Plus grand parti communiste d’Europe de l’Ouest et jouissant d’une grande popularité en Italie, avec plus de deux millions de membres, et représentant un tiers de l’électorat, le PCI implose en 1991 sous le poids de ses contradictions.
Adrian Thomas. Votre livre commence en 1984 par l’enterrement d’Enrico Berlinguer, le dernier grand dirigeant du PCI. Vous y étiez et témoignez du caractère massif de ce «parti-communauté»: deux millions d’Italiens se pressent pour lui rendre hommage. On y voit autant d’ouvriers (par exemple de Fiat à Turin) que des paysans du sud de l’Italie.
Hugues Le Paige. J’y suis allé avec mes amis communistes toscans. C’était impressionnant. Il y avait des jeunes, des vieux, des intellectuels, des gens du Nord comme du Mezzogiorno (le Midi) qui avaient traversé en train le pays pour être présents. Les rues de Rome étaient noires de monde. L’émotion était palpable, entre les applaudissements et les pleurs. Il y avait un vrai attachement presque unanime envers Berlinguer. Il détonnait parmi les autres hommes politiques. Il était sobre, d’une sorte de charisme discret qui touchait les Italiens. Ce qui faisait son succès, j’en suis convaincu, c’est que les gens se sentaient plus intelligents en l’écoutant, même au-delà des militants. Il y avait chez lui un sens de la clarté, de la pédagogie et du dialogue dans ses prises de parole. Son honnêteté était soulignée par tous. Ses obsèques ont été le dernier grand moment d’unité populaire autour du PCI. On s’en rendra compte plus tard. Six jours plus tard aura lieu le fameux sorpasso (dépassement) aux élections européennes: le PCI dépasse pour la première (et dernière) fois de son histoire la grande formation de la droite (Démocratie chrétienne, DC) en devenant le premier parti national, avec 33% des voix. Même si le Parti connaissait des difficultés, il demeurait une force majeure qui semblait pouvoir transformer la société.
Si autant d’Italiens ont adhéré au PCI, c’est en raison de son ancrage local: il faut «une section pour chaque clocher», disait son dirigeant historique Palmiro Togliatti. Grâce au maillage du PCI et à ses organisations socioculturelles, comme les Case del Popolo, beaucoup découvrent la politique sous divers aspects. «Le Parti a été mon université», vous a confié un militant toscan. On sent également bien dans votre documentaire sur le PCI1 un engagement militant très fort.
J’ai suivi quatre militants communistes d’un petit village de Toscane durant vingt ans et, même s’ils ont évolué différemment, tous les quatre ont eu un attachement très fort envers le PCI. Ils le voyaient non seulement comme un parti, mais aussi comme leur famille et même leur école, car ils n’avaient pas fait d’études supérieures. Au parti, via les Case del Popolo (maisons du peuple), le «peuple communiste» découvrait la politique, le débat idéologique, mais aussi la culture au sens large.
Si le PCI n’est pas arrivé à participer au pouvoir central, son ancrage dans le pays était extraordinaire: les communistes militaient partout, jusqu’au plus petit village (surtout dans les «régions rouges» de l’Italie centrale2). Le PCI tirait aussi sa force des incuries gouvernementales, prenant en charge ce que l’État ne fait pas. Les «affaires» successives témoignaient de ce malgoverno de la droite. Le PCI a donc été perçu par les plus défavorisés comme un recours. J’aime évoquer cette scène d’un grand film de Vittorio de Sica, Le Voleur de bicyclette (1948), où le héros, à la recherche de son vélo qu’on vient de lui voler et qui lui est indispensable pour travailler, se plaint à la police, mais en est chassé sans ménagement. Ce prolétaire désespéré se rend alors à la section communiste de son quartier pour y retrouver aide et réconfort. C’est un symbole de la nature de la relation des classes laborieuses italiennes avec le PCI, car son ambition dépassait le prolétariat et voulait embrasser tout le peuple travailleur dans sa diversité. L’engagement des militants du Parti est central dans leur vie quotidienne. C’est en le comprenant qu’on saisit comment la disparition du PCI en 1991 a été un drame pour nombre d’entre eux. Même pour la tendance interne qui voulait que le parti renonce à son identité communiste, la mutation a été un déchirement, c’était frappant dans les assemblées et congrès d’alors.
