La crise du Covid a montré comme la conception institutionnelle belge a été source de chaos et d’inefficacité. Pourtant certains s’obstinent à vouloir scinder les soins de santé (et la sécurité sociale). Plaidoyer pour plus d’unité.
La crise du Covid a secoué la société de fond en comble, et le débat institutionnel avec. Si nos hôpitaux ont globalement bien résisté, on ne peut pas en dire autant du chaos institutionnel belge. La population a pu constater dans toutes les langues nationales combien la fragmentation des compétences a coûté de vies, épuisé les soignants et engendré des réunions de concertation sans fin pour que toutes les entités prennent des décisions similaires. Richard Horton, rédacteur en chef de The Lancet, a déclaré fin2020 pendant les auditions en commission parlementaire : «Des gens sont morts à cause de l’organisation de votre pays, entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. La plupart des décès étaient évitables. Le fonctionnement de votre système politique mérite réflexion1.»
En juin dernier, une vingtaine de personnalités académiques et syndicales de premier plan prennent l’initiative de tirer les conclusions de la première vague. Ils signent une carte blanche «Pour une politique belge en matière de soins de santé2». Ce faisant, ils se font l’écho de ce que vit largement la population : sept Belges sur dix veulent refédéraliser la santé3. La N-VA et le PS font peu de cas de ces aspirations, en proposant exactement le contraire en août2020 dans leur accord politique pour une formation de gouvernement : une scission complète des soins de santé, hôpitaux compris. Les partis du regroupement Vivaldi reprennent finalement la main dans les négociations, et reportent le débat à une prochaine grande réforme de l’État que le gouvernement Vivaldi est chargé de préciser d’ici 2024. La piste privilégiée reste néanmoins une scission complète des soins de santé avec un système de dotations censé protéger l’existence de la sécurité sociale fédérale. Entre-temps, le président de la N-VA Bart De Wever a répété début juillet2021 son ambition de parvenir avec le PS à un «accord de séparation ordonnée» en 2024.
Le débat est sur la table et c’est pour bientôt. Le statu quo n’est pas une option : 2024 sera un moment charnière pour notre pays. Cela peut se faire dans les deux sens : une plus grande unité en remettant le centre de gravité au niveau fédéral; ou une plus grande division. Cet article présente les arguments pour une plus grande unité. L’enjeu de ce débat est de taille pour les progressistes des milieux syndicaux et associatifs, car il jouera un rôle de levier dans le débat sur l’avenir du pays.
La crise du Covid : un stress test raté pour notre lasagne institutionnelle
«Neuf ministres compétents, mais personne n’est responsable», c’est le bilan que nombre de gens ont tiré de la crise sanitaire, et à juste titre. Notre structure de l’État a échoué au stress test de la crise du Covid. Ce sont les patients et le personnel qui ont payé les frais du fédéralisme actuel de concurrence. Il faut en tirer les leçons.
La crise du Covid a montré que l’efficacité de l’exercice d’une compétence est inversement proportionnelle au nombre de ministres en charge4. Neuf ministres de la Santé empêchent toute unité de commandement. L’infectiologue Erika Vlieghe, qui était à la tête du groupe d’experts conseillant le gouvernement (le GEES) rapporte des discussions communautaires interminables au moment où des drames se déroulent sur le terrain : «Fin mars 2020, j’ai refermé mon ordinateur en pleine réunion, par désespoir. J’ai dit : désolée, je ne peux plus fonctionner comme ça5.» Le lancement du suivi des contacts (le tracing des personnes contaminées) est un nouvel échec : alors que le travail aurait dû commencer des semaines auparavant, le ministre flamand Wouter Beke «tombe de sa chaise» lorsqu’il apprend, le 20 avril 2020, qu’il est lui-même compétent en la matière.
La lasagne institutionnelle freine la coopération entre les différentes lignes de soins, privant les maisons de repos d’une aide cruciale au moment elles sont l’épicentre du drame. Marc Noppen de l’UZ Brussel témoigne : «Nous avons téléphoné à dix maisons de repos dans le coin, pour leur proposer de l’aide, des masques, des tests, des directives. Mais ça n’aide pas que les hôpitaux soient une compétence fédérale et que les maisons de repos dépendent des régions et communautés6.» À d’autres endroits, les infirmières à domicile (échelon fédéral) veulent aider leurs collègues des maisons de repos (régions). Mais leur initiative se heurte à la question de savoir qui paierait la facture.
