De l’art immersif aux essais personnels en passant par les romans à la première personne, notre culture est obsédée par l’idée de l’expérience individuelle. Anna Kornbluh, auteure de “Immediacy, or The Style of Too Late Capitalism”, a expliqué à Jacobin la raison de ce phénomène.
Daniel Zamora. Vous commencez votre livre en évoquant la prolifération des expositions de peinture dites «immersives ». Les «expériences» de Vincent Van Gogh, Frida Kahlo ou Claude Monet fleurissent dans le monde entier. Cette évolution peut être envisagée d’un point de vue économique. De telles expositions sont évidemment facilement reproductibles et moins coûteuses que des expositions plus traditionnelles. Mais d’après vous, cela cache autre chose. De quoi s’agit-il ?
Anna Kornbluh. Le livre s’intéresse aux raisons pour lesquelles la représentation fait l’objet de si nombreuses pressions à l’heure actuelle. On a l’impression que les gens n’ont pas de temps à consacrer à l’art, que nous ne pouvons pas nous permettre la lenteur de pensée qu’exige la représentation. Si vous vous trouvez face à un tableau de Van Gogh, sa signification n’est pas évidente. Peut-être que l’élément qu’il a voulu mettre en avant sont les chaussures posées au sol, l’angle de la perspective, ou encore le pigment jaune de l’époque. Nous devons donc interpréter sa toile.
Si vous faites du yoga lors d’un cours immersif consacré à Van Gogh, l’objectif n’est pas la contemplation d’un tableau, mais la fusion sensorielle totale avec l’œuvre du peintre. Ce glissement de la simple contemplation à l’expérience intense de l’immersion est présenté comme libérateur, mais il s’apparente à d’autres glissements sociaux et économiques qui ne sont pas si formidables que cela.
Dans ces expositions, l’accent est mis sur l’expérience: une expérience incarnée, sensorielle et totale. L’accent n’est pas mis sur l’œuvre d’art, ni sur les techniques utilisées et l’intérêt que cela pourrait susciter chez le public. La montée en puissance de ce type d’art s’explique en partie, comme vous l’affirmez, par le fait qu’il est peu coûteux. D’un certain point de vue, cela s’inscrit dans un processus de démocratisation. Mais cela empêche également une compréhension plus fine de l’œuvre d’art et, partant, un rejet profond de celle-ci.
En outre, nous devons comprendre qu’il s’agit également d’une entreprise économique: la réduction des intermédiaires fait partie du modèle économique de l’industrie du XXIe siècle, du covoiturage au travail en ligne. Les profits proviennent moins de la fabrication que de l’échange. Lorsque notre style esthétique dominant embrasse les messages directs et l’accès instantané, il s’attache trop aux relations capitalistes au lieu de les dénoncer.
Vous affirmez qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas confrontés à une crise de l’historicité, mais de la «futurité». Qu’est-ce que cela signifie ?
La «crise de l’historicité»1 est l’expression utilisée par le théoricien littéraire Frederic Jameson pour désigner l’esthétique postmoderniste. Il s’agit d’une esthétique qui extrait les styles ou les techniques de leur contexte historique pour les mélanger, d’une parodie qu’il considère comme une réponse à l’uniformité de l’économie mondialisée. La «crise de la futurité» est le terme que j’utilise pour désigner un aspect de notre situation esthétique que le «postmodernisme» manque de décrire: nous avons perdu notre futur, et au lieu de jouer avec le passé, notre style esthétique dominant magnifie le présent et la présence.
Lorsque notre style esthétique dominant embrasse les messages directs et l’accès instantané, il s’attache trop aux relations capitalistes au lieu de les dénoncer.
Cette perte du futur nous concerne toutes et tous. C’est une façon d’expliquer comment notre culture rend l’expérience émotionnelle plus extrême. Dans l’art, au cinéma et en littérature, le chagrin, la rage et le désespoir deviennent plus profonds.
