Les années 1970 ont constitué un tournant durant lequel l’idée d’une « Europe sociale » était défendue, en réponse à la crise du capitalisme. Ce terme a ensuite été récupéré et dévoyé, au profit du dogme néolibéral.

Fin 2023, l’homme politique français Jacques Delors décédait à l’âge de nonante-huit ans. Delors a surtout marqué son temps comme président de la Commission européenne, un mandat au cours duquel il avait jeté les bases de la monnaie unique par le biais du traité de Maastricht.
Le concept d’« Europe sociale » est aussi l’une des principales idées qui lui restent associées. Le terme trouve son origine dans la crise du capitalisme mondial des années 1970, au moment où les partis de gauche et les syndicats cherchent une alternative radicale au statu quo. Mais lorsque Delors et sa commission reprennent le slogan d’« Europe sociale », celui-ci a perdu sa connotation originale pour finalement servir d’alibi au cadre néolibéral de la zone euro, avec des conséquences encore bien présentes aujourd’hui.
Daniel Finn : Avant que l’on ne commence à parler de l’idée d’une « Europe sociale » dans les années 1970, quelle était la nature du projet européen tel qu’il s’était développé depuis le traité de Rome jusqu’à l’entrée d’États comme la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark au milieu des années 1970 ?
Aurélie Dianara : Dans le discours officiel de l’Union européenne, l’intégration européenne d’après-guerre est généralement présentée comme un projet de paix suite à la Seconde Guerre mondiale – le projet de quelques visionnaires, Pères de l’Europe, comme Jean Monnet, Alcide De Gasperi et Konrad Adenauer. En réalité, il s’agissait surtout d’un projet économique mené par des forces politiques conservatrices, démocrates-chrétiennes et libérales. Les forces socialistes ont été marginales dans les premières années de ce processus d’intégration, tandis que les partis communistes ont été absents des institutions européennes jusqu’à la fin des années 1960, début des années 1970.

Le traité de Rome a été signé en 1957, établissant la Communauté économique européenne ( CEE), qui est le précurseur de l’Union européenne actuelle. Il a créé un marché commun et une union douanière entre les membres fondateurs, à savoir la Belgique, la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Le traité, adopté après de nombreuses discussions et travaux préparatoires, a marqué la victoire d’une vision libérale de l’intégration économique, au détriment d’autres visions plus sociales.
Seuls douze articles sur 248 étaient consacrés à la politique sociale, et parmi eux, nombreux étaient tout à fait hors de propos. Seuls trois articles étaient vraiment pertinents. L’un créait un Fonds social européen, dont le financement était très limité, du moins jusqu’à la fin des années 1960. Le second était un article important sur l’égalité de rémunération entre hommes et femmes au sein de la CEE, mais il n’a été appliqué qu’à la fin des années 1970. Le troisième portait sur la non-discrimination dans les conditions de travail et l’accès à la protection sociale pour les travailleurs se déplaçant entre différents États membres, mais là encore, il n’a été appliqué que bien plus tard.
Différentes voies auraient pu être empruntées. Le néolibéralisme n’était qu’une option parmi d’autres.
Pour faire simple, la conviction générale des rédacteurs du traité et des dirigeants européens qui l’ont signé était que le progrès social découlerait naturellement de la prospérité économique. La CEE créerait une telle prospérité, entraînant naturellement un progrès social. Cela ne s’est pas produit, bien sûr, mais les choses sont plus largement restées inchangées avec ce déficit social dans les projets d’intégration européenne jusqu’à la fin des années 1960.
Au cours de cette période, comment les partis de gauche d’Europe occidentale, tant sociaux-démocrates que communistes, ont-ils perçu l’idée de l’intégration européenne ? Et comment y ont-ils réagi ?