Le ministre flamand Wouter Beke «tombe de sa chaise» lorsqu’il apprend qu’il est compétent pour le suivi des contacts des personnes contaminées.
Bruxelles et ses navetteurs ne rentrent pas dans les cases de la lasagne institutionnelle. Comment organiser le traçage des contacts d’un ouvrier flamand qui travaille à Bruxelles chez Audi et qui est quotidiennement en contact avec des collègues wallons ? Trois autorités et agences différentes y travaillent, chacune avec sa propre stratégie.
La portée des problèmes ne se limite pas à la crise sanitaire. Notre structure d’État a abouti à une fragmentation des compétences inouïe, dont presque personne ne comprend les ramifications. «On a mis la priorité sur le déplacement de gros paquets budgétaires, pas sur un rassemblement cohérent des compétences», explique Jo De Cock, alors administrateur général de l’INAMI7. Les absurdités sont légion. Un exemple : une ambulance qui se rend aux urgences reçoit des fonds fédéraux, une ambulance qui amène un patient à l’hôpital pour une séance de chimiothérapie par exemple (transport non urgent) reçoit des fonds des communautés. En revanche, les activités de soins lors du transport non urgent de patients relèvent à nouveau du fédéral.
Il y a également une erreur systémique importante dans le transfert des compétences tel qu’il a été opéré jusqu’ici. Le chaos institutionnel a scindé soins de santé d’un côté et prévention de l’autre. Le niveau de pouvoir qui soigne est différent du niveau du pouvoir qui devrait éviter que les gens ne tombent malades. Mettre les deux en opposition est une erreur extrêmement importante, juge Emmanuel André, autre expert de la santé8. Preuve en est : cela fait longtemps que la Belgique n’atteint pas les objectifs internationaux en la matière. Qu’a donc apporté la régionalisation sur une question aussi cruciale ? Rien, au contraire. Le député Lorin Parys (N-VA) ose même justifier en ces termes pourquoi la Flandre n’investit pas dans la prévention : «C’est évidemment parce que chaque euro investi dans la prévention profite au fédéral9.»
Les nationalistes propagent depuis des décennies le slogan «ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux». L’histoire de la petite Pia montre que dans beaucoup de matières, c’est plutôt l’inverse qui est vrai10. Les maladies dépistées ne sont pas les mêmes en Flandre qu’en Wallonie et à Bruxelles. La maladie de la petite Pia est dépistée dans toutes les maternités de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais pas en Flandre, où la petite Pia est née. Système absurde, dont les patients et leurs familles paient les pots cassés.
L’idée clé avancée lors des négociations entre Magnette et De Wever et reprise dans le projet pour 2024 est la suivante : un découplage complet des compétences de la santé (ce que défendent les nationalistes depuis des années) pourrait aller de pair avec le maintien d’une sécurité sociale fédérale (ce qui serait une condition du PS et de Vooruit). Ceci est présenté comme un «compromis» raisonnable. C’est une idée fausse et dangereuse, un cheval de Troie dans notre système de santé. On ne peut pas dissocier organisation et financement. En scindant aujourd’hui l’organisation des soins de santé, on prépare activement la scission de la sécurité sociale de demain. C’est l’objectif explicite des nationalistes et c’est aussi là que mènent tous les scénarios qui proposent de scinder l’organisation des soins de santé.
Wouter De Geest (président de la fédération patronale Voka) est le patron des patrons flamands. Le problème qu’il veut résoudre à court terme est le suivant : «En Flandre, 75 % des gens travaillent, en Wallonie, moins de 65%. Les deux régions ont besoin d’une approche différente. En Flandre, ce n’est plus sur les chômeurs qu’il faut miser, mais sur les autres inactifs. Je pense notamment à l’activation des malades de longue durée qui peuvent encore travailler. Il faut pour ça régionaliser la politique des soins de santé11.» Et Bart De Wever (N- VA) d’affirmer : «Séparer le financement et la définition des politiques entraîne inévitablement la scission totale12.»
