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Qui veut la paix, prépare la paix

Lava

—22 mai 2025

« Si vis pacem, para bellum » – si tu veux la paix, prépare la guerre. Cette maxime séculaire résonne avec force dans les quartiers généraux des ministères de la Défense, des états-majors et de l’industrie de l’armement. Dix experts en sécurité et en relations internationales s’élèvent contre l’idée que la paix puisse être imposée par les armes.

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Christophe Wasinski (Professeur, ULB) – Le réarmement européen, les intérêts industriels et la casse sociale
Tom Sauer (Professeur, Université d’Anvers) – La Russie dans une architecture européenne de sécurité
Naomi Zoka (Pax Christi) – Non à un parapluie nucléaire européen
Ludo De Brabander (Vrede vzw) – Le militarisme européen sape ce qu’il prétend défendre
Niamh Aine Ní Bhriain (chercheuse, Transnational Institute) – L’UE sur la voie de la guerre
Ulrike Eifler (Die Linke) – Pourquoi les syndicats ne peuvent pas se taire face à la militarisation
Thomas Bottelier (Université d’Utrecht) – Mobilisation déséquilibrée : l’Europe dans la course aux armements
Jörg Kronauer (sociologue, journaliste à Junge Welt) – La diplomatie entre ennemis
Sophie Bolt (secrétaire générale, Campaign for Nuclear Disarmament) – La guerre n’a jamais apporté la paix
Guido Van Leemput (Nouveau Mouvement pour la Paix, Pays-Bas) – Protéger l’État social contre l’État guerrier

Christophe Wasinski – Le réarmement européen, les intérêts industriels et la casse sociale

Christophe Wasinski est professeur de relations internationales à l’ULB et chercheur affilié au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité – GRIP

En mars 2025, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le lancement d’un vaste plan de réarmement. D’abord nommé ReArm Europe et ensuite rebaptisé Readiness 2030, il prévoit une mobilisation de 800 milliards d’euros sur une période de cinq ans. Pour parvenir à cet objectif, la Commission propose notamment d’assouplir les règles budgétaires de l’Union européenne (UE) afin d’encourager les États membres à s’endetter. Ce plan n’est pas la seule initiative en matière de renforcement des capacités de défense en Europe.

L’ensemble des États de l’UE ont en effet, pris des décisions concernant l’augmentation de leurs budgets de défense. Les plus spectaculaires sont certainement celles de l’Allemagne qui envisage de dépenser des centaines de milliards pour sa défense dans les années à venir. La poursuite de la guerre en Ukraine et les annonces récentes de l’administration Trump relatives au désengagement militaire des États-Unis sur le continent sont régulièrement évoquées pour justifier la prodigalité des décideurs politiques à l’égard des forces armées.

Selon les décideurs politiques, les décisions récentes viendraient en réalité corriger l’erreur d’années de « sous-investissement » dans le domaine militaire. Dans ce discours, le réarmement européen est présenté comme une nécessité pour protéger les valeurs européennes de menaces extérieures. Ce récit dissimule cependant une histoire prosaïque, aux conséquences parfois dramatiques, de captation de ressources publiques par des entreprises.

L’« entreprisation » de la sécurité

Afin de comprendre les décisions européennes récentes, il convient de les replacer dans leur contexte historique. Dans les années 1970, l’industrie européenne de l’armement et ses lobbyistes élaborent un imaginaire sociotechnique de défense. Il repose entre autres sur l’idée que la recherche et l’innovation dans le domaine des armements sont économiquement bénéfiques et nécessaires à l’indépendance européenne.

Ces conceptions ne sont cependant pas évidentes. La production d’armes contribue faiblement à la croissance globale. L’imaginaire occulte par ailleurs le coût des dépenses militaires pour les sociétés. Au surplus, il ne prend pas en considération les risques classiques de militarisation des rapports internationaux induits par la production des armes. En dépit de cela, cet imaginaire a fini par trouver sa place au sein des institutions européennes, notamment au sein de l’Agence européenne de défense (AED).

Guidée par cet imaginaire, l’UE tente de faire émerger un marché unifié dans le domaine de la défense. Vers 2013, les responsables constatent l’échec de ce projet. Le secteur a certes connu une rationalisation avec la formation de grands groupes spécialisés dans la production d’armes. Mais, le problème pour l’industrie, est que la demande en équipements stagne, les États préférant ne pas consacrer leur argent à l’achat de grandes quantités d’armes – de plus, les entreprises restent fortement liées aux États européens, ce qui fait obstacle à la libéralisation.

Le réarmement européen constitue une captation de fonds publics par les grands groupes d’armement européens et américains — parfois avec des conséquences dramatiques.

L’UE adapte alors sa politique. À partir de 2015, elle met sur pied des initiatives – tels que le Fonds européen de la défense, l’Action préparatoire sur la recherche en matière de défense et la coopération permanente structurée – destinés à financer le développement et faciliter l’acquisition d’armes. En 2019, la Commission crée aussi une DG Defence Industry and Space (DG DEFIS). Elle se fait le relais des intérêts de l’industrie et justifie sa politique au nom de l’« autonomie stratégique ».

À travers ses initiatives et sa vision influencée par les lobbyistes, l’UE contribue à « l’entreprisation » du monde. Elle fait des entreprises les acteurs les plus adaptés pour répondre aux problèmes collectifs, y compris les problèmes de sécurité. Plus encore, elle nourrit la conviction que la politique industrielle d’armement fera magiquement naître une politique commune et cohérente de sécurité bénéfique à l’ensemble des Européens.

Les conséquences pour le Sud global

Le soutien à l’industrie d’armement est donc présenté comme essentiel au développement de l’« autonomie stratégique », elle-même nécessaire à la protection des valeurs européennes. Ce discours passe cependant sous silence le fait que l’industrie européenne est en partie tributaire de ses exportations en dehors de l’Europe, notamment à des États autoritaires utilisant parfois le matériel européen d’une manière qui interpelle.

Des véhicules blindés ont ainsi été employés par les forces égyptiennes pour réprimer les populations lors du Printemps arabe. Des armes européennes ont notamment été fournies à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis lorsqu’ils étaient directement impliqués dans la guerre qui faisait rage au Yémen. Des armes européennes ont également été vendues au Maroc, un État qui occupe le Sahara occidental. La Turquie, un État impliqué dans de nombreux conflits, s’est servi de l’appareil de transport Airbus A400M (issu d’un projet collectif européen) afin de violer l’embargo sur les armes en Libye.

Des armes européennes sont aussi exportées en Inde et au Pakistan alors que ces deux États sont à couteaux tirés. La France a fourni des véhicules blindés au Cameroun, dont les forces font un usage excessif de la force dans les régions anglophones. La France est également accusée d’avoir fourni des équipements à l’Indonésie alors que les forces de cet État sont impliquées dans une répression en Papouasie occidentale. Des hélicoptères armés britannico-italiens ont été vendus au Nigéria alors qu’en matière de respect des droits humains le bilan de ses forces est lamentable. De plus, des entreprises européennes vendent des équipements militaires à l’État israélien, collaborent avec son industrie et lui achètent des armes. Ceci contribue à faire vivre l’industrie israélienne qui fournit des armes aux forces déployées en Palestine.

Il apparaît, à travers ces quelques illustrations, que la viabilité de l’industrie européenne repose en partie sur des exportations à des États qui ne respectent guère les valeurs prônées par les Européens. Rien ne dit que cette situation va évoluer dans les années à venir. Des États membres de l’UE sont d’ailleurs favorables à un assouplissement des règles relatives aux exportations (actuellement appliquées d’une manière laxiste).

Des sacrifices au profit des industries

La guerre en Ukraine et le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ont donné du grain à moudre à ceux qui défendent l’industrie des armements. Selon eux, le renforcement des capacités militaires de l’Europe est devenu urgent. Dans les faits, les membres de l’UE dépensent déjà beaucoup d’argent pour leur défense. En 2023, selon l’AED, ils ont consacré 279 milliards d’euros à leurs forces armées, un montant qui a par ailleurs crû en 2024. Le budget de la défense russe pour l’année 2024 s’élevait quant à lui à environ 130 milliards d’euros.

La consultation de l’annuaire Military Balance (2024) de l’International Institute for Strategic Studies indique aussi que les États de l’UE disposent d’approximativement 4.000 chars, 6.000 véhicules de combat d’infanterie, 11.500 pièces d’artillerie et plus de 1.550 avions de combat. En comparaison, d’après la même source, la Russie aurait approximativement 1.800 chars, 4.170 véhicules de combat d’infanterie, 5.570 pièces d’artillerie et 1.300 avions de combat. À la lumière de ces informations, qui indiquent que les Européens disposent tout de même de capacités, les discours des experts et décideurs appelant à un réarmement massif semblent davantage relever de la paranoïa que de l’analyse rigoureuse.

L’augmentation des budgets de défense devrait bénéficier aux fabricants d’armes européens. Il est possible qu’elle profite également aux fabricants états-uniens. Il ne faut pas oublier que, de 2019 à 2023, 55 % des armes achetées par les Européens l’ont été aux États-Unis. Enfin, les augmentations devraient aussi profiter aux banques qui financent et aux actionnaires des entreprises concernées. Selon certains décideurs, les dépenses militaires pourraient aussi contribuer à la relance économique européenne et, à ce titre, avoir des retombées positives pour les sociétés – on parle à ce propos de « keynésianisme militaire ».

À ce stade, rien ne garantit cependant que ces dépenses, qui devront être financées par de l’argent public, pourraient avoir l’effet escompté. Ce qui est bien plus probable, en revanche, c’est que ces dépenses seront finalement payées par les populations. Pour le dire autrement, l’invocation de la menace russe servirait à légitimer un transfert d’argent public aux entreprises et contribuerait à la militarisation de rapports internationaux.

Tom Sauer – La Russie dans une architecture européenne de sécurité

Tom Sauer est professeur de politique internationale à l’université d’Anvers (Belgique), membre actif de Pax Christi et auteur du livre De Strijd voor Vrede (La lutte pour la paix) (Pelckmans, 2024, troisième édition).

Si l’on veut la sécurité, il faut se préparer à la paix. C’est beaucoup plus logique que de se préparer à la guerre. En vous préparant à la guerre, vous partez d’emblée avec un mauvais état d’esprit. Le prétendu adversaire sentira immédiatement que votre comportement est basé sur la méfiance et se préparera donc à la guerre. Ce seul fait accroît le risque qu’un incident ou un accident ne dégénère en guerre. La guerre froide en offre le meilleur exemple : deux camps armés jusqu’aux dents se sont livrés à une course aux armements ruineuse et irrationnelle, conduisant à l’accumulation d’un arsenal de jusqu’à 70 000 ogives nucléaires, alors qu’une fraction seule suffirait à anéantir le monde.

