Même 100 ans après sa mort Rosa Luxemburg peut nous raconter quelque chose sur le monde et comment on peut le changer.
« Ceux qui ne bougent pas ne remarquent pas leurs chaînes. »
— Rosa Luxembourg
Il y a 98 ans, la brillante leader socialiste Rosa Luxembourg était assassinée par un groupe paramilitaire de droite à Berlin. Sa mort, début 1919, a été causée par l’un des Freikorps, les escadrons de la mort qui parcouraient l’Allemagne de l’après-guerre, tuant des travailleurs de gauche et des socialistes qui soutenaient les soulèvements antigouvernementaux qui ont suivi la fin de la Première Guerre mondiale.
Sous le mandat de Trump, cette ère vulgaire de démagogie et de violence croissantes, de conflits mondiaux perpétuels et d’inégalités sociales et économiques enracinées, il est bon de se rappeler l’héritage de cette leader révolutionnaire. Sa politique n’envisageait rien de moins que la libération complète de l’humanité de la tyrannie de l’oppression sociale et de classe. À tout le moins, le fait qu’un être humain comme Rosa Luxembourg ait existé devrait offrir l’espoir que l’espèce humaine qui est la nôtre, aussi triste et troublée soit-elle, n’est pas encore irrécupérable. Mais plus que l’expression d’une plainte nostalgique pour une héroïne martyrisée, l’héritage de Rosa Luxembourg offre des leçons critiques en matière de résistance à l’injustice sociale.
Luxembourg ne se faisait pas d’illusions quant à la capacité du capitalisme à répondre aux besoins à long terme de la société.
Et ces leçons, nous en avons bien besoin. L’écrivaine Naomi Klein nous le rappelle dans le titre de son nouveau livre, Dire non, et après ?. La large « résistance anti-Trump » ne mènera nulle part si sa critique ne remet pas en question la politique néolibérale bipartisane qui a préparé le terrain pour la montée de Trump à la Maison-Blanche. Cette critique devrait invariablement viser à la fois les pires républicains et les meilleurs démocrates, en disant non à tous les niveaux à Wall Street et à la politique d’austérité.
Il ne faut pas oublier que la majorité des Américains ordinaires sont des travailleurs qui n’ont aucun intérêt intrinsèque à perpétuer un statu quo fondé sur l’inégalité de classe et le règne des milliardaires. Pourtant, aujourd’hui, ils sont complètement privés de leurs droits politiques, leurs syndicats ne représentant qu’une petite minorité de travailleurs, et la résistance populaire se limite à des marches et des manifestations occasionnelles autour de questions particulières. Malheureusement, tant que la seule alternative politique de masse à la droite rétrograde sera l’establishment du Parti démocrate, entièrement corporatiste et satisfait de lui-même, l’infrastructure démocratique rouillée du capitalisme moderne continuera probablement à produire plus de dirigeants de droite comme Trump (ou pire), malgré le sort qui attend le président actuel.
Le capitalisme doit disparaître
Que peuvent donc nous apprendre la vie et l’héritage de Rosa Luxembourg face aux réalités de la politique moderne ? Premièrement, Luxembourg ne se faisait pas d’illusions quant à la capacité du capitalisme à répondre aux besoins à long terme de la société. Elle n’avait rien à voir avec le réformisme de Bernie Sanders qui exprimait une sympathie abstraite pour le socialisme tout en embrassant la réforme pratique du capitalisme comme son objectif final réel. Alors qu’elle avait seulement une vingtaine d’années, elle a écrit son célèbre pamphlet, Réforme sociale ou révolution ?, en s’attaquant aux membres du Parti social-démocrate allemand (SPD) qui ont vu l’influence grandissante du parti s’accroître régulièrement, ce qui devait conduire à l’émergence progressive d’une société socialiste.
Certes, Luxembourg n’a pas rejeté les campagnes politiques pour les réformes sociales, comme l’a soutenu le SPD, seulement l’idée qu’elles étaient une fin en soi. L’action politique en faveur d’une législation de réforme sociale ne pouvait pas être une « révolution à long terme » déguisée, comme beaucoup l’espéraient dans le SPD. Elle a fait valoir que les propriétaires d’entreprises, les financiers et les fabricants au sommet ne permettraient jamais qu’on leur retire graduellement leur pouvoir.