L’unité européenne a été l’une des questions les plus controversées pour la gauche européenne au XXe siècle, en particulier à certains moments, comme juste après la Seconde Guerre mondiale, avec le plan Marshall. Il s’agissait d’un programme de redressement de l’Europe financé par des prêts étasuniens, qui était lié à d’autres plans d’intégration européenne, ainsi qu’à la dynamique des débuts de la guerre froide. Les partis communistes et les syndicats étaient unanimement hostiles au plan Marshall et aux projets ultérieurs d’intégration européenne, tels que la Communauté européenne du charbon et de l’acier, créée en 1951, ou la CEE. Pour ces partis et syndicats, ces projets contribuaient à isoler l’Union soviétique et à diviser le continent européen et le monde en deux blocs, l’Europe occidentale faisant partie du bloc occidental sous l’hégémonie des États-Unis. Ils avaient dénoncé ces premiers projets d’intégration européenne occidentale comme capitalistes, bourgeois, catholiques, militaristes et coloniaux. Cette situation a quelque peu évolué dans les années 1960, en particulier vers la fin de la décennie et au début des années 1970. Les syndicats communistes ont par exemple été les premiers à changer d’attitude à l’égard de la CEE et de son marché commun, qu’ils ont commencé à considérer non pas tant comme quelque chose qu’il fallait combattre et abolir de l’extérieur, mais plutôt comme une entité qui pouvait être modifiée et améliorée de l’intérieur.
Les partis communistes ont également changé de position, à commencer par le parti communiste italien, qui comptait un groupe de réformateurs pro-européens dirigé par Giorgio Amendola. Le parti communiste français, qui était l’autre parti communiste très important en Europe occidentale à l’époque, se montrait plus hostile que les Italiens, mais il a progressivement évolué vers ce que nous pourrions appeler une sorte de réformisme européen communiste. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, syndicats et partis communistes ont commencé à envoyer des représentants dans les institutions européennes et à prendre part au processus décisionnel européen.
Du côté des socialistes, la situation était un peu plus compliquée. De manière générale, on peut dire qu’une ligne divisait les socialistes et les sociaux-démocrates européens en deux camps lorsqu’il s’agissait de l’intégration et de l’unité européennes. Il y avait un camp composé des partis français, belge, néerlandais et luxembourgeois, qui étaient favorables à l’intégration économique et politique et soutenaient ces premiers projets après la guerre. Les membres du second camp, dont le parti travailliste britannique Labour et les sociaux-démocrates scandinaves, étaient opposés à une unité européenne supranationale.
Les principales propositions du projet d’Europe sociale tel qu’imaginé par la gauche des années 1970 n’ont jamais été mises en œuvre.
Les sociaux-démocrates allemands ont connu une évolution différente. Ils se sont d’abord montrés hostiles au début des années 1950, alors que leur leader, Kurt Schumacher, dénonçait ce qu’il appelait les quatre « C » européens : capitalisme, conservatisme, cléricalisme et cartels. Cependant, au moment de la signature du traité de Rome, ils avaient changé de position et ont voté en sa faveur, comme tous les partis socialistes des six membres fondateurs.
Pour en revenir au parti travailliste britannique il est resté hostile ou divisé sur la question, même après l’entrée du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande au sein de la CEE en 1973. Je pense que ces divisions constituent l’une des nombreuses raisons pour lesquelles la gauche européenne n’a pas réussi à influencer le processus d’intégration européenne et à réaliser une Europe sociale durant ces années.
Quel a été l’impact de la crise économique des années 1970 et de la fin du boom d’après-guerre sur le développement du projet européen ?
La fin du boom d’après-guerre a été l’un des facteurs qui ont conduit les dirigeants européens à envisager des changements dans leurs projets d’intégration européenne et à commencer à imaginer une Communauté européenne à visage humain – c’est l’expression qu’ils utilisaient à l’époque. D’autres facteurs les poussaient dans la même direction. Il y a eu les importants mouvements de travailleurs et d’étudiants qui ont émergé à la fin des années 1960 et qui se sont poursuivis dans les années 1970, ainsi que les mouvements féministes et écologistes. Plus largement, l’Europe occidentale a connu une intensification des conflits sociaux ces années-là. Tous ces éléments ont poussé les dirigeants européens à prendre davantage en considération l’aspect social de l’intégration européenne.
Un autre facteur, moins connu, a également joué un rôle : l’affirmation, à partir de la fin des années 1950, d’une union des pays du tiers monde, faisant pression pour la redistribution du pouvoir et des richesses dans le cadre de ce qu’ils ont appelé le « nouvel ordre économique international ». Cela a eu une influence sur les décideurs européens, en particulier ceux de la gauche.