Aux Case del Popolo (maisons du peuple), le «peuple communiste» découvrait la politique, le débat idéologique et la culture au sens large.
En Italie, le pouvoir régional et même communal dispose précocement d’une grande autonomie. Le PCI a pu développer un «communisme municipal» qui se distinguait des autres entités locales. Les coopératives ont par exemple été très encouragées par le parti, en particulier dans son bastion d’Émilie-Romagne. L’économie là-bas y était presque mixte, avec des entreprises publiques et de grandes coopératives (agricoles, immobilières, bancaires et même industrielles). Les habitants étaient également souvent consultés sur tout type de question. La gestion de la commune passait par une approche urbaniste participative et originale. La politique culturelle était développée dans le but d’être à la portée de tout le monde3.
Cet enracinement trouve son origine dans la longue lutte antifasciste que les Communistes ont menée. Le PCI est d’abord un parti de cadres forgés dans la clandestinité sous le régime sanglant de Mussolini, avec 7000 membres en 1943. À partir de là, grâce à son énorme contribution à la Résistance puis à la Victoire, les adhérents vont affluer massivement au PCI, jusqu’à compter 2250000 membres (1947)! La participation des militants de ce parti de masse s’organise alors dans les sections communales, de quartier ou de village. Il y a des cellules d’entreprises dans de grosses entreprises comme Fiat à Turin et ailleurs dans l’industrie du Nord, mais ce modèle d’organisation n’est pas la priorité du parti. Ce qui compte pour le PCI, c’est de quadriller le territoire et de pouvoir intervenir partout, dans toutes les luttes de terrain au sens large. Il y avait en Italie une vraie pilarisation de la société, comme en Belgique, qui a aidé le PCI à encadrer le «peuple communiste». Ce pilier, comme celui formé par la Démocratie Chrétienne, a disparu. Mais c’est bien cette façon de faire la politique par le bas, avec la participation populaire, qui a fait son succès.
Grâce à son énorme contribution à la Résistance, les adhérents vont affluer massivement au PCI, jusqu’à compter 2250000 membres en 1947.
Beaucoup d’artistes sont à l’enterrement de Berliguer, comme de grands noms du cinéma italien (Ettore Scola, Federico Fellini, Roberto Benigni…). Cette présence illustre une première originalité doctrinale du PCI: le rôle des intellectuels dans ce parti prolétarien n’est pas uniquement technique ou accessoire, mais assez central.
C’est une spécificité du PCI. Les intellectuels ne servent pas seulement de vitrines prestigieuses, comme dans certains partis, sans avoir grand-chose à dire sur la ligne. C’est Antonio Gramsci, le fondateur du Parti (1921), qui a initié cette démarche. Je ne suis pas un spécialiste de sa riche pensée, mais elle repose surtout sur trois piliers. Il y a d’abord l’hégémonie culturelle. Comment gagner la bataille des idées? La société civile, c’est-à-dire les structures idéologiques (la presse, les partis, les syndicats, les associations…) est forte en Europe occidentale et joue un rôle clé dans la conscience globale. Il faut alors mener une guerre de position pour la reprendre pas à pas à la bourgeoisie. C’est un travail long pour déconstruire les valeurs dominantes (le racisme, le libéralisme…) et imposer celles du mouvement ouvrier, avant de pouvoir faire la révolution. Pour mener à bien cette bataille idéologique, il faut bâtir un bloc historique. Se pose alors la question des alliances de classes, pour faire majorité dans le peuple,autour de la classe ouvrière avec les paysans, les employés, les petits-bourgeois ou encore les intellectuels.
Les intellectuels ne constituent pas une classe à part. Ils appuient en général les idées de leur classe d’origine, mais, comme l’écrit Gramsci, ceux qui rejoignent le prolétariat deviennent des intellectuels organiques: ce sont eux qui vont organiser le combat politique. C’est la tâche qu’il donne à ces «renégats» de la bourgeoisie qui s’identifient clairement à la lutte ouvrière et à ses valeurs. Cette forme d’intellectuel collectif est aussi façonnée par des ouvriers intellectualisés par le parti, à l’instar de mes quatre amis toscans. C’est pour cette raison que les intellectuels ont une fonction plus importante au PCI que dans les autres partis communistes, en particulier en l’Italie. La combinaison de ces trois piliers a permis de fabriquer ce parti et de le distinguer des autres.