Pour arriver à scinder la sécurité sociale, les nationalistes élaborent des compromis créatifs qui affaiblissent les fondements de la sécurité sociale un par un. Il y a l’idée d’une scission partielle de la sécurité sociale, où les soins de santé seraient scindés et financés par les impôts, alors que les pensions et allocations de chômage resteraient fédérales et financées par les cotisations sociales. Il y a également l’idée d’une protection sociale différenciée. Chaque communauté pourrait mettre en place un système de sécurité sociale «complémentaire» au système fédéral. Ainsi se développe une sécurité sociale à plusieurs vitesses. La N-VA et surtout le CD&V poussent en ce sens13.
L’instauration de l’assurance dépendance flamande en 1999 est riche d’enseignements à ce sujet. Le Parlement flamand a voté en 1999 une proposition de décret en vue d’instaurer une allocation de soutien aux personnes dépendantes14. Ce premier pas vers la fin de l’égalité entre les Belges en matière de droit à la sécurité sociale remet en même temps en question tous ses principes fondateurs : (1) la cotisation est largement forfaitaire et augmente chaque année (54 euros en 2021, 27 euros pour les pensionnés et bénéficiaires du CPAS) sans tenir compte du niveau de revenus; (2) l’allocation pour les personnes dépendantes est forfaitaire, sans tenir compte des besoins réels; (3) les syndicats ne sont pas associés à la gestion (contrairement à la sécurité sociale); (4) les assureurs privés ont, eux, la possibilité de créer leur propre caisse15. L’introduction d’un financement personnalisé des personnes handicapées participe de la même logique de marchandisation.
Ces épisodes nous rappellent que scinder des compétences n’est jamais un but en soi, mais est un moyen de réaliser des objectifs politiques, en l’occurrence un agenda néolibéral. Comme le disait déjà Hugo Schiltz, l’ancien président du parti nationaliste flamand Volksunie : «Fédéraliser, c’est assainir». C’est d’ailleurs le souhait de l’ancêtre de l’organisation patronale VOKA, le VEV, depuis les années1970. Du point de vue du patronat, les communautés leur laissent plus de marge de manœuvre pour imposer leur politique parce que ce sont des structures d’un nouveau type. Elles disposent de moins de leviers financiers et n’ont pas (encore) de cadre normatif, ce qui permet de mettre à distance les syndicats et de déplacer le financement, des cotisations sociales vers les impôts16.
Les problèmes insolubles du saucissonnement des soins de santé
On peut analyser la question sous tous les angles : dissocier organisation et financement des soins de santé entraîne un grand nombre de problèmes insolubles. Voici quelques exemples.
Kafka. Imagine-t-on les ministres des régions et communautés négocier chacun dans leur coin le prix des médicaments face à Big Pharma ? Où va-t-on organiser de nouveaux comités de concertation pour que trois ministres et cabinets fassent à trois ce qu’un seul pouvait faire ? Les mutuelles vont-elles devoir négocier les tarifs des médecins conventionnés dans chaque entité fédérée séparément ? Quid des problèmes éthiques si une autorité rembourse encore les dialyses après 65 ans et l’autre pas ? Quid si les régions et communautés déterminent différemment la durée du séjour pour des patients wallons et flamands hospitalisés dans la même chambre d’un hôpital bruxellois17 ?
Bruxelles, talon d’Achille. Deux scénarios sont sur la table, tous deux impraticables : 1) une scission sous compétence des régions : Bruxelles doit alors recréer un système de soins de santé complet pour un gros million d’habitants, échelle trop réduite pour les tâches d’administration et l’expertise que cela requiert18; 2) une scission sous compétences des communautés : Bruxelles reste alors écartelée entre deux pouvoirs compétents et concurrents.
Le niveau de pouvoir qui soigne est différent du niveau du pouvoir qui devrait éviter que les gens ne tombent malades: une grave erreur.
