Article

Liberté syndicale versus paix sociale ou oppression sociale

Marc Rigaux

—9 septembre 2022

La soi-disant paix sociale n’est elle-même pas sans conflit, et ses gardiens ne sont pas sans intérêts propres. Pour une lecture émancipatrice du droit du travail collectif.

Justification

La double loi du 24 mai 1921 a mis fin tardivement à une lutte de plusieurs décennies en Belgique pour la dépénalisation de la liberté (d’action) syndicale et de la grève du travail. Une première loi a aboli l’infâme article 310 du code pénal. Cette disposition avait fourni une base juridique pour des années de répression des grévistes. La deuxième loi a reconnu la liberté (d’action) syndicale comme faisant partie de la garantie de la liberté générale d’association. Ces lois mettent fin à une antinomie presque centenaire entre la Constitution, qui, dès 1831, promettait à tous les citoyens une liberté générale d’association, et le Code pénal, qui refusait à ces mêmes citoyens le droit de s’organiser lorsqu’il s’agissait de défendre des intérêts professionnels. Après la double loi, la voie était ouverte pour le mouvement syndical pour défendre les intérêts des travailleurs en tant que collectivité contre l’Etat et contre les employeurs. Les lois ont ainsi permis aux travailleurs de s’organiser et de se manifester en tant qu’entité syndicale et politique et, à ce titre, d’exiger de meilleures conditions de salaire et de travail, mais aussi de remettre en question la légitimité de la subordination du travail au capital. L’Etat, émanation de l’ordre économique établi, était confronté à un dilemme. D’une part, elle n’avait d’autre choix que de confirmer et de sanctionner l’émancipation sociale qu’elle avait initiée. D’autre part, elle a été appelée à protéger l’ordre capitaliste libéral. Dans le contexte d’un paysage syndical et patronal encore en pleine évolution dans l’entre-deux-guerres, le gouvernement va tenter de limiter le champ d’action du mouvement ouvrier de diverses manières. Tout d’abord, elle a permis au droit libéral des relations de travail de continuer à jouer son rôle sans être perturbé en tant que base (cachée) de la législation du travail. En continuant à définir juridiquement le travail salarié comme un travail effectué sous l’autorité de l’employeur comme l’émanation des apporteurs de capitaux, il confirme son attachement aux rapports de production capitalistes. Mais ce n’est pas tout… Le gouvernement continue de regarder sans rien faire un tribunal qui, sur la base d’arguments juridiques très discutables, continue d’assimiler la participation à une grève à une rupture de contrat de la part du gréviste. Pendant des décennies (lire : jusqu’à la fin des années 1970), faire grève équivaudra donc, pour les travailleurs, à perdre leur travail par “leur propre faute”. Grâce à l’organisation du dialogue social avant, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement acquiert des structures qui lui permettent d’influencer directement le comportement de grève des travailleurs organisés. La recherche d’une paix sociale durable y est centrale. De plus, avec l’introduction du “modèle fordiste”, il en profitera pour dépolitiser considérablement le mouvement syndical. Cependant, la reconnaissance légale du droit de grève (au début des années 1980) va obliger le gouvernement et le patronat à utiliser des moyens de répression supplémentaires. Ainsi, on constate que le gouvernement encadre passivement la pratique jurisprudentielle contestable de l’intervention du juge civil dans les procédures de référé contre les pratiques de grève. Tout comme il observe une diabolisation de l’action syndicale en général. Dans la société néo-libérale actuelle, dominée par le modèle de marché, la liberté d’action syndicale est perçue comme une menace pour la prospérité économique et est présentée comme un obstacle au bon fonctionnement de la société. Dans cette perspective, les travailleurs sont souvent opposés aux consommateurs. Dans une société axée sur l’efficacité du marché, toute action syndicale est rejetée comme un conflit collectif de travail indésirable, qui affaiblit la position concurrentielle de l’entreprise. Seule une paix sociale durable peut encore être tolérée… La suppression du contre-pouvoir social indique une menace pour le contenu démocratique de la société. Il est donc temps d’examiner de plus près le phénomène de la paix sociale et de s’intéresser au rôle de l’Etat en tant que gardien de l’action syndicale. Il est également temps de s’interroger sur la nature réelle des relations industrielles et sur le rôle réel du pouvoir des employeurs dans la création et la gestion des actions collectives des travailleurs…

La paix sociale ou l’Etat comme gardien du droit d’action syndicale

La réglementation des relations collectives du travail ou la domination du capital protégé