Écrivant à l’aube du 20e siècle, Luxembourg conclut que « Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l’ancienne société. »
Pour Luxembourg, la lutte politique pour une nouvelle société était plus impressionnante et plus profonde. Elle a défendu l’organisation syndicale, les campagnes électorales socialistes et l’action de masse sous la forme de manifestations de rues, de grèves et d’autres formes indépendantes de lutte sociale. En effet, elle considérait l’action de masse comme le moteur essentiel de l’autoémancipation de tous les peuples opprimés.
Comme l’a écrit John Berger dans son essai de 1968, La nature des manifestations de masse, « les manifestations de masse apparaissent en fait comme des répétitions de la révolution : pas stratégiques, ni même tactiques, mais des répétitions de conscience révolutionnaire ». Personne ne l’a mieux compris que Rosa Luxembourg. « Chaque pas en avant de la lutte d’émancipation de la classe travailleuse doit s’accompagner d’un accroissement de son indépendance intellectuelle, de son autoactivité, de son autodétermination et de son initiative », a-t-elle écrit en 1911.
Luxembourg a compris que dans l’action de masse, les travailleurs acquièrent l’expérience et la conscience nécessaires pour intervenir en politique en leur propre nom. En effet, un travailleur en grève peut en apprendre davantage en quelques semaines sur qui sont ses amis – et ses ennemis – et sur ce qu’est le pouvoir, qu’en lisant pendant des années des livres éclairants sur ce qui ne va pas dans la société. Pour Luxembourg, la lutte pour une nouvelle société devait aussi être préparée, organisée et menée par un nouveau type de parti politique, explicitement anticapitaliste et basé parmi et dirigé par les travailleurs et les opprimés eux-mêmes. C’était le minimum pour accomplir la transformation révolutionnaire de la société.
Leçons de vie et de mort
Tragiquement, Luxembourg est morte pendant une période de bouleversements révolutionnaires en Allemagne. Déclenchée par la mutinerie de novembre 1918 de marins fatigués de la guerre qui refusaient de se préparer à une autre bataille, la révolte populaire a commencé à se répandre dans tout le pays. La révolte populaire a été suffisamment importante pour que le monarque constitutionnel du pays, l’empereur Guillaume II, soit contraint de fuir et qu’une république soit bientôt proclamée.
Cela a initié près d’une année de soulèvement et de protestation de masse en Allemagne. Les dirigeants capitalistes du pays ont lutté pour préserver leur pouvoir, avec le soutien politique critique des anciens collègues de Luxembourg au sein de l’influent SPD. Mais il a fallu plus que la collusion du SPD avec les dirigeants allemands pour empêcher le pays de suivre la voie de la Russie révolutionnaire. Arrivent alors les gangs des Freikorps, précurseurs des Sturm Abteilung d’Hitler, qui, de concert avec les forces militaires loyales du gouvernement, ont tué des milliers d’ouvriers et de révolutionnaires au cours des mois qui suivirent.
Parmi leurs victimes les plus connues, il y avait non seulement Luxembourg, mais aussi son allié politique Karl Liebknecht, le seul membre du parlement allemand en 1914 à voter contre la mobilisation pour la guerre. Pendant la guerre, Luxembourg et Liebknecht furent les cofondateurs d’une nouvelle organisation révolutionnaire antiguerre, la Ligue spartakiste.
Il est peu probable que Rosa ou Karl aient pensé que leur destin serait différent de celui des nombreuses victimes de la guerre mondiale. Cette guerre a coûté la vie à environ 8 500 000 soldats, principalement victimes d’attaques d’artillerie, de tirs d’armes légères, de gaz toxiques et de maladies. On estime également à 13 000 000 le nombre de civils tués « en grande partie à cause de la famine, de l’hypothermie, de la maladie, des affrontements militaires et des massacres », d’après le rapport de l’Encyclopédie Britannica. Face à cette terrible réalité, la socialiste antiguerre Luxembourg était-elle vraiment « extrémiste », comparée aux méprisables chefs bellicistes des nations belligérantes ?
En fait, les écrits de guerre de Luxembourg, de sa protestation contre le traitement abusif des recrues allemandes par la caste des officiers à ses critiques cinglantes de l’hypocrisie des « socialistes » pro-guerre et du crime de guerre en général, ont fait d’elle l’une des écrivaines les plus grandes et des plus humaines de l’histoire du mouvement socialiste. Dans sa critique de la majorité pro-guerre du SPD, La brochure de Junius écrite en 1915, Luxembourg a noté avec une ironie mordante la rapidité avec laquelle l’euphorie populaire qui a salué la déclaration de guerre de l’Allemagne s’était effondrée face à l’abattoir cauchemardesque qu’était devenue l’Europe. Mais sa grandeur ne réside pas seulement dans son style d’écriture, mais aussi dans l’esprit, la clarté et le courage de sa perspective politique. Même si les idées qu’elle a exprimées ont abouti à son propre emprisonnement, la voix de Luxembourg est restée résolue dans son opposition à la vile culture patriotique qui glorifiait le militarisme. Elle a qualifié le système capitaliste de criminel pour ce qu’il avait fait au peuple.
« Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise », écrit-elle. « Voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment. »
Pataugeant dans le sang, couverte de crasse
Contrairement à ses ennemis (ou, d’ailleurs, aux conventions typiques de la politique de l’establishment moderne), Rosa n’a jamais menti pour justifier sa politique. On ne peut en dire autant de ceux qui l’ont tuée. « Après le meurtre, le capitaine [Waldemar] Pabst a répété l’histoire officielle (qu’il avait peut-être inventée) selon laquelle Rosa Luxembourg avait été tuée par une “foule en colère” devant l’hôtel, alors que ses soldats essayaient de l’escorter à la prison de Moabit », écrit Rory Castle, spécialiste de Rosa Luxembourg, membre du comité de rédaction du projet « Les œuvres complètes de Rosa Luxembourg » pour Verso Books.
« Il n’a pas seulement joué un rôle central dans l’assassinat commandité de Luxembourg, mais il a aussi joué un rôle clé dans l’organisation de la série de camouflages et de procès truqués qui ont protégé les meurtriers (y compris Pabst lui-même) et privé la famille, les amis et les partisans de Luxembourg de justice », note Castle.
Il est peu probable que Rosa ou Karl aient pensé que leur destin serait différent de celui des nombreuses victimes de la guerre mondiale.
En fait, Pabst et les autres agents impliqués dans ces meurtres n’ont jamais été reconnus coupables d’aucun crime. Seules quelques sanctions relativement mineures ont été infligées à certains des soldats participants. Notamment, en 1962, l’ancien chef du Freikorps a ouvertement admis son rôle dans les meurtres dans une interview accordée à un journal allemand. Comme le rapporte Castle, en citant Pabst :
En janvier 1919, j’ai assisté à une réunion du KPD [Parti communiste allemand] où Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht ont pris la parole. J’ai cru comprendre qu’ils étaient les leaders intellectuels de la révolution, et j’ai décidé de les faire tuer. Ils ont été capturés sous mes ordres. Il a fallu que quelqu’un décide d’enfreindre la loi… Cette décision de les faire tuer ne m’est pas venue facilement… Je maintiens que cette décision légitime était fondée sur la morale et la religion.
Moralement et théologiquement légitimes ! De quel droit ces personnes ont-elles même le droit d’utiliser ces mots ? Combien de fois, à notre époque moderne, l’hypocrisie morale prétentieuse des politiciens et des criminels de guerre a-t-elle été utilisée pour justifier les pires atrocités en matière de droits humains ? Pataugeant dans le sang, couverte de crasse, telle est aussi la pathologie malade d’un ordre social qui considère toute personne qui menace sérieusement les profits et les privilèges de ceux qui détiennent le pouvoir comme n’ayant même pas le droit à la vie.
La double origine du meurtre
La trahison de Rosa et Karl était également double, pour le dire en termes américains, une collusion entre leurs anciens collègues du SPD « socialiste » et les paramilitaires du terrorisme de rue. En conséquence, les principaux dirigeants du SPD ont joué un rôle important en facilitant l’enlèvement et le meurtre de Rosa et Karl par les Freikorps.
Comme Chris Hedges l’a noté lors du Left Forum 2016 à New York, « l’assassinat de Luxembourg a illustré la loyauté ultime des élites libérales dans une société capitaliste : lorsqu’elles étaient menacées par la gauche, lorsque le visage du socialisme se manifestait dans les rues, les élites s’alliaient (et continueront de s’allier) avec les éléments les plus rétrogrades de la société, y compris les fascistes, pour écraser les aspirations de la classe ouvrière. »
Sous Trump, on peut tout à fait dire que l’aile « libérale » du pouvoir capitaliste américain n’est, dans son essence historique, pas si différente de ses frères de droite. S’agit-il simplement d’une hyperbole politique ? Pas vraiment. La guerre du Vietnam vous rappelle quelque chose ? Sous les présidents Kennedy et Johnson, l’establishment du parti démocrate a été responsable d’une guerre génocidaire au Vietnam qui a tué jusqu’à 3 000 000 de Vietnamiens ! Ironiquement, à cette époque, ce même establishment politique aimait parler avec grandiloquence des fondements moraux des droits civils et du droit de vote, de la « guerre contre la pauvreté » et de la justice de Medicare et Medicaid.
