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Éditorial Lava 18

Ruben Ramboer

—30 septembre 2021

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Après la crise du coronavirus, on pensait que tout irait mieux, mais c’est business as usual, voire pire. Les pratiques mêmes de Big Pharma illustrent à quel point ce système est pourri jusqu’à la mœlle.

Vous tenez entre les mains notre numéro d’automne, qui s’articule autour d’un dossier sur Big Pharma et la vaccination. Pour être honnêtes, à la rédaction de Lava, nous avions un doute sur le thème. On ne compte plus les magazines et suppléments de journaux qui ont abordé la technologie de l’ARNm, la question de la liberté et, bien qu’un peu moins, la nécessité de lever les brevets sur le vaccin. Après avoir écouté ce qu’avaient à dire certains des auteurs de ce numéro d’automne, notre décision n’a plus fait l’ombre d’un doute.

Le contenu qu’ils amènent pour démasquer Big Pharma et ses laquais politiques est unique: «Les vaccins sont une avancée scientifique majeure mais elles n’ont pas été conçus pour vaincre une pandémie»; «Les vaccins de Pfizer, Moderna et AstraZeneca ont obtenu de bons résultats en termes d’efficacité mais elles ont également des résultats particulièrement mauvais sur plusieurs autres critères qu’un bon vaccin doit remplir selon l’Organisation mondiale de la santé»; «La stratégie de l’Union européenne prolonge la pandémie et peut être résumée par la formule «l’Europe d’abord»; «Les pratiques d’achat des vaccins combinées au régime de la propriété intellectuelle, le nationalisme vaccinal doivent être considérés comme un apartheid et un impérialisme vaccinal». Loin de tout cliché anticapitaliste automatique, nous nous trouvons ici face à des analyses concrètes de situations concrètes.

Une industrie pharmaceutique dénuée de tout scrupule

Au début du mois d’août, Pfizer et Moderna ont annoncé l’augmentation du prix de leurs vaccins, de 13 et 25% respectivement. Ils coûtent désormais19,5euros et 21,5euros par dose, alors que la production d’une dose ne coûte pas à Pfizer plus de 2 à 3euros. En Belgique, depuis l’histoire révoltante de la petite Pia, on sait très bien que les prix pratiqués par Big Pharma ne reflètent en rien les coûts de production et les priorités en matière de santé, mais bien la soif de profit et le pouvoir. Critiqué par rapport à ces augmentations, le PDG de Pfizer, Albert Bourla, a répliqué sans rougir: «Le problème, c’est que beaucoup veulent juste ponctionner l’industrie pharmaceutique, puis l’argent disparaît dans le grand trou noir du budget. Nous n’allons pas nous laisser faire».

Voilà une industrie qui reçoit des tonnes d’argent public pour développer des vaccins, qui pratique l’évasion fiscale à grande échelle, qui se voit offrir déductions de cotisations sociales et avantages fiscaux, qui exige des pays qu’ils hypothèquent leurs ambassades et leurs casernes pour acheter le vaccin, qui refuse de suspendre temporairement les brevets pour préserver ses propres intérêts… et Bourla arrive et ne se gêne pas pour incriminer «le système de santé public».

Après la crise du coronavirus, on pensait que tout irait mieux, mais c’est business as usual, voire pire. Voir les responsables politiques des partis traditionnels se féliciter du bon déploiement des campagnes de vaccination a quelque chose d’écœurant. Les pratiques mêmes de Big Pharma illustrent à quel point ce système est pourri jusqu’à la mœlle.

Premièrement, les entreprises pharmaceutiques et biomédicales engrangent des profits record. Cette année, rien que les ventes de vaccins rapporteront environ 30milliards d’euros à Pfizer. C’est énorme. Plus de 100 pays ont un PIB moins élevé que cela. Profiter de la misère liée au coronavirus n’a rien de nouveau. On se souvient ainsi des laboratoires médicaux commerciaux, pour qui le Covid-19 s’est révélé être une mine d’or. L’analyse des tests de dépistage du coronavirus a généré à ce jour plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires rien qu’en Belgique, avec des marges bénéficiaires allant de 25 à 50%.