Les relations collectives du travail sont généralement comprises comme les relations pacifiques ou conflictuelles entre les travailleurs organisés, d’une part, et les employeurs, organisés ou non, d’autre part. Le droit du travail collectif désigne les règles juridiques qui régissent les relations collectives de travail. Les relations collectives de travail peuvent être libres ou utiliser des structures et des procédures prédéfinies. Dans le premier cas, l’équilibre des forces est largement laissé libre cours. Dans l’autre cas, on tente de donner un cadre au déroulement des relations. Le droit belge du travail collectif repose sur un ensemble de lois et de conventions collectives de travail, qui ont été créées principalement entre 1945 et 1978. Le fait que le droit des relations collectives du travail fasse l’objet d’un amalgame de lois actuelles et de conventions collectives de toutes sortes est une caractéristique importante. Officiellement, le législateur belge a opté pour la subsidiarité. Il veut donner aux employés et aux employeurs organisés la possibilité de s’autoréguler d’abord. L’Etat (législateur, juge, administration) n’intervient qu’en second ordre. L’intervention soutient le soi-disant volontarisme des organisations syndicales et patronales. L’Etat stimule le développement de relations de travail stables. En d’autres termes, l’Etat, dans ses diverses manifestations, favorisera la paix sociale. Bien que le législateur belge ne jure que par le caractère strictement bipartite des relations de travail, il veillera à ce que l’Etat puisse agir comme un tiers discret. Ceci nous amène à une autre caractéristique fondamentale du modèle belge de dialogue social. Bien que l’Etat soit rarement, voire jamais, un tiers formel dans les relations collectives de travail, son emprise sur celles-ci est bien réelle. Les exemples sont légion… mais mentionnons surtout que toute la délibération commune au niveau de la branche est orientée dans la ” bonne ” direction par les fonctionnaires-médiateurs sociaux. Le système est dit à étages et régit les relations collectives de travail à trois niveaux : le niveau interprofessionnel, qui coïncide avec l’ensemble du secteur privé, l’échelon professionnel, qui correspond au secteur d’activité, et le niveau de l’entreprise, qui se réfère principalement à l’unité de production. Le cadre juridique applicable aux trois couches est d’origine légale et conventionnelle (collective). L’accessibilité des sources juridiques pour le sujet du droit laisse souvent à désirer. En l’absence d’une disposition élaborée par le Code du travail lui-même, il convient d’invoquer les principes juridiques généraux pour identifier la règle applicable. Il va sans dire que le manque d’accessibilité fait peser une lourde charge sur l’effet protecteur pour l’employé. La Belgique est l’un des rares Etats européens où des conventions collectives de travail sont effectivement conclues aux trois niveaux susmentionnés. Seules les organisations représentatives des travailleurs, des employeurs et des employeurs individuels prennent part aux relations collectives du travail. Le caractère fermé de l’exigence de représentativité des organisations de salariés renforce la position des syndicats dans le système. Toutefois, cela ne peut empêcher que le niveau de consultation interprofessionnel et professionnel, en particulier, souffre des critiques (néolibérales) de l’UE et de l’OCDE.

Les relations collectives de travail pacifiques structurées impliquent un système fermement établi qui pousse à un dialogue commun, quelle que soit la forme que prend ce dialogue : négociation, consultation ou échange d’informations. Ainsi, le système favorise également le dialogue pour résoudre les conflits collectifs de travail par la médiation et la conciliation. Les commissions paritaires animées par les médiateurs sociaux constituent l’élément final de la médiation et de la conciliation. Tout au long de la loi sur la performance, le législateur a mis à la disposition des interlocuteurs sociaux un appareil permettant de servir l’intérêt général de manière sectorielle en cas de grève ou de lock-out. Il s’agit ni plus ni moins d’une tentative de soumettre également le conflit du travail à une gestion paritaire. Le droit belge ne contient pas de reconnaissance explicite du droit de grève par la loi. Le droit subjectif de grève découle du droit à la liberté syndicale et de l’effet de la Charte sociale européenne sur le droit interne. Elle est réglementée par des conventions collectives de travail. La jurisprudence indique les limites du comportement de grève toléré. En ce sens, le droit de grève belge est essentiellement un droit jurisprudentiel. La cohérence et l’omniprésence du dialogue social dans le système belge de relations collectives du travail ne doivent pas nous faire oublier ses limites et sa dynamique systémique. Comme nous le verrons plus loin dans cet essai, ces limites sont loin d’être sans importance. Par exemple, pendant des décennies, le législateur (le gouvernement) a refusé aux employés de négocier librement les salaires. De la même manière, il n’est pas facile d’élever le dialogue social au niveau du groupe. Il reste docilement bloqué au niveau de la production. En conséquence, les employés organisés n’ont guère accès aux informations cruciales sur la politique économique du groupe. Les employeurs ne tolèrent pas non plus un ajustement des structures de dialogue pour éliminer l’inégalité de traitement des travailleurs entre les différentes entités de l’entreprise en réseau. De même, les travailleurs des petites entreprises sont privés du droit fondamental à l’information et à la consultation. Enfin, mentionnons l’exemple de l’impossibilité de dialoguer sur la distinction entre les relations de travail et la politique du personnel. Point d’ancrage néolibéral essentiel dans l’entreprise, la GRH semble inaccessible… Mais n’oublions pas comment le système de relations collectives de travail structurées fonctionne de manière systémique en détournant la dynamique syndicale vers le salaire et les conditions de travail… et comment, par la recherche inconditionnelle de la paix sociale, le mouvement syndical est enchaîné au compromis fordiste… et à la subordination du travail au capital.

La paix sociale, un concept vague et non défini par la loi, aux conséquences potentiellement considérables