C’est ainsi que l’establishment libéral américain des années 1960 a embrassé la rhétorique de « La Grande Société » chez lui tout en promouvant « La Société dévastée » à l’étranger. Mais tout cela provient également du règne de la classe privilégiée, au service de laquelle les bombes répressives ou les lois progressistes ne sont que de simples outils pour préserver un statu quo d’exploitation. Plus tard, le président républicain Richard Nixon a repris le flambeau de la guerre, aidé par son conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, qui, avec Waldemar Pabst, vit dans l’infamie parmi les criminels de guerre non poursuivis et les violateurs des droits humains du siècle.
Un monde de courage
Dans ses écrits politiques, Luxembourg a fait preuve d’un intellect à égalité avec les plus grands esprits de son temps. En tant que femme, elle a dépassé les limites que la culture patriarcale de son époque lui a imposées. Elle était capable d’écrire de sérieuses critiques savantes des idées économiques de Karl Marx, tout en enseignant l’économie à l’école du SPD. Elle n’a pas non plus hésité, dans un esprit de solidarité critique, à désapprouver d’autres révolutionnaires, comme Lénine et Trotski en Russie, quand elle l’a jugé nécessaire. Mais c’était aussi quelqu’un qui aimait la nature, qui déplorait profondément les mauvais traitements infligés aux animaux, dont le cœur était touché par la musique et qui aimait chanter.
Luxembourg était connue pour écrire à des amis des lettres personnelles pleines d’observations tendres et nuancées de la vie qui suggèrent une âme poétique vivant dans le cœur d’une rebelle. En effet, elle combinait virtuosité intellectuelle et sensibilité émotionnelle d’une manière qui manquait peut-être à beaucoup de ses camarades masculins. Pourtant, pour défendre le peuple, elle a toujours été fidèle à sa personnalité provocatrice et tenace, en somme, un être humain comme les autres.
Dans ses écrits politiques, Luxembourg a fait preuve d’un intellect à égalité avec les plus grands esprits de son temps.
J’ai pensé à Luxembourg il y a quelques mois lorsque les filles de Berta Cáceres, militante hondurienne pour l’environnement et les droits de l’homme assassinée, lauréate du prix Goldman de l’environnement en 2015, se sont souvenues de l’héritage de leur mère dans un entretien avec CounterPunch.
« Ma mère avait aussi la capacité d’être heureuse, de ne pas se laisser abattre par qui que ce soit et d’être joyeuse », se souvient sa fille Laura Zúñiga Cáceres. « Parfois, c’était difficile, mais dans n’importe quelle situation, au lieu de dire : “c’est horrible ce qui se passe”, elle riait. C’était une autre façon de se rebeller, mais aussi de construire de nouvelles façons de vivre. »
Il y a des gens qui, même sous la menace de violence ou de persécution, font preuve d’un courage moral, spirituel et physique. En cela, ils représentent les gens les plus libres de la planète. Comme l’écrivait Luxembourg depuis la prison, le monde qui l’entoure est une maison de fous qui font la guerre : « Être humain, c’est s’il le faut, mettre gaiement sa vie tout entière “sur la grande balance du destin” tout en se réjouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage. Le monde est si beau malgré toutes les horreurs, et il serait plus beau encore s’il n’y avait pas des pleutres et des lâches. »
Ce dernier point est un élément clé de la personnalité de Luxembourg. Elle aimait la vie et la beauté, mais détestait le manque d’amour de ceux qui vendaient leur âme pour de l’argent ou détournaient le regard devant l’exploitation et la souffrance humaine. Elle exigeait que le monde soit courageux et que, comme l’aurait dit Noam Chomsky, toute autorité eût l’obligation de se justifier, obligation qu’elle trouvait le plus souvent absente en politique et dans la société.
L’imagination révolutionnaire
Dans l’ensemble, le siècle qui s’est écoulé depuis la mort du Luxembourg a été témoin d’effusions de sang et de violences incessantes, de l’émergence non seulement du fascisme, mais aussi du stalinisme et d’autres formes d’autoritarisme. L’existence d’États nations démocratiques occidentaux n’a pas non plus permis de faire progresser la paix ou l’égalité sociale ni de mettre fin à la pauvreté dans le monde. Au contraire, le monde reste profondément divisé et chroniquement enlisé dans la violence et l’injustice sociale.