Lors de la crise des missiles de Cuba, nous avons eu de la chance, a déclaré Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense des États-Unis. Combien de fois encore le monde pourra-t-il passer par le chas de l’aiguille ? Il suffit que les armes nucléaires soient utilisées une seule fois à grande échelle pour qu’il n’y ait plus personne pour citer des proverbes latins. En octobre 2022, lorsque l’Ukraine a temporairement repoussé la Russie, les services de renseignement étasuniens ont estimé qu’il y avait une chance sur deux pour que la Russie déploie une arme nucléaire contre l’Ukraine. Même en 1962, nous n’étions pas si près d’un affrontement nucléaire. 

Aujourd’hui, la réaction de l’UE à l’initiative de paix du président Trump est extrêmement défensive. Sous la pression des États membres d’Europe de l’Est, l’UE réagit avec crispation : elle renforce pleinement sa propre défense, érige un rempart militaire le long de la frontière avec la Russie, se prépare à la guerre. Après trois années de conflit, Bruxelles n’a toujours pas pris d’initiative diplomatique à l’égard de la Russie. C’est exactement le contraire de ce pour quoi l’UE a été créée : à savoir la paix par le biais de la coopération, y compris en matière de sécurité. Car après tout, qui dit sécurité dit sécurité collective. Tant que la Russie se sentira en insécurité, elle continuera à montrer les crocs. Et nous – en premier lieu l’Ukraine – en subirons les conséquences négatives avec la régularité d’une horloge. 

L’UE aurait donc tout intérêt à veiller à ce que la Russie se sente elle aussi en sécurité. C’est possible, pour autant que les intérêts légitimes du pays en matière de sécurité nationale soient pris en considération. Concrètement, cela signifie que tant que la Russie ne sera pas intégrée sur un pied d’égalité dans l’architecture de sécurité européenne, elle exigera que l’Ukraine devienne un État tampon neutre. Il convient de rappeler que l’Occident s’est trouvé deux fois aux portes de Moscou : d’abord sous Napoléon, puis sous Hitler.

L’Ukraine ne pourra donc pas devenir un pays membre de l’OTAN, malgré les promesses occidentales de 2008. De nombreuses voix avisées se sont d’ailleurs élevées contre ces promesses à l’époque. Y compris celles d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy. Le président des États-Unis d’alors, George W. Bush, est néanmoins parvenu à imposer sa promesse d’intégrer l’Ukraine, ce qui en dit long sur le processus décisionnel au sein de l’OTAN. Avec toutes les conséquences négatives que cela implique. 

Un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie pourrait inclure les éléments suivants : l’Ukraine reste un État souverain (quoique légèrement réduit) ; elle peut devenir une démocratie ; elle entre dans la sphère d’influence occidentale ; à plus long terme, elle peut éventuellement adhérer à l’UE ; elle peut s’armer (de préférence de manière limitée, dans le cadre d’accords régionaux de contrôle des armements auxquels la Russie est également partie) ; et elle obtient des garanties de sécurité (au minimum en termes de promesses de soutien de l’UE sous forme d’aide humanitaire, de renseignements et d’aide militaire si le pays venait à être à nouveau attaqué par la Russie). 

Lors de la crise des missiles de Cuba, nous avons simplement eu de la chance, selon Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense des États-Unis. Combien de fois encore le monde pourra-t-il passer par le chas de l’aiguille ?

Voilà autant d’éléments que Poutine préférerait éviter, mais auxquels il devra néanmoins se résigner. En contrepartie, l’Ukraine ne deviendra pas membre de l’OTAN et restera donc un État tampon neutre, tandis que les territoires annexés continueront d’appartenir de facto à la Russie jusqu’à ce qu’un accord définitif soit conclu dans un délai de 15 à 20 ans. La Russie sera en outre très certainement demandeuse d’une redéfinition de l’ordre sécuritaire européen, à défaut de quoi l’UE devra s’atteler à cet enjeu.

Quant aux alliances existantes – qui, par définition, sont dirigées contre un ennemi extérieur – elles devront prendre fin. Une organisation régionale collective de sécurité (incluant l’Ukraine et la Russie) devra être mise en place, soit sous la forme d’une OTAN profondément remaniée – en tant qu’organisation collective de sécurité plutôt que de défense – soit sous la forme d’une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) renforcée. De telles organisations collectives de sécurité ne seront pas dirigées contre un ennemi extérieur, mais viseront à assurer la sécurité entre les États membres en concluant des accords sur la guerre et la paix, y compris l’assistance mutuelle en cas de violation des règles par un État membre. P

armi les exemples de mécanismes de ce type qui ont fait leurs preuves par le passé, on peut citer le Concert européen au 19e siècle (1815-1870), l’OSCE, l’UE et, au niveau mondial, les Nations Unies. Dans le cadre d’une telle organisation régionale de sécurité collective, l’UE pourra poursuivre l’intégration de la défense européenne à des fins d’efficacité sans tomber dans la poursuite d’un complexe militaro-industriel à la manière des États-Unis (ou de l’URSS dans le contexte de la guerre froide).

Il ne serait même pas nécessaire, à cet effet, d’augmenter le budget de la défense, étant donné que les États membres européens de l’OTAN dépensent déjà aujourd’hui (2025) plus de 500 milliards de dollars par an dans ce domaine, soit quatre fois plus que la Russie, et que leurs capacités de défense sont déjà supérieures aux siennes.

Naomi Zoka – Non à un parapluie nucléaire européen

Naomi Zoka est militante pour la paix, la sécurité et le désarmement chez Pax Christi. Elle participera à la 2e session du comité préparatoire de la Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) à Genève en 2026.

Le monde est à un tournant. La toute-puissance des États-Unis en tant que grande puissance économique et diplomatique n’est plus une évidence. L’Europe, toujours dépendante des États-Unis en matière de défense et de commerce, commence à réaliser que cette relation n’est plus stable. En Europe, le consensus parmi les décideurs politiques est largement partagé : nous avons besoin de budgets militaires plus élevés pour pouvoir nous défendre dans un monde de plus en plus incertain.

Mais c’est précisément là qu’une erreur fondamentale se profile. Sous couvert de sécurité, de défense et d’indépendance, l’Europe glisse vers un discours qui n’exclut plus la prolifération nucléaire.

Les nantis contre les démunis

Moins d’un mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, Poutine brandissait déjà la menace nucléaire. Israël est actuellement accusé de plusieurs crimes de guerre, et la menace nucléaire plane dans tous les esprits. On a de plus en plus l’impression que les États dotés de l’arme nucléaire évoluent sur un autre terrain de jeu, où ils ne respectent pas les règles imposées aux autres. Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), adopté par les Nations unies en 2017, est plus pertinent que jamais. Les armes nucléaires sont les seules capables d’anéantir toute l’humanité. Les États non dotés de l’arme nucléaire constatent une fois de plus le peu d’efforts concrets fournis par les puissances nucléaires en faveur d’un véritable désarmement — bien au contraire. Leur patience touche à sa limite.

Le Traité de non-prolifération (officiellement : le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires), remonte à 1968. Il visait non seulement à stopper la prolifération des armes nucléaires, mais aussi à parvenir à un désarmement total. En échange du désarmement des puissances nucléaires, les États non dotés s’engageaient à ne pas développer d’arsenal nucléaire. Ce traité est à l’origine de décennies de frustrations pour les États non nucléaires.

Le désarmement ne cesse d’être repoussé, et l’on assiste désormais à l’instrumentalisation de l’arme nucléaire comme moyen de chantage. Cette dynamique hypocrite n’est plus tenable. L’Afrique du Sud, le Mexique, l’Indonésie, l’Autriche et d’autres puissances économiques ont dénoncé ce double jeu en rejoignant le TIAN. Elles ne souhaitent pas une nouvelle course aux armements — pas plus que les puissances nucléaires comme l’Inde ou la Chine, d’ailleurs.

L’Europe et le tabou nucléaire

Plusieurs dirigeants européens plaident aujourd’hui pour un parapluie nucléaire européen (indépendant des États-Unis). Le président français Macron évoque une possible extension de l’arsenal nucléaire français. Le chancelier allemand Friedrich Merz soutient également cette idée. En Pologne, Donald Tusk réclame publiquement le stockage d’armes nucléaires dans son pays. Ce qui s’ensuit, c’est un positionnement de plus en plus agressif de l’Europe.

En soutenant ouvertement l’idée d’une augmentation du nombre d’armes nucléaires européennes, elle devient une menace pour les autres puissances nucléaires d’une part, et un partenaire peu fiable pour les États engagés en faveur du désarmement d’autre part. Cela sape la confiance, mine les opportunités diplomatiques et crée des frictions qui entravent la coopération économique. C’est le classique dilemme de sécurité. Ce concept issu des relations internationales décrit comment une tentative d’un État d’augmenter sa propre sécurité peut involontairement menacer celle des autres.

Le rapport de tension entre les États nucléaires (ou les États sous parapluie nucléaire) et les États non nucléaires n’est pas une discussion théorique, mais un problème fondamental qui exerce une forte pression sur les relations internationales. L’objectif premier de tout État est sa propre survie. Et celle-ci est menacée par les armes nucléaires. C’est pourquoi les États qui créent de nouvelles menaces sont mal perçus. L’élargissement du parapluie nucléaire n’apporte pas la paix, mais seulement de la méfiance et un risque accru d’escalade.

Si l’Europe veut véritablement miser sur l’autonomie stratégique et l’influence mondiale, elle doit opter pour la diplomatie plutôt que la menace, et pour le partenariat plutôt que la polarisation.

La notion de « tabou nucléaire » reflète un consensus international profondément enraciné contre l’usage et le développement d’armes nucléaires. C’est également la raison pour laquelle même les puissances nucléaires affirment publiquement leur attachement au principe de désarmement total. Elles savent que l’existence même de ces armes constitue aussi une menace pour elles. Plus l’Europe exprimera haut et fort ses ambitions nucléaires, plus les autres États adopteront une posture défensive.

La paix entre États naît de la coopération, de la confiance et de l’interdépendance. C’est tout le contraire de « Si vis pacem, para bellum ». Si l’Europe veut réellement miser sur l’autonomie stratégique et l’influence mondiale, elle doit choisir la diplomatie plutôt que la menace, et le partenariat plutôt que la polarisation. Renforcer les liens avec les États qui plaident pour le désarmement n’est pas seulement une position moralement juste, c’est aussi une stratégie géopolitique avisée. Dans une époque où les contours de l’ordre mondial sont en train d’être redessinés, l’Europe doit se positionner en tant que bâtisseuse de ponts, et non en tant que provocatrice de déséquilibres nucléaires. C’est la seule voie vers un avenir pacifique et résilient.

