La République populaire de Chine fête ses 75 ans. De l’un des pays les plus pauvres du monde, elle est devenue en 75 ans un géant économique et politique. Chronique des nombreux rebondissements de cette histoire mouvementée.
Le 1er octobre 1949, le dirigeant du Parti communiste chinois (PCC), Mao Zedong (1893-1976), annonça la création de la République populaire de Chine (RPC). À cette occasion, trois cent mille personnes se rassemblèrent place Tiananmen afin d’accueillir le nouveau gouvernement et de saluer les nouveaux dirigeants. Après son annonce initiale, Mao déploya le nouveau drapeau de la RPC. Le chef militaire Zhu De passa ensuite en revue les forces de l’Armée populaire de libération. Des célébrations similaires eurent lieu dans d’autres régions de Chine. La fondation de la RPC mit un terme à un siècle d’humiliation de la part des impérialistes (qui commença avec la première guerre de l’opium en 1839) et à l’interminable Deuxième Guerre mondiale (qui débuta avec l’invasion japonaise de la Mandchourie en 1931). Dix jours auparavant, lors de la première session plénière de la Conférence consultative politique du peuple chinois, Mao avait déclaré : « Nous sommes tous convaincus que notre travail entrera dans l’Histoire, démontrant que le peuple chinois, qui représente un quart de l’humanité, s’est désormais levé. »
Les mots qui composent le nom du nouvel État, République populaire de Chine, ne sont pas anodins. Le mot « République » se rapporte à l’achèvement de la révolution de 1911, qui avait mis fin à la dynastie Qing (1644-1911) et inauguré une forme de souveraineté post-monarchique. Le républicanisme chinois s’inspirait des idées réformistes d’individus aussi différents que Kang Youwei (1858-1927) et Liang Qichao (1873-1929), qui soutenaient une monarchie constitutionnelle. Il fut ensuite mis en pratique par Sun Yat-sen (1866-1925), qui n’était pas seulement opposé aux monarchies : il rejetait surtout l’héritage culturel misérable des siècles passés et encourageait l’unité du peuple chinois au sein d’un territoire tentaculaire.
Quant au mot « populaire », il possède une riche histoire dans la pensée chinoise et dans la théorie marxiste, où il signifie que l’État doit agir au nom d’une série de classes qui forment la majeure partie de la société (paysans, ouvriers, intellectuels et petite bourgeoisie, quatre des étoiles du nouveau drapeau chinois, la cinquième étoile et plus grande représentant le Parti communiste). Dès le départ, la RPC fut perçue comme un instrument de transformation de la société chinoise, et non comme l’aboutissement d’une transformation antérieure. Il ne s’agissait pas d’un État socialiste, mais d’une république populaire qui s’efforcerait de développer le socialisme. Dès le début, la direction du PCC comprit que la Révolution chinoise n’était pas un événement qui avait jailli en 1949, mais un processus qui avait commencé bien avant, au moins depuis la formation de la République soviétique de Chine à Ruijin, en 1931, jusqu’à la base révolutionnaire de Yan’an, en 1936.
Les trois mouvements de masse
La RPC a été instaurée à un moment où elle n’avait encore ni établi l’unité du territoire ni trouvé les moyens de se défendre contre l’agression impérialiste. Juste après 1949,deux des principaux mouvements de masse de fond consistèrent en l’achèvement de la défaite des forces du Kuomintang dans le sud-ouest et le sud de la Chine, et en la constitution d’alliances dans le monde (en particulier avec l’URSS grâce au pacte sino-soviétique de février 1950), alliances dirigées contre le soutien impérialiste au Kuomintang, qui s’était déplacé à Taïwan, et suite à l’invasion étasunienne de la péninsule coréenne en juin 1950. Ces deux mouvements de masse, la défaite des forces de droite et la constitution d’une force de défense contre l’agression impérialiste, contraignirent la RPC à retarder le troisième mouvement de masse, qui fut toutefois le plus durable : la mise en route de la réforme agraire.
