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Les ventres invisibles du marché

Siggie Vertommen

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CAMILLE BARBAGALLO

—20 avril 2017

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La marchandisation du ventre des mères porteuses oblige le féminisme à repenser le travail, les rapports entre le Nord et le Sud ainsi que la maternité.

« Si vous voulez un engagement intime et émotionnel de la mère porteuse ou de la donneuse d’ovule, faites-le-nous savoir par écrit. Si vous voulez que la mère porteuse entretienne, même après l’accouchement, un lien familial spécial avec le bébé ou les parents demandeurs, indiquez-le clairement dans le contrat et vous l’obtiendrez. Mais si vous ne désirez pas cette intimité, c’est bien aussi. Les parents demandeurs ne veulent pas tous construire une relation personnelle avec la mère porteuse de leur enfant. »

Celle qui s’exprime en ces termes, lors de la récente conférence, à Bruxelles, de l’organisation LGBT américaine Men having Babies et qui donne ainsi sa conception de la maternité de substitution commerciale, c’est Vanessa, une mère porteuse. Elle s’adresse à un public de deux cents couples homosexuels, principalement blancs, habillés de manière élégante, qui désirent avoir un enfant. Elle affirme que sa principale motivation est non pas l’argent mais le sourire de l’enfant qui vient de naître. Pendant son témoignage, les organisateurs projettent un diaporama de toutes les mesures d’économie qui permettent aux parents demandeurs de réduire le prix de la procédure. Dehors, des groupes féministes contestent la conférence, voyant dans la maternité de substitution une forme perverse et patriarcale de commercialisation des bébés, d’exploitation des femmes et de commerce des êtres humains.

Outre les féministes, beaucoup de responsables, de faiseurs d’opinion et de sociologues considèrent la maternité de substitution commerciale comme une marchandisation sauvage : une transaction humaine qui se traduit en valeur monétaire en passant à côté de la valeur intrinsèque. C’est pour eux une exploitation des corps, de l’intimité et de la reproduction. Ils lui opposent un modèle altruiste de maternité de substitution, dans lequel la mère porteuse n’est pas indemnisée.

Bien que nous soyons d’accord avec beaucoup de ces critiques, nous pensons qu’une interdiction de la maternité de substitution commerciale au profit d’un modèle altruiste manque son objectif. Elle ne tient pas compte, en effet, des rapports de force inégaux qui se cachent derrière cette maternité de substitution commerciale, rapports de force cachés aussi derrière toutes sortes d’autres formes de travail « reproductif » invisible et non payé, en rapport avec la maternité, l’éducation, les soins aux enfants ou aux personnes âgées, le ménage et le sexe…

De là l’importance d’un cadre féministe marxiste dans lequel le travail reproductif est l’ensemble des activités nécessaires à la reproduction de la main-d’œuvre dont le capitalisme tire sa plus-value et pour qui la maternité de substitution est une de ces activités.

Nous plaidons pour une nouvelle politique de la reproduction, où le ventre des femmes leur appartiendrait, en essayant d’abattre le mur dressé entre production et reproduction, travail payé et travail bénévole, privé et public et entre biologie et société. Mais nous commencerons par une description brève et précise de ce qu’est la maternité de substitution et des raisons pour lesquelles elle a pu évoluer d’une pratique intime vers une industrie transnationale lucrative.

La maternité de substitution

On parle de maternité de substitution quand une femme porte et met au monde un enfant pour des parents demandeurs, eux-mêmes stériles en raison d’obstacles sociaux ou biologiques. Auparavant, l’ovule propre des mères porteuses était fécondé par le sperme du père demandeur et il existait donc un lien génétique entre la mère porteuse et l’embryon. Mais dans l’actuelle maternité de substitution de haute technologie, on implante chez la mère porteuse un embryon des parents demandeurs obtenu par fécondation in vitro et il n’y a donc pas de lien génétique entre la mère porteuse et l’enfant.

En Belgique, la maternité de substitution commerciale est pour le moment encore un phénomène contesté, sans cadre légal et qui a peu de soutien dans l’opinion publique. Mais dans de vastes parties du monde, elle est devenue au cours de la dernière décennie non seulement une pratique courante, mais aussi un commerce lucratif. Au Canada, en Israël et dans différents États des États-Unis, elle a prospéré jusqu’à devenir une industrie qui génère des milliards de dollars et implique nombre d’acteurs, groupes d’intérêts et agences : centres de fertilité, conseillers en génétique, agences de maternité de substitution et naturellement, donneuses d’ovules et mères porteuses. On peut évaluer le marché global de la fertilité entre trente et quarante milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, dont quatre milliards environ pour les États-Unis.

