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Quand la logique de marché devint la pensée hégémonique : l’histoire du revenu universel

Un consensus étonnant se dessine en Belgique. Libéraux, écologistes et sociaux-démocrates : dans chacune de ces trois familles politiques, on trouve des partisans du revenu universel.

En 2017, la députée de l’Open Vld Nele Lijnen publia un livre intitulé « Win for life ». Elle y défendait une « idée à première vue absurde » et allant « à l’encontre de la pensée traditionnelle et de tout ce que l’on nous a enseigné jusqu’ici » : le revenu universel1. Dans un discours libéral traditionnel empreint de « liberté », elle qualifiait le revenu universel de « revenu de la liberté ». « Vers la liberté et la créativité grâce au revenu universel » : telle était l’idée principale de son plaidoyer. Bien que Lijnen elle-même ait mis en avant l’absurdité de l’idée, celle-ci ne séduisit pas seulement le camp libéral de l’échiquier politique. Tant les responsables du CD&V que Kristof Calvo (Groen) ont réagi avec enthousiasme et appelé au lancement de projets pilotes. Côté francophone, le libéral Bouchez (MR) rédigea un essai sur l’idée qu’il souhaitait mettre en œuvre d’ici 2030, tandis qu’à gauche, Bruno Tobback (SP.a) l’a mis en avant lors de sa campagne électorale contre John Crombez (SP.a)2. Une étrange tendance politique se dessine ainsi en Belgique : au pays de Philippe Van Parijs, le philosophe belge prônant le revenu universel depuis le début des années 1980, il règne une étonnante unanimité, au-delà des clivages politiques, sur cette vision de la justice sociale.

Yannis Skalli-Housseini est chercheur doctorant (VUB) et co-auteur de “De erfenis van 1947” (L’héritage de 1947).

Cette tendance, comme le notent l‘historien Anton Jäger et le sociologue Daniel Zamora dans leur récent ouvrage « Welfare for Markets: A Global History of Basic Income », n’est pas un phénomène spécifiquement belge, mais international. Elle appelle donc une explication historique. Alors que les sociaux-démocrates et les socialistes s’opposaient autrefois radicalement aux libéraux en matière de justice sociale, il semble régner un certain consensus aujourd’hui. Qu’il s’agisse de penseurs de gauche comme Paul Mason et Rutger Bregman, de politiciens centristes comme l’ancien candidat à la présidence des États-Unis Andrew Yang, ou de gourous de la tech et de conservateurs purs et durs (comme Charles Murray), tous se retrouvent dans la proposition politique d’un revenu universel, qui est présenté comme la panacée aux problèmes sociaux et économiques les plus divers du 21e siècle. Automatisation et disparition du « travail », réduction de l’État bureaucratique ou pauvreté : le revenu universel serait la solution à tout.

Zamora et Jäger expliquent que des politiques fondées sur les mêmes principes philosophiques que le revenu universel ont déjà été mises en œuvre au cours des dernières années : les cash transfers, un chèque de 1200 dollars à chaque Américain, du président Trump aux États-Unis pendant la pandémie de Covid-19 par exemple. Au Brésil, une stratégie similaire fut mise en œuvre par le parti d’extrême droite de Bolsonaro3. Bien qu’il ne s’agisse pas de revenus universels à proprement parler, les deux initiatives partagent trois éléments fondamentaux avec le revenu universel tel que défini dans le livre : ils sont de nature monétaire (il s’agit de transferts d’argent), inconditionnelle (ils ne sont assortis d’aucune condition, comme la recherche active d’un emploi) et universelle (tous les membres de la société y ont droit, et non seulement une catégorie de personnes « dans le besoin » définie par l’État). La seule différence, certes notable, par rapport au revenu universel est que ces politiques n’étaient pas de nature permanente, mais limitées dans le temps.

Il règne en Belgique une étonnante unanimité, au-delà des clivages politiques, autour de l’idée d’établir une justice sociale à travers le revenu universel.