Au cours de cette période, le système monétaire de Bretton Woods s’est effondré et le boom d’après-guerre s’est essoufflé. Ces années ont vu la désintégration du compromis d’après-guerre, qui caractérisait « l’âge d’or » du capitalisme social depuis trente ans en Europe occidentale. De la fin des années 1960 au début des années 1980, tous ces facteurs ont contribué à ouvrir une fenêtre d’opportunité pour de nouvelles alternatives et possibilités.
Le projet d’intégration européenne, tout comme l’ordre mondial en général, semblait être à la croisée des chemins. Différentes voies auraient pu être empruntées, qui auraient mené à des solutions radicalement divergentes. Le néolibéralisme n’était qu’une option parmi d’autres. En atteste l’attribution conjointe du prix Nobel d’économie à deux penseurs très différents en 1974 : l’un a été remis à l’économiste socialdémocrate suédois Gunnar Myrdal et l’autre, au champion autrichien du néolibéralisme, Friedrich Hayek.
Cette fenêtre d’opportunité a conduit la gauche européenne à discuter et à lutter pour son projet d’une Europe sociale. La gauche connaissait un certain succès depuis la fin des années 1960 et les sociaux-démocrates dirigeaient des gouvernements dans toute l’Europe occidentale : en Scandinavie bien sûr, leur bastion historique, mais aussi en Allemagne de l’Ouest, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni dans les années 1970, et en France au début des années 1980. Dans des pays comme le Luxembourg et l’Italie, les sociaux-démocrates faisaient également partie de gouvernements de coalition.
Au même moment, les communistes d’Europe occidentale remportaient d’importantes victoires électorales, notamment en France et en Italie. Les syndicats européens atteignaient également un sommet en termes d’affiliation et d’influence. Dans ce contexte, la gauche européenne pouvait espérer influencer le processus d’intégration européenne et changer l’Europe de l’intérieur.
Durant les années 1970, les partis socialistes et les syndicats, ainsi que, dans une moindre mesure, leurs homologues communistes, ont amélioré leur approche de la coopération transnationale afin de mieux influencer la politique européenne. En 1973, la Confédération européenne des syndicats a été créée. Pour la première fois depuis le début de la guerre froide, des syndicats de tradition sociale-démocrate, chrétienne-démocrate et communiste étaient réunis au sein d’une organisation représentant environ quarante millions de travailleurs. L’année suivante, la Confédération des partis socialistes de la Communauté européenne a été créée, préfigurant l’actuel Parti socialiste européen.
Comme vous l’avez dit, il s’agissait d’un moment dans la politique européenne et mondiale où tout semblait à portée de main. Dans ce contexte, lesquelles des principales propositions avancées par la gauche européenne pour de nouvelles formes de coopération européenne pouvaient faciliter leurs propres objectifs ? L’un de ces projets – ce que vous appelez la voie ou les voies non empruntées – a-t-il failli se concrétiser ?
Le projet d’une Europe sociale a surtout été conçu par les socialistes et les sociaux-démocrates européens, ainsi que par les principaux syndicats européens de l’époque, en particulier ceux organisés au sein de la Confédération européenne des syndicats. Ces idées ont été partagées dans une certaine mesure par les communistes européens.
Le projet visait, par exemple, à utiliser les institutions européennes pour réguler, planifier et démocratiser l’économie, pour harmoniser les régimes sociaux et fiscaux au niveau européen, pour améliorer le niveau de vie et les conditions de travail, pour réduire le temps de travail, etc. Beaucoup de propositions allaient dans le sens des travailleurs plutôt que du capital.
Le projet d’Europe sociale incluait également des préoccupations environnementales ainsi que des propositions de démocratisation des institutions européennes que la gauche considérait comme anti- ou peu démocratiques. En outre, il visait à rééquilibrer l’ordre économique international en faveur du « tiers monde ». L’un de ces projets a-t-il failli se concrétiser ? Oui et non.
