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« On a besoin d’actions qui montrent que les travailleurs sont furieux »

Sébastien Menesplier

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Adrian Thomas

—27 février 2023

En France, le report de l’âge légal de départ à la retraite provoque une grande colère et les mobilisations syndicales connaissent un succès massif et historique. Tous les syndicats sont unis pour empêcher Emmanuel Macron d’imposer sa réforme antisociale. Explications d’un dirigeant syndical en lutte.

Alexandros Michailidis | Shutterstock

Adrian Thomas. Pouvez-vous d’abord vous présenter, vous et votre centrale syndicale ?

Sébastien Menesplier. Je suis chaudronnier-robinetier-électromécanicien. J’ai travaillé pour EDF (Électricité de France) à la centrale nucléaire de Blaye, près de Bordeaux, de 1994 à 2003, avant d’être détaché comme président de la délégation syndicale puis de devenir permanent de la Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME) et d’être élu en 2017 secrétaire général de la fédération. La FNME-CGT est l’ancienne fédération des travailleurs du sous-sol, c’est-à-dire surtout des mineurs. Elle couvre actuellement presque tout ce qui touche à l’extraction et à l’énergie (gaz, électricité, nucléaire), avec 45 000 adhérents dans 150 entreprises de production mais aussi de distribution d’énergie1.

Sébastien Menesplier est secrétaire général de la Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME), l’une des centrales de la Confédération générale du travail (CGT). Il a écrit avec François Duteil « Le nucléaire par ceux qui le font. Paroles de salariés » (Arcane 17).

Comment résumer cette réforme, ses enjeux et ses conséquences ?

La réforme prévoit, pour l’ensemble du monde du travail, de reporter l’âge légal du départ à la retraite de 62 à 64 ans et de cotiser plus longtemps, de 41 à 43 annuités. Si on commence à travailler à 26 ans, c’est à 67 ans qu’on pourra partir pour avoir une pension à taux plein. Partir avant, dès l’âge légal de 62 ans, signifierait recevoir moins. Avec la réforme, c’est deux ans supplémentaires de cotisation. Et c’est sans compter la pénibilité. Peu de salariés peuvent faire reconnaître que leur travail est lourd et partir à la retraite plus tôt.

Si on commence à travailler à 26 ans, c’est à 67 ans qu’on pourra partir pour avoir une pension à taux plein.

C’est seulement un quart chez les gaziers-électriciens alors que beaucoup sont confrontés à des tâches très rudes, car il faut (r)établir le courant à tout moment, la nuit, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Je pense aussi aux travailleurs du nucléaire confrontés aux effets de la radioactivité sur la santé. Les agents sont vraiment usés à 62 ans. Et dire que des ministres les traitent de privilégiés !

Vous avez beaucoup effrayé les députés macronistes quand vous avez menacé avec humour de « faire de la sobriété énergétique », c’est-à-dire de couper l’électricité de leur permanence « s’ils ne comprennent pas le monde du travail ». Pensez-vous que ce type de mot d’ordre très médiatique joue un rôle clé dans le rapport de force ?

Oui, c’est important. Nos affiliés nous disent que les cortèges dans les rues ne suffisent plus, il faut aller plus loin. On a besoin d’actions qui font parler de nous, qui agissent directement sur l’économie du pays et qui montrent bien aux dirigeants politiques que les travailleurs sont furieux. Notre syndicat ne fait qu’exprimer cette colère. Les ministres ne nous écoutent pas et ne viennent jamais nous rendre visite sur nos lieux de travail.

Adrian Thomas est un historien du syndicalisme belge et collabore souvent au CArCoB et au dictionnaire du mouvement ouvrier (Le Maitron). Il a publié Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi (Aden), distingué par le Prix CArCoB 2021.

La grande majorité de la société est opposé à la réforme, mais le gouvernement s’arc-boute sur ses positions. Macron et ses amis libéraux peuvent faire autant de « pédagogie » dans les médias qu’ils veulent, les gens ne sont pas dupes. Le monde du travail ne veut plus les écouter, les macronistes sont décrédibilisés. Nos actions sont nécessaires pour leur faire comprendre notre résolution. On a coupé l’électricité des permanences de huit députés de la majorité la semaine passée. Ce sont des coupures symboliques, ciblées et brèves, maximum une à deux heures.

Vous êtes très forts en communication. Des syndicalistes « Robins des Bois » de la FNME ont aussi récemment fourni gratuitement de l’électricité et du gaz aux hôpitaux. C’est un message symbolique puissant, la solidarité de classe dans le combat social ?