En 1949, la Chine était la onzième nation la plus pauvre du monde en termes de PIB par habitant
Les décisions prises par le PCC au cours de l’hiver 1950 donnèrent le départ d’un processus de réforme agraire dans les zones nouvellement libérées, qui fut en grande partie achevé au printemps 1953. Le premier principe général de la réforme était : « Abolition de la propriété foncière de la classe propriétaire exploitante féodale et introduction de la propriété foncière paysanne, afin de libérer les forces productives rurales, de développer la production agricole et d’ouvrir la voie à l’industrialisation de la Chine nouvelle. » Le processus consistait pour l’État à encourager le pouvoir politique de base, formé et dirigé par le PCC, à mener la réforme de manière guidée, planifiée et ordonnée. Il ne s’agissait pas de donner des terres aux paysans, mais de veiller à ce qu’ils puissent construire des structures régionales et locales capables d’assurer la redistribution des ressources dans leur région. Dans les zones rurales, la politique de confiscation forcée était secondaire par rapport à l’éducation politique visant à transformer les relations foncières de l’oppression féodale vers une base plus juste. En 1956, 90 % des paysans du pays avaient des terres à cultiver, 100 millions de paysans étaient organisés en coopératives agricoles, et l’industrie privée était concrètement abolie.
La réforme agraire eut plusieurs résultats productifs : la paysannerie sans terre et les travailleurs agricoles avaient désormais accès à la terre, ce qui leur permettait de vivre dignement. Mais cela impliquait aussi que la population rurale travaillait avec un plus grand intérêt pour la terre et pour l’amélioration du rendement, ce qui augmenta la productivité. Enfin, cela voulait dire que l’ancienne culture de la hiérarchie des propriétaires fonciers, et ses conséquences déplorables en termes de relations patriarcales par exemple, n’existait plus. Ces résultats positifs améliorèrent les conditions de vie et de travail de la plupart des Chinois, et suscitèrent un sentiment presque immédiat de loyauté à l’égard de la Révolution chinoise.
Surmonter les dettes du passé
En 1949, le taux d’alphabétisation officiel de la Chine était de 20 %, bien que tout indique que ce chiffre était largement surévalué. Il ne s’agissait là que d’un des indicateurs des conditions de vie misérables de la masse de la population. Le taux de mortalité de la population avait atteint les 40 %, avec une mortalité infantile de 250 pour 1000 naissances vivantes. L’espérance de vie moyenne ne dépassait pas les 35 ans. Alors que le PIB de la Chine représentait environ un tiers du PIB mondial au début du XIXe siècle, le Siècle d’humiliation qu’avait subi la Chine aux mains des puissances impérialistes l’avait réduit à seulement 5 % lors de la fondation de la RPC. À l’époque, en termes de PIB par habitant, la Chine était la onzième nation la plus pauvre du monde, derrière huit pays africains et deux pays asiatiques.
Les immenses tumultes survenus dans les campagnes chinoises à partir du XIXe siècle – illustrés notamment par les guerres contre les Britanniques et les soulèvements paysans, tels que la révolte des Taiping (1850-1864), des Nian (1851-1868) et des Panthay (1856-1872) – et le vol orchestré par une petite classe de propriétaires fonciers féodaux, entraînèrent la paysannerie et les autres travailleurs dans un ensemble de contradictions inconciliables. Ils se battirent parce qu’ils le devaient, et purent l’emporter grâce au contexte de la guerre contre les Japonais et aux décisions stratégiques brillantes adoptées par le PCC pendant et après l’apogée de la Longue Marche.