À travers ce tour de force intellectuel qui embarque le lecteur au fil des siècles et sur différents continents – le sous-titre du livre « A Global History » est parfaitement justifié –, Jäger et Zamora remettent en cause le consensus politique avec une certaine justesse. Ce faisant, ils s’écartent des débats techniques et budgétaires sur la faisabilité du revenu universel et adoptent une approche double. D’une part, ils proposent une critique historique du soi-disant « idéal intemporel » de « justice sociale » qui sous-tend de nombreux plaidoyers en faveur du revenu universel. D’autre part, et sur la base de ces éléments, ils adoptent une démarche politico-analytique qui tente de montrer en quoi le consensus actuel autour du revenu universel découle d’un changement social (voire ontologique) beaucoup plus large dans la façon de concevoir les besoins humains : depuis la seconde moitié du 20e siècle, nous vivons de plus en plus dans une « société de marché » où les gens sont considérés avant tout comme des consommateurs (souverains). C’est cette tendance générale, valable à travers l’ensemble du spectre politique, qui rend le revenu universel « universellement » attrayant.

Esteban Van Volcem est économiste politique et philosophe.

Moore et mythologie

Les défenseurs du revenu universel s’appuient sur plusieurs arguments, souvent répétés : la « liberté (de choix) », la réduction de l’État bureaucratique, ou encore la volonté de rendre le « travail » moins central dans l’idée que l’on se fait de « la vie bonne ». Cependant, à gauche de l’échiquier politique, on recourt souvent à un argument plus spécifique : un idéal transhistorique de justice sociale. Cet idéal caractériserait l’histoire dans sa quasi-intégralité (d’aucuns remontent parfois jusqu’à l’époque romaine). L’exemple le plus connu, ou du moins le plus popularisé est pour beaucoup le plaidoyer de Rutger Bregman en faveur d’un revenu universel dans Utopia for Realists. Il y affirme notamment que le philosophe anglais Thomas Moore rêvait déjà d’un revenu universel dans son ouvrage Utopia (1516)4. Les exemples sont légion. Les origines du revenu universel sont souvent replacées dans la pensée des Lumières, et plus précisément dans le pamphlet La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires. Le philosophe politique américain Thomas Paine y affirmait en 1797 que toute personne avait droit à un revenu5. L’instauration d’un revenu universel aujourd’hui ne serait donc, selon ce raisonnement, que la suite logique de la réalisation progressive et inexorable de cette idée transhistorique et de son idéal sous-jacent de justice sociale.

Jäger et Zamora expliquent que les idéaux de justice sociale sont étroitement liés aux conditions matérielles dans lesquelles ils naissent.

Cependant, en décortiquant plusieurs des principales propositions relatives au « revenu universel » depuis l’époque romaine, Jäger et Zamora parviennent à démonter ce « Mythe de Moore ». L’interprétation spécifique donnée aux « revenus universels » au début des Temps modernes était en effet très éloignée des versions actuelles, dont les caractéristiques ont déjà été citées (il s’agit de transferts monétaires inconditionnels, universels et permanents). Ainsi, la proposition de Thomas Payne prévoit le versement unique d’une somme d’argent à l’âge de 21 ans. L’Utopie de Moore évoque quant à elle une indemnité qui serait versée en nature (les transferts d’argent étaient impensables dans cette société précapitaliste). La vision de Moore était par ailleurs étroitement liée à l’idée de propriété commune des terres dans le contexte des enclosures en Angleterre, le processus par lequel les terres communales furent acquises par de grands propriétaires terriens.

Il apparaît donc à la lecture du premier chapitre du livre que l’idée d’un revenu universel n’était pas à l’ordre du jour avant l’Époque moderne. D’une part parce que les conditions matérielles, comme l’économie largement agraire et les États fiscaux naissants, ne le permettaient pas. D’autre part parce que la conception politique de ce que devrait être une société juste était dominée par des visions très éloignées du revenu universel contemporain. Avant le capitalisme industriel du 19e siècle, de telles propositions étaient inévitablement liées à ce que les auteurs appellent l’« agrarianisme », soit la question de savoir quelle forme de répartition de la propriété foncière est compatible avec un ordre républicain stable. Il convient de le répéter, en dépit des arguments simplistes à la Bregman : la pensée politique et les idéaux de justice sociale sont étroitement liés aux conditions matérielles dans lesquelles ils naissent. Il en va de même pour l’idée moderne d’un revenu universel.