Ce sont des actions aussi symboliques et très populaires car, en plus de la menace de cette réforme, il y a l’envolée actuelle des tarifs énergétiques qui pèsent beaucoup sur le portefeuille des foyers. Ce sont parfois des factures multipliées par dix ou plus encore, pour les petits artisans et moyennes entreprises par exemple. Ces actions solidaires, c’est de la solidarité de classe car la FNME-CGT a une vision sociale de l’énergie et on a besoin de l’appui de la population si on veut faire bouger les lignes en faveur d’un service public accessible à tous.

On a coupé l’électricité des permanences de huit députés de la majorité la semaine passée. Ce sont des coupures symboliques, ciblées et brèves.

Nous souhaitons la gratuité pour les hôpitaux mais aussi en faveur des crèches, des écoles, les facultés et des logements précaires. Bien des familles et des étudiants ne peuvent pas se chauffer et s’éclairer convenablement, c’est inadmissible et indigne. Quand nos agents octroient la gratuité de façon ciblée et temporaire, ils ne comptabilisent pas la consommation et évitent ainsi la facturation. Ce coup de main peut durer un petit temps avant que le distributeur ne s’en rende compte, sans pouvoir par après relever les compteurs tout à fait exactement.

C’est très dur de tenir la lutte sur la durée. Comment organisez-vous l’action syndicale au sein même des entreprises, y compris là où il y a peu de syndiqués ?

C’est un vrai marathon. Notre stratégie syndicale est revendicative et offensive afin d’ancrer la grève reconductible dans les entreprises. Après chaque journée de mobilisation à l’appel du front commun syndical2 sont organisées des assemblées générales avec le maximum de salariés pour renouveler le prochain jour de blocage. C’est parfois difficile, car reconduire une grève de huit heures quotidiennement pèse lourdement sur les familles des agents. L’indemnité syndicale ne couvre qu’une partie du salaire journalier. Les travailleurs aujourd’hui y réfléchissent à deux fois avant de débrayer, surtout quand il y a des prêts et des hypothèques à rembourser.

Quand nos agents octroient la gratuité de façon ciblée et temporaire, ils ne comptabilisent pas la consommation et évitent ainsi la facturation.

Ce que nous recherchons dans la grève, c’est la désorganisation de l’économie. Nos camarades veulent donc d’abord bien s’organiser et savoir vers où nous allons. Les syndicats sont à l’impulsion et à la coordination du mouvement. Depuis le 19 janvier, les grèves sont reconduites, notamment dans les centrales nucléaires où des redémarrages de réacteurs sont par exemple empêchés. C’est une manière de montrer que les salariés maîtrisent leur propre outil de travail. La FNME réfléchit comment la grève peut être reconductible chaque jour dans le maximum d’entreprises et à se synchroniser avec les cheminots, les travailleurs portuaires, pétroliers et de la chimie pour agir ensemble, massivement et efficacement. Tout peut encore beaucoup évoluer.

Ce qui compte, avant la logique des grands appareils syndicaux, qui sont pour l’instant tous sur la même ligne de rejet de la réforme, c’est l’unité à la base des travailleurs, quelle que soit leur étiquette. C’est eux qui permettent d’avoir un vrai rapport de force sur base de revendications claires. Sans la masse des salariés et des retraités, le front commun syndical sonnerait bien creux et la mobilisation ne prendrait pas. L’intelligence et l’unité du monde du travail sont nos premières armes dans la lutte. À nous, en tant que syndicalistes, d’être conscients que ce rapport de force doit être entretenu et amplifié pour tenir dans la durée. Je pense que c’est la clé de la victoire.

Comment voyez-vous le rôle des partis politiques et l’interaction dans la lutte ?

Leur action se mesure surtout à l’Assemblée nationale où les députés et les sénateurs vont devoir voter chaque article de la réforme. Les débats sont pour l’instant fort agités, nous les suivons de très près. Les élus perdent pas mal de temps dans les invectives. L’opposition de gauche3 est néanmoins consciente de l’enjeu social et est déterminée à lutter point par point contre la réforme et à nous soutenir, c’est de bon augure. Mais la NUPES (151 sur 577 députés ) est minoritaire, même si la « Macronie » n’est plus majoritaire (250) et aura besoin du soutien de la droite classique (62), qui est divisée, pour faire passer sa loi. Là où on converge le mieux, c’est dans la popularisation et la médiatisation des raisons et des mots d’ordre de la grève4.