Mais surmonter les dettes du passé ne fut pas un chemin facile. La RPC ne disposait tout simplement pas des ressources nécessaires pour redistribuer les richesses, notamment à travers la création d’une infrastructure éducative et sanitaire immédiatement adéquate. Au cours du processus de réforme agraire, la RPC élabora un premier plan quinquennal (1953-1957) sous la direction de Zhou Enlai (1898-1976) et de Chen Yun (1905-1995). Ce plan fut élaboré sur deux ans et mit l’accent sur quatre points théoriques :
1 Construire la base industrielle, qui jusqu’alors n’avait jamais vraiment été construite, pour satisfaire les besoins du peuple, dans les villes comme dans les zones rurales. Sur l’ensemble des capitaux engagés dans la construction, 58,2 % furent consacrés au développement de la capacité industrielle.
2 Construire une Chine nouvelle basée sur ses réalités et non sur des attentes utopiques. Les ressources exploitées devaient donc être utilisées judicieusement. Pour cela, il fallait former une énorme armée de bureaucrates chargés de gérer l’expansion de l’État et d’utiliser le pouvoir de l’État afin de contribuer à la démocratisation de l’économie.
3 Utiliser et rassembler tous les moyens possibles pour éviter de trop dépendre de l’aide extérieure (au cours des premières années, l’URSS avait fourni une certaine assistance, en particulier en matière d’industrialisation et durant la période du premier plan, elle envoya trois mille experts techniques et accueillit douze mille étudiants pour qu’ils y étudient des matières techniques). Les prêts étrangers nécessaires au développement ne représentaient que 2,7 % des recettes financières totales de l’État chinois au cours du premier plan.
4 Gérer correctement l’équilibre entre l’accumulation de capital dans un pays pauvre et les besoins de consommation de la population. Le plan soulignait la nécessité d’examiner attentivement les intérêts immédiats de la population, ainsi que ses intérêts à plus long terme : si l’on consacre trop de ressources à la constitution de capital fixe, l’enthousiasme pour le socialisme risque de s’émousser, tandis que si l’on en consacre trop aux problèmes immédiats, on ne fait que postposer les difficultés.
La sophistication de la théorie du premier plan permit quelques avancées majeures qui furent cependant insuffisantes pour répondre aux besoins. Alors que les facteurs objectifs d’amélioration des conditions matérielles de vie progressaient, il fallait répondre aux problèmes sociaux majeurs par des moyens plus subjectifs. Le Parti mena des campagnes de masse pour lutter contre l’analphabétisme (1950-1956), notamment en organisant des cours dans les champs pour la paysannerie. Prises dans le tourbillon des années 1940, de nombreuses régions rurales de Chine développèrent une tradition d’entraide qui devint le régime d’assurance médicale coopératif rural de la RPC. Avec cette forme d’assurance médicale et avec l’aide des Soviétiques, la RPC commença à distribuer des ressources pour développer la santé publique, notamment en construisant des hôpitaux généraux dans les provinces rurales et des polycliniques dans les villages. L’alphabétisation et la santé s’améliorèrent considérablement grâce aux cadres très motivés de la RPC, qui mirent à profit leur expérience de la guerre en matière de sacrifice et de stratégie.
Entre 1949 et 1978, l’espérance de vie en Chine a augmenté de trente-deux ans
L’un des inconvénients du besoin de s’appuyer sur le subjectivisme pour construire le socialisme est qu’un tel cadre est sujet à l’exagération et à l’erreur humaine, comme ce fut le cas lors de la Révolution culturelle (1966-1976). Mais même dans ce cas, le bilan ne fut pas entièrement négatif. C’est au cours de cette période que fut officialisé le programme des « médecins aux pieds nus » : les facultés de médecine dispensaient une formation de base à des étudiants en médecine qui étaient envoyés dans les zones rurales, où la paysannerie pouvait donc avoir accès à des soins médicaux de base là où il n’y en avait pas auparavant. Ce type de subjectivisme fut aussi nécessaire pour lutter contre les tentations de corruption et contre la détérioration de la discipline des cadres, deux points qui devinrent de graves problèmes. Cette lutte fut menée dans le cadre de la campagne de 1951 contre les « trois maux » dans le secteur public (corruption, gaspillage et bureaucratie) et dans le cadre de la lutte de 1952 contre les « cinq maux » dans le secteur privé (corruption, évasion fiscale, vol de biens publics, fraude sur les contrats publics et vol d’informations économiques).