Ancrés et confirmés par les normes internationales et européennes, la poursuite et l’organisation du dialogue social et des relations industrielles stables qui l’accompagnent sont devenues un devoir essentiel de tout Etat national. L’Organisation internationale du travail, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’Organisation de coopération et de développement économiques veillent, chacun à leur manière, à ce que les Etats développent et maintiennent une législation adéquate et des pratiques de dialogue. Dans le modèle présenté, le dialogue social se greffe sur un marché du travail libre encadré au niveau national et sur la concurrence sociale dite libre qui lui est associée. Le dialogue doit incarner la justice sociale et contribuer au bien-être social. La réalisation d’une situation de paix sociale prédominante (c’est-à-dire la suppression permanente de la grève) est l’élément final. La réalisation de la paix sociale est donc incontestablement la motivation principale du législateur belge dans le développement des structures et procédures de dialogue. Curieusement, ce concept apparaît rarement, voire jamais, dans les dispositions législatives proprement dites. Et encore moins que le législateur en donne une description. Les textes d’accompagnement montrent cependant clairement le souci du législateur d’éviter les grèves. Il utilise l’Etat pour soutenir le dialogue. Mais éviter les conflits sociaux est, selon lui, avant tout le devoir du salariat organisé. Ainsi, les conventions collectives de travail sont l’instrument juridique qui donnera forme et substance à la paix sociale. Le devoir de respecter la paix sociale est généralement inclus dans la partie obligatoire ou contractuelle de la convention collective. L’obligation de paix est relative ou absolut, explicite ou implicite, unilatérale ou bilatérale. Elle interdit donc aux travailleurs organisés et, dans la plupart des cas, également aux employeurs, organisés ou non, de mener des actions collectives pendant la durée de la convention collective et en relation avec les matières réglementées par la convention collective. Exceptionnellement, elle s’étend à toutes les questions ouvertes à la négociation. En fait, le devoir de paix exprime généralement le principe de l’exécution de bonne foi de l’accord. Appelée réciproque, elle concerne principalement le côté employé de l’accord. Les salariés se voient refuser le droit de formuler de nouvelles revendications et, surtout, de les faire valoir en invoquant le pouvoir de fait, tant que la convention collective est en vigueur. Les conventions collectives sont conclues pour une durée déterminée ou indéterminée. Les premiers sont ce que l’on appelle des accords cycliques. Elles réglementent les conditions concrètes de salaire et de travail et s’appliquent pendant la période habituelle de négociation de deux ans. Les secondes concernent des réglementations juridiques inappropriées sur des questions plus structurelles. Si la loi sur l’obligation de paix devait être appliquée à la lettre, les syndicats n’auraient pratiquement aucune marge de manœuvre. Les nombreuses conventions collectives auxquelles ils sont liés absorbent en effet la majeure partie de cet espace. La pratique montre toutefois que la question des obligations de paix n’est généralement légalisée que de manière sélective par les employeurs, qui n’étaient que trop heureux de les utiliser par le passé pour sanctionner les comportements dissidents en matière de grève. Cependant, le législateur et les parties contractantes aux conventions collectives ont élevé le respect de l’obligation de paix sociale au rang de condition pour bénéficier d’un certain nombre d’avantages sociaux… ou encore, la paix sociale est imposée par la législation (de sécurité) sociale et par les avantages conventionnels secondaires. Ainsi, le paiement de la cotisation syndicale est conditionnellement lié au respect d’une paix sociale absolue. Les syndicats se sont donc engagés à ne pas imposer de nouvelles revendications par des actions, tant que la prime syndicale est payée par l’employeur. On retrouve une construction similaire dans les conventions collectives, qui réglementent le financement patronal de la sécurité sociale sectorielle via les Fonds de sécurité sociale… ou encore le coworking dans la sphère du dialogue social… Mais surtout, rappelons que les dispositifs permettent à l’employeur de renforcer sa revendication légale de paix sociale (c’est-à-dire le congé de grève) par une emprise financière sur les syndicats.

L’Etat au service de la domination du capital

Les relations collectives de travail structurées, organisées ou soutenues par l’Etat, sont destinées à contrôler et donc à freiner le comportement d’action des travailleurs organisés. L’Etat (dans ses diverses manifestations) veut donc avoir et garder la main sur l’action collective des travailleurs. De même qu’il fait passer le droit des contrats de travail sous le droit libéral des relations de travail et le soumet ainsi au libre marché et à la libre concurrence sociale, il limitera aussi considérablement le champ d’action du contre-pouvoir social en limitant son rayon d’action aux relations de travail (lire salaire et conditions de travail) et, de plus, en muselant, par une paix sociale de grande ampleur, la résistance à la domination des investisseurs en capital dans l’entreprise. En promouvant le dialogue social au niveau international et européen au service de “relations de travail stables” et du bien-être social, le compromis fordiste et, avec lui, le pendentif social de l’ordre du marché, gagne en légitimité transnationale. Le droit à la liberté syndicale et l’action syndicale deviennent des sous-systèmes de l’ordre juridique capitaliste. L’Etat (ou le gouvernement) est relégué au rôle de gardien du sous-système, dans le sens où il doit veiller à ce que celui-ci conserve son caractère de sous-système. La réglementation juridique des relations collectives de travail n’affaiblit en rien la domination du capital dans les rapports de production… Au contraire, elle renforce cette domination et donne à la correction sociale du marché sa place en tant qu’élément du droit national… Ce qui est pervers, c’est qu’à côté des systèmes juridiques nationaux, les gouvernements nationaux, en tant que gardiens de la domination du capital, sont également mis en concurrence les uns avec les autres… La fidélité à l’ordre du marché n’est donc pas toujours récompensée. Le message est clair : la politique sert le marché et le marché sert la politique…

La nature intrinsèquement conflictuelle des relations de travail

La gouvernance autocratique du travail dans l’entreprise comme verrou de la subordination