L’étrange odyssée de la notion de liberté

Jäger et Zamora expliquent qu’une rupture majeure avec cette tradition « agraire » s’opéra au 19e siècle : l’apparition du capitalisme industriel modifia non seulement les rapports de production, mais aussi la façon dont la « justice » pouvait être envisagée. Et pourtant, même dans la réflexion qui a émergé à l’époque sur ce que devrait être une société juste, on ne retrouve aucune trace d’idées de revenu universel à la van Parijs ou de transferts monétaires inconditionnels à la Trump. Celle-ci est encore largement monopolisée par une vision du développement des forces productives dans laquelle, en particulier dans la tradition socialiste et communiste, le travail est considéré comme émancipateur et la classe ouvrière comme un sujet émancipateur. La liberté par le travail occupe une place centrale, plutôt que la liberté du travail, qui est souvent évoquée dans les plaidoyers pour le revenu universel. On n’y retrouve pratiquement aucune proposition visant à dissocier les régimes d’aide des notions de « travail » (ce qui les rendrait inconditionnels) et de propriété (agricole). Du moins jusqu’au milieu du 20e siècle. Ce n’est qu’ensuite, soit très récemment, que des changements profonds dans l’économie et la pensée économique permirent d’envisager de nouvelles notions de justice sociale. L’idée moderne d’un revenu universel n’émergea qu’après une véritable « deuxième révolution capitaliste » qui changea profondément notre vision de la « liberté ».

L’une des premières propositions en faveur d’un revenu universel vint de Milton Friedman, et consiste en un impôt négatif sur le revenu. Cet économiste de l’École autrichienne, futur prix Nobel et membre fondateur de la Société du Mont-Pèlerin, formula cette proposition alors qu’il travaillait depuis plusieurs années au sein de l’administration américaine, pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien que sa proposition fut modifiée à plusieurs reprises, les grandes lignes restèrent simples : les citoyens devaient toujours disposer d’un revenu minimum. Toute personne, quelle que soit sa situation, ayant un revenu inférieur à ce seuil devait avoir automatiquement droit à un revenu (complémentaire) de la part de l’État. Cet exemple est souvent utilisé par la gauche pour rejeter le revenu universel en tant qu’idée néolibérale. Mais pour les auteurs, cette critique anti-néolibérale est une fausse piste. Friedman n’est absolument pas pionnier en la matière : l’Autrichien admettait lui-même que l’idée était « dans l’air depuis très longtemps ». Le cœur de l’argument de Jäger et Zamora consiste à dire que la proposition n’était pas « néolibérale », mais qu’il s’agissait plutôt d’un exemple et d’un symptôme de changements intellectuels plus larges, qui avaient commencé à se manifester au milieu du 20e siècle. Nous pouvons parler d’une véritable « révolution du marché », qui s’appuyait à la fois sur la gauche et la droite, et qui était fondée sur trois changements.

Tout d’abord, l’impôt négatif sur le revenu et les idées de revenu universel ultérieures reposent sur une évolution de la notion de liberté. Cette évolution s’est produite principalement en raison d’une critique grandissante de la nature dite paternaliste de l’État-providence d’après-guerre, une question centrale dans les travaux antérieurs de Zamora. Dans ses ouvrages consacrés à Foucault et à sa position à l’égard du néolibéralisme, il expliquait déjà clairement que cette critique de l’État-providence ne venait pas seulement de la droite, mais aussi de la gauche : en associant des conditions (strictes) à l’aide sociale et en définissant ainsi des catégories précises de personnes « dans le besoin », l’État-providence (français) a exercé un pouvoir normatif, disciplinaire, voire oppressif, a-t-on pu entendre durant les décennies d’après-guerre en France6. Les États-providence d’après-guerre étaient en effet basés sur la notion de besoins objectifs et universels. Des biens publics comme des bibliothèques, des logements sociaux, etc. furent mis à disposition parce qu’on supposait qu’il s’agissait de besoins universels. On craignait également qu’en donnant simplement de l’argent aux personnes dont les revenus étaient inférieurs à un certain seuil, celles-ci ne le dépensent pour des besoins « non essentiels », ce qui n’était pas « optimal », du moins si l’on se base sur une définition objectivable ou politiquement déterminée des besoins. La critique friedmanienne consista à dire que c’était précisément aux individus de faire ces choix pour eux-mêmes. C’est-à-dire qu’en fournissant des prestations sociales sous forme d’argent plutôt qu’en nature (logement, etc.), on renforcerait leur liberté de choix. Fondamentalement, les auteurs soulignent donc une dépolitisation des besoins, qui ne doivent plus être débattus collectivement ni politiquement. L’idée centrale du travail d’Anton Jäger sur le populisme – qui s’appuie sur l’ouvrage du politologue Peter Mair « Ruling the Void » – y ajoute une dimension matérielle et institutionnelle. À partir des années 1970, on a assisté à une disparition des institutions, notamment des partis de masse, qui permettaient une médiation politique ou délibération collective concernant les besoins.