Qui dit enveloppe fermée, dit austérité. Les compétences défédéralisées sont financées par enveloppe fermée, via un système de dotation sur la base d’une clé de population. L’argent vient encore du fédéral, mais plus via le système redistributif de la sécurité sociale. On passe d’une logique de besoins (les recettes doivent être adaptées aux besoins) à une logique de moyens (les dépenses doivent être adaptées aux moyens). Le financement n’évoluant pas avec les besoins, cela entraîne des coupes pour le personnel et un appel d’air vers le financement privé. En d’autres termes, le financement par enveloppe fermée va de pair avec austérité et marchandisation. D’où la catastrophe humanitaire que l’on a connue dans les maisons de repos avec le manque de personnel, de matériel et d’expertise.
De l’eau au moulin des nationalistes. Le problème ne fera que s’aggraver avec le temps. Des dotations, quelle que soit la complexité de leur mode de calcul, ne sont pas en mesure d’ajuster les changements en fonction de l’évolution des contributeurs et des besoins, contrairement à la sécurité sociale. En outre, le calcul de ces dotations donnera matière à des conflits potentiels permanents. Car la sécurité sociale organise une solidarité des plus aisés vers les plus pauvres, des personnes en bonne santé vers les malades. Mais via des dotations, cette solidarité interpersonnelle prendra l’apparence d’une solidarité interrégionale, qui donnera sans cesse de l’eau au moulin des nationalistes. Comme l’écrivent Emmanuel André et d’autres experts de la santé : «Pensons-nous vraiment que la situation s’améliorera dès que la politique de santé sera scindée, scission après laquelle les Flamands n’auront plus aucun impact sur la politique de la Belgique francophone ? L’étape suivante ne sera-t-elle pas rapidement de scinder également le financement, au motif que la Flandre ne doit pas payer pour ce qu’on appellera probablement la mauvaise gestion francophone19 ? »
Scinder l’organisation des soins de santé entrera rapidement avec la liberté pour le patient de pouvoir lui-même choisir où il se fera soigner. «Supposons que la région A décide d’un quota strict en matière de scans-MRI, et que la région B soit plus souple. Cela poussera le patient à aller chercher une place de l’autre côté de la frontière linguistique20.» Même chose si le tarif des cardiologues commence à varier selon la région. Combien de temps faudra-t-il avant qu’on ne mette l’unité de l’assurance maladie-invalidité elle-même en cause ?
Conclusion. Quand on coupe les fondations d’une maison en trois, elle s’effondre. Scinder l’organisation des soins de santé, c’est mettre en danger l’unité de la sécurité sociale, à coup sûr. Tous les scénarios vers plus de division y mènent.
Les mauvaises raisons de vouloir scinder les soins de santé
Certaines idées fortes présentes dans le débat méritent une réponse : ne vaut-il pas mieux appliquer ce qui marche mieux d’un côté du pays ? Quid des différences de culture parmi les professionnels des soins de santé ? Et peut-on encore faire marche arrière après six réformes de l’État ?
Appliquer ce qui marche mieux d’un côté du pays, ou le généraliser partout
Le rapport au médecin généraliste et le recours aux urgences ne sont pas les mêmes au Nord et au Sud du pays. La création des zones de première ligne en Flandre est un pas en avant très positif, ce qui n’existe pas à Bruxelles et en Wallonie21. Cela semble justifié pour certains que l’on transforme la frontière linguistique en frontière sanitaire. Absurde. Renversons plutôt le raisonnement : s’il est scientifiquement prouvé qu’une première ligne forte de soins de santé est dans l’intérêt des patients, pourquoi les patients francophones ne pourraient-ils pas en bénéficier ? La Fédération des Maisons Médicales (regroupant les centres médicaux côté francophone) plaide en ce sens, en proposant de s’inspirer des zones de première ligne qui existent en Flandre.