Le livre tente de relier un ensemble de développements économiques et esthétiques et, de manière assez surprenante, met en relation les romans de Karl Ove Knausgaard2, le film Uncut Gems et la performance The Artist Is Present3 de Marina Abramović. Qu’ont-ils en commun ?
Dans le travail des artistes que vous mentionnez, on peut observer un rejet de l’épaisseur de la représentation, une intolérance pour les messages indirects, un refus de la médiation. La médiation est l’activité sociale qui consiste à donner du sens, à mettre quelque chose sur un support, à construire des relations entre les choses, les gens et les lieux. Sans elle, l’art s’effondre, le monde devient incompréhensible et les mouvements collectifs en faveur du changement ne sont pas viables. Dans le travail de ces artistes, la médiation est expressément rejetée.
La narration à la première personne est devenue le style littéraire dominant de notre époque d’immédiateté. Pendant la majeure partie de ses trois cent ans d’existence, le roman a généralement été écrit à la troisième personne. Que signifie ce changement et comment l’expliquer ?
Le projet de ce livre est né de mon désir d’examiner les changements de style littéraire et la manière dont ils semblent répondre à une évolution culturelle plus large. Dans l’histoire du roman anglais, la fiction est majoritairement composée à la troisième personne. La troisième personne est le mode grammatical de l’expérience spéculative d’un auteur omniscient; mais également, dans un certain sens, de la fiction elle-même. En effet, l’écriture à la troisième personne permet de construire des perspectives diverses à propos du récit, à travers des temps et des espaces différents. Cette particularité donne l’opportunité à l’auteur de proposer une multitude de points de vue sur ce qui est raconté. Une perspective à laquelle l’expérience individuelle est naturellement incapable d’accéder.
La troisième personne est donc également le mode qui rend possible le discours indirect libre, une façon de mêler la pensée de différents esprits propre au roman. Nulle part ailleurs, nous ne pouvons penser des pensées partagées collectivement (c’est ce qui les rend «libres»: elles ne sont la propriété de personne).
C’est cette troisième personne, ce mode magique, qui semble être en voie de disparition: les romans anglais du XXIe siècle sont majoritairement écrits à la première personne. Il s’agit d’un événement radical dans l’histoire de la littérature, qui requiert une explication. Pourquoi les écrivains souhaitent-ils anéantir la capacité unique de la conscience fictive? Pourquoi, en démantelant explicitement la narrativité en tant que telle, tant de romanciers contemporains rejettent-ils aussi explicitement la notion de personnage littéraire, d’intrigue ou de durée temporelle à laquelle la forme romanesque est souvent associée?
Cela explique peut-être aussi la prolifération des mémoires et de l’essai personnel.
Je tente de répondre à cette question dans un chapitre du livre où j’aborde les transformations dans les industries des médias comme le journalisme, l’édition littéraire et les réseaux sociaux, ainsi qu’à l’université. Dans ces domaines, j’examine les conditions économiques de la production culturelle créative.
Selon le New York Times, les ventes de mémoires ont augmenté de 400% au cours de ce siècle par rapport au précédent. Dans le même temps, l’essai personnel prédomine en tant que mode peu coûteux ou déqualifié de journalisme et de génération de «contenu». Il existe également une dynamique connexe: l’hégémonie d’un travail profondément affaibli sur la question du point de vue. Cette théorie, qui donne la priorité à la connaissance façonnée par le point de vue de celui qui sait, a été initialement développée pour promouvoir les objectifs de la classe travailleuse, des féministes, des personnes queer, ainsi que d’autres minorités. Dans la culture actuelle, cependant, elle a justifié une hostilité à l’égard de l’abstraction et des prétentions de connaissance universelle.
Vous êtes assez critique à l’égard de ceux qui décrivent l’essor de l’autofiction et des essais personnels comme une sorte d’« épidémie de narcissisme» alimentée par les réseaux sociaux.