L’idée moderne d’un revenu universel fut le fruit d’une « deuxième révolution capitaliste » qui changea profondément notre vision de la « liberté ».

Dans un second temps est apparue l’idée, étroitement liée, selon laquelle le meilleur moyen de garantir la liberté des individus et de faire valoir leurs préférences est le système des prix, puisque leurs besoins et préférences ne sont pas connus. Dès lors, la réflexion politique ne porte plus sur des citoyens dans une société (en partie) démarchandisée, dans laquelle l’État protège certains domaines des forces du marché, mais sur une politique d’aide sociale limitée à la distribution d’argent aux consommateurs, pouvant ensuite combler leurs besoins sur le marché. Welfare for Markets, en d’autres termes, comme le titre de l’ouvrage le résume très bien. Enfin, cette fiscalisation de la politique sociale impliqua également l’abandon de la focalisation sur l’inégalité en soi, au profit d’un accent mis sur la « pauvreté », qui occupait déjà une place centrale dans l’idée d’impôt négatif sur le revenu de Friedman. Sur le plan politique, ce revirement connut une percée aux États-Unis sous les présidents Lyndon Johnson et John F. Kennedy. Sous l’influence d’économistes keynésiens de renom, ces derniers abandonnèrent un grand plan de travaux publics et lancèrent une politique de lutte contre la pauvreté basée sur la fiscalité. Kennedy et son successeur Nixon ont donc opéré un revirement de la politique sociale, désormais basée sur les transferts fiscaux. Ce faisant, ils préparèrent le terrain pour le président « néolibéral » Ronald Reagan.

Market turn, néolibéralisme… ou capitalisme ?

Contrairement à ce que le titre de leur livre laisse entendre, même s’ils mettent l’accent sur le revenu universel, les auteurs tentent de percer une tendance bien plus vaste dans l’évolution sociale des siècles précédents. Avec leur idée de « révolution du marché » ou de market turn, ils proposent une autre histoire de l’émergence du « néolibéralisme », l’idéologie qui sous-tend la mondialisation capitaliste des cinquante dernières années. Auparavant, des universitaires comme Philip Mirowski et Quinn Slobodian mettaient avant tout l’accent sur la « diffusion » de la pensée néolibérale à travers un réseau de think tanks et de départements d’économie parrainés par de grands donateurs, qui orbitaient autour des intellectuels de la « Société du Mont-Pèlerin ». Désormais, on se concentre sur d’autres aspects. Au lieu d’une « révolution » néolibérale issue de la droite (conservatrice), on insiste beaucoup plus sur la façon dont des économistes et responsables politiques progressistes de tous bords ont, eux aussi, contribué au bouleversement néolibéral.

Jäger et Zamora affirment qu’un changement bien plus large s’est produit : les économistes et décideurs politiques de l’ensemble du spectre politique ont placé le marché et le système des prix au cœur de leur analyse de l’économie et de la société durant les décennies d’après-guerre. Plutôt qu’un passage du « keynésianisme » au « néolibéralisme », c’est un market turn global et bien plus large qui a eu lieu, comme le montrent très bien les propositions politiques des conseillers des présidents américains. Ils complètent cette analyse en donnant à leur historiographie un fondement matérialiste : ils ont identifié les changements dans la sphère matérielle qui ont rendu le revenu universel populaire. Un exemple marquant est celui des circonstances dans lesquelles le fonctionnaire Friedman eut l’idée de l’impôt négatif sur le revenu : c’est l’augmentation considérable des recettes fiscales du gouvernement fédéral américain pendant la Seconde Guerre mondiale, reposant sur quelque 50 millions de nouveaux contribuables, qui permit d’envisager la politique sociale en termes fiscaux. Un autre exemple est la notion d’atomisation de la société résultant de la désindustrialisation et de la désintégration des institutions qui liaient la sphère civile à l’État.