Le tournant vers l’austérité est resté un traumatisme collectif pour la gauche en France. Ce tournant a été pris au nom de l’Europe, mais aussi sous l’influence de Jacques Delors.
Dans les années 1970, plusieurs de ces propositions ont été inscrites à l’ordre du jour. Les efforts de la gauche européenne ont été déterminants, par exemple, dans l’adoption du premier programme d’action sociale en 1974 par la Communauté européenne. Parmi les mesures et les directives prises dans ce cadre, le renforcement du Fonds social européen, dont nous avons parlé précédemment, et la création de différentes agences européennes concernant la formation professionnelle et les conditions de travail. Les progrès les plus importants ont été réalisés dans les domaines de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la santé et la sécurité au travail, avec une série de directives adoptées par le Conseil européen dans la seconde moitié des années 1970 et dans les années 1980.
Mais il est important de souligner que les principales propositions du projet d’Europe sociale tel qu’imaginé par la gauche des années 1970 n’ont jamais été mises en œuvre. À titre d’exemple, on peut citer deux luttes importantes menées par la gauche européenne et qui ont échoué. La première défendait une stratégie économique alternative en faveur du plein emploi. La gauche européenne avait décidé de mettre l’accent sur une revendication en particulier, à savoir la réduction du temps de travail sans perte de salaire.
C’était la grande campagne de la gauche européenne à la fin des années 1970 et au début des années 1980. La lutte a duré plusieurs années et la Confédération européenne des syndicats a même organisé ses premières manifestations paneuropéennes de soutien à celle-ci. Mais la campagne n’a abouti à rien, ou presque. Le Conseil européen n’a adopté qu’une recommandation non contraignante et très peu ambitieuse sur le sujet en 1984.
Une autre lutte importante visait la démocratisation du lieu de travail et de l’économie. Il s’agissait d’un sujet très important à l’époque, qui a conduit à la proposition d’une directive européenne sur les droits des travailleurs à l’information et à la consultation dans les entreprises multinationales en 1980. C’est la « directive Vredeling », du nom du commissaire aux affaires sociales Henk Vredeling, un social-démocrate néerlandais qui avait défendu la proposition.
Bien entendu, les employeurs et les milieux d’affaires y étaient hostiles, et elle a également connu une importante opposition au sein même des institutions européennes. Après des années de discussion, le Conseil européen a finalement enterré la directive en 1986. Il y a eu d’autres directives sur ces deux questions dans les années 1990 et 2000, mais elles étaient beaucoup moins ambitieuses que ce que la gauche européenne avait tenté d’obtenir dans les années 1970.
Si nous nous penchons maintenant sur la manière dont le projet européen s’est finalement développé à partir de ce moment de crise et de possibilités, pouvez-vous nous parler du parcours politique de Jacques Delors avant qu’il ne devienne président de la Commission européenne ? Quel rôle a-t-il joué en tant que ministre dans le gouvernement de François Mitterrand au début des années 1980 ?
Delors est une personnalité politique très connue en France et en Europe. Lorsqu’il est décédé fin 2023, l’élite politique et médiatique l’a dépeint comme un grand acteur de l’Europe. Avant de devenir président de la Commission européenne, Delors a été un élément clé du tournant néolibéral de la gauche française dans les années 1980. Sa trajectoire politique est celle d’un réformateur social-démocrate qui a surfé sur la vague radicale des années 1970 avant de se rallier au libéralisme économique dans les années 1980.
Delors était un chrétien social engagé qui avait travaillé à la Banque nationale de France et siégé à la commission nationale de planification. Au début des années 1970, il était conseiller spécial du Premier ministre gaulliste de Georges Pompidou, Jacques Chaban-Delmas. En 1974, il rejoignait le Parti socialiste ( PS).
Le PS venait de réorganiser les forces fragmentées du socialisme français sous la direction de François Mitterrand. Il avait adopté un programme commun de gouvernement avec le Parti communiste français. Dans ces années-là, le PS ne prônait rien de moins qu’une rupture avec le capitalisme, ce sont les termes utilisés par son dirigeant à l’époque. Au cours des années 1970, comme le reste de la Nouvelle Gauche française, que nous appelons souvent la « deuxième gauche » en France, Delors appelait à une forme décentralisée de socialisme basée sur l’autogestion des travailleurs, avec une planification socialiste en France et en Europe.
