Dans une interview au quotidien allemand Die Frankfurter Allgemeine en 2010, Herman Van Rompuy donnait une description succincte de ce qu’il considérait comme le plus grand danger politique de notre temps. Alors que la décomposition de l’Europe était déjà largement entamée, sa réponse était révélatrice des enjeux auxquels nous sommes toujours confrontés.
Il ne s’agissait pas, à ses yeux, des politiques néolibérales persistantes, de la ploutocratie dominante, la corruption politique, ou du despotisme financier, mais, au contraire, d’une entité bien différente : « le plus grand danger pour l’Europe contemporaine », affirmait Van Rompuy, « est le populisme ». Six ans après, alors qu’un milliardaire devenu célèbre dans un reality show se proposait au poste de président des États-Unis, l’ancien président Barack Obama faisait une déclaration encore plus intéressante :
Je ne suis pas prêt à concéder que la rhétorique apparue ces derniers temps [Trump] soit populiste. Si je me suis proposé comme candidat à la présidence en 2008 et en 2012 […], c’est que je me soucie des gens […] Quelqu’un qui n’a jamais eu aucun égard pour les travailleurs […], [qui fait] des propositions controversées pour gagner des votes. Ce n’est pas ça le critère du populisme. C’est simplement du nationalisme ou de la xénophobie. Ou pire. Ou simplement du cynisme. Je conseillerais donc d’être plus prudent avant de mettre l’étiquette de populiste au premier venu qui se profile en temps d’anxiété économique.
De nos jours, le mot évoque des images de jeunes brandissant des drapeaux rouge-bruns, équipés de bottes luisantes et annonçant la terreur totalitaire.
Ces deux exemples sont illustratifs de la différence fondamentale entre les conceptions européenne et américaine de la notion de populisme. Les citoyens européens ont été conditionnés à associer le terme de populisme à tout ce qui est odieux sur le plan politique. De nos jours, le mot évoque des images de jeunes brandissant des drapeaux rouge-bruns, équipés de bottes luisantes et annonçant la terreur totalitaire. Guy Verhofstadt, par exemple, n’hésite pas à classer le populisme comme « meurtrier » — annonciateur, à ses yeux, de nettoyages ethniques à venir. Cependant, ce cher monsieur Verhofstadt rencontra peut-être un certain étonnement s’il propose sa définition aux États-Unis. Même les journalistes américains semblent de plus en plus troublés par la définition canonique du populisme utilisée par les éditorialistes de l’autre côté de l’Atlantique.
États-Unis 1891
Une petite exégèse historique semble dès lors appropriée. Le terme populisme est apparu en 1891, à l’occasion d’une réunion politique dans le Midwest américain. 1891 sera une des années capitales dans ce qu’on appelle le Gilded Age, dit parfois âge du toc en français1. Ce terme, d’abord popularisé par l’écrivain américain Mark Twain, possédait à l’époque une double signification : il dénotait la pauvreté atroce et la richesse inépuisable de l’ère proto-industrielle aux États-Unis, qui opposait une classe de paysans et prolétaires misérables à une caste financière extrêmement riche dans les villes de l’Est (New York, Boston).
Contrairement aux autres pays occidentaux — comme la Belgique ou l’Angleterre —, les États-Unis atteindront leur maturité industrielle seulement après la guerre civile de 1861-1865, et, dans les années 1870, la construction des chemins de fer transcontinentaux inaugurera la connexion de la périphérie américaine avec le marché mondial. Dans plusieurs États, des banques locales furent pour la première fois ouvertes avec le concours de commerçants locaux, afin de fournir du crédit facile à une caste agraire précédemment autosuffisante.
Ce double processus — la commercialisation de la périphérie rurale, qui supportait, à son tour, l’industrialisation des centres urbains — explique partiellement le succès de la modernisation à l’américaine. De façon prévisible, et comme dans les cas belges et anglais, les développements industriels ont constitué une expérience souvent traumatique pour la majorité de la population américaine. En 1873, une longue dépression, qui persistera plus de dix ans, frappe durement les centres financiers de l’Est et poussera une grande partie de la population prolétaire dans le chômage. Le gouvernement de Washington n’était pas très favorable à l’idée de stimuler l’économie avec des méthodes qu’on qualifierait plus tard de keynésiennes et refusait catégoriquement d’investir dans des travaux publics. Les grèves furent durement combattues par des milices privées et les syndicats étaient alors anticonstitutionnels.
