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Pandémie et socialisme

Prabhat Patnaik

—16 avril 2020

Alors que le COVID-19 fait des ravages partout dans le monde, on assiste, pays après pays, à une socialisation des soins de santé et de la production de certains biens essentiels, qui s’écarte nettement de la norme capitaliste.

Il paraît qu’en temps de crise, tout le monde devient socialiste ; les marchés libres passent au second plan, au profit des travailleurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, lorsque le rationnement universel a été introduit en Grande-Bretagne, on a constaté une amélioration de l’alimentation du travailleur moyen. De même, des entreprises privées ont été réquisitionnées pour produire des biens destinés à l’effort de guerre, nécessitant une planification de facto.

Prabhat Patnaik est professeur émérite au Centre for Economic Studies and Planning de l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. Il est l’auteur, entre autres, de Accumulation and Stability Under Capitalism (Clarendon Press, 1997), The Value of Money (Columbia Uni Press, 2009) et Re-envisioning Socialism (Tulika books, 2011).

Ce même type de phénomène est aujourd’hui à l’œuvre en raison de la pandémie. On assiste, pays après pays, à une socialisation des soins de santé et de la production de certains biens essentiels, qui s’écarte nettement de la norme capitaliste. Et, plus la crise est grave, plus le degré de socialisation est élevé. Ainsi, l’Espagne, deuxième pays européen le plus touché après l’Italie, a nationalisé tous ses hôpitaux privés pour faire face à la crise ; ils sont tous désormais sous le contrôle de l’État. Même Donald Trump a ordonné aux entreprises privées de produire des biens nécessaires en urgence lors de cette pandémie. En ce moment, il n’y a pas qu’en Chine que l’on voit la main de l’État se resserrer sur la production. Les États-Unis et plusieurs pays européens se sont eux aussi empressés de modifier leur stratégie politique.

Il y a une autre raison pour laquelle un monde frappé de pandémie prend un virage apparemment socialiste et c’est lié à la nécessité d’envisager les choses de manière plus scientifique. Or, l’approche scientifique est en soi un grand pas vers le socialisme. Dans un moment comme celui-ci, les gens ont le plus grand mépris vis-à-vis de « théories » telles que celles colportées par des organisations Hindutva hindoues [suprémacistes de droite], d’une absolue vacuité (par exemple le fait que la bouse et l’urine de vache puissent guérir du coronavirus). D’ailleurs ceux-là mêmes qui diffusent ces théories n’hésitent pas à se précipiter à l’hôpital au premier signe de toux, quand ils n’y sont pas envoyés par leurs proches. Dans de telles situations, la superstition se paie cher. Les gens sont contraints de changer de comportement, ce qui est également propice à l’émergence de l’idée de socialisme.

On perçoit pourtant aussi actuellement une tendance totalement opposée à la socialisation, qui consiste à appauvrir son voisin pour se sauver soi-même. On pense ainsi à la volonté de Donald Trump d’acheter les droits exclusifs sur un vaccin développé par la firme allemande CureVac. Il s’agissait pour le président américain de s’assurer, ni plus ni moins, que le vaccin ne serait disponible que pour les États-Unis et pas pour d’autres pays, tentative toutefois rejetée par le gouvernement allemand. De même, la tentation, non négligeable, de se concentrer sur la protection d’un seul segment de la population, et d’abandonner les autres (notamment les personnes âgées, les femmes et les groupes marginalisés) à leur sort, illustre elle aussi cette tendance. Enfin, l’entêtement de Donald Trump à imposer des sanctions à l’Iran, alors que ce pays paie un lourd tribut au COVID-19, est encore un autre exemple parlant de cette approche.

Dans tous ces cas, on se trouve face à un raisonnement typique du capitalisme, qui consiste à laisser les pauvres et les personnes vulnérables à la merci de la pandémie tout en veillant à ce que les riches, les forts et les nantis restent protégés. L’échec de Bernie Sanders, ouvertement socialiste, qui a plaidé en faveur de l’universalité des soins de santé aux États-Unis, à l’approche des élections américaines, risque bien de renforcer cette vision des choses.

Parmi l’arsenal de mesures prises, celles qui vont au-delà du capitalisme prendre finalement l’ascendant sur d’autres.