Les choses ont beaucoup changé dans les années 1980. En mai 1981, après vingt-trois ans de gouvernements de droite en France, la gauche a remporté l’élection présidentielle, Mitterrand est devenu président et un gouvernement socialiste – comprenant quatre ministres communistes – a pris le relais. Delors a alors été nommé ministre des Finances.
Au début, le nouveau gouvernement a introduit de nombreuses réformes sociales et économiques radicales, telles que la nationalisation étendue de l’industrie et de la finance, la création de nouveaux emplois dans le secteur public, une augmentation du salaire minimum, un plan de relance keynésien, etc. Dans le même temps, malheureusement, les principaux partenaires commerciaux de la France, à commencer par l’Allemagne de l’Ouest d’Helmut Kohl et le Royaume-Uni de Margaret Thatcher, adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes en réponse à la crise économique de l’époque, à l’opposé de ce que faisait la gauche en France.
En conséquence, la France s’est retrouvée confrontée à des déficits commerciaux et budgétaires croissants, mais aussi à la spéculation et à une pression continue à la baisse sur sa monnaie. Elle a alors rencontré des difficultés croissantes pour obtenir des prêts et financer ses dépenses. Il est important de noter que la France était membre du Système monétaire européen ( SME), le précurseur de l’union monétaire actuelle. Cela limitait la marge de manœuvre monétaire du pays.
En mars 1983, après trois dévaluations du franc, le gouvernement français a dû choisir entre le maintien du programme socialiste sur lequel il avait été élu, ce qui impliquait la sortie du SME, et l’abandon de ce programme pour rester dans le SME. Il a choisi d’abandonner son programme pour procéder à un changement radical de politique économique à coups de déflation, de coupes budgétaires, d’annulation des nationalisations, de déréglementation financière, etc.
Encore aujourd’hui, le tournant vers l’austérité reste un traumatisme collectif pour la gauche en France. Ce tournant a été pris au nom de l’Europe, mais aussi sous l’influence de Jacques Delors en tant que ministre des Finances.
Lorsque Delors a pris ses fonctions de président de la Commission européenne au milieu des années 1980, comment a-t-il fait pour adopter et transformer à sa manière l’idée de l’Europe sociale ? Quelles mesures a-t-il prises en tant que président pour mettre en œuvre cette vision ?
Delors est généralement présenté non seulement comme un grand Européen, mais aussi comme le père de l’Europe sociale. Cela est dû à son rôle, lorsqu’il était à la tête de la Commission européenne, dans l’institutionnalisation de ce que l’on appelait le dialogue social européen, dans le renforcement des fonds sociaux et de cohésion européens, et dans l’élargissement des compétences et des réglementations européennes dans le domaine social.
Pourtant, si on regarde ce qu’il a fait dès son entrée en fonction comme nouveau président de la Commission en 1985, on voit qu’il a placé la libéralisation économique en tête de son programme avec le projet de marché unique. Ce projet avait pour objectif d’achever le marché intérieur déjà existant de la Communauté européenne en supprimant tous les obstacles à la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes. Tous les gouvernements européens, en particulier ceux de Thatcher et de Kohl, soutenaient cette initiative.
Le marché unique a entraîné un nivellement par le bas des droits sociaux des salaires, de la fiscalité et de la redistribution, des années 1980 jusqu’à nos jours.
Delors a placé la libéralisation économique en tête de son programme avec le projet de marché unique.
Les pressions exercées par les différents lobbies des entreprises, en particulier la Table ronde des industriels européens ( ERT), ont joué un rôle crucial dans l’élaboration du projet. L’ERT a été créée en 1983 et comprenait au départ les PDG de dix-sept grandes sociétés transnationales européennes, telles que Volvo, Nestlé, Fiat et Philips. La logique de ce programme, institutionnalisé par l’Acte unique européen de 1986, était très orientée vers le marché libre. Au cours des années qui ont suivi, des directives cruciales ont été adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.