La fonction des intellectuels est donc inscrite dans l’identité et l’organisation même du PCI, y compris en termes d’animation du débat idéologique. Même s’il n’y a pas de tendances au sein de ce parti qui appliquera longtemps le centralisme démocratique, il y a des «âmes» (du centre, de gauche et de droite) qui s’affrontent lors des congrès puis se rangent derrière la synthèse du secrétaire général dans une perspective unitaire. Le clivage oppose la droite du parti (représentée par Giorgio Amendola) qui veut favoriser l’alliance avec les socialistes et la gauche (incarnée par Pietro Ingrao) qui met en avant les luttes sociales. Berlinguer gouverne le parti au centre en recherchant une difficile synthèse, même si la droite sera dominante jusqu’à la fin des années 1970 (et reprendra ensuite le pouvoir après la disparition du secrétaire général en 1984). En tout état de cause, le débat permet alors de faire vivre le parti, de le faire respirer et d’éviter des scissions dramatiques. Les intellectuels ne sont pas confinés dans d’obscures revues. Certains d’entre eux dirigent la presse, qui n’est pas aux mains d’apparatchiks, et sont présents dans les instances du parti, jusqu’au comité central. La qualité des interventions s’en ressent largement. Je me souviens de certains débats publics au sein du PCI que l’on écoutait passionnément. Même si l’échange pouvait être violent par sa franchise, c’est tout le Congrès qui applaudissait les «âmes» afin de saluer respectivement leur effort de pensée. Il n’y aura jamais des anathèmes ad vitam aeternam comme dans la plupart des autres partis, même en cas de conflit, comme en témoigne la réconciliation avec les meneurs du groupe Il Manifesto (voir plus loin).
Le PCI est devenu un grand parti à la Libération en 1944, avec rapidement deux millions de membres, et pèse beaucoup sur l’écriture de la nouvelle Constitution républicaine (1948), par exemple en reconnaissant aux femmes un salaire égal à travail égal. Cet article (37) éclaire l’intérêt pionnier du PCI en faveur de la promotion des femmes dans une société très patriarcale, à commencer par son propre sein. On songe alors à des dirigeantes importantes comme Camilla Ravera4, Nilde Iotti ou Maria Antonietta Macchiocchi.
C’est en effet une constitution très progressiste, sans doute la plus progressiste au monde, et le symbole est fort, même si cet article ne sera malheureusement pas vraiment appliqué. Il y a eu de grandes figures d’envergure comme celles-là, mais il n’y a pas eu spécialement beaucoup de femmes au PCI, autour de 10%. Ce taux bougera peu, y compris dans les organes dirigeants, jusqu’aux années 1970, même s’il existe une puissance union des femmes communistes dès 1945 et une revue très lue, Noi Donne.
En 1969, Berlinguer prend la direction du PCI en tant que secrétaire-adjoint et devient ensuite secrétaire général en 1973.
C’est Berlinguer qui a joué un rôle déterminant dans la féminisation du Parti. Dans son dernier grand discours politique en 1984, il dit que «sans révolution féminine, il n’y aura aucune vraie révolution». Peu de grands chefs de file à gauche cherchent alors à intégrer le féminisme à leur corpus idéologique. Berlinguer est très marqué par deux batailles importantes: les référendums sur les droits au divorce en 1974 puis à l’avortement en 1981 (légalisé d’abord en 1978). Iotti, dirigeante de premier plan, insiste beaucoup à la tête du Parti sur la portée de ces combats. Mais les communistes sont mal à l’aise dans ces luttes, car ils craignent que ce type de questions sociétales ne divise trop l’Italie, où règne encore fortement le patriarcat, et que la DC s’en serve pour maintenir le PCI dans l’opposition. L’extrême droite, qui est (déjà!) de retour à l’avant-plan de la scène politique, menace de pousser davantage à droite la DC. Le PCI fait des concessions jusqu’au bout pour éviter un référendum trop clivant, mais le clergé et la DC ne transigent pas. Poussé dans la lutte pour ces droits (notamment par le Petit Parti radical et les femmes elles-mêmes), le PCI prend alors le combat en charge et le conduira à la victoire. Berlinguer reconnaîtra avoir sous-estimé la volonté et la capacité des femmes à mener cette lutte. Il dira (et le retiendra pour l’avenir): «Ce fut une victoire des femmes pour les femmes». Contrairement à beaucoup de pays, les féministes italiennes sont arrivées à former un vrai mouvement de masse marqué par l’anticapitalisme. Parmi elles, les communistes jouent un rôle clé depuis 1968, mais peu de places leur sont alors réservées dans l’appareil du PCI et utilement sur ses listes électorales (mais encore moins dans les autres partis). La perception change sous Berlinguer et une série de femmes communistes montent dans les instances dirigeantes.
