Pendant qu’en Russie les bolcheviques renversaient le tsar, en Belgique, le POB participait à la guerre et au parlementarisme. Les graines du futur Parti Communiste étaient semées.
La Première Guerre mondiale constitue le cadre dans lequel ont pu se développer les événements de 1917 en Russie. C’est aussi par leur positionnement à l’égard de cette guerre, c’est-à-dire par leur opposition continue à l’alliance de leurs dirigeants avec la bourgeoisie nationale de divers pays belligérants, que les socialistes révolutionnaires se sont définitivement démarqués des sociaux-démocrates classiques.
La lutte entre les impérialistes
Durant les années précédant 1914, dans les milieux socialistes et lors des diverses réunions de l’Internationale socialiste, il fut beaucoup débattu de l’attitude à adopter en cas de guerre. Les travailleurs allaient devoir empêcher la guerre par tous les moyens, y compris par la grève générale.
Le danger de guerre provenait de l’impossibilité de trouver une solution pacifique au conflit d’intérêts entre les vieilles puissances impérialistes et l’Allemagne, laquelle était en pleine expansion mais ne s’était lancée que tardivement dans la conquête de territoires, de marchés et de colonies. Pourtant, tout le monde n’était pas convaincu que la guerre allait éclater. La Grande-Bretagne et l’Allemagne étaient de très importants partenaires commerciaux et il en était de même avec les États-Unis. On ne pouvait quand même pas concevoir que ces puissances allaient se combattre.
Les impérialistes français voulaient reconquérir l’Alsace et la Lorraine, perdues lors de la guerre de 1870-1871. Mais ils voulaient également conquérir la Rhénanie, la soumettre et la piller, comme on le verra plus tard avec le traité de Versailles. De son côté, la Grande-Bretagne désirait en premier lieu consolider sa position de puissance mondiale régnant sur des millions d’Africains et d’Indiens. Il y avait naturellement aussi le conflit opposant l’Autriche-Hongrie et la Russie pour la maîtrise des Balkans, sans oublier l’ambition du tsar de reprendre Constantinople à l’Empire ottoman.
Les travailleurs allaient devoir empêcher la guerre par tous les moyens, y compris par la grève générale
Lorsqu’en août 1914, l’Allemagne envahit la Belgique, ce fut une expérience horrible pour le peuple belge. Mais que dire des souffrances des millions d’esclaves coloniaux au Congo, pays qui se trouvait alors sous la domination de la « pauvre petite Belgique » ? Le capitalisme belge était devenu un acteur sur le terrain des contradictions impérialistes. La neutralité belge s’était muée en fiction juridique. Louis de Brouckère écrivait à ce propos, peu avant la guerre : « On a voté l’annexion du Congo, on croyait tenir la colonie. On s’aperçoit aujourd’hui que c’est la colonie qui nous tient. Nous sommes entrés dans la ronde des ‘‘puissances mondiales’’ (…). Et les grands ne nous lâcheront pas. Il nous faut suivre leur mouvement, armer quand ils le disent, dépenser quand ils le disent. »
Une faiblesse idéologique
Le Parti ouvrier belge (POB) avait été fondé en 1885, en tant qu’expression politique d’une série de groupements ouvriers, coopératives et syndicats disparates. Le parti se réclamait du socialisme, et même du marxisme, mais la mentalité qui régnait dans les coopératives et les associations non politiques était celle d’un prolétariat qui venait à peine de s’extraire des couches inférieures d’une petite bourgeoisie écrasée elle-même par l’industrialisation. Seules, une grande lucidité politique et une grande solidité doctrinaire auraient pu permettre aux dirigeants socialistes d’entretenir une perspective révolutionnaire. Mais c’était précisément le problème, tant chez les dirigeants que chez les militants : leur connaissance du marxisme était superficielle, ils s’engageaient toujours principalement dans le soutien mutuel et les coopératives. L’unité ouvrière et la solidarité avaient été ramenées à des symboles et ne se concentraient pas sur un système organisationnel capable de diriger la lutte des classes accompagnée d’un mouvement de masse.