Deuxièmement, les géants pharmaceutiques ne se soucient guère de la santé publique. Le meilleur moyen de se défendre contre les nouveaux variants est de vacciner l’ensemble de la population mondiale le plus vite possible. Jusqu’à il y a quelques mois, pas moins de 75% de tous les vaccins avaient été administrés dans 10 pays seulement. Aujourd’hui, les monopoles pharmaceutiques préfèrent vendre une piqûre de rappel à ces mêmes pays riches plutôt que de fournir une protection de base à tous les habitants de la planète. Et pourtant, la capacité de production serait suffisante, mais les monopoles refusent de partager la technologie. Nous l’avions déjà constaté lors de la pandémie: la société pharmaceutique suisse Roche n’a pas été en mesure de fournir suffisamment de réactifs pour répondre à la demande de tests, mais a refusé de donner accès à sa formule. À propos des variants, le même Bourla dit: «Il y aura probablement un variant de coronavirus qui sera résistante à notre vaccin, mais en 95 jours, nous serons en mesure de développer un vaccin spécifique pour ce variant». La devise est clairement «plus on manque de vaccins, plus nos bénéfices futurs seront importants». Et «il faut apprendre à vivre avec le corona» n’est rien d’autre qu’un discours destiné à légitimer cette soif de profits.

Troisièmement, la recherche préventive n’intéresse pas les pontes de l’industrie pharmaceutique. Le professeur de virologie Johan Neyts (KUL) souligne l’importance d’être bien préparés: «Vous pouvez développer des inhibiteurs de virus puissants pour la plupart des familles de virus en vous basant sur l’arbre généalogique que vous connaissez déjà. Mais vous devez faire cela lorsque la situation sanitaire est calme pour être prêt à intervenir dès qu’une épidémie se déclare». Or, les multinationales pharmaceutiques n’ont rien à gagner à mettre en jeu leur capital pour le consacrer à la recherche de médicaments qui ne rapportent pas un sou. En 2018, l’industrie pharmaceutique a même bloqué un programme européen de recherche épidémiologique innovante.

Quatrièmement, c’est Big Pharma qui dicte les lois et les politiques. Le Corporate Europe Observatory a enquêté pour savoir qui frappe aux portes de la Commission européenne. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: depuis mars 2020, les lobbyistes de Big Pharma se sont rendus sur les lieux 44 fois, les fédérations pharmaceutiques 117 fois, les organisations liées à la fondation Bill Gates 41 fois. Par contre, des ONG critiques telles que Médecins sans Frontières (MSF), Global Health Advocates (GHA), les producteurs de médicaments génériques et d’autres se voient refuser l’accès en tout ou en partie. Chez nous, GlaxoSmithKline (GSK) a été l’un des deux principaux bénéficiaires à contribuer à la rédaction de la loi sur la déduction fiscale sur les revenus de brevets.

Tout cela me rappelle les mots du syndicaliste britannique Thomas Dunning, que Marx citait dans Le Capital: «Le capital abhorre l’absence de profit (…). Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux: 10% d’assurés, et on peut l’employer partout; 20%, il s’échauffe!, 50%, il est d’une témérité folle; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines; 300%, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence».

Quelques réalisations suffisent à mettre en évidence le contraste avec l’approche adoptée dans une petite île pauvre des Caraïbes où les soins médicaux, considérés comme un droit humain, ne restent pas lettre morte. Les firmes pharmaceutiques ont été parmi les premières industries à être nationalisées à Cuba après la révolution. Le pays est ensuite parvenu à éradiquer toute une série de maladies infectieuses. Cuba est le seul pays à avoir développé un vaccin efficace contre la méningite bactérienne (type b). Son coût: 95cents. Cuba a également développé des vaccins contre le Covid-19. Ceux-ci sont administrés aux habitants. Actuellement, Cuba se prépare à exporter les vaccins et à partager la formule avec d’autres pays. Les médecins et le personnel soignant cubains sont réputés dans le monde entier. Lorsque l’épidémie de virus Ebola a éclaté, il a été le premier pays à proposer son aide à la Sierra Leone. Il a également envoyé rapidement une brigade médicale en Lombardie, l’une des régions d’Italie les plus durement touchées par le Covid-19. Si, en Occident, on parle souvent, avec mépris, de «diplomatie corona», en Lombardie, on pense probablement différemment.