La résistance contre le nouvel ordre industriel a pris alors des formes très diverses, dont le populisme était sans doute le plus important. En 1892, dans la prairie town2 d’Omaha au Nebraska, on a fondé The People’s Party. Un simple regard sur la première plateforme politique du parti nous offre une bonne description de la situation sociale des États-Unis à cette époque :
Nous nous réunissons au cœur d’une nation au bord de la ruine morale, politique, et matérielle. La corruption gouverne les élections, les assemblées des États, le Congrès et touche même le barreau. Le peuple est démoralisé […] les journaux sont largement subsidiés ou muselés […], les maisons sont chargées d’hypothèques, la classe ouvrière est paupérisée et la terre se concentre dans les mains de capitalistes… Le fruit du travail des millions est carrément volé pour édifier les fortunes colossales de quelques-uns ; les possédants, en revanche, méprisent la république et mettent en danger la liberté. De la matrice prolifique de cette injustice gouvernementale sont nées deux grandes classes : vagabonds et millionnaires.
Le lecteur contemporain ne peut difficilement échapper à un sentiment de familiarité à la lecture de cet extrait. Le mot populisme a été inventé alors par les partisans du People’s Party pour des raisons tactiques : chaque américain savait comment s’intitulaient les membres du parti démocrate ou républicain, mais comment dénommer les membres du People’s Party ? Pour résoudre la question, un membre a proposé le terme de populiste.
À partir de ce moment-là, le titre restera le qualificatif préféré des opposants de l’alliance entre l’État et le Capital. Et de fait, les populistes constitueront une menace formidable pour l’ordre industriel naissant. Non seulement leur plateforme préconisait la nationalisation des services ferroviaires, la démocratisation de la politique monétaire et l’assurance de l’égalité des droits pour les noirs et les blancs dans un Sud défiguré par la haine raciale ; en plus, ils préconisaient la « plébiscitarisation » du gouvernement fédéral : soumettre les politiciens professionnels à des referendums populaires afin de rendre le gouvernement à son propriétaire légitime, à savoir le peuple.
Le projet populiste connaîtra un héritage résonant dans l’histoire du radicalisme américain.
Pendant longtemps il a semblé que le parti populiste réussirait dans sa promesse historique. La bourgeoisie américaine était terrifiée par ces groupes agraires en rébellion qu’elle dénonçait comme des anarchistes et des démagogues (une tactique bien connue dans l’arsenal antipopuliste déjà à cette époque). Après leur échec dans la campagne présidentielle de 1896, où les démocrates ont proposé le candidat « DemoPop » William Jennings Bryan, le parti se dissoudra au début du vingtième siècle. La plupart des cadres du parti rejoindront d’autres partis radicaux tels que le parti socialiste — Socialist Party — d’Eugene V. Debs tout en prenant ses distances avec certains aspects sinophobes et avec l’hostilité contre les migrants qui marquait parfois les discours populistes classiques.
Cependant, le projet populiste connaîtra un héritage notoire dans l’histoire du radicalisme américain. Pendant la plus grande partie du vingtième siècle, il fut célébré par des radicaux de tous bords et les historiens le considèrent comme une préfiguration du New Deal des années 30. Encore en 1976, le candidat démocrate Jimmy Carter pouvait inaugurer sa candidature présidentielle sous le drapeau d’un prétendu populisme rural, alors que Bill Clinton instrumentalisait de façon talentueuse ses racines dans l’État populiste d’Arkansas pour acquérir les clés de la Maison-Blanche en 1994.
France et Amérique latine années 60
La signification américaine du mot populisme est donc profondément différente de ses connotations européennes. Toutefois, même en Europe, ces connotations n’ont pas toujours été négatives. Dans les années soixante, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir se sentaient encore autorisés à publier des articles sur le populisme latino-américain dans Les temps modernes, avec une appréciation élogieuse de ses caractéristiques idéologiques. Comme le considérait un article de 1967, le populisme devait être considéré comme « un développement circonstanciel et important pour l’entrée des masses dans l’arène de la politique démocratique », pertinent aussi pour l’expérience française. Sartre et de Beauvoir envisageaient le populisme latino-américain comme une revendication prometteuse, d’une importance capitale dans leur vision du PCF, le Parti communiste français.