Il est temps pour l’Europe de resserrer les liens avec les nouvelles puissances économiques mondiales, celles qui refusent la prolifération. L’Europe est tellement fascinée par le mythe nucléaire qu’elle ne réfléchit plus aux conséquences énormes de la prolifération nucléaire. En adoptant une posture hostile en période de tensions internationales, elle se coupe de partenaires essentiels pour l’avenir. L’Europe doit se concentrer davantage sur la manière de préserver sa stabilité dans les temps incertains.

Ludo De Brabander – Le militarisme européen sape ce qu’il prétend défendre

Ludo De Brabander est porte-parole de l’asbl Vrede

Les attaques du vice-président des États-Unis J.D. Vance contre les États membres de l’UE lors de la conférence de Munich sur la sécurité et la rencontre désastreuse de Zelensky à la Maison Blanche au sujet d’un accord de paix, associées à l’accès exclusif des États-Unis aux matières premières de l’Ukraine, ont suscité des réactions de panique sur le « vieux continent ». L’Europe ne peut plus compter sur les États-Unis pour assurer sa défense, telle était la conclusion. 

La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, ancienne ministre allemande de la Défense, a flairé l’occasion et déballé un plan de financement de 800 milliards d’euros qu’elle a baptisé « ReArm Europe ». « Après une longue période de sous-investissement, il est désormais primordial d’augmenter les investissements dans la défense pour une plus longue période », a déclaré Mme Von der Leyen en mars dernier. Mis à part le montant, son initiative n’avait rien de surprenant. La crise transatlantique a été l’occasion rêvée pour la lancer. À l’occasion de sa réélection à la présidence de la Commission européenne en juillet 2024, elle a déclaré que la sécurité et la défense seraient une priorité absolue pour la prochaine mandature.

Dans son programme politique intitulé « Le choix de l’Europe », elle déclare vouloir lutter contre le « sous-investissement chronique dans les capacités militaires de l’Europe » en renforçant l’industrie militaire et en prenant des initiatives en faveur d’investissements communs et de la promotion de la coopération. Elle a nommé (une première) un commissaire à la Défense et a exprimé son ambition de travailler à une « véritable union européenne de la défense », même si la défense et la sécurité sont une prérogative de chaque État membre. 

L’idée selon laquelle les États membres de l’UE ont chroniquement négligé leur défense ne correspond pas à la réalité. Au cours de la dernière décennie, les dépenses militaires ont augmenté de 144 milliards d’euros (+79 %) (de 182 milliards d’euros en 2014 à 326 milliards d’euros en 2024). En incluant le Royaume-Uni, on parle même d’environ 400 milliards d’euros, avec d’importantes dépenses supplémentaires déjà planifiées. La militarisation de l’Europe se poursuit depuis deux décennies. Le traité de Lisbonne (2007) prévoit toute une série d’instruments à cet effet.

L’article 42.3 introduit une obligation d’armement (« Les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires »). Une Agence européenne de défense (AED) – créée trois ans plus tôt – est chargée d’« améliorer la base industrielle et technologique du secteur de la défense ». Le référendum britannique (2016) qui a conduit au Brexit quelques années plus tard a accéléré la militarisation. Un Plan d’action européen de la défense (2016) a été mis en place afin de renforcer davantage les bases de l’industrie militaire, suivi par l’activation (2017) de la Coopération structurée permanente (CSP), qui comprend l’engagement d’augmenter « régulièrement » les budgets militaires et d’en consacrer 20 % aux investissements militaires.

Un Fonds européen de la défense doté de 8 milliards d’euros (2021) pour la recherche et le développement d’armes et d’équipements militaires donnerait à l’UE – selon les termes de M. Juncker, alors président de la Commission – une autonomie stratégique grâce à « une base industrielle de défense forte, compétitive et innovante ». Le fil rouge est que de nombreuses initiatives portent la marque de l’industrie militaire. Une part importante du budget colossal de Frontex, l’agence chargée de surveiller les frontières extérieures de l’Europe (1,12 milliard en 2025, soit +800 % par rapport à 2015 !) revient à l’industrie militaire. Créée en mars 2021, la Facilité européenne pour la paix, un fonds de 17 milliards d’euros hors budget de l’UE, est, contrairement à ce que son nom laisse supposer, un fonds d’aide militaire destiné à différentes missions en cours dans les régions africaine, méditerranéenne et européenne. La part du lion (11 milliards d’euros) est consacrée à l’armement et au soutien militaire de l’Ukraine. 

Depuis la crise transatlantique, plus aucune limite n’est imposée. Les États membres doivent « investir massivement dans la défense, pouvoir acquérir des systèmes de défense et pouvoir renforcer la préparation de l’industrie européenne de la défense à long terme », selon un « Livre blanc » européen. Dans le cadre du plan ReArm Europe/Readiness que la Commission a lancé en parallèle, les États membres de l’UE pourront consacrer 1,5 % de leur PIB à leur armée chaque année pendant quatre ans, sans être tenus aux règles budgétaires européennes (cela représente 650 milliards d’euros). Les 150 milliards restants (SAFE – Security Action for Europe) consistent en des prêts européens pour des investissements dans l’armement. Cette prodigalité contraste fortement avec la rigueur budgétaire qui caractérise les autres dépenses publiques. Au milieu de l’année dernière, la procédure pour déficit public excessif a été lancée à l’encontre de sept États membres. Dans la pratique, cela se traduit par des amendes les obligeant à réduire leurs dépenses sociales. 

Selon la Commission, la militarisation renforcera l’autonomie stratégique et nous permettra de nous défendre de manière indépendante. Les cercles européens font volontiers référence à la Russie, « un pays fortement militarisé qui représente une menace existentielle pour nous tous », selon Kaja Kallas, haute représentante européenne pour les affaires étrangères. La Russie dépense trois fois moins et doit consacrer la majeure partie de ses dépenses à l’effort de guerre en Ukraine, où elle ne gagne que peu de terrain.

Moscou est tout simplement incapable de s’engager dans une course aux armements avec l’OTAN ou l’UE. Elle consacre déjà près de 7 % de son PIB à ses dépenses militaires. Malgré cela, le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, affirme de manière théâtrale que nous parlerons tous russe si au moins 3 % du PIB n’est pas consacré à la « défense ». La répétition incessante du mythe de la menace russe sème une culture de la peur qui vise à créer une volonté de financer la militarisation par des coupes dans les dépenses sociales.

Si la paix et le bien-être sont les véritables objectifs, cela devrait se traduire par un autre système de sécurité, centré sur le contrôle des armements, la coopération et les mesures de confiance – dans l’esprit des accords d’Helsinki de 1975.

L’idée selon laquelle l’augmentation des dépenses militaires renforce l’autonomie stratégique est peu convaincante, après des années d’alignement sur les priorités géostratégiques des États-Unis dans le cadre de l’OTAN. Les États-Unis ont été les architectes de la danse diplomatique sans compromis qui a précédé l’invasion russe de l’Ukraine, suivie d’un veto sur les négociations de paix. Lorsqu’une Von der Leyen triomphante a annoncé une succession de sanctions européennes visant à compromettre les bases russes de la guerre menée, l’UE s’est tiré une balle dans le pied.

Le gaz russe bon marché a été remplacé par du GNL plus cher en provenance des États-Unis, dont les exportations vers l’Europe ont triplé en autant d’années, tandis que l’inflation frappait et que l’Allemagne entrait en récession. Un cas unique d’automutilation économique selon Le Monde Diplomatique. L’UE est ainsi devenue dépendante des approvisionnements énergétiques en provenance des États-Unis. Cela montre bien que l’autonomie stratégique ne relève pas du domaine militaire. 

En outre, l’absence d’unité politique fait de l’autonomie stratégique une illusion. Les priorités stratégiques sont différentes en Europe de l’Est et en Europe du Sud, où l’on se préoccupe davantage de l’impact des migrations en provenance des régions instables que sont l’Afrique et le Moyen-Orient. L’UE compte des pays atlantistes, des pays pro-russes et des pays orientés sur l’Europe, ce qui rend sa division d’autant plus facile. Sur le plan politique, l’UE continue de basculer vers la droite, avec des gouvernements et des partis qui affichent une affinité idéologique avec les dirigeants autoritaires de Washington et de Moscou. Alors que l’UE s’arme jusqu’aux dents, la menace qui pèse sur l’identité européenne grandit de l’intérieur.

La politique extérieure de l’UE est désormais principalement axée sur les transactions, permettant à des régimes autoritaires de conclure des alliances en échange de la sécurité énergétique et du contrôle des migrations (Tunisie, Libye, Turquie, Azerbaïdjan et Israël, entre autres). Un bloc économique renforcé militairement en quête de matières premières n’est pas synonyme d’autonomie stratégique, mais bien de néocolonialisme. L’autorité de l’UE sur la scène internationale, et donc son impact stratégique, est en outre compromise par son jeu de deux poids, deux mesures. Selon Mme Von der Leyen, l’Ukraine se bat pour la liberté, la démocratie et les valeurs européennes. Mais alors même qu’elle clame haut et fort dans sa déclaration de politique générale : « nous respecterons toujours les droits humains », la coopération européenne avec le gouvernement israélien reconnu coupable de crimes de guerre, un gouvernement qui bafoue les droits des Palestiniens dans tous les domaines, reste intouchable.

Le militarisme de l’UE n’est pas compatible avec son identité telle qu’elle est énoncée dans le traité sur l’Union européenne : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples » (art. 3.1.). Les coupes budgétaires dans le domaine social et la priorité accordée aux dépenses militaires sont en outre difficilement conciliables avec l’idée selon laquelle « [l’Union] combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales » (art. 3.3). 

Si l’objectif est la paix et le bien-être, cela devrait se traduire par un autre système de sécurité dans lequel le contrôle des armements, la coopération et les mesures destinées à instaurer la confiance – dans l’esprit des accords d’Helsinki de 1975 – occupent une place centrale. Depuis des années, le désarmement a été rayé du discours et de la politique de l’UE, et la coopération a été remplacée par la confrontation et la diplomatie de la canonnière. Sur l’emballage, toutefois, le produit est toujours présenté comme un gage de paix et de sécurité.

Niamh Aine Ní Bhriain – L’UE sur la voie de la guerre

**Niamh Aine Ní Bhriain**, coordinatrice du programme *War and Pacification* et chercheuse au Transnational Institute (TNI).

En mars 2025, l’Union européenne (UE) a publié son Livre blanc sur la défense européenne – État de préparation à l’horizon 2030. Dans ce document, l’UE commence par affirmer que « L’Europe fait face à une menace grave et croissante » et que « la seule manière de garantir la paix est d’être préparé à dissuader ceux qui cherchent à nous nuire ». Sans fournir de preuves de la prétendue menace, l’UE expose, dans les 22 pages suivantes, ce qui constitue un plan de guerre. 