En même temps, il est vrai que Delors et sa Commission espéraient profiter du succès du programme du marché unique pour lancer de nouvelles initiatives dans le domaine social. Ayant été actif au sein du PS dans les années 1970, il connaissait le projet d’Europe sociale et avait contribué à sa formulation. Mais les aspects sociaux de son programme n’ont pas connu le même succès que les aspects économiques.
Par exemple, les paquets qu’il a proposés pendant son mandat à la Commission ont été adoptés après de longues négociations au sein des institutions européennes et entre les États membres, ce qui a permis d’augmenter les fonds destinés à la cohésion économique et sociale, mais ce financement est resté limité, tout comme le budget global de la Communauté européenne. Aujourd’hui encore, le budget total de l’UE dépasse à peine 1 % du PIB européen.
Un autre exemple est la charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs qui a finalement été adoptée en 1989, après avoir été une revendication de la gauche et des syndicats européens pendant plusieurs années. Cette charte proclamait plusieurs droits sociaux et économiques, mais elle n’était pas contraignante. Le programme d’action sociale adopté pour mettre en œuvre cette charte la même année ne comportait que quarante-sept instruments, contre près de trois cents pour le programme du marché unique, la plupart de ces quarante-sept instruments étant des recommandations et des avis non contraignants.
Au moment où Delors quitte ses fonctions de président, la Communauté européenne est devenue l’Union européenne et compte plusieurs nouveaux États membres. Comment avait-elle évolué en termes de qualité plutôt que de quantité ou de nomenclature ?
Delors est resté à la tête de la Commission pendant dix ans, entre 1985 et 1995. D’un point de vue qualitatif, cette période a vu la transformation de la Communauté européenne en Union européenne en 1993 après l’adoption du traité de Maastricht. Outre le marché unique et le processus de libéralisation économique, le principal changement a été la création de l’Union monétaire européenne ( UME), qui s’est avérée être le plus grand succès politique de Delors.
En 1988, le Conseil européen a nommé Delors à la présidence d’un comité composé en grande partie de banquiers centraux européens et chargé de formuler de nouvelles propositions pour la réalisation d’une union économique et monétaire. Le rapport Delors a été publié un an plus tard et adopté par les gouvernements européens en 1989, posant ainsi les jalons de cette union. Il a ensuite été inscrit dans le traité de Maastricht, signé en 1992.
Le cœur de ce nouveau traité était l’engagement des États membres, à l’exception du Royaume-Uni et du Danemark, à adopter une monnaie unique sous l’autorité d’une banque centrale indépendante d’ici à l’an 2000. Il s’agissait d’une décision très importante, car elle signifiait que les gouvernements européens allaient devoir abandonner des aspects essentiels de la souveraineté économique et monétaire nationale, à commencer par le droit d’émettre de la monnaie et de modifier les taux de change.
Il faut garder un certain degré de pessimisme quant à la possibilité de transformer un jour l’UE en un instrument de progrès social, démocratique et écologique.
Le traité a également, pour la première fois, officiellement introduit les critères de convergence, aussi connus sous le nom de critères de Maastricht, qui mettaient en place des règles obligatoires pour les politiques économiques des États membres. Par exemple, ils ont limité le déficit budgétaire des gouvernements à 3 % du PIB et la dette publique à 60 % du PIB. Les critères ont également poussé les États membres à maintenir les taux d’inflation à un niveau bas. Au grand regret de Delors, les négociateurs qui ont élaboré le traité ont refusé d’inclure des critères liés aux taux de chômage et à d’autres aspects sociaux.
Ces années ont connu d’autres transformations qualitatives, par exemple une plus grande intégration dans les domaines de la sécurité et de la politique étrangère, et une coordination plus étroite de la justice et de la police. Mais les principaux changements ont été le marché unique et l’UME, qui ont constitutionnalisé le tournant néolibéral de l’UE.
Quelles sont les implications du marché unique et du cadre mis en place par le traité de Maastricht pour l’idée d’une Europe sociale ?