Dans le cadre des rapports de production capitalistes, le contrat de travail est l’instrument par excellence qui doit permettre à l’entrepreneur de faire appel, de manière ordonnée, à des forces de travail qui coopéreront. Ainsi, le contrat de travail sert essentiellement les intérêts des apporteurs de capitaux. Le contrat de travail reconnaît avant tout les intérêts du travailleur en lui permettant de réaliser son potentiel de travail et de remédier ainsi, très temporairement, à l’état de besoin auquel l’économie de marché libre le condamne en principe. Malgré le caractère permanent du besoin de revenu par le travail, le contrat de travail n’offre aucune sécurité de permanence. Si l’employé contractuel n’est plus utile à l’entrepreneur, il retourne sur le marché du travail et dans la compétition sociale ouverte. Le législateur du travail a beau avoir tenté, par le biais de nombreuses dispositions légales, de faire entrer indirectement les intérêts du salarié dans la sphère du contrat, la reconnaissance des intérêts reste toujours secondaire. En d’autres termes, le motif du profit domine le désir de sécurité de l’emploi et du revenu. La subordination du travail au capital a un double verrou. Le premier verrou est général et global. Elle découle des relations capitalistes de production elles-mêmes. Une seconde est spécifiquement liée au fonctionnement de l’entreprise. Elle soumet les apporteurs de travail à la domination des apporteurs de capital et à l’administration autocratique, qui accorde le droit à la gestion de l’entreprise à l’égard des travailleurs (salariés ou indépendants). Le droit du travail est désormais la branche du droit qui façonne l’oppression du travail au profit du capital et la rend socialement acceptable. Cela ne peut cependant pas empêcher les relations de travail ainsi réglementées de rester intrinsèquement conflictuelles. Même si on lui fait largement l’éloge de la paix sociale permanente, ce n’est pas le caractère pacifique des relations de travail qui est la règle… mais leur nature conflictuelle et l’effort soutenu pour la dissimuler et la supprimer. Le terme d’oppression sociale est donc peut-être plus approprié que celui de paix sociale. Il est immédiatement clair que l’action syndicale est un acte de libération pour les militants. Ils se détachent très temporairement de l’état de sujétion.

L’effet exclusif du droit libéral des relations de travail

Le droit libéral des relations de travail considère la relation de travail comme un fait individuel. Elle concerne la relation entre un employeur individuel et un employé individuel sur la base d’un contrat de travail librement conclu. Les libertés économiques d’entreprise et de travail en sont la base directe. Le prix à payer pour le travail (c’est-à-dire le salaire et les conditions de travail) est en principe indiqué par la relation entre l’offre et la demande de travail sur le marché du travail. Fidèle aux forces du marché et à la concurrence sociale qu’elles génèrent, le droit libéral des relations de travail soumet les travailleurs à une compétition permanente pour le maintien d’un contrat de travail. Le caractère purement formel des libertés contractuelle, d’entreprise et de travail permet au poids économique des parties de jouer pleinement son rôle dans les relations de travail. La prédominance quasi-structurelle de l’offre de travail sur la demande de travail conduit naturellement à l’exclusion du travail. Tout comme elle conduira à une exploitation sociale rampante. Mais ne vous inquiétez pas. Il est à l’honneur du mouvement syndical que le législateur du travail et le dialogue social aient amené le marché du travail et la concurrence sociale à apporter des corrections sociales importantes en introduisant dans les relations de travail les différentes facettes de la dignité du travailleur. Dans le prolongement de cette dynamique, la reconnaissance des droits sociaux fondamentaux concrétisera l’aspiration des personnes économiquement faibles à une plus grande liberté et égalité réelles. La législation sociale crée ainsi un sentiment justifié d’amélioration matérielle pour beaucoup… mais une illusion d’émancipation sociale réelle pour tous. La raison en est simple. Dans son souci de progrès social, le législateur social a laissé subsister le droit libéral des relations de travail comme base cachée des relations de travail et du droit social nouvellement réalisé. Elle n’a pas non plus remis en cause les principes du libre marché du travail et de la libre concurrence sociale. Le droit social est devenu un sous-système du droit libéral des relations de travail. Le résultat est visible… Il s’agit de l’exclusion sociale massive dont souffrent des millions d’Européens au sein de l’Union européenne, de l’exploitation sociale agressive qui, par la poursuite de la flexibilisation et de la déréglementation, conduit à une précarisation croissante des relations de travail et à un appauvrissement général progressif de la population.