Le Livre blanc décrit une « détérioration rapide du contexte stratégique », citant « la proximité avec l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient », qui fait de l’Europe « un réceptacle des retombées des conflits, des migrations et des effets du changement climatique qui ont frappé ces régions ». Il évoque également les « menaces » de la Russie et de la Chine. Dénuée de toute réflexion sur la manière dont ses politiques ont pu contribuer aux « défis dans le voisinage européen élargi », l’UE se présente simplement comme un acteur passif qui doit désormais réagir à cette situation malheureuse.

Pour faire court, l’UE prévoit de débloquer une somme record de 800 milliards d’euros pour renforcer la militarisation d’une région massivement surarmée qui, outre les armées européennes, accueille plus de 40 bases militaires étasuniennes et quelques 84.000 militaires US. Plus de 600 têtes nucléaires sont également disséminées sur le continent.

L’UE au service de l’empire étasunien

Les relations entre l’UE et l’OTAN ont été institutionnalisées au début des années 2000 et le Livre blanc affirme que l’OTAN constitue « la pierre angulaire de la défense collective de ses membres en Europe ».

L’OTAN est une alliance de guerre offensive, qui fonctionne comme un outil de l’impérialisme étasunien et de domination mondiale. En soulignant le rôle « indispensable » que l’OTAN continuera à jouer dans les affaires européennes, le Livre blanc sert à rassurer les États-Unis sur le fait que, loin de s’engager dans une politique étrangère indépendante, l’UE continuera d’être leur larbin. 

La ligne la plus révélatrice du Livre blanc est peut-être la suivante : « Les États-Unis exigent que l’Europe prenne davantage en charge sa propre défense ». Ainsi, au service de l’empire étasunien, quand celui-ci lui demande de payer, l’UE répond : « combien ? » 800 milliards d’euros.

Cela fait suite à un discours prononcé en janvier 2025 par Mark Rutte, le secrétaire général de l’OTAN, devant le Parlement européen. Dans cette allocution, il a déclaré qu’en « moyenne, les pays européens dépensent facilement jusqu’à un quart de leur revenu national pour les pensions, la santé et les systèmes de sécurité sociale et nous n’avons besoin que d’une petite fraction de cet argent pour renforcer considérablement notre défense ». 

Dans son Livre blanc, l’UE loue les entreprises d’armement ukrainiennes pour leur « mentalité volontaire et leur esprit d’entreprise », et souligne que « l’Ukraine est devenue le principal laboratoire mondial en matière de défense et d’innovation technologique ».

Mais d’année en année, les dépenses militaires combinées des membres de l’OTAN sont exorbitantes par rapport à celles d’autres États. Les nombres de 2023 montrent que les pays de l’OTAN ont dépensé 1.341 milliards de dollars (55 % du total mondial), contre 296 milliards de dollars pour la Chine (12 % du total mondial) et 109 milliards de dollars pour la Russie (4,5 % du total mondial). 

Cet immense avantage de l’OTAN sur ses rivaux en matière de dépenses militaires n’est cependant pas suffisant. Il faut plus d’argent pour contrer la « menace grave pour notre mode de vie ».

Une stratégie marketing pour les entreprises d’armement

Pour « être totalement préparés » en 2030 (quelle que soit la signification de « totalement préparés »), l’UE va « alléger les formalités administratives » en matière de réglementation des dépenses et identifie « cinq piliers pour augmenter de manière urgente et substantielle les dépenses européennes en matière de défense » : 

1) « Un nouvel instrument financier spécifique pour accompagner les investissements des États membres dans le domaine de la défense » sera créé; 

2) « la clause dérogatoire nationale prévue dans le pacte de stabilité et de croissance » sera activée;

3) « les instruments existants de l’UE pour permettre des investissements plus élevés dans le domaine de la défense » feront l’objet d’un assouplissement;

4) la portée des financements de la Banque européenne d’investissement sera élargie; et

5) des capitaux privés seront mobilisés.

Les États membres de l’UE sont actuellement confrontés à de multiples défis après des années de privatisation et d’austérité qui se sont manifestées à divers degrés à travers l’Union, paralysant les systèmes de santé publique et les services sociaux. L’Europe est également vulnérable au changement climatique et connaît fréquemment des événements météorologiques extrêmes. Malgré la menace tangible d’événements réels résultant d’un manque d’investissements publics, l’UE a choisi de répondre à une menace hypothétique par des investissements publics massifs. Ce faisant, ses actions risquent d’exacerber plutôt que d’atténuer les crises multiples auxquelles elle est confrontée. 

L’initiative « Préparation à l’horizon 2030 » se résume au fait pour l’UE d’étirer à l’extrême ses mesures légales et fiscales pour offrir des centaines de milliards d’argent public à des entreprises d’armement privées. Il n’est donc guère surprenant qu’un « dialogue stratégique avec l’industrie de la défense » constitue un élément clé du plan. Les fonds seront consacrés à la recherche, au développement et à l’achat d’équipements dans des domaines tels que la défense aérienne et antimissile, les systèmes d’artillerie, les munitions, l’IA, la technologie quantique, la cyberguerre et la guerre électronique, ainsi qu’à des « infrastructures de transport critiques » visant à garantir la « mobilité militaire pour les déplacements de troupes et d’équipements à court terme et à grande échelle » à travers l’Europe. 

Le Livre blanc répète qu’il est « impératif que l’UE et ses États membres accroissent d’urgence leur assistance militaire à l’Ukraine ». Les 49,6 milliards d’euros d’assistance militaire accordés jusqu’à présent, les 75,8 milliards d’euros destinés à soutenir la « résilience économique, sociale et financière » de l’Ukraine et les 17 milliards d’euros pour répondre aux besoins des Ukrainiens dans l’UE ne suffisent pas. Il faut plus d’argent pour poursuivre la guerre en Ukraine, ce qui démontre que l’objectif n’a jamais été d’y mettre fin, mais plutôt de garantir une guerre éternelle, générant des profits à l’infini pour l’industrie de la guerre qui siège à la table des décisions à Bruxelles. 

Dans le Livre blanc, l’UE félicite les entreprises d’armement ukrainiennes pour leur « attitude volontariste et leur esprit d’entreprise » et note que l’Ukraine est devenue « le premier laboratoire mondial d’innovation dans les domaines de la défense et des technologies ». La guerre en Ukraine offre à l’UE l’opportunité de développer une « coopération plus étroite entre les industries ukrainienne et européenne de la défense » permettant « un transfert de connaissances directes sur l’utilisation optimale de l’innovation pour atteindre la supériorité militaire sur le champ de bataille ». 

L’exubérance du ton adopté à l’égard de l’Ukraine est telle qu’on pourrait pardonner au lecteur d’oublier un instant que la guerre est une atrocité, qu’elle a déjà fait des centaines de milliers de morts (le chiffre exact est inconnu) et forcé le déplacement de plus de 10 millions de personnes. Ces faits ont été omis dans le chapitre du Livre blanc consacré à l’Ukraine : « la stratégie du porc-épic ». 

La suite ?

L’UE est claire : « Aussi nostalgiques que nous soyons » de l’époque qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, « nous devons accepter qu’elle est bel et bien révolue ». Désormais, seul compte l’ordre international fondé sur une règle : la loi du plus fort. Le droit international et la diplomatie ont été jetés aux oubliettes de l’histoire. C’est évident, quand on voit comment l’UE a choisi de soutenir ouvertement la guerre génocidaire d’Israël contre la Palestine ces 18 derniers mois.

Malgré tout, le Livre blanc conclut en rassurant le lecteur sur le fait que « l’UE est et demeure un projet de paix » et déploie son jargon habituel, tout aussi vide de sens, sur les « valeurs », la « résilience », « l’unité et la force », appelant l’UE et ses États membres à « relever ce défi historique ».

On ne peut prédire avec certitude ce qu’il adviendra alors que l’UE aspire à « être totalement préparée », mais une chose est sûre : ce ne sera pas pacifique.

Ulrike Eifler – Pourquoi les syndicats ne peuvent pas se taire face à la militarisation

Ulrike Eifler est responsable des relations syndicales au sein du parti de gauche allemand « Die Linke ». Dans son article, publié initialement par la Fondation Rosa Luxemburg, elle explique pourquoi les syndicats doivent se mobiliser contre la militarisation. Son analyse de la situation allemande résonne avec les politiques menées dans notre pays.

La « Zeitenwende » (ou « nouvelle ère » en français, qui se traduit par l’augmentation significative des dépenses militaires et le changement de la politique de défense allemande, jusqu’alors prudente) proclamée par le chancelier Olaf Scholz du Parti social-démocrate (SPD), immédiatement après l’invasion russe en Ukraine, va à l’encontre des intérêts des travailleurs et pose des défis majeurs aux syndicats.

Les syndicats des industries sont aujourd’hui confrontés à un processus de conversion de la défense inversé : les ressources et la production passent d’une économie civile à une économie de guerre, et les positions traditionnelles en matière de politique de paix risquent d’être balayées. Les syndicats de la fonction publique doivent se battre pour une juste répartition des richesses dans un contexte de restrictions budgétaires. Les préoccupations du secteur public sont de plus en plus éclipsées par les intérêts militaires.

Dans le même temps, le discours public sur les horaires de travail flexibles, les délais de grâce impayés pendant les congés de maladie et la réduction du revenu de base révèle que la Zeitenwende militarisée a de profondes conséquences sur la politique sociale. La société est en train d’être remodelée pour devenir plus autoritaire : la coopération entre la Bundeswehr (l’armée allemande) et l’Agence fédérale pour l’emploi, la promotion de la collaboration civilo-militaire dans le domaine des soins de santé et une loi omnibus récemment adoptée pour faciliter la mise en œuvre de la législation d’urgence – tout cela est en train de remodeler la société allemande. Les dépenses militaires record et l’application brutale de la « primauté de la politique de sécurité » marquent l’expansion massive du complexe militaro-industriel.

Les syndicats sont confrontés à des luttes historiques pour l’État-providence et les droits fondamentaux. Leur stratégie doit donc commencer par une analyse de ces changements.

S’armer pour jouer un rôle de leader géopolitique

L’appel de Boris Pistorius (SPD), alors ministre de la Défense, à préparer l’Allemagne à la guerre, n’était pas un simple dérapage rhétorique. Il existe un large consensus au sein de l’establishment politique sur le fait que l’Allemagne doit se positionner en tant qu’acteur géopolitique clé.

Dans le discours qu’il a prononcé en août 2022 à l’université Charles de Prague, Olaf Scholz a souligné que les États-Unis donnaient la priorité à leur conflit avec la Chine, et que l’Europe devait agir en tant qu’entité politique indépendante, avec l’Allemagne comme chef de file. De même, le président du SPD, Lars Klingbeil, a déclaré dans un discours d’ouverture qu’après 80 ans de retenue, l’Allemagne devait à nouveau s’affirmer comme un leader décisif dans la politique mondiale.