Entre 1949 et 1978, au cours de la période de vingt-neuf ans précédant la Réforme de 1978, l’espérance de vie en Chine a augmenté de trente-deux ans : chaque année, un Chinois a gagné en moyenne plus d’un an d’espérance de vie. En 1949, la population comptait 80 % d’analphabètes,et en moins de trois décennies, ce pourcentage a été ramené à 16,4 % dans les zones urbaines et à 34,7 % dans les zones rurales ; le taux de scolarisation des enfants en âge d’aller à l’école est passé de 20 à 90 % et le nombre d’hôpitaux a triplé. De 1952 à 1977, le taux de croissance annuel moyen de la production industrielle était de 11,3 %. En termes de capacité de production et de développement technologique, la Chine a connu une évolution fulgurante : alors qu’elle n’avait pas la capacité de produire des voitures sur son territoire en 1949, elle a lancé son premier satellite dans l’espace en 1970. Le satellite Dongfanghong (qui signifie « L’Orient est rouge ») joua en boucle le chant révolutionnaire éponyme pendant ses vingt-huit jours en orbite. Les acquis industriels, économiques et sociaux de la transition vers le socialisme sous Mao ont constitué le fondement de la période post-1978.
Rompre la chaîne de dépendance
En 1954, au Conseil central du gouvernement populaire, Mao posa une question qui préoccupait de nombreux délégués :
« Notre objectif général est d’essayer de construire un grand pays socialiste. La Chine compte 600 millions d’habitants. Combien de temps lui faudra-t-il pour réaliser l’industrialisation socialiste, la transformation socialiste et la mécanisation de l’agriculture, et devenir un grand pays socialiste ? Nous ne fixerons pas de délai rigide pour l’instant. Il faudra probablement une période de trois plans quinquennaux, soit quinze ans, pour jeter les bases. La Chine deviendra-t-elle alors un grand pays ? Pas nécessairement. Je pense que pour construire un grand pays socialiste, il faut une cinquantaine d’années, ou dix plans quinquennaux. D’ici là, la Chine sera en bonne forme et bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Que sommes-nous capables de faire aujourd’hui ? Nous pouvons fabriquer des tables et des chaises, des tasses et des théières, nous pouvons cultiver des céréales et les moudre en farine, et nous pouvons fabriquer du papier. Mais nous ne pouvons pas produire de voiture, d’avion, de char d’assaut ou de tracteur. Nous ne pouvons donc pas nous vanter ou nous montrer arrogants. Bien sûr, cela ne signifie pas que nous pourrons nous montrer arrogants lorsque nous aurons construit notre première voiture, ni même lorsque nous en aurons construit des centaines. Nous ne nous le permettrions pas. Même après cinquante ans, lorsque notre pays sera en bonne santé, nous devrons nous montrer aussi modestes que nous le sommes aujourd’hui. Si nous devenions prétentieux et méprisants, nous ne vaudrions rien. C’est pourquoi nous ne le serons jamais, même dans cent ans. Jamais nous ne deviendrons arrogants. »
Trois points importants ressortent de ce discours. Premièrement, il faut du temps pour construire le socialisme, car la révolution dans un pays pauvre comme la Chine exige que l’État, le Parti et le peuple en construisent la base matérielle. La patience est une valeur centrale du marxisme de libération nationale. Deuxièmement, la Chine a besoin de la science, de la technologie et d’une capacité industrielle pour briser la chaîne de dépendance et produire des biens modernes de qualité supérieure. Pour cela, la Chine a dû à la fois compter sur l’importation de science et de technologie et former son propre personnel dans ces domaines. Troisièmement, l’humilité est une valeur aussi centrale que la patience, car la Chine ne cherche pas à progresser par chauvinisme national, mais à des fins de socialisme international.