Changer le système

La pandémie démontre l’échec spectaculaire du capitalisme. Ce sont les pays qui sont allés le plus loin dans la déréglementation et la privatisation des services publics qui ont été les plus durement touchés. Le mode de production capitaliste est désastreux pour l’homme et la nature, et les États capitalistes n’ont pas été capables d’offrir à la population une protection adéquate contre le virus. La Chine compte 3,3 décès dus au Covid par million d’habitants, le Vietnam 13, Cuba 250, l’Union européenne 1662 et les États-Unis 1857. La Belgique occupe la dixième place de ce classement mondial morbide avec 2190 décès par million d’habitants.

Un système dans lequel les fortunes des Bezos de ce monde s’envolent à la suite de la plus grande crise que nous ayons vécue depuis la Seconde Guerre mondiale est en phase terminale. Un système dans lequel les Bourla de ce monde créent des masses d’argent aux dépens des victimes d’une pandémie est criminel. Nous sommes confrontés à un choix crucial, écrit l’auteur français Fréderic Lordon dans son dernier livre Figures du communisme: «Le capitalisme est entré dans une phase où il détruit l’humanité. Par conséquent, l’humanité va avoir à choisir entre persévérer tout court et persévérer dans le capitalisme – pour s’y éteindre.»

Le coronavirus n’est qu’un échauffement pour ce qui nous attend. Il ne fait aucun doute que de nouvelles pandémies vont se déclarer en raison de la déforestation et de l’agrobusiness capitaliste. En outre, une «pandémie silencieuse» se profile à l’horizon: la résistance aux antibiotiques. À moins d’agir rapidement, nous nous dirigeons vers des millions de décès dus à des bactéries super résistantes. Mais la recherche sur les antibiotiques est pratiquement au point mort. Les marges bénéficiaires dans ce secteur sont jugées trop faibles par les capitaines de l’industrie pharmaceutique. Et ne parlons pas du réchauffement climatique.

Après la grippe espagnole, nos sociétés ont pris la décision d’abandonner le système sanitaire basé sur la responsabilité individuelle et la charité. La Russie révolutionnaire a lancé son système de santé publique. De nombreux pays d’Europe occidentale lui ont embrayé le pas en proposant une assurance maladie gratuite ou accessible à tous. Cela devrait nous servir d’inspiration pour totalement changer le système au lendemain du Covid-19. Ce nouveau système porte un nom: le socialisme.

Signez la pétition de l’initiative citoyenne européenne à l’adresse suivante: www.noprofitonpandemic.eu.

Plus d’unité, c’est bon pour la santé

Aurélie Decoene

La structure institutionnelle belge a coûté des vies. Neuf ministres ont des compétences liées à la santé, mais aucun n’est responsable. Sept Belges sur dix souhaitent une refédéralisation des soins de santé, mais dans la sphère politique, l’appel à une scission complète reste très fort. L’économiste et politologue Aurélie Decoene met en garde contre ce projet dangereux, qui menace également le système fédéral de sécurité sociale. Ses arguments nous offrent des armes pour mener le débat imminent, qui sera décisif pour l’unité de la Belgique.

Changements de paradigme dans l’Union européenne et aux États-Unis

Susan Watkins

Un an après le début de la pandémie, les États-Unis et l’Union européenne ont adopté des plans de relance que beaucoup considèrent comme une rupture avec le néolibéralisme. Mais selon la rédactrice en chef de la New Left Review, Susan Watkins, ces plans n’annoncent pas une nouvelle ère historique. Susan Watkins compare en détail le Next Generation EU-plan avec les ambitions de Joe Biden. Du côté européen de l’Atlantique, l’approche néolibérale s’élargit, et on peut même parler d’un nouveau putsch de la Commission européenne. Du côté américain, bien qu’un léger rattrapage social soit prévu, les plans s’apparentent davantage à une nouvelle version de la Troisième Voie, et doivent surtout être considérés dans le cadre de la guerre froide contre la Chine.