Cette tendance à la militarisation et à la préparation à la guerre est une réponse au changement de la dynamique mondiale. Les pays du Sud global unissent leurs forces et renforcent leur coopération économique, tandis que les nations industrielles comme les États-Unis et l’Allemagne sont aux prises avec la désindustrialisation. Le moteur de la militarisation de l’Allemagne n’est autre que la crainte des élites dirigeantes d’un déclin économique – la perte de puissance économique doit être compensée par la puissance militaire.

En accord avec cette stratégie, le gouvernement Scholz a déjà donné la priorité à l’expansion de l’industrie nationale de l’armement. Sa « stratégie pour la sécurité nationale et l’industrie de la défense » a ouvert la voie à la production d’armes par l’État. Cette stratégie fournit un ensemble de lignes directrices pour une politique industrielle qui aiderait les entreprises d’armement allemandes à passer à la production de guerre, créant ainsi les conditions politiques, économiques, réglementaires et sociétales nécessaires aux niveaux national et européen. L’industrie de la défense est enthousiaste. Armin Papperger, PDG de Rheinmetall (le plus grand fabricant d’armes allemand), n’est pas le seul à réclamer depuis longtemps un financement de 250 à 300 milliards d’euros pour assurer la sécurité de la planification dans le secteur de la Défense.

Ces changements posent des défis majeurs aux syndicats des industries. Alors que la guerre en Ukraine exacerbe la crise dans les principales industries allemandes, les chaînes de valeur de l’industrie de la défense se stabilisent, entraînant une croissance significative de l’emploi dans ce secteur. L’industrie fait état de près de 400 000 nouvelles embauches, et parle de la plus grande campagne de recrutement depuis la fin de la guerre froide.

Pourtant, un examen plus approfondi révèle que l’ampleur et la rapidité de l’augmentation de la production d’armements, associées à des politiques d’achats qui s’étendent sur une décennie ou plus, sont les signes d’une préparation concrète à la guerre. Les petits fabricants se transforment en producteurs de masse. À elle seule, la société Rheinmetall a multiplié par dix sa capacité de production d’obus d’artillerie depuis le début de la guerre en Ukraine.

La militarisation menace les services publics

Non seulement les politiques de paix traditionnelles des syndicats sont menacées, mais aussi tous les efforts de transformation socio-écologique, surtout si l’acier « vert » n’est plus utilisé pour les bus, les trains et les voies ferrées, mais pour les chars d’assaut destinés à rouiller sur des champs de bataille ensanglantés. Le débat nécessaire sur la restructuration écologique de l’industrie ne peut dissocier la question de la production de son utilité sociale.

La tendance à la militarisation met également en péril le bien-être public. Par exemple, la nouvelle loi postale indique qu’en cas d’escalade ou de guerre, le courrier sera distribué en priorité aux personnes ou institutions d’importance militaire, subordonnant ainsi les services postaux à l’intérêt militaire. Sous la pression de la Zeitenwende, des principes fondamentaux tels que le consensus de Beutelsbach [la neutralité politique de l’éducation] sont mis de côté, avec des soldats dans les salles de classe et des exercices de lancer de grenades dans les cours d’éducation physique.

La militarisation du secteur des soins de santé a particulièrement progressé. La nouvelle « directive-cadre pour la défense totale » exige des États fédéraux allemands qu’ils préparent les services médicaux pour la guerre, ce qui implique une collaboration étroite avec les autorités compétentes de la Bundeswehr. Une « loi sur la sécurité des soins de santé » est également en cours d’élaboration pour superviser la dispense de soins de santé en cas de catastrophe ou de conflit armé, ce que les experts considèrent comme une première étape cruciale vers la subordination des soins de santé civils au contrôle militaire en temps de guerre.

Il apparaît d’ores et déjà que cette coopération civilo-militaire aura de graves répercussions sur l’accès des citoyens aux soins de santé. Par exemple, la Bundeswehr devrait se voir accorder le droit d’utiliser les hôpitaux et les centres de revalidation civils, ce qui aura pour effet de détourner des ressources déjà limitées des soins de santé civils pour les diriger vers le secteur militaire.

Une attaque contre les droits des travailleurs

Au cours de l’une des dernières séances parlementaires avant l’entrée en fonction des députés nouvellement élus à la suite des élections fédérales de février 2025, le Bundestag a adopté, presque à l’insu du public, des parties de l’article visant à renforcer la préparation du personnel.

Une fois pleinement en vigueur, il obligera les employés des secteurs fournissant la Bundeswehr ou des forces alliées, l’industrie de l’armement ou des services connexes, ainsi que les chercheurs engagés dans la recherche militaire, à rester à leur poste. La loi permet également de restreindre les droits fondamentaux – tels que l’intégrité physique, la liberté de mouvement, le choix de l’emploi et la protection contre le travail forcé – pendant les périodes de conflit intense.

Le potentiel de la loi à modifier de manière significative les conditions de travail et de vie de l’ensemble de la population est illustré par l’augmentation du temps de travail hebdomadaire du personnel militaire à 54 heures. Cette évolution peut être considérée comme un signe avant-coureur de l’allongement du temps de travail dans d’autres secteurs critiques, tels que les infrastructures ou la fabrication d’armes. La pandémie de coronavirus a déjà démontré la rapidité avec laquelle de tels changements peuvent se produire, puisque les heures de travail dans les secteurs de services essentiels ont été prolongées du jour au lendemain jusqu’à un maximum de 12 heures par jour ou 72 heures par semaine.

Les syndicats et le mouvement pour la paix doivent travailler ensemble

La Zeitenwende modifie radicalement l’équilibre entre le capital et le travail. Dans un climat social marqué par la désindustrialisation, l’inflation et les attaques contre l’État-providence – qui s’inscrivent dans un contexte plus large de sacrifices – ce ne sont pas les revendications syndicales en faveur d’un travail décent qui gagnent du terrain, mais les appels des employeurs à la modération salariale, aux dérogations aux conventions collectives et à l’allongement du temps de travail.

Le discours de la Zeitenwende doit être remis en question. Plus radicalement que jamais depuis l’après-guerre, les conditions de travail et de vie des travailleurs sont mises en péril, leur subordination à la nouvelle « politique de sécurité » étant forcée par des moyens autoritaires.

La tentative d’intégrer les syndicats dans le programme de réarmement ne doit pas être sous-estimée, en particulier alors que le SPD est au pouvoir. Cependant, les crises sociales complexes de notre époque limitent la capacité des syndicats à défendre efficacement les intérêts des travailleurs.

Plus que jamais depuis l’après-guerre, les conditions de vie et de travail des travailleuses et travailleurs sont menacées ; leur soumission au nouveau « régime de sécurité » est imposée par des moyens autoritaires.

Le projet de loi fédérale sur la négociation collective, que le SPD et les Verts se sont empressés de soumettre au gouvernement trois semaines après l’effondrement de la dernière coalition fédérale, constitue l’une de ces tentatives pour contraindre les syndicats à une politique de retenue et pour empêcher complètement les grèves. Avec un mépris impitoyable, cette loi subordonne l’objectif vital du renforcement de la couverture des négociations collectives à l’agenda de la Zeitenwende.

La loi exempte explicitement les marchés publics liés à la Bundeswehr, à l’approvisionnement public, aux contrats de construction et de services ou à la satisfaction des besoins de la Bundeswehr de ses dispositions jusqu’en 2030. Elle exclut également les contrats nécessaires à la Bundeswehr, à la protection civile, aux interventions en cas de catastrophe, à la police fédérale ou à d’autres forces de sécurité pour gérer des crises spécifiques ou s’y préparer – une exemption qui s’étend aux contrats essentiels pour garantir l’approvisionnement en énergie, maintenir les services de santé, assurer la sécurité des bâtiments et préserver les infrastructures fédérales.

Les restrictions montrent que les syndicats ne trouveront probablement pas non plus d’allié pour leur lutte en faveur d’une répartition plus équitable des richesses au sein du nouveau gouvernement fédéral. Ils doivent donc mettre en évidence le lien entre le réarmement et l’austérité sociale. À cette fin, les syndicats doivent se libérer de l’emprise politique du SPD et affirmer leur mandat de manière indépendante et confiante.

Les syndicats et le mouvement pour la paix dépendent les uns des autres : sans les syndicats, le mouvement pour la paix aura du mal à rester socialement pertinent ; sans le soutien du mouvement pour la paix, les syndicats auront du mal à défendre efficacement les intérêts des travailleurs. Il est temps qu’ils renforcent leur coopération.

Thomas Bottelier – Mobilisation déséquilibrée : l’Europe dans la course aux armements

Thomas Bottelier, historien des relations internationales et historien militaire, enseignant à l’Université d’Utrecht.

En 2012, l’Union européenne a reçu le prix Nobel de la paix. Herman Van Rompuy, alors président du Conseil européen, est allé à Oslo pour le recevoir au nom de l’UE. Le titre qu’il a utilisé pour son discours d’acceptation en anglais devant le Comité Nobel résume en quelques mots le rôle que l’Union s’attribue dans l’histoire : « From war to peace : A European tale », de la guerre à la paix, une histoire européenne.

C’est l’image d’une époque révolue. Cette année-là, alors que l’UE était en pleine crise des dettes souveraines et que, de Dublin à Athènes, les budgets des États étaient réduits, les dépenses de défense combinées des vingt-sept États membres (y compris le Royaume-Uni, alors puissant sur le plan militaire) s’élevaient à 147 milliards d’euros, le niveau le plus bas du 21ᵉ siècle. Si plusieurs pays européens avaient encore bombardé la Libye en 2011, la dernière grande guerre que le continent avait connue est celle de la Yougoslavie, qui s’est achevée en 1999.

Aujourd’hui, 13 ans et une guerre terrestre de grande envergure plus tard, les dépenses militaires européennes n’ont jamais été aussi élevées. L’année passée, l’UE-27 a dépensé collectivement 379 milliards de dollars (environ 333 milliards d’euros) pour ses armées, ses flottes, ses forces aériennes et ses forces cybernétiques, selon la célèbre base de données sur les dépenses militaires de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Selon les données les plus récentes de l’UE, cette somme s’élevait à 326 milliards d’euros. Ce montant représente une augmentation de près d’un tiers depuis 2021. Cette croissance ne fait que s’accélérer : les États membres de l’UE devraient dépenser 100 milliards d’euros supplémentaires lors des deux prochaines années.

Ce n’est qu’un début. Récemment, des projets sérieux circulent au sein de l’OTAN pour doubler structurellement les dépenses de défense, voire plus. Alors que le sommet de l’OTAN doit se tenir à La Haye en juillet, Mark Rutte, le plus haut responsable de l’alliance transatlantique, a proposé la semaine dernière une nouvelle norme de dépenses : jusqu’à cinq pour cent du produit intérieur brut (PIB). Aujourd’hui, elle se situe à deux pour cent.