Une tentative pour briser le problème insoluble de la dépendance fut lancée, et échoua largement lors du Grand Bond en avant (1958-1962) et lors de la Révolution culturelle (1966-1976). De nombreuses leçons furent tirées à l’époque puis pendant les deux années qui suivirent la mort de Mao (1976-1978). En mai 1976, Hu Fuming (1935-2023), membre du Parti et professeur à l’université de Nanjing, publia un article au titre intéressant : « Practice Is the Sole Criterion for Judging Truth » (la pratique est le seul critère pour juger de la vérité). Cette position philosophique séduisit de nombreux membres du Parti et fut adoptée par Deng Xiaoping (1904-1997) dans le discours qu’il prononça en 1978 lors de la troisième session plénière du 11e comité central du Parti, intitulé « Émanciper les esprits. Rechercher la vérité à partir des faits. Former un tout pour regarder vers l’avenir ». Ce qui peut apparaître comme du pragmatisme était en fait une adhésion au matérialisme, plaçant le socialisme chinois sur les rails de la réalité plutôt que d’essayer d’accélérer les choses par un excès de subjectivisme. L’ère de la Réforme, qui s’ouvrit en 1978, s’est construite sur cette base philosophique.
La Chine a contribué à hauteur de 76 % à la réduction mondiale de la pauvreté au cours des quatre dernières décennies
En janvier 1963, Zhou Enlai avait défini un programme qui devait se concentrer sur les « quatre modernisations ». À savoir : l’agriculture, l’industrie, la défense, ainsi que la science et la technologie. Dans son discours de 1978, Deng revint sur ces quatre modernisations et déclara qu’elles ne pourraient avoir lieu « qu’en se débarrassant de la pensée figée ». L’année suivante, Deng déclara que la Chine devait s’efforcer de devenir une « société modérément prospère » (une société xiaokang), ce qui ne pouvait se faire qu’avec le développement de la base industrielle. En se focalisant sur l’ouverture et sur la politique visant à attirer dans le pays des industries à la pointe de la technologie, l’ère de la Réforme fit l’objet d’une évaluation mitigée.
Plusieurs aspects ont été négligés dont deux méritent d’être soulignés. Le premier est que la productivité agricole devait être augmentée grâce à un système de responsabilisation des familles (mais ce système affaiblissait les fermes collectives dans leur recherche d’une plus grande socialisation du travail et d’une forme plus élevée de collectivité). Ensuite, le rôle du Parti devait être renforcé grâce à une meilleure éducation politique et à une meilleure discipline pour les cadres : en 1980, Deng prononça un discours dans lequel il mit en évidence les principaux dysfonctionnements de la « bureaucratie, de la concentration excessive du pouvoir, du comportement patriarcal et des cadres dirigeants jouissant d’un mandat à vie et de privilèges de toutes sortes ».
Par ailleurs, il était clair que le pays ne pourrait jamais relever le défi des quatre modernisations et progresser vers le socialisme en ignorant les problèmes créés par la place dépendante de la Chine dans l’ordre mondial néocolonial, ainsi que par la gangrène qui se développe fréquemment lorsque le pouvoir devient une fin en soi.
Les capitaux privés étrangers provenaient d’abord de la diaspora chinoise, puis des capitalistes d’Asie de l’Est (Japon en tête) et enfin des capitaux occidentaux ; leurs investissements en RPC, qui leur permettait de profiter d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et en bonne santé, étaient conditionnés à un transfert préalable de science et de technologie, ce qui servit de base à la croissance du secteur scientifique et technologique. La RPC imposa d’importantes restrictions aux capitaux, notamment en exigeant qu’ils répondent aux besoins de production des plans chinois, qu’ils transfèrent des technologies et qu’ils ne puissent pas rapatrier autant de bénéfices qu’ils le souhaitaient. La dépendance fut brisée par cette exigence, construite sur les bases des premières décennies et sur la longue trajectoire de la révolution chinoise. Cela a permis à la Chine d’afficher, depuis 1978, des taux de croissance élevés de près de 10 % par an, d’abolir la pauvreté absolue et d’augmenter la consommation des ménages et la consommation totale – y compris pour l’éducation. Sans être brisée, la dépendance a été affaiblie, même si la période de réforme a été accompagnée de problèmes, tels que l’accroissement des inégalités et l’affaiblissement du tissu social.
