plus globalement, les jeunes communistes prometteurs ne restent pas très longtemps à la JCB. Le PCB fait constamment appel à sa jeunesse compétente pour ses activités de parti et déforce par conséquent la JCB. Il s’agit d’un processus classique mais qui empêche son développement. Peu de personnalités marquantes, de porte-paroles mémorables émanent de la JCB d’avant-guerre, à la différence d’Eddy Poncelet qui imprègnera dans l’opinion publique l’image des jeunes communistes en 1950. Certains ex-brigadistes ou anciens résistants seront mis en valeur dans les mémoires du parti mais ce sera malheureusement surtout en tant que martyrs.
Finalement, pourquoi avoir écrit une histoire de la JCB ? Vous étiez très ému lors de la présentation du livre au CArCoB en évoquant une « dette ». Pouvez-vous l’expliquer ?
J’ai toujours été passionné par l’histoire de la JCB. Cet engagement a une résonance bien sûr très forte chez moi puisque j’ai fait partie des Pionniers puis des Étudiants communistes11. C’est un passage clé et merveilleux dans ma vie. J’ai été formé politiquement par cette école militante, qui a constitué la suite de mon parcours. Notre enthousiasme semblait alors concorder avec la marche du monde, vers le progrès et le socialisme. Tout paraissait possible, nous croyions bientôt vivre un changement profond de société. C’est d’ailleurs l’esprit du titre (Allons au-devant de la vie) ; c’est LA chanson par excellence du Front populaire, écrite par Paul Vaillant-Couturier en 1936 et fredonnée autant sur les piquets de grève que dans les camps d’été durant les premiers congés payés. Les jeunes communistes ont été nourris de cet espoir. Quoiqu’on en pense, je suis convaincu que pour ces générations de militants, ce passage de leur vie a engendré, tout simplement, des moments de bonheur. Notre combat avait du sens, nous construisions quelque chose qui en valait la peine. Je ne peux l’oublier et je ne voudrais pas que ce souvenir se dissipe. Il est pour moi presque un devoir de le restituer fidèlement surtout quand on est historien spécialisé sur la question et que l’on a accès à de précieuses sources. Même si cet épisode de la JCB ne me concerne pas personnellement puisqu’il s’agit de l’Entre-deux-guerres, j’avais les compétences pour m’y atteler et c’est peut-être cela le sens de la dette que j’ai évoquée. Il s’agissait d’une période formidable, traversée par des courants d’une force inouïe, qui ne mérite pas d’être salie, méprisée, écrasée et effacée sous le couvert d’un anticommunisme stupide. Ce passé est valorisant pour ceux qui l’ont vécu. Je m’en sens redevable et c’est là ma modeste contribution à cette grande aventure.
Footnotes
- Lire surtout à propos des JGS les articles d’Alain Colignon dans les Cahiers d’histoire du temps présent.
- Thomas A., « Quarante ans de cellules communistes aux ACEC » », dans Lava (revue), n°19, hiver 2021, p. 144-155.
- Martha Desrumaux, Danielle Casanova, Elsa Triolet, …
- Dolores Ibárruri Gómez, dite “La Pasionaria”, dirige le PCE (1942-1960) avant de le présider (1960-1989).
- VAN DOORSLAER R., Kinderen van het getto. Joodse revolutionairen in België, 1925-1940, Amsab, Gent, 1995.
- Pour en savoir plus : Thomas A., « Il y a cent ans, le procès d’État contre le “complot communiste” en Belgique », in Revue politique, n°123, septembre 2023.
- Thomas A., Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, Aden, 2021, p. 95-98.
- Parmi tant d’exemples, citons le cas de Georges Glineur et de Raoul Baligand, deux électriciens entrés aux ACEC de Charleroi en 1927-1929. Tous deux en sont chassés sans ménagement peu après, suite à leur adhésion au PCB. Ils en deviendront des cadres régionaux importants (Thomas A., Robert Dussart, op.cit., p. 50-51).
- GERARD E. (éd.), DE RIDDER W., MULLER F., Qui a tué Julien Lahaut ? Les ombres de la guerre froide en Belgique, Bruxelles, Renaissance du livre, 2015.
- Lire, parmi d’autres, GOTOVITCH J., « Belgique. Un Front populaire de papier » in Les deux France du Front populaire. Choc et contre-chocs, Paris, L’Harmattan, 2008, p.37-40.
- José Gotovitch revient partiellement sur son expérience dans un article : « Des étudiants aux côtés de la classe ouvrière ? L’ULB dans la grève, l’ULB en grève » in COURTOIS L., FRANCQ B., TILLY P, Mémoire de la grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, Bruxelles, Le Cri, 2012, p.125-140.