Les cadres du parti se distinguaient certes en tant qu’organisateurs pratiques, mais souvent ils s’aliénaient assez rapidement la masse appauvrie et illettrée. Le parti suivait un cours légaliste et utilitaire, et la direction politique, aux mains d’élus, axa complètement la tactique sur l’opposition parlementaire. Néanmoins, au sein de l’Internationale, le POB avait condamné la ligne du social-démocrate allemand Bernstein qui, depuis 1898, plaidait pour une adaptation claire de la social-démocratie au capitalisme.
Le POB ne comptait que peu de membres ayant une connaissance approfondie du marxisme. Henri de Man et Louis de Brouckère en étaient les principaux marxistes mais leur analyse, qui les amenait régulièrement à défendre une ligne radicale au Parlement, ne cherchait jamais le contact avec la lutte concrète des travailleurs pour de meilleures conditions économiques et sociales. Au sein du service de formation des syndicats, plusieurs enseignants travaillaient à une formation politique poussée. L’un d’eux, Charles Massart, allait s’associer étroitement au syndicaliste Joseph Jacquemotte et au groupe gravitant autour du journal L’Exploité dans la lutte contre la ligne de la direction du parti.
La montée du nationalisme était une manoeuvre chauviniste de la bourgeoisie visant à servir ses propres intérêts. L’opportunisme et le réformisme constituaient le problème principal des partis ouvriers et les conduisirent à accepter de devenir eux-mêmes des instruments de cette pression nationaliste sur les masses.
La guerre
Lorsque l’Allemagne envahit la Belgique, le camp socialiste international se scinda en trois parties. La majorité prônait le patriotisme. Une fraction de gauche rejetait la guerre en tant que conflit impérialiste et tenta de le manifester sur le plan international lors des conférences de Zimmerwald (1915) et de Kienthal (1916). Entre les deux, le Bureau de l’Internationale socialiste, avec son secrétaire Camille Huysmans, allait tenter d’assurer une médiation entre les socialistes des divers pays belligérants.
Les deux camps bellicistes étaient constitués d’une part de l’Entente, avec la France, la Grande-Bretagne et la Russie et, d’autre part, des Puissances centrales, avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et l’Empire ottoman.
Le POB allait devenir un fervent partisan du jusqu’au-boutisme, c’est-à-dire du refus de toute armistice tant que l’Allemagne n’aurait pas été vaincue
Les partis sociaux-démocrates continuaient à qualifier le conflit – en théorie du moins – de « produit monstrueux de l’antagonisme qui déchire la société capitaliste et de la politique d’extensions coloniales et d’impérialisme agressif dans lesquels chaque gouvernement a une part de responsabilité », mais, en même temps, les objectifs de guerre finaux de l’Entente étaient idéalisés. En Belgique, les parlementaires du POB votèrent unanimement les crédits de guerre et, dès les premiers jours du conflit, Émile Vandervelde fut nommé ministre d’État. L’Union sacrée entre les diverses classes de la société prenait forme. Plus tard, en 1915, un gouvernement belge d’unité nationale fut instauré au Havre, et Vandervelde fut admis au sein du gouvernement en qualité de ministre sans portefeuille, de même que les libéraux Hymans et Goblet d’Alviella.
Le POB allait devenir un fervent partisan du jusqu’au-boutisme, c’est-à-dire du refus de toute armistice tant que l’Allemagne n’aurait pas été vaincue. Car, aux yeux des dirigeants socialistes belges, la neutralité belge avait été foulée aux pieds et il s’agissait donc, pour la Belgique, d’une guerre défensive. Lénine, qui s’opposait farouchement à la guerre, tint compte malgré tout de cette situation. Il écrivit en 1915 : « Admettons que tous les États qui ont intérêt à respecter les traités internationaux aient déclaré la guerre à l’Allemagne, en exigeant de ce pays qu’il évacue et dédommage la Belgique. En l’occurrence, la sympathie des socialistes serait allée, bien entendu, aux ennemis de l’Allemagne. Mais le but de l’Entente n’est pas d’aider la Belgique. » Autrement dit, le cas de la Belgique a offert à l’un des deux blocs impérialistes la possibilité de rendre acceptables ses motivations en faveur de la guerre en insistant sur la barbarie de l’adversaire et en invoquant le droit international. C’est sous ce prétexte que la Grande-Bretagne entra dans le conflit.