Une telle augmentation aurait des conséquences majeures pour l’UE. Vingt-trois des 27 États membres appartiennent également à l’OTAN. Ensemble, leurs budgets de défense représentent plus de 98 % de toutes les dépenses militaires au sein de l’Union européenne. Si les États membres de l’OTAN acceptent la proposition de Mark Rutte en juillet, les pays de l’UE et de l’OTAN devront trouver plus de 500 milliards d’euros supplémentaires pour leurs forces armées.

En bref, l’UE est entrée dans la course mondiale aux armements qui dure depuis des années et veut la gagner. Il ne s’agit pas d’une critique pacifiste du système, mais de l’analyse du Premier ministre polonais Donald Tusk, le libéral europhile dont le gouvernement préside le Conseil de l’UE jusqu’en juillet. Ou, comme l’a récemment déclaré Willem Alexander, le roi des Pays-Bas, dans son langage familier caractéristique : il est temps « de s’armer jusqu’aux dents ».

Pour ce faire, l’économie politique du projet d’unification européenne devra radicalement changer. Des budgets de défense représentant de 3,5 à 5 % du revenu national (RN) ont été observés pour la dernière fois en Europe dans les années 1950 et 1960, c’est-à-dire pendant la période glaciale de la guerre froide. Les pays d’Europe occidentale consacraient alors en moyenne de 3 à 6 % de leur revenu à leurs forces armées. Même aux Pays-Bas, où l’establishment semble pourtant voir dans le budget de la défense une sorte d’assurance à payer pour garder l’amitié des États-Unis, près de quatre pour cent du RN étaient encore affectés à la marine, à l’armée de l’air et à l’armée de terre en 1967.

Aujourd’hui, on se souvient surtout de l’après-guerre pour la reconstruction et la mise en place de l’État-providence. Mais, des deux côtés du rideau de fer, ces années ont également été marquées par une mobilisation militaire exceptionnellement élevée en temps de paix. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, toutes les armées européennes étaient des armées populaires, constituées par la conscription générale. Même dans les pays où elle n’existait pas historiquement, comme l’Angleterre, la conscription a été appliquée. Les organisations paramilitaires telles que la protection civile comptaient aussi des centaines de milliers de citoyens ordinaires volontaires. Leur tâche, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, était d’empêcher la société de sombrer dans le chaos et la révolution à la suite de frappes aériennes sur des cibles civiles dans le cadre de la guerre nucléaire à venir.

Cette forte mobilisation a marqué l’économie d’État, y compris dans le monde capitaliste. Bien sûr, dans les grands pays, comme le Royaume-Uni ou la France, l’État martial était plus important que l’État-providence jusqu’aux années 1960. Le gouvernement, sous la forme de ministères de la mobilisation comme le ministère britannique de l’approvisionnement, n’était pas seulement un acheteur, mais aussi un entrepreneur prospère dans le domaine des systèmes d’armes et des technologies civiles, par exemple, les moteurs à réaction et les ordinateurs analogiques.

Les fonds de défense libérés en Allemagne seront dix fois plus importants sur une base annuelle que les investissements climatiques, alors que le carcan budgétaire demeure pour la sécurité sociale, l’éducation et les soins de santé.

Les années d’après-guerre ont en outre été marquées par un essor économique prolongé. Une crise comme celle des années 1930 ne s’est pas produite. Au milieu des années 1960, alors que la militarisation de l’économie en Europe occidentale était déjà sur le déclin, les économistes marxistes états-uniens Paul Baran et Paul Sweezy ont expliqué l’échec du grand État guerrier à prévenir une nouvelle crise capitaliste majeure. Les dépenses élevées en matière de défense ont permis de résoudre un problème persistant pour le capital, à savoir le manque croissant de débouchés rentables. L’État-père est intervenu avec des achats militaires lorsque les consommateurs civils n’ont plus été suffisants. Cette idée est aujourd’hui connue sous le nom de « keynésianisme militaire », du nom du célèbre économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), partisan de l’intervention de l’État dans l’économie.

À gauche, ce terme a été repris par plusieurs commentateurs pour interpréter le réarmement européen de ces dernières années. L’enjeu est que ni l’Europe d’aujourd’hui, ni une Europe qui, comme le veut le plan Rutte, consacre 5 % de son PIB à la défense, ne peut être comparée au taux de mobilisation des États-Unis dont parlaient Paul Baran et Paum Sweezy.

En effet, pendant les pires années de la confrontation de la guerre froide, la préparation à la guerre des États-Unis était au moins deux fois supérieure à ce que propose aujourd’hui Mark Rutte. De 1950 à 1970, le budget de la défense des États-Unis a rarement représenté moins de 10 % de son PIB. En Europe, même l’Allemagne de l’Est, le pays le plus militarisé à l’ouest de l’Union soviétique, n’a jamais atteint ce niveau. Aujourd’hui, parmi les superpuissances, même la Russie n’est pas mobilisée à ce point pour l’instant, alors qu’elle déploie son plus grand effort de guerre depuis 1945. Seule l’Ukraine, qui consacre plus d’un tiers de son PIB à la lutte, dépasse les États-Unis à l’apogée de l’anticommunisme.

Le spectre d’une avancée vers une économie européenne militaro-keynésienne détourne l’attention d’autres dangers bien réels. La course aux armements entre superpuissances est un phénomène dangereux et imprévisible qui tend à s’intensifier et peut aboutir à une guerre. Dans un contexte de méfiance et de rivalité internationales, le fait qu’une puissance augmente sa capacité d’armement et la taille de ses troupes ne peut pas rester sans réponse. Ce phénomène est bien connu pour les armes nucléaires. Mais, la concurrence dans le domaine des armes conventionnelles présente également cette dynamique. Une telle spirale d’action et de réaction a caractérisé les périodes précédant les deux guerres mondiales. Il reste à voir quelle réflexion est menée sur ce danger, à Bruxelles et dans d’autres capitales.

Le réarmement européen nous est présenté comme contribuant à notre sécurité et à notre préparation en cas de guerre. Mais, son mode de financement actuel compromet plutôt cela. Les budgets de défense bénéficient d’une exception que d’autres portefeuilles importants se voient refuser. Prenons, par exemple, la décision de la nouvelle coalition allemande des démocrates chrétiens et des sociaux-démocrates d’exempter toutes les dépenses de défense supérieures à 1 % du PIB de ce que l’on appelle le « frein à l’endettement » sur les déficits budgétaires. Ce même frein n’est levé que dans une faible mesure pour lutter contre le changement climatique. Les fonds libérés pour la défense seront dix fois plus importants sur une base annuelle que les investissements dans le domaine du climat, tandis que le carcan budgétaire subsiste juste pour la sécurité sociale, l’éducation et les soins de santé.

Les Pays-Bas nous donnent un aperçu des conséquences possibles. Les libéraux du VVD au pouvoir ont même opposé leur veto à l’émission de titres de créance pour financer les nouvelles dépenses de défense. Les trous apparaissent déjà dans le budget national et on doit sacrifier les soins et les pensions à la sécurité nationale. De telles politiques sont de l’huile sur le feu qui couve du mécontentement social et font le jeu des partis fascistes comme l’Alternative für Deutschland. Elles sont aussi irréfléchies en termes de stratégie militaire.

La Troisième République française nous montre ce qu’un réarmement déséquilibré de justesse peut entraîner. À la fin des années 1930, elle a choisi de poursuivre la course aux armements avec l’Allemagne nazie en réduisant les services sociaux et en supprimant le mouvement ouvrier. Elle a rattrapé les nazis, mais a creusé sa tombe en mai-juin 1940, en partie à cause de sa décision d’entrer en guerre en étant divisée. De ses cendres est né le régime de Vichy. Malheur à l’Europe qui commettra la même erreur.

Mon argumentation ici s’inspire de la thèse de doctorat de Tim Barker, qui définit la période 1950–1970 comme « l’ère du keynésianisme militaire de haute intensité » et décrit le rôle central de la défense dans l’économie américaine comme un trait distinctif du « capitalisme de la guerre froide » (et non, insiste-t-il, du « capitalisme de l’après-guerre »).
Voir : https://dash.harvard.edu/entities/publication/29354699-3782-4503-9fec-d51b17a9e774

Jörg Kronauer – La diplomatie entre ennemis

Jörg Kronauer, sociologue allemand, auteur de Der Aufmarsch. Vorgeschichte zum Krieg. Russland, China und der Westen (2022) et journaliste au quotidien Junge Welt.

« Si vis pacem, para bellum » : qui veut la paix prépare la guerre. Cette expression, utilisée depuis l’antiquité pour légitimer la course aux armements, est aussi erronée qu’elle est ancienne. Le conflit actuel entre les membres européens de l’OTAN et la Russie l’illustre parfaitement.

Actuellement, la phrase « si vis pacem, para bellum » est souvent utilisée pour légitimer la course aux armements de l’OTAN contre la Russie. On nous dit que la Russie va attaquer les pays européens de l’OTAN dans quelques années si rien n’est fait pour l’en empêcher et c’est pourquoi l’Europe doit se réarmer pour l’en dissuader. Mais est-il vrai que la Russie va attaquer ? Personne ne peut prédire ce que le président russe, Vladimir Poutine, a réellement l’intention de faire; il a menti sur son intention d’attaquer l’Ukraine, ce qui signifie qu’il est impossible de se fier à sa parole. Mais il est possible d’essayer d’évaluer la puissance des forces armées russes.

De simples recherches effectuées par des journalistes et des experts ont montré que les pays européens de l’OTAN disposent de plus de personnel militaire actif que la Russie. Ils possèdent plus d’avions militaires, beaucoup plus de véhicules et de navires de guerre ou, pour faire court, comme l’a indiqué un article de Voice of America en mars 2025 : « Les forces armées européennes surpassent l’armée russe dans des domaines clés ». Et de loin. Une nouvelle course aux armements n’a donc aucun intérêt.

Il suffit de se pencher sur la guerre en Ukraine pour arriver à la même conclusion. Il n’y a pas si longtemps, l’Occident était persuadé que l’Ukraine était non seulement capable de se défendre contre la Russie, mais pourrait même la vaincre par ses propres moyens, seulement avec l’aide de quelques livraisons d’armes occidentales. La réalité nous a prouvé le contraire. Le déroulement de la guerre a montré que la Russie était capable de vaincre l’Ukraine. Mais l’armée russe avance lentement et au prix de lourdes pertes.