Certains pensent que la création des zones de première ligne est le fruit d’une plus grande autonomie, grâce à la sixième réforme de l’État. Mais le débat est moins communautaire qu’il n’y paraît. Les zones de première ligne sont d’abord le fruit d’une politique correcte, le ministre de l’époque ayant pris au sérieux les recommandations des experts et organisations de terrain. Cette politique correcte est menée dans d’autres pays (Pays-Bas, Danemark, Suède, Japon). Cela n’a rien de flamand ou de culturel. Il suffit pour s’en convaincre de noter que le ministre flamand de la Santé actuel, Wouter Beke (CD&V), s’occupe bien moins de développer les zones de première ligne que son prédécesseur, Jo Vandeurzen (CD&V lui aussi).
A contrario, d’autres expériences positives ont été lancées par l’échelon fédéral, comme les douze projets pilotes de soins de santé locaux intégrés22 qui sont riches d’enseignements pour repenser notre modèle de soins de santé. Le surréalisme de notre structure de l’État a bien sûr abouti à ce que les frontières des projets pilotes de l’échelon fédéral ne correspondent pas aux frontières des zones de première ligne flamandes. Il a donc fallu concerter, concerter et concerter pour pouvoir se mettre d’accord. Leçon à en tirer : généralisons les meilleures pratiques pour obtenir des réseaux de santé locaux et publics pour tous les habitants du pays.
Culturaliser les différences, ou apprendre les uns des autres
Professionnels de la santé francophones et néerlandophones auraient une autre culture, d’autres points de référence, d’autres habitudes disent certains. Tellement différentes qu’elles seraient inconciliables. Or les soins de santé devraient avant tout être basés sur l’application de recommandations scientifiques. Mais ce que nous voyons chez nous est que le remboursement des prestations médicales en Belgique n’est pas conditionné au respect des meilleures pratiques, comme c’est le cas dans d’autres pays. Au contraire, certains spécialistes ont des incitants financiers à prescrire scanners et autres examens coûteux. On voit ainsi apparaître certains effets de mode, pas toujours justifiés, lancés par certains médecins faisant autorité dans leur domaine créant des «cultures» différentes dans certaines sous-régions23.
Le Centre fédéral d’expertise médicale s’est penché sur la question en 2006. Il ressort de l’étude que la cartographie des disparités est très différente d’une pathologie à l’autre. Certaines opérations des yeux se pratiquent plus à l’Est du pays, tandis que certaines opérations des articulations se pratiquent plus à l’Ouest. On voit plus souvent des ablations de l’utérus dans le Nord du pays, tandis que l’on a plus de césariennes au Sud. Les variations intrarégionales sont souvent plus importantes que les écarts entre les régions24.
Pour en revenir à des facteurs communautaires, il faut noter que l’enseignement joue un rôle crucial. Or on enseigne différemment la médecine sur certains points au Nord et au Sud du pays25. Certaines différences régionales sont donc elles-mêmes le résultat du transfert des compétences. Il n’est pas avantageux pour les patients ni pour la sécurité sociale, d’approfondir ces différences en les traitant comme des divergences culturelles. Au contraire, si l’on obtient de meilleurs résultats à certains endroits, pourquoi ne pas en faire profiter tous les patients ? Les onze maisons médicales de Médecine pour le Peuple établies dans les trois régions du pays montrent que les grands défis des soins de santé de première ligne présentent avant tout beaucoup de points communs, quelle que soit la région. Une vision sociale et scientifique des soins de santé pèse bien plus que les éventuelles différences culturelles.
Vider le tube de dentifrice, ou rassembler les fondations d’une maison coupée en trois
Les nationalistes aiment répéter que les compétences des régions et communautés sont comme du dentifrice sorti de son tube et qu’il serait donc impossible de revenir en arrière. Or la sécurité sociale est le ciment du pays. Si l’on veut une maison solide, où l’on pourra ensuite décorer chaque pièce à sa guise, on a besoin de fondations solides. Poursuivre la scission des soins de santé n’a aucun sens. Et il y a de sérieux points d’appui pour les syndicalistes et citoyens combatifs pour engager la lutte vers plus d’unité.
Sept Belges sur dix veulent refédéraliser la santé. La majorité des habitants du pays plaide pour une plus grande unité. Deux néerlandophones sur trois veulent plus de Belgique, alors que seulement un sur quatre demande plus de Flandre, ce qui est deux fois moins qu’il y a dix ans. Sept Belges sur dix et 85 % des directeurs d’hôpitaux veulent refédéraliser la santé. C’est même le cas de plus de la moitié des électeurs du Vlaams Belang et de la N-VA26.