Le PCI s’ouvre davantage au débat après la mort de Togliatti (1964). Le Parti veut plus de participation militante à sa démocratie interne. Cette volonté lui permet d’encaisser, mieux que d’autres PC ouest-européens, la contestation ouvrière et étudiante de Mai 68. Et c’est dans ce contexte sociopolitique très chaud qu’arrive Berlinguer à la tête du PCI.
C’est lié à l’évolution de la sociologie de la classe ouvrière. L’industrie a beaucoup progressé après la Guerre. L’Italie était encore très agricole. Le Miracolo economico, qui correspond à nos Trente Glorieuses (1945-1975)4, va la transformer en l’une des nations les plus développées, en exportant en masse de l’électroménager, des télévisions et bien sûr des voitures. Le prolétariat va donc croître, surtout dans le triangle usinier du nord-ouest Turin-Milan-Gênes où immigrent des millions de jeunes du Sud rural. Le film Rocco et ses frères5 illustre bien ces profondes mutations du pays. Le début de la société de consommation tend déjà, comme partout, à promouvoir l’individualisme et à réduire l’engagement politique des ouvriers, mais il y a un grand sursaut en faveur de la participation démocratique: c’est la vague du long Mai 68 italien, l’autunno caldo (1969-1970). La nouvelle génération prolétaire connaît mal les organisations. Elle n’est pas politisée au sens strict du terme. Sa révolte se situe en dehors du PCI et de la CGIL. Le mouvement a été très fort chez Fiat à Turin, par exemple. Un meneur de la contestation racontera comment les ouvriers de l’usine formaient des cortèges en traversant les ateliers avec des bidons métalliques en guise de tambours et en criant «Ho-Ho-Ho-chi-minh, Agnelli [patron historique de Fiat], l’Indochine est dans ton usine!». Le Mai rampant, comme l’on l’a aussi appelé, a été aussi prolétarien qu’étudiant.
Ce sont donc surtout ces jeunes du Mezzogiorno, plutôt impulsifs, qui vont mener la lutte dans un climat prérévolutionnaire qui fait penser au Biennio Rosso6. Bruno Trentin, le charismatique dirigeant des métallurgistes de la CGIL (la FIOM), va dialoguer et s’ouvrir à eux avec la création de conseils ouvriers accessibles aux non-syndiqués. Désormais, les délégués élus par l’ensemble des travailleurs sont aussi révocables par eux. Cet élan en faveur de la participation, encouragé par les syndicalistes communistes, amènera à un renforcement du mouvement ouvrier: les trois syndicats métallurgistes s’unifient en 1972. Il y aura aussi de grandes victoires syndicales, avec notamment des conventions qui prévoient un contrôle ouvrier sur les investissements. Cette dynamique s’est même élargie en dehors des usines avec les «conseils de zone» qui ont milité pour la réduction du prix de l’énergie, des soins, du transport, du logement. D’une certaine manière, dans ce contexte, le PCI délègue la direction politique au syndicat et limite la rupture avec la jeunesse radicalisée, comme ce fut en partie le cas du PCF en France.
L’aile gauche du Parti veut cependant aller plus loin. Un groupe d’intellectuels, proches du maoïsme et regroupés dans ce qui sera la revue Il Manifesto, veut que le PCI se radicalise et soit bien plus présent dans les luttes sociales, mais également que le divorce avec l’URSS soit explicite. L’écrasement du Printemps de Prague en 1968 a en effet causé une forte réprobation au sein du PCI. La tension avec la droite du parti est si forte qu’Il Manifesto en est radié (mais non exclu). Ses principaux meneurs seront toutefois réintégrés dans les années 1980 par Berlinguer qui veut alors gouverner le parti avec sa gauche qu’il cherche à renforcer.