Le POB fit passer la cause belge au tout premier plan de la propagande interventionniste de l’Entente. Alors que Vandervelde avait considéré qu’en cas de guerre, les socialistes russes devaient en tout premier lieu s’opposer au tsarisme, il leur adressa en novembre 1914 un message disant que « les nations à gouvernement démocratique devaient pouvoir compter, dans cet horrible conflit, sur l’aide armée du peuple russe ». Pour Vandervelde, la défense de la Belgique était primordiale et, par conséquent, même l’ennemi numéro un du socialisme international, le tsar de Russie, devait être attiré dans « notre » camp.
L’intervention de l’occupant allemand fut de nature telle que les masses ouvrières se mirent à haïr l’envahisseur en tant que peuple, en tant que nation, bien plus qu’ils ne rejetaient le militarisme et l’impérialisme. C’est ce que dit War Van Overstraeten dans un rapport adressé à l’Internationale communiste en 1920. Cette haine envers l’Allemagne détermina l’attitude de la direction du POB à l’égard des diverses initiatives au sein du Bureau de l’Internationale socialiste – qui avait déménagé de Bruxelles à La Haye, avec son secrétaire Camille Huysmans – en vue de réunir les sociaux-démocrates des deux camps belligérants.
Stockholm
Le 16 décembre 1916, le Bureau du Conseil général du POB rédigea une note à l’attention d’Émile Vandervelde et de Louis de Brouckère. Les deux dirigeants furent chargés d’expliquer que les socialistes belges n’auraient qu’une rencontre avec les socialistes allemands, pour leur demander des comptes sur leur attitude après l’évacuation du territoire belge envahi. La note ajoutait qu’il « serait périlleux d’abuser les travailleurs et les soldats des pays alliés, avec des déclarations vides d’effet ».
Telle était la ligne officielle du parti, mais, à la marge, certains noyaux de militants voyaient les choses tout autrement.
La gauche se concentra sur son combat contre le nationalisme de la direction du parti. Le simple fait de lutter pour la reprise des relations internationales était un acte réel de protestation contre le nationalisme envahissant, un signe que l’esprit internationaliste n’était pas mort. Pendant l’occupation, Joseph Jacquemotte fut le principal animateur de cette lutte, avec une action constante parmi les travailleurs en vue du rétablissement des relations internationales.
L’internationalisme fut donc maintenu bien vivant par ces groupes qui s’engageaient pour une participation belge à la conférence de l’Internationale socialiste proposée à Stockholm, et que réclamaient les partis néerlandais et suédois soutenus par Camille Huysmans, du Bureau socialiste international.
À cause des circonstances de la guerre en Belgique, peu d’informations percèrent de ce qui se jouait sur la scène internationale. Il y avait également la difficulté de toucher les masses, dominées par leur haine envers l’occupant. Seul le groupe d’opposition à Gand, le fameux Groupe de la paix, eut connaissance de Zimmerwald et de Kienthal, grâce à ses contacts avec les Pays-Bas ainsi qu’avec un soldat allemand de gauche. C’est précisément ce contact avec un Allemand qui facilita la tâche d’Anseele quand, en 1916, il exclut le groupe du POB.
La Jeune Garde socialiste anversoise (SJW – Socialistische Jonge Wacht), avec Jef Van Extergem entre autres, articula son sentiment nationaliste flamand autour de revendications sociales et, tout en étant attentive aux positions internationalistes, s’employa à un activisme de gauche. En marge de l’activisme, le Parti socialiste flamand, avec Edward Joris, participa aussi aux préparatifs de Stockholm. La SJW de Gand et celle de Louvain soutinrent cette ligne. Mais Joris finit par se compromettre avec l’occupant.
Vandervelde voulait influencer les socialistes russes à poursuivre la lutte contre l’ennemi étranger
D’autres groupuscules indépendants publièrent des tracts qui condamnaient la guerre et insistaient sur le fait que, pour les travailleurs, il n’existait qu’une seule guerre, la guerre des classes. D’autres estimaient que le monopole politique des partis devait être brisé par une union syndicale internationale et que la lutte politique et les actions politiques sur le terrain économique n’étaient pas contradictoires. La Fédération socialiste révolutionnaire se réclamait de la charte de Quaregnon pour revendiquer une paix démocratique immédiate, c’est-à-dire la suppression du salariat et de la propriété privée, la priorité de la révolte et de l’action de masse directe sur la politique étatique et la méthode parlementaire.