Les exemples étrangers. Alors qu’en Belgique, certains veulent faire travailler chaque entité fédérée dans son coin, on voit une évolution inverse dans plusieurs pays fédéraux, où les régions s’associent pour faire mieux ensemble. En Espagne, le gouvernement central a repris le contrôle de l’ensemble du système de santé. Face à une certaine cacophonie, l’Allemagne a adapté ses lois sur la protection contre les maladies : désormais les directives nationales doivent être suivies par toutes les régions et communautés27. Même chose en Suisse.
Imagine-t-on les ministres des régions et communautés négocier chacun dans leur coin le prix des médicaments face à Big Pharma.
Une idée qui gagne du terrain. L’idée de refédéraliser les soins de santé gagne du terrain dans les rangs des partis écologistes et libéraux, francophones et néerlandophones. Le débat existe aussi au sein du CD&V, parti moteur par excellence des six réformes de l’État : depuis que deux tiers de la base du parti a voté contre l’avis du sommet lors du congrès de 2016, la possibilité de refédéraliser des compétences fait partie intégrante du programme du parti28. Le Vlaams Belang mis à part, la N-VA est devenue le seul parti qui refuse catégoriquement de refédéraliser quelque compétence que ce soit. Les nombreux sondages confirment qu’il existe un «marché électoral» pour les partis voulant porter le combat d’une plus grande unité. «Après la Deuxième Guerre mondiale, on a conclu le pacte social. Considérons la crise du Covid comme une nouvelle guerre, et saisissons la chance de réécrire la structure de nos soins de santé», écrit Marc Noppen, directeur de l’hôpital universitaire UZ Brussel, dans son nouveau livre29.
Propositions pour plus d’unité dans notre système de soins de santé
Les nationalistes déploient des prodiges d’énergie et de créativité pour découper les fondations de la maison Belgique et de la sécurité sociale. Ils ne sont pas loin de réussir à créer l’illusion que l’on peut découper les fondations en deux ou en trois, tout en évitant que la maison ne s’écroule. Face à cela, nous avons besoin de propositions enthousiasmantes pour une approche commune, en partant de ce que l’on veut résoudre.
Des fondations fortes, un centre de gravité fédéral
Unité de la sécurité sociale. C’est le meilleur remède contre l’inégalité. Nous faisons face à un patronat agressif, qui veut pouvoir obliger les travailleurs malades en Flandre à reprendre le travail, et ainsi faire un pas de plus vers la scission de la sécurité sociale. Face à cela, nous devons protéger le caractère fédéral de la sécurité sociale. Elle est le ciment de la classe des travailleurs et du pays. Elle garantit le caractère public des soins de santé et de leur financement, elle est le niveau de pouvoir où la solidarité interpersonnelle peut se déployer le plus largement. Il faut la protéger à tout prix, ce qui implique de ramener l’organisation des soins de santé au niveau fédéral.
Unité de commandement. Nous avons neuf ministres de la Santé, mais personne n’est responsable lorsque des drames se jouent sur le terrain. Le fait que Sciensano (organisme fédéral) publie sur son site des directives sanitaires pour tous les niveaux de pouvoir pendant la crise du Covid montre bien l’absolue nécessité d’un pôle de commandement unique, sur la base des meilleures recommandations scientifiques. Les soins de santé doivent revenir sous la responsabilité d’un seul ministre fédéral de la Santé, comme le demande l’immense majorité des habitants du pays. Des matières comme la prévention, la première ligne, l’ensemble de la politique hospitalière et la santé mentale doivent redevenir une compétence fédérale. L’État fédéral doit aussi être compétent pour organiser la coopération entre les différentes institutions et lignes de soins, en cas d’épidémie par exemple, en s’appuyant sur des réseaux de santé locaux.