En 1969, Berlinguer prend la direction du PCI en tant que secrétaire-adjoint et devient ensuite secrétaire général en 1973. Il y aura deux Berlinguer. La première phase (1973-1979) s’inscrit dans la tradition de Togliatti, qui l’a très tôt repéré et fait monter dans l’appareil du parti, de la recherche de la synthèse et de l’unité. Berlinguer a un sens aigu de la synthèse et parvient à capter la confiance de la majorité des siens. Incarnant un renouveau générationnel, son but est de rassembler afin de préparer un rapport de force qui permette le retour du PCI au gouvernement, sans jamais déserter la piazza (la place). «Parti de lutte et de gouvernement», disait le slogan de l’époque.
Il y a des cellules d’entreprises dans de grosses entreprises comme Fiat à Turin, mais ce modèle d’organisation n’est pas la priorité du PCI.
Les «années Berlinguer» marquent l’âge d’or électoral du PCI. «Il faut avoir vécu ces années-là [surtout de 1973 à 1976] en Italie pour saisir l’espoir et l’énergie qui se dégagent alors du moindre meeting local», dites-vous.
Ces meetings étaient pleins d’enseignements, car c’était la traduction politique (quoiqu’un peu tardive) des mouvements sociaux de la fin des années 1960, surtout de l’autunno caldo. Cet enthousiasme était partiellement lié à une radicalité qui porte alors de grands espoirs, mais ne repose paradoxalement que sur le programme très pondéré du compromis historique. De quoi s’agit-il? Le coup d’État au Chili en 1973 sert d’élément déclencheur à cette stratégie du PCI. Berlinguer écrit trois articles dans Rinascita, l’hebdomadaire intellectuel du parti, et propose une idée qui s’inscrit dans l’identité même du parti (notamment chez Togliatti): le compromesso storico. Le raisonnement s’appuie sur une conviction profonde: la gauche ne peut pas gouverner ni transformer la société avec 51% des voix (notamment en raison des risques de menées subversives de l’extrême droite et de l’impérialisme américain), il faut donc une alliance des masses populaires (catholiques, socialistes et communistes) pour accéder et se maintenir au pouvoir.
C’est une stratégie qui vise donc à capitaliser sur la dynamique combative à gauche, mais aussi à s’élargir à tout le camp progressiste, afin de réaliser le sorpasso (le dépassement de la DC, en arrivant premier parti). Mais c’est une stratégie ambiguë, car les communistes parviennent aussi à gagner une masse d’électeurs plus modérés qui veulent surtout l’intégration du PCI dans la majorité avec la DC, et non une transformation radicale de la société.
Depuis Gramsci, le PCI a toujours accordé une importance fondamentale à la question catholique, car l’Italie est un pays foncièrement catholique où bien des communistes faisaient baptiser leurs enfants et étaient enterrés à l’église. Berlinguer dira en boutade qu’il y a deux partis catholiques en Italieet qu’il faut essayer que le PCI soit le premier. Mais surtout, Gramsci écrivait, déjà en 1919, que le sujet était déterminant puisque la paysannerie était fortement dominée par le clergé et qu’une victoire du communisme n’était pas possible en Italie sans en tenir compte. En dépit de l’excommunication des communistes en 1949 par le pape Pie XII, Togliatti voudra garder à tout prix un lien avec les masses catholiques. C’est une constante absolue dans la stratégie du PCI7. La DC est certes dirigée par la haute bourgeoisie, mais c’est aussi un parti populaire. Mais cette attention ne sera pas réciproque. La DC tergiversera jusqu’au bout. Seul parmi ses dirigeants, Aldo Moro, qui représentait la minorité de centre-gauche d’un parti toujours fondamentalement anticommuniste, était un interlocuteur pour le PCI. Mais, même si ce dirigeant historique et atypique de la DC était convaincu qu’à long terme une alliance avec les communistes était nécessaire, il ne franchit jamais le cap. Son enlèvement et puis son assassinat par les Brigades rouges en mars 1978 mit définitivement un terme à la perspective du compromis historique. D’autant que le Parti socialiste, troisième partenaire potentiel de cette alliance, ne voulait pas en entendre parler. Son chef emblématique, Bettino Craxi, s’était emparé de la direction du PSI en 1976 et avait imprimé un tournant à droite, songeant surtout à remplacer la DC comme parti pivot du jeu politique italien. Bien que victorieux lors des élections locales de 1975 et législatives de 1976, Berlinguer ne trouvera finalement pas de partenaire.