Le constat fait par Charles Massart, selon lequel seule une infime minorité de militants socialistes échappèrent à la psychose de la guerre, semble une bonne conclusion pour décrire la situation en Belgique.
La conférence de Stockholm ne s’est en fin de compte jamais tenue.
1917
En Russie, la révolution de février 1917 força le tsar Nicolas II à abdiquer. Un gouvernement provisoire fut constitué sous la direction du prince Lvov (membre des démocrates constitutionnels libéraux, les Cadets), dont fit également partie Kerenski, parlementaire pour les troudoviki (travaillistes) du Parti socialiste révolutionnaire et membre du soviet de Petrograd. À partir du 24 juillet du calendrier julien, Kerenski devint ministre président du gouvernement provisoire. Bien vite, les bolcheviks gagnèrent en influence par le biais des campagnes « Paix, pain et terre » et « Tout le pouvoir aux Soviets » et, le 24 octobre, ils accédèrent au pouvoir.
Comme tous les partis sociaux-démocrates, le POB avait accueilli avec satisfaction la chute du tsar. En effet, l’alliance avec la Russie du tsar Nicolas II permettait difficilement de faire croire que l’Entente combattait pour la démocratie et le droit des peuples. Cette révolution cadrait donc bien avec la ligne du POB, qui souhaitait amener le vieil empire des tsars dans le camp des « nations libres », à savoir les pays à constitution libérale et à institutions parlementaires. Et comme les États-Unis étaient alors entrés en guerre, un camp fut constitué de pays démocratiques, face à des puissances mi-féodales mi-absolutistes. Selon Vandervelde, cette révolution russe avait créé « de nouvelles conditions qui permettaient de conférer une intensité et une efficacité nouvelle à l’action anti-impérialiste ». Mais, en fait, il entendait par là « l’action anti-allemande ».
Le POB vit donc dans les événements de Petrograd un soutien à son jusqu’au-boutisme. Il allait particulièrement souligner cela en envoyant une délégation de trois hommes en Russie pour y plaider la cause de la poursuite de la guerre. L’idée, approuvée par le Conseil des ministres, venait de Vandervelde, qui voulait influencer les socialistes russes à poursuivre la lutte contre l’ennemi étranger. Il pensait qu’une telle entreprise aurait de bonnes chances de réussite du fait qu’il était accompagné de « deux des représentants les plus radicaux de l’idéologie socialiste, De Brouckère et De Man ». Le voyage eut lieu du 7 mai au 25 juin 1917. Selon Vandervelde, la survie du gouvernement provisoire dépendait de la possibilité matérielle et surtout morale d’une offensive militaire. Et Henri de Man croyait qu’ils « allaient au front comme des prêcheurs de la guerre sainte ».
Il est malaisé de nier que les dirigeants du POB à l’époque s’avançaient très loin dans la voie contre-révolutionnaire. Pour la majorité d’entre eux, réforme et révolution étaient antagonistes. Vandervelde était convaincu que la révolution russe échouerait parce que la plupart des travailleurs étaient illettrés. De son côté, De Brouckère assimilait le bolchevisme à « une déformation asiatique et barbare d’un concept civilisé européen ».
La révolution
En juillet 1917, les soldats bolcheviques voulurent s’emparer, mais en vain, de Petrograd, craignant que le fait d’aller renforcer les armées de Kerenski ne provoquât la chute complète de Petrograd aux mains de la bourgeoisie. Dans ses considérations du 31 juillet 1917, le POB accusait les bolcheviks de « mésuser de la pureté des doctrines socialistes pour aider en fait le roi de Prusse ». Fidèle à la propagande qui faisait de la révolution d’Octobre une machination allemande et de Lénine un agent allemand, un autre document officiel du POB, daté du 3 novembre 1918, prétendait que la révolution russe renforçait l’impérialisme allemand. Bien qu’elle ait remué ciel et terre pour expliquer que la Russie tsariste était une alliée, l’Entente refusa par principe, après la victoire des bolcheviks, toute forme d’accord avec le pouvoir soviétique.