La révolution chinoise en dents de scie
En 2012, trente-quatre ans après le début de la période d’ouverture, le dirigeant du Parti Hu Jintao (né en 1942) déclara au 18e congrès national que la corruption était devenue un problème majeur. « Si nous ne gérons pas bien ce problème, il pourrait s’avérer fatal pour le Parti, et même provoquer l’effondrement du Parti et la chute de l’État. » Lors de ce congrès, Xi Jinping (né en 1953) succéda à Hu et commença sa présidence en s’attaquant à cette question et en cherchant à faire revivre la culture socialiste. Dans son discours inaugural à la tête du Parti, Xi s’engagea à « frapper les tigres et les mouches d’un même coup ». Par là, il faisait référence à la corruption qui s’était propagée des hautes sphères jusqu’à la base de la société. Le Parti lança des mesures en « huit points » pour ses membres, afin de limiter les pratiques telles que les réunions sans importance et les réceptions extravagantes.
Il prôna également la diligence et l’économie. En l’espace d’un an, 25 % des réunions officielles furent annulées, 160 000 « employés fantômes » furent retirés de la liste des employés rémunérés par le gouvernement et 2 580 projets de construction officiels inutiles furent arrêtés. En mai 2021, plus de quatre millions de cadres et de fonctionnaires avaient fait l’objet d’une enquête et 3,7 millions d’entre eux avaient été sanctionnés par la commission centrale d’inspection de la discipline. Au moins quarante-trois membres du comité central et six membres du Politburo furent sanctionnés pour corruption, y compris d’anciens ministres, gouverneurs de province et présidents des plus grandes banques d’État.
Les commentaires de Hu et les actions de Xi reflètent la préoccupation selon laquelle, pendant la période de forte croissance qui suivit 1978, les membres du Parti se sont de plus en plus éloignés de la population. Au cours des premiers mois de sa présidence, Xi lança la « campagne de la ligne de masse » pour rapprocher le Parti de la base. Dans le cadre de la campagne de réduction ciblée de la pauvreté lancée en 2014, trois millions de cadres du Parti furent envoyés vivre et travailler dans 128 000 villages. En 2020, malgré la pandémie de Covid-19, la Chine parvint à éradiquer l’extrême pauvreté. Elle a contribué ainsi, à hauteur de 76 %, à la réduction mondiale de la pauvreté au cours des quatre dernières décennies. En 2017, le 19e congrès national du Parti a marqué un changement dans la principale contradiction à laquelle est confrontée la société chinoise : passer du développement rapide des forces productives à la lutte contre les déséquilibres et le développement inadéquat. En d’autres termes, si la période de réforme et d’ouverture a été considérée comme une condition préalable à la construction d’une société socialiste moderne, son travail reste inachevé.
La révolution chinoise reste un processus inachevé parce que l’Histoire continue
Au-delà de l’autocorrection du Parti, les paroles et les actions fortes de Xi contre les « mouches et les tigres » corrompus ont contribué à renforcer la confiance du peuple dans le gouvernement. Selon une étude réalisée en 2020 par l’université de Harvard, le taux d’approbation du gouvernement central s’élève à 93,1 %, et c’est dans les régions rurales les plus sous-développées que ce taux a le plus augmenté. Ce regain de confiance dans les zones rurales résulte de l’amélioration des services sociaux, de la confiance dans les fonctionnaires locaux et de la campagne de lutte contre la pauvreté.