Le PCI a en réalité bien trop surestimé de 1976 à 1979 la capacité de la droite, du patronat et de l’OTAN à le tolérer à la rigueur au sein du gouvernement, qui plus est dans le climat violent de la «stratégie de la tension» (terrorisme, menaces de putsch). Berlinguera-t-il été trop naïf ou même «social-démocrate» (comme Aldo Moro tentait de l’expliquer aux Américains)?
Je ne le pense pas: le PCI n’a jamais été social-démocrate en tant que tel, même si une tendance sociale-démocrate déjà ancienne y prenait de plus en plus de poids. Ce qui sera déterminant lorsqu’il faudra décider du sort du Parti quelques années plus tard. Berlinguer, lui, défendait une sorte de troisième voie8, entre le modèle soviétique et l’intégration de la social-démocratie dans le carcan capitaliste. Mais il est vrai qu’il a surestimé la volonté et la capacité de la DC de se transformer et d’abandonner sa pratique de pouvoir menée depuis trente ans. Il a aussi sous-estimé la capacité du capitalisme à se restructurer dans les années 1980. Toute la gauche pense alors que les chocs pétroliers des années 1970 plongent le système du libre-échange dans une insurmontable crise profonde. L’économie de marché va, bien au contraire, se reconfigurer sur un modèle néolibéral bien plus agressif et plus rentable, par exemple en délitant l’appareil industriel, en financiarisant l’économie et en laissant les inégalités éclater comme jamais. Berlinguer ne voit pas poindre cette mutation-ci, mais peu la distinguent encore. Il y a eu des erreurs politiques majeures sur ces deux aspects-là.
Depuis Gramsci, le PCI a toujours accordé une importance fondamentale à la question catholique.
Après l’assassinat d’Aldo Moro, le PCI accepte alors un ersatz du compromis historique: la solidarité nationale, c’est-à-dire le soutien extérieur du PCI au gouvernement minoritaire (DC) contre quelques concessions (comme la présidence de la Chambre des députés). Le terrorisme des Brigades Rouges, comme celui de l’extrême-droite, installe un climat de tension sans précédent qui menace les institutions. Il influencera sans conteste l’attitude du PCI pour qui, comme on l’a vu, la défense de la Constitution de 1948 est un point cardinal de sa politique.
En attendant, Giulio Andreotti, le nouveau président du conseil des ministres (DC) qui avait été de quasi tous les gouvernements depuis la fin de la guerre, en profite pour mener une politique d’austérité contre les services publics, sans que le PCI ne réagisse à la mesure des attaques antisociales. «Le pouvoir use ceux qui ne l’ont pas», dira-t-il. Toutes les portes sont bloquées. En 1981, Berlinguer tire le bilan et décide de tourner la page.
De son côté, Washington maintient son veto à toute participation gouvernementale du PCI et le fait savoir avec insistance à la DC et à ses alliés. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de la «stratégie de la tension», trois pays européens sont encore des dictatures fascistes (Portugal, Espagne, Grèce). La CIA n’hésite pas à déstabiliser le pays, grâce à ses réseaux comme Gladio ou ses accointances avec l’extrême-droite. La Loge P2 qui rassemble l’essentiel de la classe dirigeante italienne se situe dans la même perspective. Les États-Unis ont tenu coûte que coûte à empêcher ses alliés de sortir de la logique de guerre froide. Le PCI a pourtant pris ses distances avec l’Union soviétique, y compris jusqu’à rompre en 1981 lors du coup d’État militaire en Pologne. Depuis la fin des années 60, Berlinguer n’hésitait pas à dire à Moscou que le pluralisme et la démocratie sont des conditions sine qua non de la nature du socialisme. L’idée n’était pas alors de claquer des portes, mais d’affirmer son autonomie. Déjà sous la direction de Togliatti au lendemain de la guerre, l’approche du PCI, qualifiée de polycentriste, voulait démontrer qu’un seul modèle politique n’était plus souhaitable dans le monde communiste. Dans cet esprit, le PCI n’a jamais cessé de parler avec le PC chinois, malgré ses sévères critiques à son égard. Berlinguer essayera d’aller plus loin avec l’initiative eurocommuniste, mais sans vrai succès9. C’était donc clairement un faux procès que de prétendre Berlinguer aux ordres du Kremlin.