Selon Vandervelde, la survie du gouvernement provisoire dépendait de la possibilité matérielle et surtout morale d’une offensive militaire
Autres raisons plus profondes de l’antibolchevisme militant de la direction du POB : sa fidélité à l’Union sacrée, son nationalisme et son espoir d’un rôle politique plus important dans une structure démocratique bourgeoise, après la guerre. Le POB se profilait comme le parti qui pouvait sauver la Belgique d’une véritable révolution en préconisant des réformes modérées. Après la prise du pouvoir par les travailleurs en Russie, la peur s’empara de toute la bourgeoisie européenne qui considéra le POB comme un allié indispensable. Le régime politique ne pouvait être consolidé que si le POB était repris dans le système de régulation des partis gouvernementaux.
Selon des témoignages sur la période de la révolution d’Octobre, les événements révolutionnaires en Russie – bien que mal connus en Belgique occupée – coïncidèrent avec la réapparition d’une certaine pensée internationaliste. La lutte des internationalistes pour la participation du POB à la conférence de Stockholm eut le vent en poupe, avec des conséquences perceptibles dans l’immédiat. L’opposition à la ligne ultra put s’étendre et il naquit du côté de la gauche un début de concertation et d’action réclamant un débat démocratique autour des positions du Conseil général du POB.
« Il n’existe plus de raisons pour que le Conseil général continue à se cantonner dans une attitude de refus concernant la participation à la conférence de Stockholm », déclarait le comité fédéral anversois du POB. Au début de novembre 1917, la Fédération anversoise s’en rapportait à la modification de la situation internationale en renvoyant aux « propositions des Soviets russes concernant les conditions en vue de la paix ». De même, la Fédération syndicale générale d’Anvers voulait que la Commission syndicale nationale « mît tout en œuvre pour réaliser la paix et restaurer les contacts internationaux du monde du travail ». Il ressort des rapports du Conseil général du POB que Jaquemotte fut le principal orateur favorable à la conférence de Stockholm.
Dès avant la guerre, la Fédération bruxelloise du POB était la plus politisée. Charles Massart y jouait un rôle important, de même que Joseph Jacquemotte. La Ligue de Laeken et celle d’Uccle faisaient manifestement partie de l’opposition de gauche : « Il importe que la révolution russe ne se limite pas aux frontières territoriales de l’ancienne Russie. Le prolétariat russe a sonné sans conteste le réveil de toutes les masses prolétariennes un instant assoupies ou bien abattues par les événements de guerre de plus en plus déconcertants. »
Durant la même période parurent des tracts du Groupe internationaliste section belge disant qu’il était « criminel et contre les principes du socialisme de soutenir la poursuite de la guerre ». Sans doute s’agissait-il de l’homologue belge d’un groupe français similaire de partisans de Zimmerwald.
À Gand, le ton des publications du Groupe de la paix fut encore plus radical après la révolution d’Octobre. Sur le plan de l’expression révolutionnaire des idées, la SJW de Gand était la plus avancée. Cette évolution fut entre autres facilitée par l’influence des Pays-Bas, où les socialistes de De Tribune avaient rallié entre-temps l’aile gauche de Zimmerwald. En juillet 1918, le groupe publia une brochure intitulée Ons Standpunt (notre point de vue), qui exprimait la solidarité de la SJW gantoise avec la révolution d’Octobre. Elle appelait à soutenir les bolcheviks qui, « au milieu de difficultés inouïes, abandonnés et trahis même par la quasi-totalité de l’internationale ouvrière, ont remplacé le régime sanglant de l’autocratie tsariste par une république socialiste, communiste des travailleurs, qui est le but de notre combat socialiste ». Et, dans son avant-propos, elle affirmait : « La IIe Internationale n’était pas prête pour empêcher cette guerre ; son rôle historique n’est encore que l’assemblage d’organisations ouvrières des différents pays. Le rôle de la IIIe Internationale sera de former une organisation qui couvrira le monde entier. »
À partir d’octobre 1917, la propagande anarchiste connut à son tour une recrudescence. Des tirades enflammées contre les profiteurs de guerre, contre les dirigeants syndicaux, la bourgeoisie et les patriotes en général, remplissaient les pages des petites feuilles anarchistes comme De Volkswacht (la vigie populaire), à Louvain, ou La Révolte, à Bruxelles.