La contradiction entre travail et capital : supprimée mais non éliminée

Comme mentionné précédemment, le droit du travail fonctionne comme un sous-système du droit libéral des relations de travail. Il accepte les relations capitalistes de production et semble être en paix avec la subordination du travail au capital. Le droit du travail semble être le sceau d’un équilibre des intérêts. Les intérêts du travailleur semblent avoir été conciliés avec ceux de l’employeur. Le droit du travail a peut-être brisé la logique de la commercialisation et de la déshumanisation des relations de travail, mais il n’en a nullement supprimé les causes. L’apparence d’un équilibre des intérêts, que la législation du travail excipe et qui est la justification pour prétendre à la stabilité sociale, est inscrite dans l’acceptation de la subordination du travail. Ainsi, bien que la loi sur le licenciement stipule que l’employeur, lorsqu’il met fin au contrat de travail, est tenu de respecter la sécurité de l’emploi et les moyens d’existence du salarié, cette même loi sur le licenciement ne prive jamais l’employeur du pouvoir de mettre fin au contrat à l’encontre des règles protégeant le licenciement si nécessaire… Il en va de même pour le droit de suspendre le travail. Le législateur accorde à certaines situations et événements un effet suspensif sur le contrat de travail et accompagne plus d’une fois la suspension d’une garantie de revenu et d’une interdiction de licenciement. Tout cela n’a cependant pas empêché le législateur de laisser la voie ouverte à l’utilisation du pouvoir de licenciement de l’employeur. En d’autres termes, l’employeur peut toujours mettre fin au contrat, malgré toute interdiction de licenciement ou de garantie de revenu. En effet, en règle générale, l’employeur peut ignorer la grande majorité des règles du droit du travail, pour autant qu’il verse l’indemnité prévue. La nullité de l’acte méconnaissant le droit du travail n’est presque jamais discutée…. pas même s’il devait refuser de se conformer à son obligation de verser une indemnité. Le cynisme juridique atteint un sommet avec les clauses dites conventionnelles de sécurité de l’emploi dans les conventions collectives. Avec la clause précitée, l’employeur s’engage à garder le salarié pendant une certaine période. Il renonce formellement à son droit de licenciement. Néanmoins, en cas de violation de la clause, le juge ne l’obligera guère à verser une indemnité. L’intérêt de l’entreprise prévaut donc définitivement sur celui de l’employé. L’apparence d’un équilibre des intérêts domine également le droit du travail collectif… et y est probablement encore plus présente. Les (trop rares) corrections de l’inégalité économique, présentes dans le droit des contrats de travail, sont manifestement absentes du droit des relations collectives de travail. Le côté travail et le côté capital des relations de travail sont considérés comme ayant le même poids, qu’il s’agisse de négociations collectives ou de conflits collectifs. Cette approche est fortement présente dans la théorie dite de “l’égalité des armes”, qui est censée justifier le droit de l’employeur au lock-out. Puisque, dans les relations collectives de travail, la collectivité des travailleurs et la collectivité des employeurs sont égales l’une à l’autre, le respect de l’équilibre exige que, pour compenser le droit de grève, la partie du capital dispose également d’un moyen de coercition, à savoir le droit de lock-out. Cependant, ce point de vue est fondé sur des hypothèses erronées et sur la dissimulation délibérée des règles fondamentales des relations de production. La subordination du travail au capital est balayée sans hésitation. De même, il n’est pas fait mention de la gestion autocratique de l’entreprise, qui ignore pratiquement l’existence des salariés en droit. Il n’est pas non plus fait mention du fait que l’employeur, par son pouvoir de décision, fixe le cadre du pouvoir dans lequel se dérouleront les relations de travail tant individuelles que collectives. Mais au fond, c’est l’apparence d’un équilibre (de pouvoir) qui servira de légitimation pour imposer une paix sociale aux salariés. Ou comment la dissimulation et la suppression de l’opposition entre le travail et le capital est censée faire croire qu’une paix imposée unilatéralement (lire interdiction de la grève) ne serait rien de plus que juste… Conclusion : même lorsqu’elle est judicieusement supprimée, l’opposition entre le travail et le capital reste une réalité, qui conditionne les relations de travail… Le désir des travailleurs de bénéficier d’une certaine sécurité de l’emploi et du revenu n’est pas nécessairement conforme à la recherche de la maximisation du profit par les investisseurs en capital, et lui est en tout cas subordonné. De plus, dès que les aspirations des salariés ne servent plus la recherche du profit, elles cessent d’être un facteur de poids dans la stratégie de l’entreprise. Le caractère négligeable des intérêts des travailleurs pour le capital les rend donc intrinsèquement opposés aux intérêts du capital… Tout comme le déséquilibre du pouvoir reste un fait. Le pouvoir effectif limité que permet le droit d’action des syndicats ne compense en rien le pouvoir structurel des employeurs et son triple fondement : la subordination du travail au capital, l’administration autocratique du travail et la détermination par l’employeur du cadre d’autorité des relations industrielles.

Les limites juridiques à la rupture de l’autorité patronal

Le cadre du pouvoir et du contre-pouvoir

Le pouvoir est essentiellement la capacité d’une personne ou d’une entité à contraindre une autre à agir ou à s’abstenir d’agir. Le pouvoir présuppose une relation bilatérale ou multipartite – bilatérale parce qu’un dirigeant est opposé à un sujet du pouvoir. Le dirigeant a le pouvoir de contraindre. Le subordonné est censé subir la coercition. Le pouvoir est lié à un ou plusieurs intérêts. Le pouvoir ne peut exister sans cadre. Le cadre est spatial, matériel et temporel. Le cadre détermine l’espace laissé au sujet pour éviter la coercition. Un exercice efficace du pouvoir repose sur une bonne adéquation entre le cadre et les moyens de coercition utilisés. Les moyens de coercition peuvent être de nature très différente, selon leur importance : économique, morale, juridique, culturelle, etc. Le pouvoir est soit factuel, soit institutionnel. Le pouvoir institutionnel désigne un pouvoir qui, compte tenu de l’intérêt qu’il sert, est incorporé dans la loi et protégé par la loi. Le pouvoir compensateur défend un contre-intérêt. Il s’agit d’un intérêt qui entre en conflit avec un intérêt dominant, qui peut ou non être protégé par les institutions. Le contre-pouvoir a les mêmes caractéristiques que le pouvoir et possède les mêmes composantes. En règle générale, la puissance opposante s’efforce de briser le cadre de pouvoir établi afin d’établir le contre-intérêt qu’elle défend.

Dans les relations de travail, le contre-pouvoir social s’oppose généralement au pouvoir patronal. Il défend le facteur de production qu’est le travail, qui, dans les rapports de production capitalistes, est structurellement soumis au capital. Le mécénat coïncide essentiellement avec les structures qui confèrent au capital sa domination. Le mécénat est donc protégé par divers cadres de pouvoir et divers moyens de coercition, qui peuvent ou non être protégés par la loi. En d’autres termes, le favoritisme est le résultat de la domination du capital sur le travail et pourra toujours s’appuyer sur ce cadre primaire. Mais au sein d’une entreprise, en fonction du sujet traité, des pouvoirs et des cadres de pouvoir encore plus spécifiques se présentent, qu’ils soient ou non garantis et protégés par la loi. Ainsi, les relations de travail se situent souvent dans le cadre spécifique du droit d’autorité et du droit correspondant de disposition sur l’entreprise. Dans ces cas, la loi fournit le cadre dans lequel le pouvoir de l’employeur peut être exercé. En d’autres termes, l’employeur, lorsqu’il exerce son pouvoir à l’égard des employés, doit se conformer aux règles de conduite prescrites par la loi. Le problème, cependant, est que l’employeur sort souvent volontiers du cadre légal et se rabat sur la domination primaire du capital sur le travail pour imposer sa volonté, sans être suffisamment sanctionné par la loi. Mais comment le problème se pose-t-il pour le contre-pouvoir social ? Tout d’abord, soulignons que l’intérêt servi par le contre-pouvoir est essentiellement social. Le terme “social” désigne donc toutes les questions et préoccupations liées à l’émancipation, à la dignité et à l’amélioration de la situation des personnes économiquement défavorisées. Le social va donc au-delà des relations de travail entre employés et employeurs. En fonction de l’intérêt à servir, le contre-pouvoir social devra opérer dans d’autres cadres de pouvoir et devra également utiliser d’autres moyens de coercition, qui peuvent ou non bénéficier d’une protection juridique. Pour la question spécifique des relations industrielles, le contre-pouvoir social se déplacera généralement dans le cadre du pouvoir de la liberté d’action syndicale et utilisera le pouvoir institutionnel et effectif prévu par la loi. Comme on le verra plus loin, les possibilités offertes par les institutions sont loin d’être illimitées… Ainsi, la contestation par le contre-pouvoir de la légalité de la subordination du travail au capital dépassera bientôt les limites du pouvoir d’action syndical. Dans ce cas, le développement du pouvoir de fait devra trouver sa base légale dans d’autres droits fondamentaux que la liberté syndicale… ou le contre-pouvoir devra ignorer la loi et commettre une transgression… Cependant, si le contre-pouvoir social évolue dans le domaine des relations industrielles, son action visera probablement à briser le cadre du pouvoir patronal, qu’il soit de nature spécifique ou générale….