Le «second Berlinguer» sera marqué par la volonté d’axer le PCI à nouveau sur les luttes, mais pas seulement ouvrières. Il voulait élargir le combat aux travailleurs précaires qui sont en marge du prolétariat classique. La nouvelle alliance sociale devait aussi s’étendre aux mouvements pour la paix, de femmes, de jeunes, dont certains commencent à se mobiliser sur les questions de l’environnement: Berlinguer est le premier dirigeant d’un grand parti ouvrier à poser la question de la production sous un prisme écologique tout en la liant à la question sociale. En tapant sur le clou de l’exigence éthique des mandataires politiques, de leur probité, on peut également dire qu’il anticipe l’opération Mains propres qui verra exploser dans les années 1990 les partis chrétien, libéral et socialiste à la suite de révélations de grandes affaires de corruptions. Ces démarches ne vont cependant pas connaître de lendemain après sa mort en 1984. Son héritage idéologique sera rapidement effacé avant que les partisans de la liquidation du parti lui-même ne l’emportent en 1991.
L’appui tacite du PCI au gouvernement de droite et son incapacité à briser son isolement ont donc énormément déçu. Berlinguer tente de relancer la dynamique en réorientant le parti vers des luttes sociales, pacifistes et féministes, mais il meurt subitement en 1984. Le PCI est laissé à ses propres contradictions et divisions internes. Sa mutation peu après en parti social-démocrate, voire social-libéral10, n’était-elle finalement pas inéluctable?
Je n’en suis pas certain. Si Berlinguer n’était pas mort, les choses auraient peut-être été différentes. Mais on n’écrit pas l’histoire avec des si… Sauf dans la fiction, comme le démontre magnifiquement le dernier film de Nanni Moretti11. Il est vrai que, pour différentes raisons, le rapport de force interne au Parti devenait compliqué. Berlinguer est en effet à l’époque le seul à proposer une voie alternative à gauche contre l’émergence du néolibéralisme à la Margaret Thatcher. Mais Berlinguer n’aura pas le temps de développer sa stratégie, basée à la fois sur le retour du conflit de classe et l’intégration de la question écologique, une remise en cause de la représentation politique et, on l’a vu, de nouvelles alliances où les femmes auraient été amenées à jouer un rôle primordial.
Après la mort de Berlinguer en juin 1984, il va y avoir un moment de transition avec un de ses proches, Alessandro Natta (1984-1988), puis la droite du PCI va très vite prendre le dessus.
À peine trois jours après la chute du Mur de Berlin, le dernier secrétaire général du PCI, Achille Occhetto, évoque clairement le changement prochain de nom du parti. C’est un processus qui dure moins de deux ans, surtout de novembre 1989 à février 1991. Occhetto vient à l’origine de la gauche du parti, mais il sait plaire à tous par son apparente modernité. Il présente son projet comme à la fois socialiste renouveléet libéral-démocrate. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a qualifié de «Prince des ambiguïtés». Occhetto prend la tête du parti à la mi-1988 et veut l’engager dans une voie de rupture. Il relativise tout dans l’idée de réinventer le PCI et brouille les pistes. Il en vient à célébrer le monde unipolaire qui éclot à la fin de la Guerre froide, ce qui ira jusqu’à faire exploser le groupe parlementaire communiste quand Washington sollicitera le soutien de l’Italie à sa guerre du Golfe (1990): sous la houlette d’Occhetto, la majorité des députés du PCI s’abstiennent tandis que la minorité de gauche, opposée à la participation à la guerre, quitte l’hémicycle au moment du vote. C’est un épisode inédit dans l’histoire des partis communistes qui en dit long sur l’évolution en cours.
Les évidences d’hier sont balayées, tout est remis en débat par souci impératif du renouvellement doctrinal. «Nous ne pensons pas à inventer un nouveau monde», répète alors Occhetto dans l’idée de réformer la société telle qu’elle est. Il y avait des signes depuis des années de cette dilution idéologique: les classiques marxistes n’étaient plus cités, au profit d’auteurs à la mode. C’est un long travail souterrain qui permet cette évolution politique. Liguori a beaucoup étudié cette question dans son livre. Je regrette qu’il y ait si peu d’ouvrages qui soient sortis sur la disparition du PCI, ni même de grandes discussions à ce sujet, à commencer par les (anciens) communistes eux-mêmes qui gardent le silence sur leur histoire.