Cependant cela fait question. D’où vient alors, aujourd’hui, cette connotation exclusivement menaçante ? D’où vient, surtout, ce consensus total, ces vingt dernières années, sur ce que désigne le populisme — peu importe qu’il soit de droite ou de gauche — comme potentiellement désastreux, voire proto-totalitaire ?
Une réponse satisfaisante à cette question devrait examiner plusieurs facteurs. D’abord, elle doit reconnaître que le mot populisme a été relativement peu utilisé dans le discours public européen avant les années quatre-vingt. Comme le notait le journaliste italien Marco D’Eramo dans la New Left Review, le mot populisme, dans les années 70 et 60, a été utilisé surtout pour décrire des mouvements non européens — il fait essentiellement référence à des événements politiques américains.
France années 80 et Belgique années 1990
Deuxièmement, il faut noter que les premiers exemples d’usage belge du mot (et, plus particulièrement, flamand) datent des années 1990-1995, quand le Vlaams Blok, parti d’extrême droit, va connaître sa montée électorale dans plusieurs villes belges. Le populisme n’est donc pas vraiment un phénomène éternel, comme semblait l’indiquer Van Rompuy. Plus généralement, pour saisir la généalogie européenne du mot, il faut remonter à la montée du Front National dans les années 1981-1985. Ce sera un moment clé pour la science politique européenne, qui, jusque là, n’avait que peu théorisé ou instrumentalisé le concept. Il faut donc attendre 1983, quand Pierre-André Taguieff a décidé, dans son article « La rhétorique du national-populisme », d’introduire un nouveau terme dans le vocabulaire des sciences sociales, qui, à son avis, donnait une description plus fidèle de l’idéologie du Front. Dans ce fameux texte, il se référait au « nouveau style » du FN, qui s’était renouvelé sur le plan idéologique après la débâcle mitterrandienne. Le FN lui-même — qui restait, à cette époque, essentiellement composé de nostalgiques de Vichy, d’ultranationalistes français et de vétérans de la guerre d’Algérie — ne s’était pas encore emparé du terme pour décrire son propre programme et refusa longtemps d’accepter la caractérisation introduite par Taguieff.
Très rapidement, l’innovation proposée par Taguieff s’est établie en véritable mode. Pendant les années quatre-vingt, un grand nombre de politologues français ont commencé à employer le nouveau terme de populisme, qui remplissait une double fonction, celle d’expression normative (le populisme serait dangereux et déplorable) et celle de description neutre (le FN n’était plus fasciste, mais quand même, il était populiste). Les journalistes seront par conséquent, sans aucun doute, les plus grands amateurs de l’invention de Taguieff. Ils trouvaient dans le populisme un nouvel hochet linguistique avec lequel ils pouvaient critiquer le FN au travers d’une analyse politique pseudo-scientifique, sans tomber dans un jargon purement propagandiste. En 1994, dans son livre La pureté dangereuse, Bernard-Henri Lévy voyait dans le populisme « le plus grand danger de notre temps », « génétiquement connecté avec le fascisme, le tribalisme, et l’hypernationalisme ». Le mot deviendra rapidement un outil typique visant à marquer du sceau de l’infamie certaines formes d’opposition politique. Soudainement, le populisme était omniprésent, passant du multimillionnaire Bernard Tapie à Jean-Marie Le Pen.
Pourtant, sur le long terme, c’est bien Jean-Marie Le Pen qui bénéficiera le plus de l’usage du concept pour le qualifier. Alors qu’il se retrouvait étiqueté comme populiste presque quotidiennement au cours des années quatre-vingt-dix, le fondateur du FN décida d’en faire un axe de défense. « Qu’est-ce que vous voulez dire par populisme ? » demandait-il à une journaliste du Nouvel observateur, à l’occasion des élections municipales en France. Après avoir tenté une réponse plutôt évasive, la journaliste lui proposa la définition suivante : « un populiste, c’est quelqu’un qui écoute la voix du peuple ». « Si c’est cela, alors oui, je suis populiste », lui répondit plutôt modestement le président du FN.