La sous-traitance de la maternité de substitution occidentale

Particulièrement onéreuse en Occident, la maternité de substitution a été ces dernières années souvent sous-traitée dans des pays comme l’Inde, le Mexique et le Cambodge où elle est trois à quatre fois moins chère. Aux États-Unis ou au Canada, par exemple, elle coûte de 90 000 à 150 000 dollars, en Israël 70 000 dollars et au Mexique de 50 000 à 70 000 dollars. Jusque récemment, l’Inde et le Népal étaient les destinations les moins chères avec un coût de 25 000 à 50 000 dollars.

C’est ainsi que l’Inde était devenue l’un des « pays de mères porteuses » les plus recherchés, avec plus de trois mille cliniques spécialisées, et pouvait ainsi compter sur un chiffre d’affaires tournant autour des deux milliards de dollars. La compensation financière pour les mères porteuses variait entre deux mille et huit mille dollars, l’équivalent de trois salaires annuels environ. Mais les agences, qui jouent le rôle de médiateurs entre les parents demandeurs et les mères porteuses ou les donneuses d’ovules, recevaient presque un tiers du coût total.

Les parents demandeurs recherchent le plus souvent des donneuses d’ovule qui répondent à leurs exigences d’une « maternité génétique de qualité » en ce qui concerne l’ethnicité, l’intelligence et les caractères extérieurs. Mais pour la sélection des mères porteuses, c’est moins important. Ainsi, la recherche doctorale de Siggie Vertommen sur la maternité de substitution transnationale en Israël et en Palestine a montré que des parents demandeurs israéliens — souvent des couples homosexuels blancs aisés de la région de Tel-Aviv — achetaient des ovules de donneuses sud-africaines blanches, alors qu’ils engageaient des mères porteuses en Thaïlande, en Inde, au Népal, au Mexique ou au Cambodge. Un des courtiers en maternité de substitution israélien connu a résumé cela de la façon suivante : « En bref, je combine le sperme de couples homosexuels israéliens aux ovules de donneuses américaines ou autres donneuses occidentales pour amener ensuite les ovules fécondés dans une clinique de fertilité de Mumbai et placer finalement l’embryon dans la matrice de mères porteuses indiennes. »

Maternité de substitution commerciale contre maternité de substitution altruiste ?

Beaucoup condamnent donc la maternité de substitution commerciale, qu’ils considèrent comme un cauchemar patriarcal et néocolonial dans lequel les corps « hyperfertiles » de femmes marginalisées du Sud sont commercialisés, médicalisés et exploités au bénéfice de couples aisés non fertiles du Nord.

À la maternité de substitution sont liés, en effet, beaucoup de risques physiques et psychologiques. Les mères porteuses doivent suivre, pendant un an au moins, des traitements médicaux et hormonaux intensifs. Elles doivent souvent consentir à une césarienne, plus facile à planifier pour les médecins et les parents demandeurs. Elles sont extrêmement surveillées : pas d’alcool, pas de cigarettes, pas de gros efforts, pas de contact sexuel. De plus, elles n’ont pas de pouvoir de décision sur le nombre d’embryons qui leur sont implantés, sur un éventuel avortement ou sur une réduction d’embryons. Enfin, il y a des risques réels de stress psychologique et émotionnel après la cession du nouveau-né aux parents demandeurs. Et si la mère porteuse jouit généralement de soins médicaux excellents avant et pendant la naissance, le suivi postnatal laisse en revanche souvent à désirer.

Pour des raisons morales, l’Inde, le Népal, la Thaïlande, le Mexique et le Cambodge ont récemment décidé d’interdire la maternité de substitution commerciale transnationale. L’industrie de la fertilité locale a fait faillite et a cherché des solutions semi-légales « créatives » sur le marché gris. Quand en 2015 l’Inde promulgua cette interdiction, les marchands de fertilité israéliens décidèrent de transférer les mères porteuses indiennes au Népal, où cela n’était pas encore interdit. La distance et la barrière linguistique mirent ces Indiennes, devenues des travailleuses immigrées, dans une position encore plus vulnérable.

Les entrepreneurs de la fertilité continuent à créer de nouveaux marchés, comme en Géorgie, en Grèce, au Guatemala ou au Laos. Mais la tendance à interdire la maternité de substitution commerciale est croissante. Ainsi, en décembre 2015, le Parlement européen l’a condamnée comme une pratique qui « sape la dignité humaine de la femme du fait de la marchandisation de son corps et de ses fonctions reproductives ». En novembre 2016, le Conseil de l’Europe a aussi rejeté des directives la concernant.