Or, cette tendance a une limite naturelle. La pandémie actuelle est par essence difficile à circonscrire à un seul pays ou un seul segment du monde ou de la population. Toute tentative puérile de le faire, à l’instar de Donald Trump, est vouée à l’échec. Tous ces constats ne signifient pas que l’humanité va naturellement, du jour au lendemain, être convaincue de la nécessité de dépasser le capitalisme pour faire face à la crise. Il serait plutôt question de voir, parmi l’arsenal de mesures destinées à lutter contre la pandémie, celles qui vont au-delà du capitalisme prendre finalement l’ascendant sur d’autres. Et plus la pandémie se prolonge, plus cela pourrait se vérifier.

Cette pandémie démontre que, si la mondialisation actuelle s’est développée sous le joug du capitalisme, elle n’a pas les moyens de faire face à ses retombées. Le capitalisme a généré une situation où les mouvements de marchandises et de capitaux, y compris financiers, se sont mondialisés. On a voulu croire que cette mondialisation pouvait se limiter à ces aspects. Mais c’était impossible. La mondialisation implique également la circulation rapide des virus à l’échelle mondiale, et donc l’apparition de pandémies d’envergure planétaire.

Le monde a déjà connu une telle épidémie mondiale de pandémie hautement létale. C’était en 1918, avec le virus de la grippe espagnole. Elle s’était propagée dans le monde entier parce qu’elle s’était produite en pleine guerre, lorsque des milliers de soldats avaient traversé des milliers de kilomètres pour se battre dans des tranchées, avant de rentrer chez eux porteurs du virus. En somme, la guerre, brisant l’exclusion nationale, avait été à l’origine d’une pandémie mondiale. L’épidémie de SRAS de 2003 a touché 26 pays et, malgré sa gravité, sa mortalité a été estimée à 800 personnes, tandis que le nombre de victimes de la pandémie actuelle est déjà plus de dix fois plus élevé.

Mais aujourd’hui, la fragmentation des exclusions nationales fait partie intégrante du système. C’est la raison pour laquelle les épidémies mondiales telles que celle-ci seront des phénomènes courants dans la phase actuelle du capitalisme. C’est aussi la raison pour laquelle toute tentative à la Trump de limiter la crise à certains segments de la population pour en protéger d’autres est vouée à l’échec. En bref, le capitalisme est arrivé à un stade où ses institutions spécifiques sont incapables de faire face aux problèmes qu’il crée lui-même.

La crise économique n’est pas un simple ralentissement cyclique, mais bien le reflet d’une crise structurelle prolongée.

La pandémie n’est qu’un exemple de ce phénomène ; plusieurs autres réclament notre attention de toute urgence. Je n’en citerai que trois. Le premier est la crise économique mondiale qu’il est impossible de résoudre dans le cadre des institutions existantes du capitalisme. Elle nécessite au minimum une stimulation de la demande coordonnée au niveau mondial via des mesures fiscales mises en œuvre par plusieurs gouvernements agissant de concert. Le fait que les États-Unis, premier pays capitaliste, ne pensent qu’à protéger leur économie pour surmonter la crise, en cela cohérents avec leur approche tout aussi segmentée de la pandémie, illustre bien à quel point nous sommes loin d’une telle coordination mondiale. Le deuxième exemple concerne le changement climatique. Là encore, le capitalisme a créé une crise qu’il est incapable de résoudre dans les limites des paramètres qui le définissent. Mon troisième exemple est celui de la « crise des réfugiés » ou les mouvements mondiaux des personnes dévastées par le capitalisme au cours de ses guerres, mais aussi de sa paix.

Toutes ces crises laissent penser que le système arrive en bout de course. Ce ne sont pas de simples épisodes isolés : la crise économique n’est pas un simple ralentissement cyclique, mais bien le reflet d’une crise structurelle prolongée. De même, la crise provoquée par le réchauffement climatique n’est pas un épisode passager voué à disparaître de lui-même. La pandémie donne une idée de ce à quoi ressemblera notre société à l’ère de la mondialisation capitaliste, lorsque le monde entier sera frappé par des virus à propagation rapide qui touchent des millions de personnes, non pas une fois tous les cent ans, mais bien plus fréquemment. Pour que l’humanité puisse survivre à tous ces défis, les institutions du capitalisme sont totalement inadéquates. Il faut au contraire se diriger vers un système socialiste, ce vers quoi tendent, bien qu’elles ne soient apparemment que temporaires et d’urgence, les mesures actuelles remplaçant le « libre marché » et la recherche du profit.

Publié à l’origine sur People’s Dispatch.