Unité des travailleurs. En 2020, le personnel des hôpitaux partout dans le pays et le personnel des maisons de repos en Flandre ont obtenu de belles augmentations de salaire. À Bruxelles et en Wallonie pas, alors qu’ils ont affronté les mêmes difficultés et la même absence de matériel30. La nouvelle organisation des soins de santé en Belgique doit favoriser l’unité des travailleurs dans leurs combats pour revaloriser les métiers de la santé. Le salaire et la charge de travail du personnel soignant doivent être encadrés par des normes fédérales communes, obligatoires tant dans les hôpitaux et les soins à domicile que dans les institutions de soins restant sous la compétence des régions. Cela offrirait un levier fort pour les travailleurs et les organisations syndicales pour lutter contre l’austérité et la marchandisation.
Une application décentralisée au plus proche du citoyen ne se fait pas en déplaçant la compétence de santé de la rue de la Loi à la place des Martyrs.
Plus d’unité est une voie sociale et humaine. C’est aussi une voie moins chère. En simplifiant la structure actuelle de l’État, nous diminuons le nombre de ministres et de membres de cabinet. C’est enfin une voie logique. Pour négocier des prix et des conditions de remboursement, face aux intérêts opposés de multinationales puissantes comme ceux de l’industrie pharmaceutique et l’industrie des technologies médicales, il faut un rapport de forces, une position de négociation et beaucoup d’expertise. Ensemble on va plus loin.
Pour des réseaux de santé locaux
De nombreuses voix s’élèvent sur le terrain pour adapter les priorités et la mise en œuvre des politiques de santé publique aux réalités locales, à juste titre. On a par exemple vu par le passé une soudaine augmentation des traitements pour insuffisance rénale dans la région d’Alost, dont la cause était l’utilisation de certaines poudres dans l’industrie textile. Il faut pouvoir prendre des initiatives au niveau local, et il faut pouvoir les coordonner entre les différents acteurs des soins de santé. «Une coordination structurelle entre les différentes lignes des soins de santé fait cruellement défaut. Une structure locale est nécessaire pour gérer ça. Les régions ont fait le choix de call-centers centraux pour le suivi des contacts, mais ce système ne fonctionne pas bien. Confiance, contact personnel, continuité et connaissance de la réalité locale sont nécessaires pour y parvenir. Une structure locale est nécessaire, entre le niveau de la maison médicale et le niveau central. Pour faire le lien31.» Cela existe déjà aux Pays-Bas et au Danemark. C’est nécessaire en période d’épidémie. C’est aussi nécessaire pour n’importe quelle campagne de prévention un tant soit peu ambitieuse.
Les nationalistes répondent en disant que c’est le niveau régional qui répond à ces besoins, car il serait plus proche du citoyen. Or la place des Martyrs à Bruxelles (siège du gouvernement flamand) n’est pas plus proche du citoyen que la rue de la Loi (siège du gouvernement fédéral). Ce qu’il faut, c’est une unité de commandement national, des normes et des lois nationales, mais aussi une application décentralisée au plus proche du citoyen. Cela doit se faire au niveau de réseaux de santé locaux. Des réseaux de santé locaux qui coordonnent le travail des médecins traitants, des centres médicaux, des centres publics de prévention, etc. Des réseaux de santé locaux qui rendent possible une proximité avec la population que de grandes entités régionales sont incapables d’offrir. Voilà pourquoi la construction de 60 zones de première ligne en Flandre va dans la bonne direction et doit être généralisée à tout le pays. Cet objectif requiert un cadre institutionnel qui favorise une approche sociale, humaine et logique. En Belgique, aujourd’hui, c’est le niveau fédéral qui offre le meilleur cadre pour mener ce combat.
Footnotes
- Commission spéciale chargée d’examiner la gestion de l’épidémie de Covid-19 par la Belgique, 16novembre2020, lachambre.be, www.dekamer.be/kvvcr/pdf_sections/pri/covid/Comm%20Aanpak_GestionCOVID19_20201116.pdf.
- Emmanuel André et al., «Pour une politique belge en matière de soins de santé», L’Écho, 20 juin 2020.
- Grand baromètre Ipsos-Le Soir, 22 juin 2020.
- Hillal Sor et Paul Lootens, «Les défis pour un syndicalisme post-covid», Lava, n°17, été 2021, pp.17.