Comment la Russie, qui progresse si lentement contre les forces armées ukrainiennes, pourrait vaincre l’ensemble des pays européens de l’OTAN, ces derniers pouvant mobiliser beaucoup plus de soldats que l’Ukraine, et disposant de beaucoup plus d’armes, y compris celles comme les missiles à longue portée qui, comme certains le prétendent, ont le potentiel de renverser le cours de la guerre contre la Russie ? Ça ne colle pas.

S’il est vrai que les pays européens de l’OTAN sont supérieurs à la Russie sur le plan militaire et qu’ils devraient être capables de repousser une éventuelle attaque russe à tout moment, il serait judicieux de ne pas se lancer dans une nouvelle course aux armements, mais d’entamer des négociations sur le désarmement. Il y a une raison simple à cela. L’Occident a martelé qu’avant d’entamer des pourparlers de paix, l’Ukraine devait être mise en position de force, pour obtenir de meilleurs résultats dans le cadre des négociations.

Si l’on suit cette logique, les pays européens de l’OTAN, qui se trouvent en position de force, devraient commencer à négocier avec la Russie sur le désarmement. Le désarmement, convenu de manière appropriée entre deux adversaires, peut les empêcher de se faire la guerre. En outre, le désarmement réduit les dépenses militaires et permet d’investir l’argent dans les soins de santé, le logement, la hausse des pensions, la lutte contre la pauvreté, et dans de nombreux autres domaines réellement essentiels.

Qui veut la paix « si vis pacem » peut recourir (et c’est embarrassant de devoir le mentionner explicitement de nos jours, car cela devrait aller de soi) à la diplomatie, ce qui n’a pas été le cas dans le conflit avec la Russie, depuis bien trop longtemps. La diplomatie n’a pas été inventée pour célébrer des partenariats, mais pour résoudre des problèmes, y compris entre ennemis. Recourir à la diplomatie dans le cadre de la guerre en Ukraine signifie, entre autres, analyser les causes de la guerre pour pouvoir trouver une solution.

Lorsque deux adversaires concluent des accords de désarmement vérifiables, cela peut efficacement prévenir le déclenchement d’une guerre.

Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi la Russie a attaqué l’Ukraine. L’une d’entre elles, sans doute la plus importante, est que la Russie se sentait menacée par le fait que l’Ukraine voulait devenir membre de l’OTAN. Même d’éminents experts occidentaux comme John Mearsheimer sont d’accord sur ce point. Il n’est ni rare ni déraisonnable que des pays se sentent menacés quand un pays voisin rejoint une alliance militaire antagoniste ou s’allie à un adversaire. Par exemple, lorsque l’Union soviétique prévoyait de déployer des missiles à Cuba en 1962, les États-Unis se sont sentis menacés et ont exigé leur retrait immédiat. La tension était à son comble.

Comme on le sait, au final, l’Union soviétique a sagement décidé de retirer ses missiles de Cuba. Ainsi, une crise dangereuse qui aurait pu déboucher sur la Troisième Guerre mondiale a trouvé une solution diplomatique pacifique. Aurait-il été préférable que l’Union soviétique insiste sur le droit de Cuba à choisir librement ses partenaires et ses alliances et à autoriser le stationnement d’armes, voire de missiles, sur son sol ? Certainement pas. Comparez cette approche à la manière dont l’OTAN a géré la crise ukrainienne.

En septembre 2023, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré aux membres du Parlement européen qu’à l’automne 2021, Vladimir Poutine avait « envoyé un projet de traité » à l’alliance militaire transatlantique, annonçant qu’il « voulait que l’OTAN [le] signe, pour promettre qu’il n’y aurait plus d’élargissement de l’OTAN ». Il s’agissait, a poursuivi Stoltenberg, d’une « condition sine qua non pour que l’Ukraine ne soit pas envahie ». « Bien sûr, nous n’avons pas signé ce document », a-t-il conclu. L’OTAN a donc volontairement laissé passer l’occasion d’une solution diplomatique à la crise ukrainienne, similaire à la solution de la crise des missiles de Cuba.

Tenter de parvenir à un compromis avec la Russie sur l’Ukraine à l’automne 2021 n’aurait pas seulement constitué un acte diplomatique avisé. Cela aurait été en phase avec la Charte de sécurité européenne de l’OSCE, adoptée par les 55 États participants au sommet de l’OSCE qui s’est tenu à Istanbul en novembre 1999. La Charte stipule que : « chaque État participant a un droit égal à la sécurité ». Elle réaffirme « le droit naturel de tout État participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris les traités d’alliance, en fonction de leur évolution ». Parallèlement, elle exige que « chaque État participant respecte les droits de tous les autres à ces égards » : « aucun État ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres États ». Si on le souhaite, on peut comparer ce texte à l’article IV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée par l’Assemblée nationale constituante de France en 1789 : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». La seconde moitié de cette phrase est au moins aussi importante que la première.

« Si vis pacem, para bellum » ? Certainement pas. Qui veut la paix arrête l’escalade des conflits, vise le désarmement, et surtout, recourt à la diplomatie pour résoudre les conflits. En bref : « Si vis pacem, para pacem ».

Sophie Bolt – La guerre n’a jamais apporté la paix

Sophie Bolt, secrétaire générale de la Campagne pour le désarmement nucléaire

Les gouvernements britannique et européens ne semblent pas vouloir la paix. Au lieu de cela, ils semblent déterminés à poursuivre le terrible conflit en Ukraine et à remodeler fondamentalement leur économie pour mener une nouvelle guerre mondiale. Nous devons créer un mouvement mondial coordonné en faveur de la paix afin de mettre un terme à cette tendance.

L’augmentation considérable des dépenses militaires, se rapprochant des niveaux de la guerre froide, rend le monde beaucoup plus dangereux, nos populations plus pauvres, et fait le jeu de Trump. Comme l’a déclaré le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, cela signifie que « les projets étasuniens de réorientation vers l’Asie seront ‘coordonnés’ avec des alliés européens ».

Les négociations brutales de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine ont été utilisées pour justifier un bellicisme extrême en Grande-Bretagne et dans toute l’Europe. La coordination de Trump avec ses alliés est claire. Le Premier ministre britannique, Keir Starmer, et le président français, Emmanuel Macron, ont rassemblé de nombreux pays européens, la Turquie, l’Australie et le Canada, et le Japon et la Nouvelle-Zélande, pour former la « Coalition des volontaires », une « force de réassurance » destinée à poursuivre l’armement de l’Ukraine.

L’Union européenne a fait fi des règles fiscales pour créer le programme de financement nécessaire à ce militarisme, rapidement rebaptisé « Préparation à l’horizon 2030 » à la place de « ReArm Europe ». Dans une tentative de minimiser ce militarisme brutal, Macron l’a décrit comme une « approche pacifiste ». Or, 2030 est l’année où l’Europe doit être prête à affronter militairement la Russie ou à repousser une telle attaque. Avec un soutien de 800 milliards d’euros destinés à financer une opération massive de réarmement en matière de défense antimissile, de systèmes d’artillerie, de drones et de systèmes anti-drones. Parallèlement, la proposition de Macron pour un partage nucléaire en Europe, soutenue avec enthousiasme par la Pologne et l’Allemagne, risque de voir les avions de combat Rafale à armement nucléaire français déployés à la frontière russe.

Le gouvernement britannique s’est révélé particulièrement imprudent. Keir Starmer, faucon de l’OTAN, est toujours déterminé à obtenir l’adhésion de l’Ukraine, bien qu’il s’agisse d’un obstacle majeur à la résolution du conflit. En outre, le mois dernier, Starmer et John Healey, le secrétaire d’État à la Défense britannique, ont tous deux menacé la Russie avec les armes nucléaires britanniques. Ils ont sollicité un contre-amiral britannique, qui s’est vanté qu’un seul sous-marin nucléaire pouvait provoquer « l’incinération de 40 villes russes ». Il s’agissait là d’une provocation belliciste choquante.

Où nous mène cette coordination militaire avec les États-Unis ? Vers une Europe hérissée de missiles à longue portée et d’armes nucléaires, avec la menace constante d’un anéantissement nucléaire avec la Russie. Mais aussi vers une confrontation nucléaire avec la Chine, alors que les États-Unis recentrent rapidement leur écrasante puissance militaire sur l’Asie-Pacifique.

Loin d’assurer la paix, une telle perspective menace notre existence même.

Ce programme de réarmement massif repose sur une stratégie qui a déjà échoué, à savoir le maintien des États-Unis en tant que superpuissance dominante, quel qu’en soit le coût. En réalité, c’est cette stratégie qui a conduit aux crises interdépendantes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui : les menaces nucléaires croissantes, la guerre, le dérèglement climatique, l’aggravation des inégalités mondiales et de l’austérité et la résurgence de l’extrême droite.

Alors que les dirigeants politiques invoquent la Seconde Guerre mondiale pour justifier ces vastes programmes de réarmement, il convient de rappeler que la Seconde Guerre mondiale a donné lieu à l’utilisation d’armes nucléaires. Il est aujourd’hui largement admis que ces bombardements n’étaient pas nécessaires pour mettre fin à la guerre. Au contraire : les attaques nucléaires menées par Washington contre les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki étaient des actes impitoyables visant à garantir aux États-Unis le statut de première superpuissance au sortir de la guerre. Il s’agissait d’un avertissement pour tous les autres pays. Ces bombardements ont déclenché la course à l’armement nucléaire et la guerre froide, menant le monde au bord de l’anéantissement nucléaire.

Une coopération mondiale pacifique est absolument indispensable si nous voulons mettre un terme à cette évolution catastrophique vers une guerre nucléaire mondiale, enrayer la dégradation du climat et inverser les inégalités à l’échelle planétaire.

Loin de maintenir la paix, cette menace nucléaire mondiale s’est accompagnée de guerres et d’interventions militaires dans le Sud et au Moyen-Orient. Les milliards consacrés à la guerre et au militarisme entraînent un dérèglement climatique et des déplacements de population à l’échelle mondiale, créant ainsi des dizaines de millions de réfugiés. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine a entraîné la menace d’une nouvelle utilisation d’armes nucléaires. Elle a engendré des crises économiques et politiques dans toute l’Europe, qui ont été exploitées par l’extrême droite avec un succès électoral significatif. L’élection de Trump n’a fait que renforcer cette situation.

Il est donc absolument essentiel que les mouvements progressistes du monde entier s’unissent pour mettre un terme à cette dangereuse escalade du militarisme.

Le mantra « MAGA » de Trump est profondément impopulaire au sein de la population britannique. Cela crée de nouvelles opportunités pour exposer les dangers de la dépendance nucléaire de la Grande-Bretagne aux États-Unis et de sa subordination militaire plus importante à ces derniers. Qu’il s’agisse du rôle de la Grande-Bretagne dans l’alliance nucléaire AUKUS contre la Chine, du déploiement probable de nouvelles armes nucléaires étasuniennes, ou de l’hébergement de bases pour la défense antimissile étasunienne, la Grande-Bretagne permet aux États-Unis de projeter leur domination nucléaire et militaire dans le monde entier. 