La mobilisation populaire est très massive. Beaucoup sont surpris par son succès dans les petites villes, d’habitude peu touchées par les grèves. Sentez-vous un déclic dans ce qu’on appelle la « France des sous-préfectures » ? Voyez-vous un effet « Gilets jaunes » ?

Oui, on le constate partout, y compris là où il y a très rarement des cortèges et des actions. Ce qui est formidable avec ce mouvement, c’est que le gouvernement a réussi à mettre d’accord presque tout le monde contre lui (rires). Macron est mal embarqué et risque de s’aliéner pour de bon une majorité de la population contre lui. Ce que j’espère, c’est que ce rassemblement contre la réforme va engendrer une nouvelle donne car je crois qu’il va perdurer par la suite.

Depuis le 19 janvier, les grèves sont reconduites, notamment dans les centrales nucléaires où des redémarrages de réacteurs sont empêchés.

Mais sa nature sera différente : si le président force le débat démocratique et impose sa loi alors que les Français ne l’ont pas élu pour les faire travailler plus longtemps, il y aura demain le retour d’une lame de fond, comme l’épisode des Gilets jaunes (2018-2019), qui dépasse les organisations politiques et syndicales pour agir plus violemment et fasse le lit de l’extrême-droite, consciemment ou non, plus par détresse que par espoir. Cette question se pose partout en Europe. L’empreinte syndicale et politique marque la société et a un vrai rôle de proposition et de transformation. Si Macron ne respecte ni les corps intermédiaires ni les contre-pouvoirs démocratiques, il risque d’empirer gravement et profondément, le climat sociopolitique.

Ce mouvement syndical est déjà historique, on le compare souvent aux grèves victorieuses de 1995. La FNME connaît bien l’histoire, car son Institut d’histoire sociale (IHSME), présidé par votre prédécesseur François Duteil, valorise superbement la mémoire syndicale, avec notamment sa figure tutélaire du « ministre syndicaliste » Marcel Paul. Vous qui avez une vue sur le temps long, pensez-vous que la classe travailleuse va gagner cette bataille ?

Je me souviens des grandes grèves de 1995, avec le blocage durant trois semaines de l’industrie, c’était très impressionnant pour le petit jeune que j’étais : chaque matin, les 500 énergéticiens de ma centrale nucléaire se réunissaient en assemblée syndicale pour décider de la direction journalière du mouvement, il y avait une osmose et une motivation qui nous ont permis d’aller jusqu’à la victoire.

C’est différent aujourd’hui en termes d’actions. On est plutôt sur un tempo de blocages hebdomadaires, à l’appel de l’intersyndicale, alors que c’était la grève générale tous les jours en 1995 de la classe ouvrière et de la jeunesse étudiante. Mais il ne manque pas grand-chose finalement pour retrouver ce déclic. On a clairement un problème pécunier qui prend les gens à la gorge et les dissuade de se mettre en marche.

Nos affiliés nous disent que les cortèges dans les rues ne suffisent plus. On a besoin d’actions qui agissent directement sur l’économie du pays.

Il y a toutefois une volonté syndicale de dépasser cette contrainte de façon créative, comme avec notre système actuel de grève perlée, intermittente, qui permet de peser sur l’économie du pays et de faire mal au portefeuille des patrons. Mais il faut accélérer le rythme crescendo. Si on en reste à une grève par semaine, comme dans les phases de luttes légères qu’on a eues de 2015 à 2019, on risque de se retrouver à nouveau dans l’impasse.

J’ai bon espoir car l’intersyndicale semble être d’accord sur cette montée en puissance. On va donc s’atteler à développer toujours plus ce rapport de force. Les perspectives sont pleines de promesses !

Footnotes

  1. C’est un équivalent français de Gazelco-CGSP à la FGTB et de la CSC bâtiment-industrie-énergie.
  2. Tous les syndicats, y compris la très grande mais fortement modérée Confédération française démocratique du travail (CFDT), sont actuellement opposés et mobilisés contre la réforme.
  3. Unie au sein de l’intergroupe parlementaire de la NUPES, la Nouvelle union populaire écologique et sociale.
  4. Il y a aussi des militants politiques dans les entreprises, comme la section des électriciens et gaziers parisiens du Parti communiste français, qui sont très investis dans le combat syndical au sein de la CGT.