Le droit d’action syndical comme développement effectif du pouvoir

En reconnaissant la liberté syndicale, le législateur a ouvert la voie aux travailleurs organisés pour développer légalement un pouvoir de fait. Dans une société fondée sur des relations de pouvoir, le pouvoir de facto existe parallèlement au pouvoir institutionnel ou légalement protégé. Il n’est pas rare que les pouvoirs recouvrent des intérêts contradictoires. Un intérêt est alors opposé à un contre-intérêt. Ainsi, le pouvoir est en concurrence avec le contre-pouvoir. Le contre-pouvoir social s’oppose au pouvoir économique établi. Le contre-pouvoir social, dont la liberté syndicale est un élément clé, contient des formes de pouvoir à la fois institutionnel et réel. Bien que l’action syndicale au sens large du terme puisse également inclure des pouvoirs institutionnels (lire droits), le terme est généralement assimilé à l’exercice d’un pouvoir effectif. Le développement de la puissance réelle n’est pas illimité. La loi et la jurisprudence lui fixent des limites. Par exemple, nous constatons que le pouvoir doit être en relation, entre autres, avec ce que l’on appelle généralement les “relations de travail” (lire salaire et conditions de travail). De même, le pouvoir effectif ne peut être fondé que sur le fait d’infliger ou de menacer d’infliger un préjudice économique ou moral, à l’exclusion de toute forme de violence physique.

Sortir du cadre de l’autorité patronale et de ses limites (légales)

La subordination du travail au capital est bien sûr structurellement ancrée. Cet ancrage se traduit par le placement (ou le non-placement) de la contribution du travail dans des cadres de pouvoir ou d’autorité conçus et légitimés par la loi. Les cadres se situent principalement à trois niveaux : le niveau primaire de la production, le niveau secondaire de l’administration et de la gestion de l’entreprise et le niveau tertiaire de la propriété du capital et des moyens de production. Par souci d’exhaustivité, il convient également de mentionner l’ancrage de la prépondérance des libertés du marché dans le droit international, européen et national. La loi belge ne prévoit que le placement explicite de la main-d’œuvre dans le cadre de l’autorité de production. Hormis quelques rares exceptions, la loi précitée n’inclut pas formellement le travail dans le cadre de l’autorité secondaire et tertiaire. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les apporteurs de travail ne seraient pas confrontés à l’autorité exercée à ces niveaux. Même si le contrat de travail est plus important pour le salarié que le lien avec l’employeur (c’est-à-dire l’entreprise) et qu’il donne accès à la législation du travail, au dialogue social et à la sécurité sociale, le contrat ne donne pas le droit au salarié de participer à la gestion et à l’administration de l’entreprise, ni à la propriété du capital de l’entreprise. Concrètement, cela signifie que la loi garantit uniquement l’apport de l’autorité primaire dans le contrat de travail individuel et dans la consultation de l’entreprise. En l’absence d’assimilation formelle, le contre-pouvoir social ne pourra s’appuyer que de manière limitée sur les éléments institutionnels du pouvoir. Les principes généraux du droit des contrats (de travail) et des droits fondamentaux peuvent apporter un recours limité dans ce cas. Les mêmes droits généraux doivent également être utilisés pour tenter de briser les cadres de pouvoir susmentionnés en développant un pouvoir réel. Les dispositions en question doivent conférer à l’utilisation du pouvoir effectif un caractère légitime. Concrètement, cela signifie que le pouvoir de facto associé aux actions collectives menées contre les décisions politiques et les décisions relatives à la propriété de l’entreprise doit pouvoir être légitimé par des principes généraux du droit et/ou des droits fondamentaux. En outre, il n’est pas rare que le contre-pouvoir se heurte à la nature transnationale de l’entreprise, ce qui réduit encore la portée du développement légitime du pouvoir au niveau national… Par ailleurs, l’exercice du pouvoir, quel que soit le niveau auquel il est exercé, repose sur le contrôle de l’information. Une fois encore, le capital devance le travail, car il est généralement à la source de l’information et décidera donc du moment de sa diffusion. Le développement du contre-pouvoir social n’est donc pas une tâche facile, car il doit faire face aux différentes facettes de la subordination structurelle du travail au capital… et ce malgré tous les moyens institutionnels limités. L’histoire sociale nous apprend cependant que le handicap structurel n’a jamais empêché le mouvement ouvrier de percer plus d’une fois de manière convaincante les cadres les plus élevés du patronat, grâce à une solide solidarité du côté des travailleurs…