Le capitalisme ralentit la vaccination

Costas Lapavitsas

 

Selon l’économiste Costas Lapavitsas, une politique efficace de lutte contre la pandémie ne peut se faire sans juguler les géants pharmaceutiques et le secteur biomédical. Les États capitalistes n’étaient pas disposés à le faire et les ont laissés fixer les grandes lignes de cette politique. Résultat? Des confinements, des restrictions de liberté, la concurrence pour les équipements médicaux en pénurie et des milliards de personnes qui n’ont pas encore été vaccinées. Les variants du Covid ont le champ libre. Covax n’est qu’un sparadrap sur une plaie béante, un acte de charité néo-libéral.

Des vaccins lucratifs ne suffisent pas à maîtriser une pandémie

Wim De Ceukelaire

Si nous avions voulu développer le meilleur vaccin possible, nous nous y serions pris très différemment et nous aurions probablement abouti à d’autres vaccins plus performants, affirme Wim De Ceukelaire, président de Viva Salud. On a pris un mauvais tournant dès le début de la course au vaccin. La priorité des entreprises pharmaceutiques était d’obtenir un accès rapide au marché, et non la santé publique. Les vainqueurs de la course obtiennent de mauvais résultats selon plusieurs critères de l’Organisation mondiale de la santé. En outre, la population testée n’était pas suffisamment diversifiée et il existe un biais important à l’encontre des développeurs de vaccins non occidentaux.

Propriété intellectuelle et impérialisme vaccinal

Amaka Vanni

En s’appuyant sur des preuves tangibles, la professeure de droit Amika Vanni démontre comment le monopole du marché de la propriété intellectuelle a créé une classe sociale privilégiée ayant un accès privilégié aux médicaments. Il est temps d’appeler un chat un chat: le système mondial de propriété intellectuelle, le nationalisme vaccinal et les intérêts des grandes entreprises pharmaceutiques constituent ensemble l’impérialisme vaccinal. La pandémie est un moment opportun pour revoir ce système dysfonctionnel de la propriété intellectuelle.

La stratégie européenne des vaccins au service de Big Pharma

Marc Botenga

La stratégie européenne contre la pandémie s’est avérée désastreuse pour la santé publique, écrit le député européen Marc Botenga. Cette stratégie a prolongé la pandémie. La Commission n’a pas tenu sa promesse de faire du vaccin un bien commun, et s’est pliée aux désidérata de l’industrie pharmaceutique sur tous les plans. On peut résumer cette stratégie en deux mots: Europe First, or c’est clairement incompatible avec le caractère mondial de la menace virale. L’initiative citoyenne No Profit on Pandemic doit accroître la pression sur l’Europe.

Comment la Chine a-t-elle échappé à la thérapie de choc?

Daniel Zamora et Isabella Weber

Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, la Chine a remodelé son économie en opérant des réformes du marché. Pourquoi la marchéisation de la Chine n’a-t-elle pas débouché sur un néolibéralisme à part entière? Dans un entretien avec Daniel Zamora, Isabella Weber, l’auteure de How China Escaped Shock Therapy [comment la Chine a échappé à la thérapie du choc, n.d.t.], revient sur l’histoire économique la plus étonnante de ces 50 dernières années. Elle aborde ainsi les questions de l’économie planifiée et de l’économie de marché, du contrôle et de la libération des prix, de la loi de la valeur et les débats intenses au sein du Parti communiste chinois. Non, le régime chinois n’est pas un capitalisme d’État ou un «néo-libéralisme aux caractéristiques chinoises».

Liberté, égalité, Beyoncé

Nedjib Sidi Moussa

Le triomphe de l’artiste-entrepreneuse est concomitant de l’instauration du nouvel ordre intersectionnel faisant bon ménage avec le capitalisme néolibéral et une démocratie représentative en crise. C’est pourquoi les controverses qui ont émaillé la carrière de l’artiste richissime ne se sont guère éloignées de ce corset idéologique, creusant le puits sans fond des politiques de l’identité.