Le modèle capitaliste de l’organisation sociale a eu beaucoup de temps pour résoudre les problèmes sociaux profonds auxquels l’humanité est confrontée. Mais quel est son héritage ? Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), environ 191 millions de personnes ont perdu la vie, directement ou indirectement, à cause de la violence collective au 20e siècle. Dans ce cas, la violence collective comprend les guerres, le terrorisme, le génocide, la répression, les disparitions, la torture et d’autres violations des droits de la personne, ainsi que le crime violent organisé. Les 25 plus grands conflits historiques ont coûté la vie à quelque 39 millions de soldats et 33 millions de civils. Selon l’OMS, 40 millions d’autres personnes sont mortes des suites d’une famine liée à un conflit ou à un génocide.
Dans la culture politique américaine actuelle, où un membre du cabinet de la Maison-Blanche peut décrire le lancement de dizaines de missiles de croisière contre une base aérienne syrienne comme un « divertissement après le repas » pour la foule de Mar-a-Lago, il est facile pour les gens humains de se sentir supérieurs aux ignorants grossiers se croyant tout permis qui errent à la Maison-Blanche. Mais un tel sentiment de supériorité peut aussi facilement cacher le désespoir. Aujourd’hui, avec la plus grande armée du monde dirigée par un milliardaire de droite grossier, agressif et ignorant, le désespoir, bien que compréhensible, est à peine suffisant pour relever les défis actuels de la société.
S’il est facile aujourd’hui pour les libéraux ou les progressistes légers de se sentir supérieurs à la politique vulgaire de droite, il pourrait être encore plus facile pour eux de se moquer de la perspective d’une vision révolutionnaire d’une société au-delà du capitalisme qui ne puisse jamais se réaliser. Trop de révolutions ont échoué, objectent-ils, et l’exploitation et la cupidité ont toujours été là, c’est la nature humaine, tout simplement.
En fait, ce qui a toujours été là, ce sont ceux qui rationalisent les limites de leur temps, qui ne peuvent voir au-delà de la boue et de la fange du statu quo. Ce sont ces esprits qui voient le « progrès » comme une sorte de processus administratif, un expert bricolant avec le système socio-économique qui n’a pas besoin de théories désuètes sur la nature de classe de la société.
Heureusement, Luxembourg n’en faisait pas partie, son imagination critique était alimentée par un autre type de carburant propulsif. En effet, Luxembourg n’a rien vu de prédestiné dans la domination de l’élite financière, du capital privé et d’un ordre social qui encourage la cupidité rapace et l’inégalité sociale, et qui enseigne aux gens que la guerre (c’est-à-dire les massacres) est simplement le mode de fonctionnement des humains.
Après la répression brutale du soulèvement spartakiste à Berlin au début de 1919, sachant que sa vie était en danger, Luxembourg a fait le point pour replacer son moment présent dans son contexte historique. Alors qu’elle comprenait que la révolte de masse s’était déroulée dans ce qu’elle décrivait comme « une situation pas assez mûre » aggravée par les actions « faibles et indécises » des dirigeants de la révolte, pour elle et comme toujours, l’avenir était au peuple.
« Les masses sont l’élément décisif », a-t-elle écrit dans sa dernière déclaration politique. « Elles sont le rocher sur lequel sera construite la victoire finale de la révolution. Les masses étaient à la hauteur, elles ont fait de cette “défaite” un chaînon de ces défaites historiques qui sont l’orgueil et la force du socialisme international. Et à cause de cela, c’est à partir de cette “défaite” que fleurira la victoire prochaine. »
Enfin, elle se moquait de ces « laquais insensés » qui applaudissaient le retour de « l’ordre » à Berlin. « Votre “ordre” est bâti sur le sable », a-t-elle déclaré, réaffirmant dans les dernières heures de sa vie une confiance profonde dans la vision du socialisme. « Dès demain la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : j’étais, je suis, je serai ! »
C’est dans cet esprit que l’intellectuelle insurgée survit, malgré les intentions des criminels qui l’ont tuée, ou un ordre social établi qui préfère l’ignorer. C’est la Rosa Luxembourg qui appartient à notre époque, la visionnaire et organisatrice dont l’imagination révolutionnaire a toujours été enflammée, toujours prête pour l’avenir.