- Commission spéciale Covid de la Chambre, 3 novembre 2020.
- De Tijd, 8 avril 2020.
- Jo De Cock, «We moeten nu transparantie krijgen in de artsenlonen», De Standaard, 3-4 juillet 2021.
- «Emmanuel André tacle Maggie De Block: l’épidémie n’était pas son truc», rtbf.be, 20 novembre 2020.
- Debat Zorgnet-Icuro, Debat 2 «Is nu de zorg aan zet»: Politieke kopstukkendebat (2020), à voir sur YouTube, 5 juin 2020. Déclaration de Lorin Parys à 33’50’’.
- Depuis le cas de la petite Pia, toute la Belgique connaît l’existence de maladies rares, ici l’amyotrophie spinale: une maladie neuromusculaire rare qui touche 1 nouveau-né sur 7 000. Elle provoque un sous-développement des muscles. Cela peut le plus souvent être évité si la maladie est détectée dès la naissance.
- Jasper D’Hoore, «Voka top-man: België moet herstructureren», De Tijd, 9 septembre 2019.
- «J’espère aboutir à un accord historique avec le PS en 2024», L’Écho, 12 décembre 2020.
- «Splitsing gezondheidszorg dient toekomstige generatie», De Tijd, 23 juin 2020.
- Sur proposition de députés de la majorité démocrate-chrétienne et socialiste.
- Daniel Dumont, op. cit., p.179. 14 Daniel Dumont, op. cit., pp.223-224.
- Paul Dirckx, De Vlaams-Waalse fictie. Over België, Europa en het etnoliberalisme, EPO, Berchem, 2013, pp. 124-125.
- Kristian Orsini, «La défédéralisation des soins de santé: existe-t-il un consensus dans les revendications flamandes? », Reflets et perspectives de la vie économique, 2004/3, Tome XLIII, pp.125.
- Tom Zwanepoel et Tony Van de Calseyde, op. cit., p. 18.
- Emmanuel André et al., «Pour une politique belge en matière de soins de santé», L’Écho, 20 juin 2020.
- Tom Zwanepoel et Tony Van de Calseyde, op. cit., p. 20.
- Zones d’environ 100 000 habitants responsables du planning et de la coordination des soins et soins de santé.
- Douze projets de soins intégrés en faveur des malades chroniques ont démarré le 1erjanvier2018 à travers toute la Belgique pour une durée de 4 ans. Dispensateurs et institutions de soins collaboreront mieux, ensemble et avec le patient pour qu’il puisse bénéficier de meilleurs soins et d’une meilleure qualité de vie. Les douze projets couvrent 2,5 millions d’habitants, soit près d’un quart de la population belge. Voir www.integreo.be.
- Guy Tegenbos, «Kans op operatie verschilt zeer sterk per regio», De Standaard, 11 octobre 2006.
- Centre fédéral d’expertise des soins de santé, Etudes des disparités de la chirurgie élective en Belgique, report 42B, 2006, p.150.
- Guy Tegenbos, «Kans op operatie verschilt zeer sterk per regio», De Standaard, 11 octobre 2006.
- Tony Van de Calseyde et Frédéric Amez, «Que signifie concrètement le retour de la réforme de l’État? ”, Le Soir, 26 mai 2021. Voir aussi sondages De Stemming 2021 et Ipsos (Nieuwsblad & Le Soir).
- 27 Herwig Lerouge, «Trop de fédéralisme nuit à la santé», Lava n°14, automne 2020, p. 52.
- Ann De Boeck, « Opmerkelijke coming-out: CD&V-achterban massaal voor herfederalisering, tegen partijtop in », De Morgen, 28 novembre 2016.
- Marc Noppen, Gewoon anders, Borgerhoff & Lamberigts, 2021, p. 117.
- Hillal Sor et Paul Lootens, «Les défis pour un syndicalisme post-covid», Lava n°17, été 2021, pp.17.
- Bart Criel en Janneke Ronse, «Onze les uit de coronacrisis? Organiseer gezondheidszorg meer lokaal», De Morgen, 29 juillet 2020.