L’automatisation en tant que choix politique

La contribution de Jäger et Zamora à cette histoire globale est fondamentale. Elle permet notamment de se pencher de manière plus détaillée sur des questions politiques contemporaines concrètes, ce que les auteurs ne font pas de manière explicite dans ce travail essentiellement académique. La notion de market turn nous aide, par exemple, à réfléchir de manière plus précise à l’« argument de l’automatisation », qui est utilisé pour plaider pour un revenu universel. Dans ce raisonnement, le revenu universel est présenté comme l’inévitable volet social de la marche supposée inarrêtable des robots, de l’intelligence artificielle et de l’automatisation, qui conduira à un chômage humain de masse. Premièrement, l’histoire du revenu universel montre que les « peurs de l’automatisation » sont courantes dans l’histoire du capitalisme. Dès 1948, un mathématicien du MIT prédisait, par exemple, que la société américaine serait entièrement automatisée dans un « avenir pas si lointain ». Toutefois, des chercheurs comme Aaron Benanav soutiennent de manière de plus en plus convaincante que ces prédictions sur la « fin du travail » résultant de l’automatisation ne se concrétiseront pas de sitôt7

Les économistes et décideurs politiques placent le marché et le système des prix au cœur de leur analyse de l’économie et de la société.

Deuxièmement, et de manière plus immédiate, il apparaît de manière claire que la présentation de l’automatisation comme un processus irréversible et irrémédiable est en grande partie le résultat du market turn lui-même. Le choix du travail qu’il serait judicieux d’automatiser pourrait faire l’objet d’un débat politique, et cette décision pourrait être tranchée de manière collective. Cependant, dans le paradigme aujourd’hui dominant du market turn, l’État ne joue pas un rôle actif dans la production ; il n’organise pas, il ne réglemente pas. C’est pour cette seule raison qu’aujourd’hui, le choix est fait d’abandonner l’« automatisation » aux processus économiques, régulés par la recherche du profit privé. La prise de conscience que l’automatisation n’est pas le résultat d’un processus naturel, mais d’un choix politique, de ne pas intervenir dans la sphère de la production, a largement disparu avec le market turn.

La question se pose malgré tout de savoir si le market turn du milieu du siècle, qui met l’accent sur la culture politique et l’idéologie (sous l’impulsion de changements matérialistes), est réellement le prisme le plus efficace pour observer le 20e siècle. Si l’on se concentre sur la politique sociale et que l’on cherche à comprendre la conjoncture politique actuelle à l’aune de cette politique, la réponse est oui, dans une large mesure. Mais si cela doit constituer notre grille d’analyse dominante, voire unique du 20e siècle, censée remplacer celle du « néolibéralisme », alors on occulte deux éléments cruciaux, qui sont aussi nécessaires pour comprendre la conjoncture politique contemporaine. Tout d’abord, la centralité d’un capitalisme dont le moteur est le taux de profit, et qui doit faire l’objet d’une médiation par l’État. Deuxièmement, les tentatives incessantes de l’État américain de reproduire son hégémonie.

La crise des années 1970

Ce que l’idée d’un market turn « profond et désordonné » ne prend pas suffisamment en compte, et qui était pourtant au cœur des précédentes histoires du « néolibéralisme », c’est la crise des années 1970 et la réponse qui y fut apportée dans les années 1980. Selon ces analyses historiques des développements économiques de la seconde moitié du 20e siècle, le néolibéralisme constituait avant tout une tentative des gouvernements occidentaux de contrer la baisse du taux de profit. De telles études apparaissent clairement, par exemple, dans l’ouvrage récemment publié par l’historien Fritz Bartel Triumph of Broken Promises et revêtent une importance particulière dans les travaux d’économistes hétérodoxes comme Anwar Shaikh (Capitalism: Competition, Conflict, Crises). Au lieu d’une analyse centrée sur le taux de profit – limité par la concurrence internationale croissante et l’augmentation des coûts de financement et de l’énergie –, le livre de Jäger et Zamora propose une analyse conjoncturelle, qui aborde en premier lieu la manière dont la composition du capital et de l’emploi a changé : l’emploi a été déplacé du secteur industriel vers le secteur des services (désindustrialisation), celui-ci étant marqué par une stagnation des salaires et une augmentation du capital financier par rapport aux autres capitaux (financiarisation). Ces tendances ont chacune leur importance, mais sont trop peu associées, du moins dans ce livre, à leur moteur commun : l’accumulation de capital et la façon dont les États en dépendent pour mener leurs politiques.