Au cours des années 90, la manœuvre lepéniste fut prestement adoptée par les cadres professionnels du Front. En 1987, Jean-Pierre Stirbois, un vétéran politique du parti, postulait qu’il « se reconnaissait complètement » dans le mot « national-populisme » tel qu’il avait été introduit par Taguieff. « Je reprends avec fierté », déclarait Stirbois, « cette expression de national-populisme… Dans national-populisme, il y a deux mots — peuple et nation — qui sont, à mon sens, indissolublement liés, et auxquels je suis profondément, viscéralement attaché… Le national-populisme porte bien son nom, c’est un phénomène profondément, authentiquement populaire. »
Les adversaires de Taguieff notaient ici la genèse d’un paradoxe captivant. Un terme qui avait été, originellement, inventé pour discréditer un parti néofasciste devenait alors une des armes linguistiques les plus effectives dans l’instrumentation politique de ce même parti. Selon quelques-uns de ses critiques, Taguieff avait rendu au FN un précieux service de légitimation : il l’avait aidé dans sa transformation d’un fan-club de Vichy en un parti d’opposition socialement convenable, qui finira par engloutir une grande partie de l’électorat français.
Le mot populisme, malgré ses connotations ambiguës, restait toujours, publiquement, plus acceptable que les qualificatifs tels que raciste ou extrême droite — des termes qui, dans les années quatre-vingt-dix, étaient encore reçus avec un dégoût considérable. Un processus de normalisation similaire a pris place dans d’autres États européens. Tandis que le Vlaams Blok était rarement marqué comme populiste avant 1992 — il était plutôt « d’extrême droite » ou « flamingant » — une transfiguration sémantique s’est produite pendant les années 90. Avant que l’élite médiatique se rende vraiment compte des conséquences de son origine rhétorique, le mot populisme a été mobilisé pour étiqueter presque chaque mouvement politique : le Front National, le Vlaams Blok, Steve Stevaert, Bernard Tapie, Jörg Haider, Newt Gingrich — la liste est interminable.
Un terme qui fut, originellement, inventé pour discréditer un parti néofasciste est alors devenu une des armes linguistiques les plus effectives dans l’instrumentation politique de ce même parti.
Cependant, la signification originale du mot a rapidement été enterrée sous trente ans d’idéologie. Il semble désormais presque impossible de convaincre des lecteurs qu’un jour, le mot populisme renvoyait bien plus qu’à un simple synonyme pour la « démagogie » ou le « proto-fascisme » ; qu’il référait à un parti qui voulait combattre l’inégalité et l’exploitation, qui fut souvent respecté comme l’équivalent américain du mouvement socialiste européen.
Aujourd’hui, la question « qu’est-ce que le populisme ? » semble, en effet, d’une banalité déconcertante. Néanmoins, cela reste fortement rentable, comme l’indiquent des essayistes comme Jan Blommaert, Annie Collovald, ou Thomas Decreus, d’adhérer à des normes d’hygiène sémantique. Des termes politiques ne peuvent cependant jamais exercer une neutralité axiologique ; ils produisent toujours un résidu normatif, comme le démontre amplement l’anti-populisme œcuménique de Verhofstadt ou de Van Rompuy. L’objectif éternel de l’oligarchie ne consiste pas seulement à cimenter, institutionnellement, l’élite existante, mais aussi, à délimiter cognitivement les alternatives idéologiques. En stigmatisant toute forme de déviance de la pensée unique néolibérale comme populiste, les hommes cherchent à réduire l’histoire politique à une circulation à sens unique : chaque mouvement est d’avance régressif, s’il n’incarne pas l’extrême centre, s’il ne présente pas l’Europe comme « le cercle de la Raison » (Alain Minc), contre « le nouveau cercle de la Déraison » américain.
En ce sens, il nous semble pourtant que le Vieux Monde pourrait encore recevoir d’intéressantes leçons du Nouveau. Une étude étendue du mot populisme, délivrée de ses falsifications historiques, constitue certainement l’un de ces enseignements.
Footnotes
- Gilded Age : le terme dénote la période qui s’étend de 1870 à 1900, où les États-Unis ont connu une grande croissance industrielle et démographique intense après la fin de la guerre civile en 1865. On pourrait la comparer à la Belle-Époque en France.
- L’expression de prairie town désigne en anglais les villes qui sont nées avec la conquête de l’Ouest américain qui a accompagné la ruée ver l’or et l’extermination des indiens d’Amérique.