Certains critiques culturels et professionnels de la santé mentale expliquent cette montée en puissance du moi par une «épidémie de narcissisme» en plein essor. Il est certain que les tendances antisociales de notre société sont palpables. Toutefois, pour comprendre la production culturelle contemporaine, on ne peut pas se contenter de regarder à travers un prisme psychologisant ou moralisateur, et ce, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, il faut savoir que la psychologie n’est pas isolée du reste de la société. En effet la culture, l’économie et la technologie jouent un rôle important dans la structuration des symptômes et des troubles mentaux. Si nous vivons une sorte d’inflation de l’ego et de l’image de soi, cela doit être lié à notre environnement médiatique, à l’idéologie économique dominante du capital humain et du bootstrapping, ainsi qu’au démantèlement des institutions sociales qui soutiennent la vie de tous les jours, comme l’éducation publique, par exemple.
Notre époque se caractérise moins par la médiation de partis et de syndicats de masse que par des soulèvements et des «mouvements» spontanés.
Mais l’autre raison pour laquelle il ne suffit pas de décrire notre culture comme narcissique, c’est que la manière dont l’on traite la nouvelle place du moi dans les œuvres d’art s’accompagne d’une perte d’épaisseur dans notre appréhension de ces dernières, d’un manque de médiation. Lorsque le sens collectif est attaqué, le sens individuel surgit à sa place. Si la médiation est perturbée, les choses qui semblent immédiates, comme l’expérience, le corps, la personne, se manifestent. Mais c’est l’attaque, la perturbation, ce que l’on appelle la «désintermédiation »4 dans le monde des affaires, qui se manifeste en premier.
Vous semblez également relier cette évolution esthétique à l’évolution plus générale de la politique au cours des deux dernières décennies. Le «moment populiste» s’est aussi accompagné d’un besoin croissant de supprimer les intermédiaires. Notre époque se caractérise moins par la médiation de partis et de syndicats de masse que par des soulèvements et des «mouvements» spontanés. Cela signifie la «désintermédiation» de la politique au profit de formes d’appartenance moins structurées et durables. Diriez-vous que ces deux tendances sont liées ?
Absolument. Identifier l’immédiateté comme un style culturel implique de relier les arts à la connaissance et à l’économie, ainsi qu’à la politique. Les Arts sont généralement le lieu où la médiation se manifeste. Il s’agit clairement du domaine où des «œuvres» spécifiques ont des contours et des limites qui se prêtent à l’analyse des techniques, de la couleur, des formes, etc. En revanche, il est plus difficile de faire de la «politique» un objet d’étude rigoureux.
C’est probablement ma formation de chercheuse en esthétique qui parle, mais il peut être plus facile de savoir où regarder pour observer le rejet de la médiation dans une émission de télévision ou des poèmes, que dans le mouvement général du populisme dans la sphère politique. Néanmoins, le livre essaie absolument de souligner que le style de l’immédiateté gouverne les préférences tactiques (et idéologiques) pour l’horizontalisme, le localisme, l’anarcho-spontanéité, l’antisyndicalisme et le manque d’organisation disciplinée de la gauche. Cette dernière est souvent remplacée par des cultes du charisme, de l’opinionisme virulent et de l’anti-institutionnalisme. Ces tendances peuvent être observées tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. Ces politiques ont fait l’objet d’analyses très importantes au cours de la dernière décennie. J’espère que quelqu’un d’autre rédigera une étude approfondie et complète sur l’immédiateté en politique.
Footnotes
- JAMESON Frédéric, «Affronter la crise de la modernité. Hégémonie et sens de l’histoire chez Gramsci», Actuel Marx, 2020/2, N°68, p.175-176.
- Romancier norvégien contemporain connu pour son cycle de six livres autobiographiques, dans lesquels il retrace l’histoire de sa vie et les évènements marquants de celles-ci.
- Performance réalisée au Moma de New York en 2010 durant laquelle l’artiste est restée assise près de trois mois, huit heures par jour, les spectateurs ayant le droit de croiser son regard pendant une minute.
- La désintermédiation est un phénomène économique et commercial qui se traduit par la réduction ou la suppression des intermédiaires dans un circuit de distribution.