De l’action syndicale au conflit collectif du travail ou à la culpabilisation des opprimés

Lorsqu’il s’agit de schématiser le contenu du droit collectif du travail, on distingue généralement les relations collectives de travail pacifiques des relations conflictuelles. La grève du travail et les autres formes d’action collective sont donc traitées sous la rubrique principale des conflits collectifs du travail. En d’autres termes, la nature socialement perturbatrice de ces formes d’action est soulignée. On s’empresse alors d’expliquer les méthodes qui peuvent conduire à l’élimination du conflit et au rétablissement de relations industrielles stables (médiation et conciliation, ou suppression judiciaire de la grève). L’accent est donc fortement mis sur les perturbations causées par les actions des travailleurs. La loi et le discours répandu sur le dialogue social supposent donc tacitement, mais non moins fermement, que l’exécution docile du travail stipulé par les employés est la condition naturelle du développement des relations industrielles. Il est permis de s’exprimer individuellement ou collectivement sur les conditions de travail. Faire des demandes et ajouter de la force par des actions n’en est pas une. Cela ne devrait pas être une surprise. Le discours officiel, que le législateur élève au rang de philosophie des relations industrielles, met l’accent sur la coexistence harmonieuse des intérêts du travail et du capital… En d’autres termes, le conflit d’intérêts essentiel entre les deux facteurs de production est gentiment balayé, tout comme la réalité de l’oppression structurelle du travail (les travailleurs) par le capital (les employeurs). Aucune reconnaissance donc, de l’effet libérateur de l’action syndicale… Au contraire… les grévistes sont des fauteurs de troubles, qui n’adhèrent pas au cours “naturellement pacifique” des relations de travail. Que le terme de conflit collectif de travail les culpabilise est donc tout à fait “justifié”. Seul le discours officiel se trompe sur le coupable… Il pointe du doigt l’opprimé… et non l’oppresseur institutionnel.

L’effet (oppressif) du pouvoir des employeurs comme cause première du désordre social

La loi établit une administration autocratique du travail dans l’entreprise. En vertu de son droit de disposition et de son pouvoir de contrôle sur l’entreprise, l’employeur décide de manière autonome et souveraine de l’organisation du travail. Il choisit les formes de travail avec lesquelles il va soutenir la production. Il détermine les conditions et les circonstances dans lesquelles la main-d’œuvre déployée fonctionnera. Son droit d’autorité est en principe unilatéral et réglementaire. Il ne tolère pas une participation régulière et substantielle des employés à la décision sur le contenu et l’application de la politique de relations industrielles. La subordination du travail au capital, confirmée par la loi sur les contrats de travail, conduit les employés à une soumission persistante (c’est-à-dire à l’oppression) à la loi de l’employeur et, si nécessaire, au pouvoir de l’employeur. Avec pour base la liberté économique du travail et la liberté individuelle formelle du contrat, l’oppression prend la forme d’une compétition sociale persistante entre les travailleurs de l’entreprise. La RH consolide l’assujettissement en le mettant en concurrence. Seule l’invocation de la liberté syndicale et de la liberté d’action collective permet aux travailleurs de se libérer temporairement et ponctuellement de l’oppression et de briser brièvement la répression continue de l’opposition entre les intérêts du travail et ceux du capital. Ainsi, contrairement à ce que suggère le discours officiel, ce ne sont généralement pas les travailleurs qui décident de manière autonome de ” rompre ” la paix sociale en soulevant de nouvelles revendications de grève… Briser la soumission institutionnelle n’est souvent qu’une réaction des travailleurs à l’effet oppressif du pouvoir patronal… Dans la relation entre l’employeur et son personnel, c’est le chef d’entreprise qui peut compter sur une prépondérance d’informations, de compétences et donc de pouvoir. Par la politique qu’il choisit de mener, par les choix d’orientation de la production, par le moment et le mode d’information, il fixe les conditions premières de la réception de ses choix politiques par le personnel… En d’autres termes, ce ne sont pas les travailleurs et leur réaction qui sont à l’origine de la “perturbation de l’ordre social”, mais l’employeur, par le conditionnement du comportement de son personnel…

Paix sociale ou oppression sociale. Pour une lecture émancipatrice du droit du travail collectif

Paix sociale ou oppression sociale. En substance, les relations de travail donnent forme aux relations entre un employeur dominant et des employés institutionnellement opprimés. L’oppression se situe à trois niveaux. Le niveau de base est celui des relations de production entre le travail et le capital. Le travail est subordonné au capital. Cette subordination se concrétise dans le droit libéral des relations de travail, qui met les travailleurs en concurrence permanente avec d’autres travailleurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Un deuxième niveau d’oppression est contenu dans le droit des contrats de travail lui-même. Le contrat de travail est défini en termes de subordination juridique des travailleurs aux fournisseurs de capital, dont l’employeur est l’émanation. La répression cache immédiatement une répression institutionnelle du conflit d’intérêts permanent entre le travail et le capital. La paix sociale, que le législateur lie conceptuellement aux conventions collectives de travail, est l’élément final de la répression. Le devoir de paix, exprimé et utilisé dans les conventions collectives et la législation sociale, est appelé à ralentir et à arrêter la liberté d’action syndicale… afin de contenir la répression. La paix sociale ne renvoie donc pas, comme le voudrait la philosophie du droit, à un renoncement temporaire à l’action collective librement souscrite par les travailleurs organisés, mais à la consolidation de la subordination structurelle du travail au capital. La paix sociale n’est donc ni plus ni moins que le troisième niveau d’oppression…