Alors que la maternité de substitution commerciale est presque unanimement rejetée, sa forme altruiste, donc sans transaction financière, est présentée comme la seule qui soit éthique. Il s’agit généralement d’un membre de la famille ou d’une amie des parents demandeurs.

Dans un texte précurseur de 2005, réactualisé en 2015, la Ligue des familles flamande en Belgique indiquait : « Dans la maternité de substitution altruiste, la volonté d’aider son prochain est la véritable raison d’entrer dans cette aventure. Il faut comparer cela au don de sang, au don d’un rein, à la transplantation de moelle. Il se peut qu’un dédommagement des frais soit payé, mais il n’est ni possible ni permis que l’argent soit la motivation. En face de cela, il y a la maternité de substitution commerciale, où la motivation est effectivement l’appât du gain. Il s’agit d’une transaction économique, où l’enfant est offert comme une marchandise. »

Au Royaume-Uni, seule la maternité de substitution altruiste est légale, ainsi qu’en Inde où elle est désormais autorisée pour des couples indiens hétérosexuels mariés. Au Canada aussi, on projette de durcir la législation et de rendre plus difficile le dédommagement financier des mères porteuses.

Cette criminalisation de la maternité de substitution commerciale au profit de formes altruistes se fonde sur des visions très moralisatrices de la maternité, de la grossesse et de la reproduction. A nos yeux, c’est une erreur. Considérer les mères porteuses et les donneuses d’ovule comme de la main-d’œuvre reproductive élargit considérablement les possibilités d’analyse.

La maternité de substitution et la grossesse comme travail reproductif

Il existe depuis peu un regain d’intérêt pour les travaux de féministes d’inspiration marxiste telles que Silvia Federici, Mariarosa Dallacosta et Selma James. À l’origine, celles-ci désignaient par « reproduction sociale » le travail non rémunéré des femmes dans le ménage, la vie conjugale et l’éducation des enfants. En décrivant comme du « travail » ces tâches, activités et relations nécessaires mais sous-évaluées, elles voulaient d’abord les rendre visibles pour pouvoir combattre l’idée qu’elles sont « dans la nature des choses ». D’après elles, il n’y a en effet rien de naturel ou de sacré dans la manière dont nous nous reproduisons dans le capitalisme. En deuxième lieu, elles voulaient valoriser tout ce travail reproductif bénévole en demandant pour cela un salaire, le fameux wages against housework.

Depuis le tournant néolibéral des années 70, le terme de « reproduction sociale » ne désigne plus seulement les formes bénévoles mais aussi les formes payées du travail reproductif des femmes : s’occuper des enfants des élites et des classes moyennes, nettoyer leurs maisons, préparer leurs repas, ranger leurs vêtements, sortir leurs chiens, satisfaire leurs besoins sexuels et depuis peu donc « assembler » leurs bébés grâce à des dons d’ovule et à la maternité de substitution. D’où le plaidoyer pour élargir le rôle de la reproduction sociale dans le capitalisme à tout travail qui se cache derrière les processus biologiques de reproduction et pour y inclure les formes rémunérées comme les formes non rémunérées1.

Cela implique que nous détruisions la muraille de Chine dressée entre grossesse, « naturelle », et maternité de substitution, « artificielle » ; ou entre maternité de substitution commerciale et celle qui est dite altruiste. Ces oppositions poussent en effet les mères porteuses dans une position où elles ont peu de marge pour débattre de leurs conditions de travail. La sociologue du travail Amrita Pande a examiné la maternité de substitution en Inde et ce qu’elle appelle « le paradigme travailleuse-mère ». En tant que mère, la mère porteuse est supposée s’occuper d’elle-même et du bébé, alors qu’en tant que travailleuse, elle doit être professionnelle et loyale, sans être trop avide et calculatrice. Si elle outrepasse ces normes, on la rappelle à l’ordre avec le discours sur la « mère attentionnée » pour la discipliner en tant que travailleuse et, inversement, on manipule la rhétorique de la « travailleuse professionnelle » pour la limiter dans son rôle de mère. Mais on peut surmonter cette dichotomie en recourant au concept de « travail reproductif », en étant attentif à ses formes rémunérées ou non rémunérées et en analysant comment se croisent et se renforcent ces deux formes dans le vécu des mères et des mères porteuses.

L’Inde est devenue l’un des « pays de mères porteuses » les plus recherchés, avec plus de trois mille cliniques spécialisées et quelque deux mille naissances par an.