En août 1918, à l’initiative du Bureau du POB, parut une brochure clandestine intitulée La Révolution russe. Elle comportait une préface de Joseph Wauters, directeur du journal Le Peuple. Joseph Jacquemotte en était l’éditeur responsable. La brochure contenait des critiques très fournies à l’égard des bolcheviks, accusés d’avoir « signé une paix infamante avec l’impérialisme allemand ». On prévoyait leur « chute imminente ». Mais on y trouvait également d’autres informations. Par exemple, une synthèse des arguments de Lénine en faveur de la ratification du traité de Brest-Litovsk, et des louanges pour la « grandeur émouvante » du travail social des bolcheviks. Cette brochure eut donc le mérite – sous le contrôle du parti – de laisser filtrer une première prise de connaissance des objectifs réels de la révolution. Et c’est sans doute aussi un signe que, même au plus haut niveau, et même chez les jusqu’au-boutistes virulents comme Wauters, la révolution d’Octobre suscitait des considérations qui ne correspondaient pas toujours avec les positions officielles.
Le doute à propos de l’Union sacrée s’accrut durant cette période. Le groupe L’Ère Nouvelle, avec Joseph Thonet, rejeta toute participation socialiste à un gouvernement bourgeois d’après-guerre et se prononça en faveur d’« une action énergique contre le système capitaliste qui avait fait ses preuves en mettant le monde à feu et à sang ». Thonet lui-même se rangea ouvertement derrière les bolcheviks, au contraire des autres membres du groupe. Ceci montre à quel point les socialistes étaient encore marqués par la peur de la guerre, mais aussi que certains étaient prêts malgré tout à un virage à la gauche.
Après la guerre
Tout bien considéré, l’instauration du suffrage universel en Belgique en avril 1919– unanimement approuvée par la Chambre – ne fut qu’une rectification tardive d’un anachronisme politique. Les travailleurs y virent un espoir pour leurs autres revendications qui allaient effectivement se réaliser plus tard, comme la loi sur la journée de huit heures, l’assurance contre le chômage, l’amélioration des pensions, l’extension des libertés syndicales. Ce ne fut pas dû seulement à l’Union sacrée. Il est évident que la bourgeoisie avait peur de la contamination du mouvement ouvrier par le bolchevisme : la simple existence d’un État socialiste donnait un poids énorme au combat économique et politique de la classe ouvrière des pays capitalistes et le POB a pu enregistrer un certain nombre de succès grâce à une mobilisation indéniable, souvent spontanée, du prolétariat.
La politique de réformes était en fait la ligne de la bourgeoisie de l’époque, mais ses résultats directs étaient à mettre à l’actif du POB. Cela conféra à ce dernier l’autorité nécessaire pour torpiller quelque peu le mouvement révolutionnaire international en Belgique. Alors que, partout, les bolcheviques bénéficiaient d’un respect et d’un pouvoir d’attraction pour leur efficacité révolutionnaire, pour la direction du POB, le bolcheviques constituait la « négation du socialisme ».
Le gouvernement belge avait interdit tout transfert d’armes à destination de l’Armée blanche qui menait la guerre contre les bolcheviks. Cependant, à la mi-août 1923, lorsque deux trains de munitions venus de France arrivèrent à Anvers, le gouvernement ferma les yeux. Or, au moment du chargement d’un navire américain, une caisse s’ouvrit en tombant et il s’avéra qu’elle était remplie de fusils. Immédiatement, les dockers arrêtèrent le travail, par solidarité avec la révolution socialiste en Russie.
En Belgique, les années 1919-1920 connurent une agitation sociale intense dans les mines, la sidérurgie, les banques, les transports urbains. Après les élections de décembre 1919, le POB obtint un quatrième ministre : Jules Destrée, ministre des Sciences et des Arts. Mais le triomphe de 1919 allait faire place à la déception. Avec la dégradation de la situation économique du milieu des années 1920, le patronat passa à l’offensive. Les travailleurs vécurent des temps difficiles, avec un chômage croissant et une augmentation du coût de la vie. Contre une grève de plusieurs mois à Ougrée-Marihaye, on engagea la gendarmerie et la Ligue civique. Julien Lahaut, secrétaire du syndicat des sidérurgistes, fut arrêté et expulsé du syndicat en tant que « pion bolchevique » et il semble que cette expérience ait joué un rôle dans son évolution ultérieure vers le communisme.