Il devrait être évident pour la plupart des gens que si on libère les échanges, les services et les capitaux au sein de l’UE ( ou de toute autre zone commerciale régionale ) sans harmonisation fiscale et sociale préalable, on monte inévitablement les travailleurs et les régimes nationaux de protection sociale les uns contre les autres. Le marché unique a entraîné un nivellement par le bas des droits sociaux, des salaires, de la fiscalité et de la redistribution, des années 1980 jusqu’à nos jours.
C’était évident pour la gauche européenne dans les années 1970, lorsqu’elle discutait et formulait son projet d’Europe sociale en parlant d’harmonisation sociale et fiscale vers le haut, de contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales, de planification économique, plutôt que de déréglementation ou de libéralisation économique.
Alors que l’Acte unique européen de 1986 et le traité de Maastricht de 1992 ont libéralisé l’économie et imposé la rigueur budgétaire, la dimension sociale de l’intégration européenne promise aux syndicats et aux citoyens européens est restée à la traîne. Un accord sur la politique sociale a été annexé au traité de Maastricht, mais il n’a guère accru les compétences européennes dans le domaine social et n’a pas pu contrebalancer la constitutionnalisation du néolibéralisme au cœur de la nouvelle Union européenne.
Le traité de Maastricht comportait également un protocole social qui institutionnalisait un nouveau dialogue social européen entre les employeurs, les syndicats et les institutions européennes. Toutefois, cela a donné très peu de résultats en raison de la résistance des employeurs et en l’absence de pression de la part des institutions européennes et des gouvernements, mais aussi des mouvements sociaux.
Au cours des vingt premières années du protocole, seules trois directives ont été adoptées dans le cadre de cette procédure : sur le congé parental, le travail à temps partiel et l’emploi à durée déterminée. Un résultat très maigre. Aujourd’hui, il est évident que l’Europe s’éloigne de plus en plus du projet d’Europe sociale pour lequel la gauche européenne s’est battue dans les années 1970. Elle s’oriente vers une Europe néolibérale dont la dimension sociale devrait être compatible avec les marchés libres et l’extension de la propriété privée.
Après la crise financière de 2008, l’UE a été confrontée au plus grand défi de son histoire, à savoir la crise de la zone euro, dont beaucoup craignaient ( ou espéraient ) qu’elle n’aboutisse à l’éclatement de l’UE elle-même. Selon vous, quels héritages de la période pendant laquelle Jacques Delors était la force motrice de la Commission apparaissent dans la crise d’aujourd’hui ?
L’architecture de l’UE, créée par le traité de Maastricht sur base du rapport Delors, a transféré la politique monétaire de vingt pays au niveau supranational. Elle a privé les pays européens des outils monétaires qu’ils utilisaient jusqu’alors face aux difficultés économiques pour réguler l’inflation et le chômage. Les critères de Maastricht ont également limité leurs capacités d’investissement.
La Banque centrale européenne ( BCE), indépendante, était très alignée sur la politique ordolibérale allemande, qui mettait la lutte contre l’inflation au centre de ses priorités, en particulier la lutte contre le chômage. Dans ces conditions et en l’absence de véritables mécanismes de solidarité au sein de l’union monétaire, cette structure s’est avérée n’être qu’un carcan, surtout pour les pays dont la devise et l’économie étaient traditionnellement plus faibles, comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande. Elle a contraint ces pays à suivre les règles de la devise la plus puissante de la zone euro depuis toujours : le Deutsche Mark.
La zone euro a été confrontée à une grave crise de la dette après le krach financier de 2008. Celle-ci a duré de nombreuses années, et a mis en lumière l’impact négatif de la libéralisation et de l’union monétaire sur les économies européennes, en particulier sur les économies les plus faibles. La Grèce en est l’exemple le plus éloquent : elle a été très durement touchée par la crise après 2008 pour diverses raisons structurelles à son économie et sa dette a grimpé en flèche. Le pays a été sanctionné par les marchés, qui ont augmenté les taux d’emprunt et rendu impossible le financement de sa dette et de ses dépenses.