La CIA n’hésite pas à déstabiliser le pays, grâce à ses réseaux comme Gladio ou ses accointances avec l’extrême-droite.
Un des principaux facteurs qui a amené les communistes à accepter la transformation du PCI, c’est la grande déception de ne pas avoir accédé au pouvoir. Cet échec de Berlinguer n’a pas renforcé la gauche du parti, mais la droite qui a poussé à plus de concessions théoriques. Il y a aussi un conformisme chez les militants qui aide beaucoup Occhetto. Dans la tradition du PCI, il peut y avoir débat, mais le secrétaire général fait la synthèse et a donc toujours raison, même quand il liquide le parti. Les succès électoraux du parti dans les années 1970 ont aussi engendré la formation d’une bureaucratie qui doit gérer les milliers de villes et villages communistes. Des dizaines de milliers de fonctionnaires, de gestionnaires, veulent d’abord préserver l’institution ou garder leur emploi, quitte à sacrifier l’identité idéologique. Ce n’est pas par hasard si ce sont surtout les bastions municipaux du PCI, surtout des régions rouges (Émilie-Romagne, Toscane, Ombrie), qui donnent en bloc une majorité à Occhetto.
Il y avait dans le parti un effritement de la participation qui a fait son succès, mais le paradoxe est que la démocratie interne a connu un rebond durant la période de liquidation. Il y a encore 1,4 million de membres en 1989 et 400.000 militants débattent dans les sections locales lors des derniers congrès. C’est énorme. La disparition du PCI a touché beaucoup de gens dans leur chair. C’est bien symbolisé dans un film d’Ettore Scola12 où l’on suit un couple de militants qui se déchire en même temps que le parti. Ingrao, le meneur de l’aile gauche, refuse aussi de le quitter, même quand la mutation du PCI devient inévitable. La tendance qui crée le parti de la Refondation communiste (PRC) est vite très minoritaire et ne parvient pas à enrayer son long déclin. Le Parti démocrate de la gauche (qui a changé de nom plusieurs fois jusqu’à l’actuel Partito Democratico, franchement social-libéral) n’est pas arrivé non plus à préserver le score du PCI et encore moins sa participation populaire qui a presque disparu. Si l’on veut comprendre le désert politique à gauche de l’Italie d’aujourd’hui, il faut découvrir cette récente phase dramatique, mais aussi l’exaltante histoire globale du PCI.
Footnotes
- LE PAIGE H., Il Fare Politica, chronique de la Toscane rouge, 1982-2004, disponible sur www.derives.be/films/il-fare-politica.
- Principalementen Émilie-Romagne, en Toscane et en Ombrie.
- Lire à ce sujet CLEMOES C., SOULÉ J., «Red Bologna Today», in Jacobin, mars 2015 [en ligne].
- Période socioéconomique de croissance considérable de la production, de la consommation et de la démographie, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les premiers chocs pétroliers, en Europe occidentale.
- Rocco e i suoi fratelli, de Luchino Visconti (1960).
- «Les deux années rouges» (1919-1920) sont une phase révolutionnaire: de grandes mobilisations ouvrières et paysannes occupent des usines et des terres dans une perspective communiste. La révolte échoue, écrasée par les fascistes de Mussolini.
- Sur ce sujet en Belgique à l’époque, lire THOMAS A., «Robert Dussart et le rapport communiste au syndicalisme chrétien (1961-1976): approche originale inaboutie ou illusion persistante», in Dynamiques. Histoire sociale en revue [CARHOP], n°18: Militer en entreprise, une réalité polymorphe: l’exemple des ACEC, juin 2022 [en ligne]. Lire aussi, JOYE P., LEWIN R., L’Église et le mouvement ouvrier en Belgique, SPE, Bruxelles, 1967.
- C’est un terme souvent utilisé, à distinguer du social-libéralisme de Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder.
- Lire à ce propos NAIF N., L’eurocommunisme en Belgique. Crises et débats autour d’une voie belge au socialisme (1954-1982), Bruxelles, CArCoB, 2004.
- Sur la dislocation du PCI, lire LIGUORI G., Qui a tué le Parti communiste italien?, Paris, Delga, 2011.
- Il sol dell’avvenire (Vers un avenir radieux), 2023.
- Mario, Maria e Mario, 1993.