En Belgique, les années 1919-1920 connurent une agitation sociale intense dans les mines, la sidérurgie, les banques, les transports urbains
En novembre 1919, le journal L’Exploité voyait dans la IIe Internationale un « cadavre récalcitrant », mais n’excluait toutefois pas complètement qu’on puisse la faire renaître à condition qu’elle emprunte la voie d’une lutte des classes bien résolue. Un tel combat impliquait également une solidarité complète avec l’État soviétique attaqué de toutes parts. Charles Massart croyait que la libération de la Russie ouvrirait la voie à une victoire du socialisme dans toute l’Europe.
Au sein du POB, la lutte contre les militants qui contestaient la politique de la direction n’allait plus faiblir mais, pas à pas, l’opposition s’intensifiait. Presque partout, des groupes d’Amis de L’Exploités’étaient constitués. Ils bénéficiaient d’une structure relativement solide dans l’agglomération bruxelloise, étaient un peu plus dispersés en Wallonie mais étaient également présents en Flandre, notamment à Anvers, Gand, Comines, Lierre, Niel. La lutte des classes était leur point central et ils cherchaient du soutien là où la classe ouvrière pouvait voir de près les limites politiques du réformisme. Au contraire des autres revues révolutionnaires de cette période, L’Exploité consacrait beaucoup d’espace à la politique intérieure et à la lutte sociale en Belgique.
Après l’armistice, Jacquemotte et les siens s’opposèrent à la participation des socialistes au gouvernement. Lors du congrès extraordinaire du POB à la Toussaint 1920, une grande majorité de la fédération anversoise se rallia à la fédération bruxelloise et, ensemble, elles exigèrent la démission des ministres socialistes. Plus le mécontentement grondait parmi la population, plus la gauche socialiste – avec le groupe autour de L’Exploité comme fer de lance – se manifestait avec virulence contre la collaboration de classes.
Des groupes communistes
Ces attaques organisées contre la tendance majoritaire furent perçues par la direction comme une infraction à la discipline du parti et le Conseil général du POB invita instamment les groupes des Amis de L’Exploité à se dissoudre. Jacquemotte considéra cela comme une mesure d’exclusion. Toutefois, il ne voulut pas quitter le POB en toute hâte et adapta sa tactique. « Nous estimions que la forme d’organisation du Parti ouvrier belge nous commandait d’agir pendant un certain temps en son sein, aussi longtemps que nous en aurions la large possibilité, et jusqu’au moment où nous serions suffisamment forts pour agir et constituer un parti communiste ayant, dès ses débuts, une influence sérieuse sur les masses prolétariennes », écrivit-il plus tard dans un rapport. Jacquemotte et Massart voulaient donc à tout prix éviter de fonder hâtivement « un groupe en dehors de la classe ouvrière ». La tâche la plus urgente consista alors à s’activer pour que les syndicats se libèrent de l’emprise des réformistes. Ils estimaient qu’il fallait commencer par la rédaction d’un programme, avec des lignes générales pour l’action révolutionnaire en Belgique, et ils voulaient que les Amis de L’Exploité se rallient moralement à l’Internationale communiste. Ce qui se passa le 29 mai 1921.
Les premiers groupes communistes naquirent en Flandre: à Gand en 1918, puis à Anvers et à Louvain
Alors que Jacquemotte et ses partisans menaient le combat au sein des structures du POB, des noyaux communistes s’étaient constitués dans quelques régions du pays, généralement composés de vétérans de la SJW qui avaient quitté le parti ou en avaient été exclus en raison de leur trop grand zèle – aux yeux de l’aile droite – à vouloir défendre la Russie soviétique, et du fait également qu’ils avaient été trop virulents dans leur dénonciation du réformisme.
Les premiers groupes communistes naquirent en Flandre. À Gand, quelques militants du Groupe de la paix avaient fondé un groupe communiste en 1918, avec Oscar Van den Sompel comme secrétaire. À Anvers, un groupe communiste se constitua, composé principalement de nationalistes flamands de gauche et d’anarchistes. Nombre de membres de la SJW quittèrent ce groupe pour fonder l’Union de la Jeunesse communiste, qui fut très proche du groupe gravitant autour de War Van Overstraeten. À Louvain, le groupe communiste était constitué exclusivement d’anarchistes et il refusa de s’affilier à la IIIeInternationale. Le 31 janvier 1920, ces divers groupes fondèrent la Fédération communiste flamande, en même temps qu’un hebdomadaire, De Internationale.