Il est certain que la menace des armes nucléaires suscite de plus en plus de craintes. En Grande-Bretagne, une majorité de la population pense que la cause la plus probable de l’extinction de l’humanité sera la guerre nucléaire. Ce sont ces craintes qui ont poussé des centaines de milliers de personnes à manifester pendant la guerre froide pour faire pression sur les dirigeants politiques, afin qu’ils s’éloignent du gouffre nucléaire.

L’augmentation des dépenses militaires suscite également une forte opposition. Une large majorité d’électeurs, en particulier parmi les travaillistes (56 %) et les verts (67 %), est favorable à ce que les fonds publics soient consacrés à des prestations sociales décentes plutôt qu’à la défense.

Nous devons mobiliser les couches de plus en plus nombreuses de la population qui rejettent cette dangereuse montée du militarisme et les atteintes au niveau de vie qui en découlent. Des initiatives coordonnées en faveur de la paix se développent dans toute l’Europe. La Grande-Bretagne peut s’inspirer des grandes manifestations qui ont eu lieu à Rome et à Ramstein, la base aérienne étasunienne située en Allemagne.

Une coopération mondiale pacifique est absolument essentielle si nous voulons arrêter cette course catastrophique vers une guerre nucléaire mondiale, stopper le dérèglement climatique, et mettre fin aux inégalités mondiales. Pour cela, il faudra créer un mouvement pour amener des puissances nucléaires comme la Grande-Bretagne à soutenir activement les cadres essentiels du contrôle des armements, comme un nouveau traité START, à défendre le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, et à respecter les obligations internationales en matière de désarmement nucléaire, de lutte contre le dérèglement climatique et d’égalité mondiale.

Guido Van Leemput – Protéger l’État social contre l’État guerrier

Guido Van Leemput a publié en mai 2023 le livre De gelaagde oorlog in Oekraïne en de botsing van grootmachtens (La guerre multiforme en Ukraine et le choc des superpuissances). Il est co-organisateur de l’initiative pour la paix et la justice « Tegentop voor Vrede en Rechtvaardigheid » qui organise un Sommet alternatif le 21 juin ainsi qu’une manifestation à La Haye, aux Pays-Bas, le dimanche 22 juin.

Les 24 et 25 juin, tous les dirigeants de l’OTAN se réuniront à La Haye, ville natale de Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN. La prise de fonction de Mark Rutte a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, lequel a aussitôt commencé à imposer sa volonté aux membres de l’OTAN. Trump veut contraindre les autres pays de l’OTAN à assumer le rôle de vassaux de manière encore plus servile qu’auparavant. 

Rutte a compris le message de Trump et a sacrifié l’État providence sur l’autel de l’État guerrier. Au moins 3,5 % du PIB pour l’armement. Pour l’instant, il s’agit principalement d’investir dans l’industrie manufacturière étasunienne.

Cette décision a précipité l’OTAN dans une crise qui dépasse le cadre de la politique militaire. Cette crise touche les fondements mêmes de l’espace transatlantique depuis que Trump a imposé des taxes à tout le monde. Si les droits de douane ont entre-temps été suspendus pour la plupart des alliés, la guerre économique mondiale avec la Chine, elle, se poursuit. L’enjeu n’est autre que le maintien de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Le risque : une nouvelle escalade belliciste.

La dynamique de l’escalade

La cause directe de ces développements n’est autre que la guerre en Ukraine, qui dure maintenant depuis 38 mois. Il y a trois ans, peu après l’invasion russe, nous avons lancé à Amsterdam une initiative locale pour la paix, nommée Stop de Oorlog Amsterdam (Stop à la guerre Amsterdam), qui regroupe huit sections d’organisations nationales. Les rassemblements étaient au départ hebdomadaires, et sont désormais passés à une fréquence mensuelle. 

D’après notre analyse, la dynamique de la guerre est déterminée par une escalade qui s’est développée et bat son plein aujourd’hui encore, , entraînant avec elle de plus en plus de pays, de ressources et de peuples. A. Pour enrayer cette dynamique, nous avons fixé cinq revendications, à savoir : l’arrêt de la guerre, le retrait de l’armée russe, la dénucléarisation de l’Europe, une halte à la course aux armements, le retour à la diplomatie.

Diplomatie

Entre-temps, notre appel à la diplomatie semble avoir trouvé un écho au sein du nouveau gouvernement étasunien. L’état des négociations n’est toutefois pas clair, et l’escalade ne faiblit pas. Bien au contraire.

Il convient à ce propos de relever quelques points.

1. L’Ukraine ne peut plus gagner la guerre. Il s’agit là d’un constat, et non d’un souhait, afin d’écarter tout malentendu ou suspicion. L’Ukraine recherche « quelque chose » qui puisse être considéré comme une victoire, par exemple une « garantie de sécurité » de la part des pays occidentaux. Mais elle ne l’obtiendra pas. Le secrétaire général de l’OTAN, Marc Rutte, a indiqué fin mars que l’adhésion à l’OTAN ne serait pas accordée. La politique initiée en 2008 se solde donc par un échec. Un échec total.

2. L’actuel gouvernement des États-Unis a rompu avec les politiques de son prédécesseur. Le nouveau gouvernement souhaite la fin de la guerre, mais cherche surtout à tirer profit de la situation. Il veut s’emparer des ressources minérales de l’Ukraine. Une partie de ce territoire est occupée par la Russie, qui l’a volée, et le reste devrait être cédé aux États-Unis.

3. Des négociations sérieuses sont nécessaires pour mettre fin à la guerre. C’est également ce que souhaite l’Ukraine, qui cherche à trouver une solution en perdant le moins possible la face. Des négociations sont certes en cours, mais il reste à voir si elles aboutiront à une solution sérieuse et durable. Les négociations devraient avoir pour enjeu la paix dans toute l’Europe. Or, ce n’est pas encore le cas.

La position de l’UE

Les pays de l’UE sont choqués par la politique prédatrice de Trump. Les États-Unis veulent être dédommagés pour le soutien en armement qu’ils ont apporté au cours des trois dernières années. Ils exigent aussi le contrôle des ressources de l’Ukraine. 

Ce n’est que maintenant que l’UE semble réaliser qu’elle n’a pas anticipé un avenir où elle doive composer avec des États-Unis prédateurs et une Russie tout aussi prédatrice à ses portes. Trois années de guerre, l’élection de Trump l’année dernière, et ça ne lui est jamais venu à l’esprit.

Ni l’UE ni les Pays-Bas n’ont fait quoi que ce soit. En trois ans, aucun effort n’a été mené pour entamer des négociations. Absolument rien à dire sur les développements actuels. Rien pour arrêter la guerre. L’Ukraine devait gagner et doit désormais admettre qu’elle n’y est pas parvenue.

Et à présent, la Commission européenne a lancé un plan d’armement. Début mars, il s’appelait encore ReArm EU. Il a depuis été rebaptisé Readiness 2030. En français : « Préparation à l’horizon 2030 ». Ce plan, d’une valeur totale de 800 milliards d’euros, est un plan majeur d’armement et de militarisation. L’objectif de ce programme est d’éviter une fracture au sein de l’OTAN. C’est surtout de cela qu’il s’agit. Le plan d’armement de l’UE est avant tout une concession faite à Trump. 

Au total, chaque pays membre de l’OTAN devra consacrer environ 3,5 % de son produit intérieur brut à la Défense. C’est armés de ce petit plan que les pays de l’OTAN se rendront à La Haye les 24 et 25 juin. C’est là que M. Rutte veut convaincre Trump, en espérant ne pas susciter sa colère. M. Rutte soutient cette contribution de plusieurs centaines de milliards de dollars en faveur de l’industrie d’armement étasunienne. 

Le vaste plan de réarmement et de militarisation de l’UE vise avant tout à éviter une fracture au sein de l’OTAN ; il constitue essentiellement une concession à Trump et à l’industrie de l’armement américaine.

Qu’est-ce que cela signifie pour les Pays-Bas, par exemple ? Cela signifie que les Pays-Bas doivent passer de 22 milliards d’euros actuellement dans le budget pour 2025 (soit environ 2 % du PIB) à 3,5 % du produit intérieur brut. Cela représente environ 15 milliards d’euros supplémentaires par an. Mark Rutte se donne pour mission, lors de la conférence qui se tiendra fin juin à La Haye, de sauver l’OTAN. 

Au lieu de rivaliser avec les États-Unis sur le meilleur plan de négociation pour arrêter la guerre, l’UE se met à genoux et offre des centaines de milliards à l’industrie étasunienne de l’armement. 

Militarisation de l’ensemble de la société

Vous pensiez que la lutte contre le changement climatique constituait la priorité politique ? Détrompez-vous ! Tous les efforts se tournent désormais sur les préparatifs de guerre. 

Un autre exemple ? Le secteur privé sera sollicité pour mettre à disposition des soldats à temps partiel afin de renforcer une armée en pleine expansion. Les enfants seront, eux aussi, préparés à la guerre. L’adolescent qui fêtera ses 13 ans en 2025 comptait-il pouvoir aller à l’université dans cinq ans ? En 2030, l’enfant qui a 13 ans aujourd’hui aura 18 ans. Une année de service militaire volontaire-obligatoire est prévue en 2030. 

Outre le soutien militaire, à l’exclusion de toute initiative diplomatique, dans la guerre en Ukraine, les Pays-Bas et les pays de l’OTAN fournissent une aide militaire active à Israël, qui est en train d’exterminer le peuple palestinien. Cela doit cesser immédiatement.

Le mouvement pour la paix

Tout ce qui précède nous amène à une seule conclusion. Il faut renforcer la campagne pour la paix ; s’opposer à la militarisation qui touche réellement à tous les aspects de la société. Cette opposition doit déboucher sur des idées convaincantes en vue de l’instauration d’un nouvel ordre sécuritaire collectif dans l’espace transatlantique et sur l’ensemble du continent européen. Quelle alternative pour l’après-OTAN ?

Avec la militarisation de l’ensemble de la société et l’instauration d’un état de guerre permanent, y compris en Europe, la nécessité de lutter pour la paix devient impérative. Le mouvement pour la paix a besoin de toutes les personnes qui s’opposent à la guerre et aux préparatifs de guerre.

Nous appelons à une manifestation pour la paix et la justice le dimanche 22 juin. Des militants pacifistes provenant de plusieurs pays membres de l’OTAN s’y rassembleront pour protester contre la course aux armements et la fièvre guerrière, et pour se soutenir mutuellement dans la lutte pour la paix à venir. Cela sera nécessaire. Changer le discours sur la guerre. Plaider en faveur de la paix et de la justice. Venez toutes et tous !