Interview

L’héritage du Parti Communiste Italien

Hugues Le Paige

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Adrian Thomas

—26 juin 2024

Plus grand parti communiste d’Europe de l’Ouest et jouissant d’une grande popularité en Italie, avec plus de deux millions de membres, et représentant un tiers de l’électorat, le PCI implose en 1991 sous le poids de ses contradictions.

Adrian Thomas. Votre livre commence en 1984 par l’enterrement d’Enrico Berlinguer, le dernier grand dirigeant du PCI. Vous y étiez et témoignez du caractère massif de ce «parti-communauté»: deux millions d’Italiens se pressent pour lui rendre hommage. On y voit autant d’ouvriers (par exemple de Fiat à Turin) que des paysans du sud de l’Italie.

Hugues Le Paige. J’y suis allé avec mes amis communistes toscans. C’était impressionnant. Il y avait des jeunes, des vieux, des intellectuels, des gens du Nord comme du Mezzogiorno (le Midi) qui avaient traversé en train le pays pour être présents. Les rues de Rome étaient noires de monde. L’émotion était palpable, entre les applaudissements et les pleurs. Il y avait un vrai attachement presque unanime envers Berlinguer. Il détonnait parmi les autres hommes politiques. Il était sobre, d’une sorte de charisme discret qui touchait les Italiens. Ce qui faisait son succès, j’en suis convaincu, c’est que les gens se sentaient plus intelligents en l’écoutant, même au-delà des militants. Il y avait chez lui un sens de la clarté, de la pédagogie et du dialogue dans ses prises de parole. Son honnêteté était soulignée par tous. Ses obsèques ont été le dernier grand moment d’unité populaire autour du PCI. On s’en rendra compte plus tard. Six jours plus tard aura lieu le fameux sorpasso (dépassement) aux élections européennes: le PCI dépasse pour la première (et dernière) fois de son histoire la grande formation de la droite (Démocratie chrétienne, DC) en devenant le premier parti national, avec 33% des voix. Même si le Parti connaissait des difficultés, il demeurait une force majeure qui semblait pouvoir transformer la société.

Si autant d’Italiens ont adhéré au PCI, c’est en raison de son ancrage local: il faut «une section pour chaque clocher», disait son dirigeant historique Palmiro Togliatti. Grâce au maillage du PCI et à ses organisations socioculturelles, comme les Case del Popolo, beaucoup découvrent la politique sous divers aspects. «Le Parti a été mon université», vous a confié un militant toscan. On sent également bien dans votre documentaire sur le PCI1 un engagement militant très fort.

J’ai suivi quatre militants communistes d’un petit village de Toscane durant vingt ans et, même s’ils ont évolué différemment, tous les quatre ont eu un attachement très fort envers le PCI. Ils le voyaient non seulement comme un parti, mais aussi comme leur famille et même leur école, car ils n’avaient pas fait d’études supérieures. Au parti, via les Case del Popolo (maisons du peuple), le «peuple communiste» découvrait la politique, le débat idéologique, mais aussi la culture au sens large.

Si le PCI n’est pas arrivé à participer au pouvoir central, son ancrage dans le pays était extraordinaire: les communistes militaient partout, jusqu’au plus petit village (surtout dans les «régions rouges» de l’Italie centrale2). Le PCI tirait aussi sa force des incuries gouvernementales, prenant en charge ce que l’État ne fait pas. Les «affaires» successives témoignaient de ce malgoverno de la droite. Le PCI a donc été perçu par les plus défavorisés comme un recours. J’aime évoquer cette scène d’un grand film de Vittorio de Sica, Le Voleur de bicyclette (1948), où le héros, à la recherche de son vélo qu’on vient de lui voler et qui lui est indispensable pour travailler, se plaint à la police, mais en est chassé sans ménagement. Ce prolétaire désespéré se rend alors à la section communiste de son quartier pour y retrouver aide et réconfort. C’est un symbole de la nature de la relation des classes laborieuses italiennes avec le PCI, car son ambition dépassait le prolétariat et voulait embrasser tout le peuple travailleur dans sa diversité. L’engagement des militants du Parti est central dans leur vie quotidienne. C’est en le comprenant qu’on saisit comment la disparition du PCI en 1991 a été un drame pour nombre d’entre eux. Même pour la tendance interne qui voulait que le parti renonce à son identité communiste, la mutation a été un déchirement, c’était frappant dans les assemblées et congrès d’alors.

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