En 2016, réfléchissant à la persistance de la dépendance, Xi déclara que « la dépendance à l’égard des technologies de base est notre plus grand problème caché. Une forte dépendance à l’égard des technologies de base importées revient à construire notre maison au-dessus de celle de quelqu’un d’autre. » La guerre commerciale des États-Unis contre la Chine, qui débuta en 2018, survint après l’effondrement de la confiance de pays tels que la Chine, l’Inde et le Brésil dans le fait que les États-Unis puissent être l’acheteur en dernier ressort (la confiance ayant commencé à chuter après le début de la troisième grande dépression en 2007). Ces phénomènes, le manque de confiance et la guerre commerciale, engagèrent la Chine sur une voie qui allait s’écarter de l’Occident pour construire l’initiative « Les nouvelles routes de la soie » (2013), puis développer « Les Nouvelles Forces Productives de Qualité » (2023).
Le premier concept montre l’intérêt de la Chine pour la construction de nouveaux marchés en dehors des États-Unis et de l’Europe, mais aussi pour un processus qui aide les pays du Sud global à se développer. Le deuxième concept, qui se trouve au cœur de la pensée de Xi, consiste à amener la Chine à « diriger le développement des industries stratégiques émergentes et des industries du futur », comme il le déclara en septembre 2023. La guerre commerciale menée par les États-Unis a poussé la science chinoise à progresser dans de nouveaux domaines, tels que l’intelligence artificielle, la biomédecine, les nanotechnologies et la fabrication de puces électroniques.
Deux exemples de ces progrès rapides : en 2022, l’économie numérique de la Chine représentait 41,5 % de son PIB ; en 2023, le taux de pénétration de la 5G était supérieur à 50 %. Si la croissance de ces industries stratégiques a été essentielle au développement de la Chine, ces dernières années le gouvernement a pris des mesures décisives pour freiner « l’expansion désordonnée du capital », en ciblant spécifiquement les monopoles de la Big Tech et d’autres secteurs privés, ainsi que la spéculation immobilière. Dans le même temps, l’accent a été mis sur la lutte contre les « trois montagnes », à savoir les coûts élevés de l’éducation, du logement et des soins de santé.
La révolution chinoise reste un processus. Il est inachevé parce que l’Histoire continue et que de nombreux problèmes doivent être résolus. Y compris le caractère de la relation de la Chine avec le reste du Sud global, alors qu’elle cherche une nouvelle architecture de développement après l’échec complet de l’approche d’austérité et d’endettement du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Le fait que la Chine ait été en mesure, dans un même temps, d’abolir la pauvreté absolue et de développer des technologies de pointe, indique que l’équilibre entre l’investissement et la consommation a été bien géré. La stabilité et la force de la Chine lui ont permis d’entrer dans la sphère mondiale et son potentiel leadership lui a même permis d’offrir sa médiation dans la résolution de problèmes apparemment insolubles, tels la relation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, ou encore en Palestine.
Après 75 ans, c’est sans doute le bon moment pour revenir en arrière et notamment étudier le discours de Mao de 1954, où il soulignait la nécessité pour la Chine de développer une science et une technologie indépendantes, de la patience et de l’humilité. En 2021, avec l’éradication de l’extrême pauvreté et à l’occasion du 100e anniversaire de la fondation du PCC, la Chine a atteint son « premier objectif du centenaire », à savoir construire « une société modérément prospère à tous égards ». En d’autres termes, elle a réalisé la société xiaokang pour un pays de 1,4 milliard d’habitants. Aujourd’hui, elle s’engage sur une voie inédite pour atteindre son deuxième objectif du centenaire d’ici 2049, année du 100e anniversaire de la fondation de la RPC, à savoir construire « un pays socialiste moderne, prospère, fort, démocratique, culturellement avancé et harmonieux ». Il s’agit là de caractéristiques importantes de tout processus de développement, mais plus particulièrement d’un processus ancré dans la tradition socialiste.