Pour une lecture émancipatrice du droit du travail collectif. La liberté syndicale est au cœur du droit des relations collectives de travail. Également appelée liberté d’association, la liberté syndicale permet aux travailleurs de s’organiser et d’agir en tant que collectivité. Concrètement, cela signifie que les travailleurs peuvent se manifester comme une contre-force sociale pour briser, par une action collective, l’oppression du travail par le capital sur une base occasionnelle et ponctuelle. L’action vise à éliminer temporairement et de manière limitée le déséquilibre des pouvoirs afin de pouvoir entamer un dialogue. Obtenir des informations, être consulté ou négocier collectivement sont les formes les plus courantes du dialogue social. La liberté syndicale légitime, dans certaines limites, le droit des travailleurs à développer un pouvoir de fait. Dans le cadre du compromis fordiste, l’action des travailleurs organisés s’est assez rapidement structurée. Le dialogue social, d’abord occasionnel, est devenu structurel et permanent. Le dialogue est devenu la règle, la confrontation l’exception. Les procédures de conciliation et de médiation appliquées sous la supervision du gouvernement étaient destinées à en faire une réalité. Dans le même temps, le mouvement syndical a été délibérément dépolitisé. Les salaires et les conditions de travail ont fait l’objet d’un dialogue. Les relations de production, en revanche, ne l’étaient pas. Le droit collectif du travail, qui englobait les relations collectives de travail structurées, a été “récupéré” par le législateur. Elle est devenue la vitrine du consensus social et du modèle d’harmonie entre le travail et le capital. Il est devenu le sceau de la répression du caractère fondamentalement conflictuel des relations de travail. Il devait, et doit, faire oublier la signification historique de la liberté syndicale comme berceau du contre-pouvoir social… Les relations collectives de travail structurées existent presque “malgré” la liberté syndicale et non plus grâce à elle… Le dialogue social permanent a donc très bien servi les intérêts de la démocratie sociale et chrétienne… Le pseudo-Etat social, qui s’est construit par-dessus, devait faire oublier une fois pour toutes les antagonismes de classe….

Un repositionnement du droit collectif du travail nous semble donc très souhaitable. En substance, le droit collectif du travail peut être réduit à formaliser, structurer et donc récupérer certains aspects importants de l’existence et du fonctionnement du contre-pouvoir social, de la liberté syndicale au statut juridique des syndicats, en passant par les différentes formes de dialogue entre le travail et le capital, afin de parvenir au droit d’action collective et, avec le droit d’action, au recours au développement effectif du pouvoir. Il s’agit donc de convertir en pouvoir institutionnel (c’est-à-dire en droit) ce que le contre-pouvoir social avait déjà développé en formes de pouvoir effectif. Le contre-pouvoir institutionnalisé coïncide approximativement avec les droits fondamentaux collectifs des employés. Il s’agit principalement des droits fondamentaux à la liberté syndicale, à la négociation collective, à la consultation collective et à l’action collective. Les droits fondamentaux ont été précisés dans les lois et dans toutes sortes de conventions collectives, et l’action du contre-pouvoir se reflète dans le droit de disposition de l’employeur. En d’autres termes, le droit collectif du travail établit les modalités juridiques de la rupture ponctuelle et occasionnelle de l’assujettissement (et de l’oppression) du travail par le capital. Il ne s’agit donc que d’une institutionnalisation partielle du contre-pouvoir. Les droits collectifs fondamentaux et, en particulier, la liberté syndicale, garantissent aux travailleurs un espace plus large pour l’action du contre-pouvoir. Si le pouvoir institutionnalisé et formalisé ne suffit pas, les travailleurs sont toujours libres de sortir des structures pour développer une forme plus efficace de contre-pouvoir social. Contrairement à ce que suggère le discours établi du dialogue social, le droit collectif du travail n’incarne pas la coexistence harmonieuse et pacifique des intérêts des travailleurs et des employeurs, mais traduit très partiellement dans les structures et le droit des éléments de développement du contre-pouvoir sur fond de conflit d’intérêts permanent entre le travail et le capital. Le contre-pouvoir social institutionnalisé et non institutionnalisé reste donc l’instrument par excellence pour lutter contre la marchandisation du travail et la déshumanisation des relations de travail, en vue de parvenir à une plus grande dignité des travailleurs et à une émancipation plus significative des personnes économiquement faibles.

Quelques références bibliographiques
L’essai est un approfondissement des thèses et des points de vue élaborés dans les publications précédentes.
M. Rigaux, De bouw van een sociale tegenmacht, Lava, 09, p.75-91.
M. Rigaux, “Labour law or social competition law. The right of dignity of working people questioned (once again), Observations on the future of labour law”, in M. Rigaux, J. Buelens en A. Latinne (eds.), From labour law to social competition law?, Cambridge-Antwerp, 2014, p. 3 e.v.
M. Rigaux, Tussen burgerschap en sociale concurrentie, Over arbeid in zijn verhouding tot kapitaal doorheen het recht, Antwerpen-Oxford-Portland, Intersentia, 2004, 264 p.
M. Rigaux, “De verzwakking van de rechtspositie van de werknemer: een logisch gevolg van de vrijmaking van de arbeidsmarkt. Een vrij betoog over fundamentele ontwikkelingen in het arbeidsrecht”, in M. Rigaux en A. Latine (eds.), Actuele problemen van het arbeidsrecht 9, Werknemerschap: een precair statuut in wording?, Antwerpen-Cambridge, Intersentia, 2014, p. 1 e.v.
M. Rigaux, Droit du travail ou droit de la concurrence sociale?, Essai sur un droit de la dignité de l’Homme au travail (re)mis en cause, Bruxelles, Bruylant, 2009, 217 p.