Sur les plans intellectuel, historique et politique, une telle approche élude la question essentielle que pose la crise des années 1970 pour une gauche qui, implicitement ou non, considère qu’un État-providence démarchandisant est « meilleur » qu’une politique d’aide sociale axée sur le marché : quelles étaient les alternatives dans les années 1970 ? Quelles sont les limites de la social-démocratie face à l’impératif de profit qui sous-tend le capitalisme ?

Par ailleurs, une analyse qui se focalise sur la médiation politique du capitalisme amène inévitablement des remarques sur l’idée que le revenu universel soit une possibilité politique réelle dans la conjoncture économique actuelle. Ainsi, l’histoire récente montre que si un tel revenu est instauré (et s’il est suffisamment élevé), il est alors plus difficile pour l’État de se servir du marché du travail comme d’un levier pour façonner le capitalisme. Il s’agit là du seul « marché » où les citoyens apparaissent non pas comme des consommateurs, mais comme des vendeurs de leur force de travail ; il est donc également essentiel pour le capital de les contrôler. Aux États-Unis, l’importance du « marché du travail en tant que levier » fut récemment mise en évidence lors des débats sur la meilleure façon de juguler l’inflation. Fondamentalement, d’après l’économiste américain Tim Barker, les banquiers centraux considèrent le chômage comme un « dispositif de discipline des travailleurs » (pour reprendre les termes de l’actuelle secrétaire au Trésor Janet Yellen) devant permettre au capital d’étouffer leurs revendications salariales8. C’est évidemment beaucoup moins le cas pour des politiques d’aide sociale « orientées sur le marché », qui consistent en des transferts plus ou moins élevés.

En Belgique, nous avons récemment pu voir tant la droite que la gauche se montrer fermement attachées à une « politique d’activation », l’inactivité sur le marché du travail étant fortement politisée. Là où l’Open Vld s’en prend aux allocations, Conner Rousseau soutient que les personnes qui effectuent des travaux purement domestiques devraient également « faire leur part » sur le marché du travail et appelle à la création de « jobs de base »9. La raison se situe évidemment dans la dépendance des États vis-à-vis des impératifs d’accumulation du capital : si un marché du travail souffre d’une pénurie de main-d’œuvre, il devient impératif d’augmenter le taux d’emploi. Non seulement cela permet aux États de répondre aux demandes des organisations patronales, mais c’est aussi le seul moyen à leurs yeux pour dégager une marge de manœuvre budgétaire pour mener d’autres politiques sans laisser la dette nationale se creuser davantage. Des jobs de base plutôt que des revenus universels : telle semble être l’idée d’avenir.

Automatisation et disparition du « travail », réduction de l’État bureaucratique ou pauvreté : le revenu universel serait la solution à tout.

L’analyse de Jäger et Zamora, qui fait remonter l’émergence de l’idée de revenu universel à des changements dans les rapports matériels, se concentre principalement sur des acteurs de la sphère civile qui ne sont pas aux commandes de l’État. Les personnalités de leur livre – de Gorz dans le chapitre sur l’articulation du « post-ouvriérisme » en Europe, à Guy Standing dans sa tentative de façonner la politique de développement de l’ANC en Afrique du Sud, en passant par les figures regroupées sous la dénomination de Californian Welfare Ideology – se sont souvent heurtées au manque d’intérêt des acteurs de l’État pour leurs propositions. Le New Labour de Tony Blair promut une politique d’activation, l’ANC opta pour une politique macroéconomique orthodoxe, et la proposition de revenu universel du gouverneur américain McGovern ne survécut pas aux élections. Aujourd’hui encore, les États semblent préférer stimuler le taux d’activation plutôt que d’offrir une option de sortie du marché du travail.

L’histoire intellectuelle fascinante que décrivent les auteurs rend ainsi compte d’un changement intellectuel et politique fondamental et concret au cours duquel la démarchandisation disparut de l’agenda et la politique sociale fut fiscalisée. Cette histoire aurait toutefois été encore plus solide si elle avait également expliqué pourquoi l’idée de revenu universel reste principalement cantonnée à la sphère civile et se trouve supplantée par d’autres impératifs. La dépendance matérielle de l’État vis-à-vis de l’accumulation du capital est une première piste. Une question connexe serait également de savoir pourquoi le revenu universel semble moins d’actualité aujourd’hui qu’il y a huit ans, alors que de plus en plus de secteurs, comme l’éducation, font face à des pénuries structurelles de personnel.