Considérer les mères porteuses comme des travailleuses reproductives est en totale opposition avec le discours moralisateur et le rôle de victimes dans lequel on pousse les femmes, surtout les femmes du Sud, quand, afin d’obtenir un revenu et de survivre, elles utilisent leur corps pour la prostitution ou les soins, mais aussi pour le don d’ovule ou la maternité de substitution. C’est pourquoi nous considérons la maternité de substitution comme un travail reproductif parmi les autres, ce qui nous permet de mettre en évidence plus aisément le degré et l’étendue de l’exploitation, de l’aliénation et de la discipline imposées au corps des femmes. Et nous pouvons ainsi offrir des instruments conceptuels pour armer les femmes.

Nous pourrions aussi appliquer ce cadre aux conditions de travail d’un call center, d’une garderie ou d’un bordel. Notre position est qu’il n’y a pas besoin d’un jargon spécial ou d’un cadre conceptuel spécifique pour comprendre et valoriser les relations et les activités en rapport avec le sexe, la reproduction et les soins, même quand ils ont lieu dans la sphère domestique. Car c’est justement ce cadre ou ce jargon qui nous empêchent de faire certains parallèles entre la maternité de substitution et la grossesse « naturelle » et de les considérer comme deux formes du travail reproductif, l’une rémunérée et l’autre non, mais toutes deux soumises à des processus d’exploitation, d’aliénation et de contrainte. Comme l’écrit Sophie Lewis : « La seule chose qui distingue la grossesse de la maternité de substitution, c’est le nom et la chorégraphie. » En d’autres termes, avec ou sans le manteau de l’amour, cela nécessite des efforts, de l’énergie et du travail.

Les aspects injustes ou problématiques du travail reproductif ne concernent pas seulement le salaire ou les processus de commercialisation. S’y ajoutent des problèmes de rapports de forces inégaux dus au genre ou à l’origine ethnique, ce qui permet à la fois de romantiser et d’idéaliser le travail reproductif mais aussi de le dévaluer. Certains conspuent la marchandisation croissante des tâches reproductives au nom de l’idéalisation romantique du « bon vieux temps ». Mais il n’y a jamais eu dans l’histoire du capitalisme de période dorée où la reproduction était vécue sur le mode strictement naturel et intime, au cœur d’une famille indemne de toute contamination par les lois du marché. Le rôle, en leur temps, des esclaves, servantes, maîtresses et serviteurs dans les soins, l’éducation et l’alimentation des enfants, sape le beau mythe de la famille « autosuffisante ». Des esclaves domestiques noires d’autrefois en Amérique jusqu’aux femmes d’ouvrage polonaises ou marocaines actuellement en Belgique, la dévalorisation du travail reproductif va de pair avec des processus de racisme et de discrimination de genre.

Nous ne voulons pas surfer sur la vague de ceux qui glorifient unilatéralement la maternité de substitution comme une victoire sur l’homophobie et sur la conception normative hétérosexuelle dominante de la famille, de la biologie et de la procréation. Notre intention n’est pas non plus de considérer le travail reproductif comme une donnée a priori positive et émancipatrice. Mais nous voulons resituer ce travail comme une stratégie de survie, comme une source de revenus dans une économie mondiale capitaliste néolibérale. Criminaliser ce travail, sous prétexte qu’il entraînerait plus d’exploitation, d’aliénation et de marchandisation du corps que d’autres formes de travail, est néfaste.

Effets néfastes d’une interdiction de la maternité de substitution commerciale

L’Histoire nous l’apprend : interdire par des mesures inconsidérées le travail précaire de groupes genrés et de groupes racisés ne fait qu’aggraver la situation de ces groupes vulnérables. Ainsi, la criminalisation de la prostitution a conduit à plus d’exploitation et plus de vulnérabilité sur un marché non régulé. C’est également le cas pour la maternité de substitution commerciale. Son interdiction dans un pays a conduit à l’ouverture de nouveaux marchés dans les pays voisins où il y a un vide juridique. Une telle interdiction prive les femmes de la classe ouvrière ou de la paysannerie de leurs moyens de survie sans leur offrir d’alternative et sans changer quoi que ce soit à la situation socio-économique et politique qui les précarise. Après l’interdiction en Inde, Vrinda Marwah et Sharmila Rudrappa concluaient : « Le seul effet de l’interdiction est de soulager notre conscience à la pensée que nous avons tout de même fait quelque chose, alors que nous avons fait, en réalité, plus de mal que de bien. »

Considérer les mères porteuses et les donneuses d’ovule comme de la main-d’œuvre reproductive élargit considérablement les possibilités d’analyse.