Après l’interdiction par la direction du parti de son journal, la SJW bruxelloise décida, le 15 février 1920, de lancer un journal bimensuel, L’Ouvrier Communiste, dont le message était que le parlementarisme avait désormais bel et bien prouvé sa faillite. Le 4 février 1920, War Van Overstraeten représenta le groupe communiste de Bruxelles à une conférence organisée par le Bureau provisoire de l’Internationale communiste à Amsterdam. À partir de juin 1920, L’Ouvrier Communiste montra ses grandes ambitions en tant qu’organe de la Fédération communiste de Wallonie. Il y avait des groupes communistes à Jumet-Gohyssart ainsi qu’à Marchienne-Docherie et ils eurent, entre autres, des adhérents auprès de la Jeune Garde socialiste de Seraing, Verviers, Carnières. Lorsque le secrétaire War Van Overstraeten, participa au IIe Congrès de l’Internationale communiste à Moscou, la Fédération communiste de Wallonie comptait quelque 200 membres.
En décembre 1920, on assista à la fusion des fédérations wallonne et flamande, et L’Ouvrier Communiste eut un équivalent flamand, De Kommunistische Arbeider. War Van Overstraeten et ses amis qui, pour la plupart, étaient des transfuges récents de la SJW, avaient peu d’expérience du mouvement ouvrier. Ils étaient résolument antiparlementaristes et estimaient que le système des soviets était le meilleur. Quand ils se rendirent compte de la position de Lénine, ils essayèrent de prouver que l’antiparlementarisme en général était condamnable, mais qu’il était toutefois justifiable dans le cas spécifique de la Belgique.
Il n’est donc pas du tout étonnant que les relations aient été longtemps agitées entre ce parti et ceux qu’on appelait les jacquemottistes. L’Ouvrier Communiste s’en prenait davantage à l’attitude supposée centriste de L’Exploité qu’à l’opportunisme de l’aile droite. Le groupe Van Overtraeten condamnait le parlementarisme ainsi que la constitution d’un parti de masse : « Il fallait faire naître en Belgique une élite révolutionnaire complètement débarrassée, intellectuellement et psychologiquement, de l’emprise de toute idéologie bourgeoise. » Les syndicats étaient considérés comme des organisations de l’État bourgeois qui devaient servir à « encadrer les masses ». À ses yeux, les communistes devaient également rester affiliés aux syndicats, mais afin de démasquer le réformisme et, finalement, grâce à une propagande directe sur les lieux de travail, de pouvoir les remplacer par des conseils de fabrique et des comités d’action. À Jacquemotte, il fut reproché sur le plan syndical de parfaitement s’entendre avec les sociaux-démocrates.
L’hostilité entre les deux groupes ne cessa pas lorsque la fédération des Amis de L’Exploité confirma sa rupture avec le POB. Immédiatement après sa création, ce nouveau parti fut invité par le Comité exécutif de l’Internationale communiste « à assister à titre de groupe sympathisant et avec voix consultative au IIIe Congrès de l’Internationale communiste et à préparer un rapport en vue de son affiliation ». On s’orienta vers une fusion entre les deux membres belges de l’Internationale communiste. Finalement, l’acte de naissance réelle du Parti communiste de Belgique fut rédigé lors du congrès de fusion des 3 et 4 septembre 1921, à Bruxelles.
La formation du parti requit en réalité plusieurs années. Son premier véritable fait d’armes fut une campagne de solidarité avec la Russie soviétique, qui était alors ravagée par une famine épouvantable. C’était un simple travail humanitaire, mais, pour les communistes belges, c’était « la meilleure façon de manifester aujourd’hui la solidarité internationale du prolétariat et son attachement à la révolution russe ».
À l’occasion du centième anniversaire de la révolution d’Octobre, le livre Octobre 1917 et le mouvement ouvrier belge a été ré-édité par le Centre des Archives du Communisme en Belgique (CArCoB) avec une nouvelle postface de l’auteur. Cet article est un résumé du livre que Renard a rédigé il y a 50 ans en tant que cadre du Parti communiste de Belgique.