L’hégémonie économique américaine 3.0

Un deuxième aspect qui n’est pas suffisamment pris en compte par la grille d’analyse du market turn et l’accent qu’il met sur la culture politique, tant d’un point de vue historique que contemporain, est le rôle central de l’empire américain dans la formation du « néolibéralisme ». Pour reprendre les termes de l’historien Adam Tooze, le néolibéralisme des années 1980 fut essentiellement un market turn organisé par l’État américain en réponse à la crise des années 1970 dans le but ultime de maintenir son hégémonie10. Dans une certaine mesure, les États-Unis, après les décennies d’après-guerre de capitalisme mondial régulé par les institutions de Bretton Woods, acceptèrent à nouveau la discipline du capital. La Réserve fédérale porta les taux d’intérêt à des niveaux sans précédent, tandis que l’État sapa le pouvoir des syndicats au profit d’une nouvelle classe de cadres, et déréglementa l’économie pour la rendre plus robuste face à la concurrence croissante des importations. De manière involontaire, les États-Unis attirèrent ainsi des flux financiers mondiaux qui créèrent des pénuries de capitaux dans d’autres parties du monde, maintenant ainsi leur statut de superpuissance économique, désormais en tant que plus grand débiteur du monde. Ce fut l’hégémonie économique américaine 2.0. L’impact de cette décision est parfaitement résumé par l’ancien directeur de la Réserve fédérale américaine Paul Volcker, qui décrit le néolibéralisme comme « une désintégration contrôlée de l’économie mondiale », ce qui illustre parfaitement le pouvoir des États-Unis dans le façonnement de l’économie mondiale11.

Quiconque s’intéresse aux débats contemporains sur l’émergence d’un « post-néolibéralisme » ne peut se départir de l’idée selon laquelle même son avenir ne peut être compris par la seule référence à un market turn. Comme dans les années 1970, la tentative des États-Unis de se réinventer dans le cadre du capitalisme mondial joue un rôle fondamental. Le postulat néolibéral selon lequel la croissance serait géopolitiquement neutre fut en effet largement réfuté au cours des trois dernières décennies. Ainsi le néolibéralisme ne peut-il plus légitimer les intérêts de l’hégémonie de l’État américain. Avec la croissance économique de la Chine, des idées telles que le libre-échange, la déréglementation et la délégation de pouvoir aux institutions internationales furent remplacées par le protectionnisme (les tarifs douaniers de Trump et le CHIPS Act), la politique industrielle (l’Inflation Reduction Act) et le contournement de l’OMC au profit de confrontations bilatérales à l’échelle mondiale. C’est ce qui ressort également de la tentative de l’administration Biden d’élaborer un « Nouveau consensus de Washington ». L’objectif n’est pas seulement de faire face au changement climatique, mais aussi, et surtout de contrer la croissance économique et géopolitique de la Chine. Le post-néolibéralisme en tant qu’hégémonie américaine 3.012

La démarchandisation a disparu des agendas politiques et la politique sociale est de plus en plus fiscalisée.

Dans le même temps, la notion de market turn nous oblige à considérer les événements d’un œil plus critique. On pourrait se dire que le « post-néolibéralisme » continuera de se développer dans les contours du market turn : il se maintient en effet dans l’approche all carrots, no sticks de l’Inflation Reduction Act, qui repose en grande partie sur le « dérisquage » des investissements, tout comme le Green New Deal européen13. Cette politique se caractérise par le fait, d’une part, que les entreprises privées sont (et seront) toujours essentielles à la production et à la distribution de biens, mais aussi à l’articulation des besoins dans le cadre d’objectifs globaux définis par l’État. On le constate, par exemple, à l’encouragement de l’électrification du parc automobile dans un contexte d’affaiblissement de l’infrastructure de transports publics14. Ce fut la même chose lors de la pandémie de Covid-19 : une situation d’urgence dans laquelle les États ont tenu à ne pas intervenir eux-mêmes dans la sphère de production, par exemple en produisant des vaccins, et se sont largement appuyés sur des cabinets de conseil privés comme McKinsey.