L’interdiction de la maternité de substitution commerciale va de pair avec l’émergence et la promotion de sa forme altruiste, considérée comme éthique. L’organisation Men Having Babies a développé un Ethical Surrogacy Framework (cadre éthique de la maternité de substitution) et l’organisation Responsible Surrogacy, en Israël, a établi une charte éthique de la maternité de substitution commerciale. En donnant aux parents demandeurs des informations correctes sur les aspects médicaux et juridiques délicats de la procédure et sur les droits des mères porteuses, ces organisations propagent un modèle fair trade, en se focalisant cependant plus sur les consommateurs de ce travail que sur les mères porteuses et les donneuses d’ovule. Et en dépit de toutes leurs bonnes intentions, ces modèles confortent l’opinion dominante qu’il n’y a pas de travail en jeu dans la maternité de substitution. Les mères porteuses, recrutées sur base de critères moraux tels que l’altruisme et le soin maternel, ont très peu de marge pour s’identifier comme travailleuses, revendiquer de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, un meilleur accès aux soins médicaux et au droit de décision et il n’y a encore nulle part de syndicats ou de coopératives en mesure de négocier avec elles la procédure sur une base qui ne soit pas individuelle.

Ni putas, ni santas, pero trabajadoras

2 !

Interdire la maternité de substitution commerciale et promouvoir la maternité de substitution altruiste aboutit à des dissensions parmi les travailleuses en créant de fausses oppositions et identités : les bonnes mères porteuses altruistes contre les mauvaises mères porteuses commerciales, ce qui peut aller jusqu’à considérer ces dernières comme des prostituées. Le Guardian demandait à une Cambodgienne pourquoi elle était devenue mère porteuse. Elle a répondu : « Rendre une autre famille heureuse est toujours mieux que de devenir prostituée ou gogo-girl. » La recherche d’Amrita Pande montre que beaucoup de mères porteuses indiennes contournent la stigmatisation sociale en se distançant explicitement de la prostitution.

Pour surmonter ce conflit d’intérêts entre maternité, maternité de substitution et travail du sexe, il est nécessaire que les travailleuses reproductives s’identifient, s’organisent et se politisent collectivement. Elles ont en effet plus de points communs que de points de dissension. Les débats doivent revêtir de nouveau une dimension politique et c’est possible en reliant le combat des mères porteuses et des donneuses d’ovule à celui des mères, des filles au pair, du personnel d’entretien, des travailleuses du sexe et des autres travailleuses reproductives, tant payés que non payés.

Les mères porteuses, recrutées sur base de critères moraux tels que l’altruisme et le soin maternel, ont très peu de marge pour s’identifier comme travailleuses.

Il faut que les mères porteuses aient leur mot à dire, il faut qu’elles puissent négocier leur salaire, participer plus aux tests médicaux, avoir le droit de décider de la façon dont elles accouchent, du nombre d’embryons implantés ou réduits, si elles veulent nourrir au sein ou non, de l’endroit où elles habiteront pendant la grossesse, de ce qu’elles vont manger, etc.

À moyen ou long terme, une politique reproductive doit miser sur :

  • des idéaux nouveaux en ce qui concerne la famille et les parents, qui dépassent l’impératif génétique et soutiennent aussi des modèles de parentalité alternatifs ;
  • de meilleures conditions sociales de la parentalité et de la maternité, un soutien et un encadrement collectifs grâce à l’accueil des enfants, à des cuisines communautaires, à un enseignement financièrement accessible à tous et à des soins de santé convenables ;
  • de nouvelles conceptions du travail qui reconnaissent le travail reproductif, le protègent, le valorisent et tendent à un meilleur équilibre entre travail et famille, par exemple par l’élargissement du congé de maternité, du congé parental (ou familial) et la réduction générale du temps de travail ;
  • de nouveaux critères moraux concernant l’utilisation du corps des femmes, leur donnant, en tant que femmes, mères ou mères porteuses, le pouvoir de décision sur leur propre corps.
  1. La traduction française de cet article est basée sur la version néerlandaise légèrement adaptée de l’article « The Invisible Wombs of the Market : Waged and Unwaged Reproductive labour Under Capitalism », écrit par Camille Barbagallo et Siggie Vertommen à l’occasion de l’Historical Materialism Conference à Londres en novembre 2016.

Footnotes

  1. Vu le rôle central de l’œuvre de Silvia Federici sur le travail reproductif pour notre propre analyse de la maternité de substitution, il est pertinent de mentionner que Silvia Federici a publié en septembre 2016, avec cinquante autres féministes italiennes, une lettre ouverte contre la maternité de substitution commerciale.
  2. Ni putes, ni saintes, mais des travailleuses !