Le gouvernement grec a été contraint de demander des prêts au Fonds Monétaire International ( FMI ) et à l’UE. Le risque d’un défaut de paiement de sa part menaçait directement les banques des autres pays européens, principalement celles de la France et de l’Allemagne, qui avaient massivement investi dans les obligations d’État grecques. C’est pourquoi la troïka, alliance de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, a contraint la Grèce à accepter des prêts d’un montant de 110 milliards d’euros, conditionnés à la mise en œuvre de mesures d’austérité draconiennes : coupes dans les services publics comme dans les domaines de la santé et l’éducation, destruction du salaire minimum et des salaires en général, etc.
Pour faire court, ces mesures d’austérité ont fait affluer l’argent vers les banques françaises et allemandes tout en annihilant l’économie grecque. C’est principalement la perte de souveraineté de la Grèce sur sa politique monétaire, l’absence d’un véritable mécanisme de solidarité au sein de l’UME et les critères de Maastricht qui l’ont entraînée dans cette situation.
La question de l’UE et de son éventuelle réforme a été l’une des principales controverses pour la gauche européenne depuis une quinzaine d’années. Qu’est-ce que la perspective historique à long terme que vous exposez dans votre ouvrage peut apporter à ce débat ?
C’est une question que je me suis posée dans le cadre de mon travail et de la rédaction de mon livre. Je pense que l’échec de la gauche européenne à construire une Europe sociale ou socialiste pendant les années 1970 contient des leçons essentielles pour la gauche d’aujourd’hui. D’une part, et c’est le plus important, cela nous a appris qu’il faut garder un certain degré de pessimisme quant à la possibilité de transformer un jour l’UE en un instrument de progrès social, démocratique et écologique.
Il convient de souligner que l’équilibre des forces était beaucoup plus favorable au mouvement ouvrier et à la gauche dans les années 1970 qu’il ne l’est aujourd’hui. Le cadre de la gouvernance socio-économique européenne était également beaucoup plus malléable à l’époque, lorsqu’il n’y avait que six ou neuf pays autour de la table européenne. Aujourd’hui, vingt-sept États membres siègent à la table du Conseil, et le néolibéralisme est beaucoup plus profondément ancré dans les traités et les politiques européennes.
Dans ce contexte, je pense que l’idée de remodeler une Europe sociale pour le XXIe siècle est de plus en plus chimérique. Ces dernières années, la crise du Covid-19 a forcé les dirigeants européens à ouvrir de minuscules brèches dans le consensus de Maastricht : le pacte de stabilité a par exemple été suspendu pendant plusieurs années. Cependant, les forces conservatrices s’emploient à réimposer ces règles et à réaffirmer une politique d’austérité.
Au même moment, pour ceux qui, à gauche, croient encore que l’UE peut être changée ou peut être supplantée par une autre forme de coopération et d’unité européenne, la perspective historique et la défaite oubliée de l’Europe sociale sont une invitation à travailler sans relâche pour surmonter les divisions internes et les faiblesses stratégiques. La leçon à tirer de cette histoire de défaite est que la gauche doit investir beaucoup plus dans l’internationalisme.
Certains membres de la gauche ont aujourd’hui des raisons d’être optimistes, car les partis sociaux-démocrates, verts et radicaux de gauche, ainsi que les syndicats et les groupes de la société civile, sont mieux organisés au niveau européen qu’il y a quelques dizaines d’années. Les citoyens sont plus attentifs à la politique européenne qu’auparavant. La crise climatique pousse également les gens à réfléchir aux questions sous un angle international, ce qui est nouveau.
Tout cela est vrai dans une certaine mesure. Mais je pense que cette histoire de défaite nous montre que pour faire évoluer le projet européen dans une direction radicalement différente, ce qui est nécessaire, la gauche devrait construire une alliance ou un bloc véritablement transnational qui s’oppose clairement aux versions néolibérales et réactionnaires de l’Europe. Elle devrait s’entendre sur un programme commun clairement orienté vers les intérêts des travailleurs et lancer une offensive basée sur une mobilisation populaire de masse.
Aujourd’hui, nous sommes très loin d’en être capables. Sans une intervention de ce type, la gauche aura peu de chances de transformer l’UE en une Europe sociale, ou même de la transformer en quelque chose qui serait moins un obstacle à toute transition progressiste, sociale, économique et environnementale en Europe.