D’autre part, le « post-néolibéralisme » opère toujours dans le cadre de l’équilibre des forces du conflit de classes et de l’« atomisation » de la société provoquée par le market turn. Le capital reçoit principalement des subventions sans restrictions trop sévères, et l’on ne retrouve pas véritablement d’obligation de former des syndicats dans ces entreprises, en tant que leviers d’organisation des citoyens pour articuler des revendications collectives15. Cela permet à l’hégémonie américaine de poursuivre son développement dans le contexte de la « double désorganisation » de la société, la fragmentation du marché du travail se poursuivant et l’articulation des besoins publics étant étouffée par ce que le chercheur Yakov Feygin appelle un bloc déflationniste : un groupe aux profils sociaux et économiques divers, dont la richesse dépend collectivement d’une classe ouvrière docile, d’une inflation faible et d’actifs de plus en plus coûteux comme l’immobilier16. C’est pourquoi le post-néolibéralisme ne saurait encore être qualifié de post-market turn.17

Footnotes

  1. Nele Lijnen, Win for life. Met het basisinkomen naar vrijheid en creativiteit (Pelckmans, 2017)
  2. De Tijd, Waarom een basisinkomen nog niet voor morgen is (27/03/2017) sur https://www.tijd.be/politiek-economie/belgie/algemeen/waarom-een-basisinkomen-nog-niet-voor-morgen-is/9877064.html
  3. Un très bon aperçu des propositions politiques reposant sur les transferts d’argent durant la pandémie peut être trouvé dans : “Cash handouts are coming as countries do ‘whatever it takes’ to survive the pandemic shock”, CNN Business, 19 mars 2020.
  4. Rutger Bregman, Gratis geld voor iedereen: hoe utopische ideeën de wereld veranderen (De Correspondent, 2014)
  5. J. E. King et John Marangos, Two arguments for basic income: Thomas Paine (1737-1809) and Thomas Spence (1750-1814), History of Economic Ideas, 2006, Vol. 14, No. 1 (2006), pp. 55-71
  6. Daniel Zamora et Michael C.
    Behrent (Eds.), Foucault and Neoliberalism (Polity, 2015)
  7. Lava, Vers la fin du travail ? (30/12/2021) sur https://lavamedia.be/fr/vers-la-fin-du-travail/
  8. The Intercept, Yellen Celebrated Unemployment as a “Worker-Discipline Device” (24/02/2023) sur https://theintercept.com/2023/01/24/unemployment-inflation-janet-yellen/
  9. Proposition de Conner Rousseau prévoyant que les demandeurs d’emploi qui ne sont pas employés au bout de deux ans doivent accepter un “emploi de base” sinon ils perdront leurs allocations.
  10. Voir conférence dans : London Review of Books, American Power In The Long 20th Century sur https://adamtooze.com/2019/03/27/with-lrb-american-power-in-the-long-20th-century/
  11. Paul A. Volcker, The Political Economy of the Dollar, Fred Hirsch Lecture (09/11/1978)
  12. Sur le « Nouveau consensus de Washington » : Eric Levitz, The Biden Administration Just Declared the Death of Neoliberalism. NYMag (03/05/23) sur https://nymag.com/intelligencer/2023/05/biden-just-declared-the-death-of-neoliberalism.html. Post-néolibéralisme : Paolo Gerbaudo, A post-neoliberal paradigm is emerging: conversation with Felicia Wong. El Pais (24/11/2022) sur https://agendapublica.elpais.com/noticia/18303/post-neoliberal-paradigm-is-emerging-conversation-with-felicia-wong
  13. Sur l’approche « All carrots no sticks » de l’Inflation Reduction Act (IRA), voir : Adam Tooze, Washington’s Disruptive New Consensus. Chartbook #182 (23/12/2022) sur https://adamtooze.com/2022/12/23/chartbook-182-washingtons-disruptive-new-consensus/.
  14. L’essor de la politique industrielle est décrit dans : Cédric Durant, Hollow States. New left Review (15/05/2023) sur https://newleftreview.org/sidecar/posts/hollow-states
  15. Thomas Meaney, Fortunes of the Green New Deal. New Left Review (21/11/2022) sur https://newleftreview.org/issues/ii138/articles/thomas-meaney-fortunes-of-the-green-new-deal
  16. Yakov Feygin, « The Deflationary Bloc », Phenomenal World, 9 janvier 2021
  17. Les auteurs remercient Brecht Rogissart pour ses remarques et au « Meet. Pol. Econ. Groep » pour la discussion stimulante.