Les sanctions à l’encontre de la Russie visaient à mettre un terme à la guerre en Ukraine. Au lieu de cela, elles ont exacerbé les difficultés économiques de l’Occident et approfondi ses divisions internes.
Les sanctions sans précédent imposées par les États-Unis à la Russie au début de l’année pour la punir de son agression en Ukraine ont été conçues à la hâte, dans un climat de panique. Dans le même temps, les avertissements concernant le risque d’un contrecoup ont été ignorés. Quatre mois plus tard, il semble que même la Maison Blanche reconnaisse qu’elle aurait dû tenir compte de ces avertissements.
En juin, Bloomberg a rapporté que « certains fonctionnaires de l’administration Biden s’inquiètent à présent en privé du fait qu’au lieu de dissuader le Kremlin comme prévu, les sanctions exacerbent l’inflation, aggravent l’insécurité alimentaire et punissent les Russes ordinaires plus que Poutine ou ses alliés. » 1
On pourrait aussi ajouter que ces sanctions enrichissent la Russie.
Alors que l’embargo européen sur 90 % des importations de pétrole russe était censé porter « un grand coup au trésor de guerre de Poutine »2, il s’est au contraire conjugué à d’autres sanctions et à diverses perturbations de la chaîne d’approvisionnement pour provoquer une nouvelle flambée des prix du pétrole. Il en résulte des recettes d’exportation record pour le pays au cours de la guerre, qui ont largement dépassé les dépenses de guerre, avec des prix à l’exportation en moyenne 60 % plus élevés qu’en 2021, même si Moscou a vendu le pétrole à un prix nettement inférieur aux prix internationaux.3
Cela est dû en grande partie à la Chine et à l’Inde, qui ont comblé le vide laissé par l’Europe, et notamment l’Allemagne, en mettant la main sur le pétrole russe bon marché. 4
Des pays comme la Bulgarie et la Turquie, membres de l’OTAN, ont également intensifié les importations de pétrole russe. 5 Conjugué à d’autres facteurs, cela a non seulement évité à la monnaie russe, le rouble, de dévisser, mais a de surcroît porté son cours à son plus haut niveau depuis sept ans par rapport au dollar US. Cela a même permis à Moscou de ramener les taux d’intérêt à leur niveau d’avant-guerre. Les Russes ordinaires sont étonnamment optimistes quant à l’économie.6
Bien sûr, rien ne garantit que cette situation va durer. L’économie russe reste soumise à de fortes pressions et les Russes ordinaires commencent clairement à en ressentir les effets. Il suffirait que les prix du pétrole chutent pour que ce qui pourrait n’être qu’une bénédiction temporaire pour l’économie russe soit annulé d’un seul coup. D’autres signes montrent cependant que les sanctions produisent des effets inattendus.
Le plus alarmant pour les gouvernements occidentaux pourrait être les représailles économiques venant de Moscou. La Russie a paré aux sanctions en réduisant, voire en interrompant totalement, les livraisons de gaz naturel aux pays européens, accentuant ainsi la pression sur l’industrie européenne. 7L’Allemagne a été prévenue qu’une interruption totale de l’approvisionnement en gaz russe plongerait le pays dans une récession totale, et des institutions comme la Banque mondiale et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont averti du risque qu’une telle situation pourrait s’étendre à l’échelle mondiale, notamment en raison des pressions inflationnistes. 8
Le pétrole n’est pas seul en cause. Les sanctions à l’encontre de la Russie ont également restreint l’approvisionnement en engrais, entraînant une flambée des prix des denrées alimentaires et faisant craindre une pénurie alimentaire – si alarmante que Washington exhorte désormais discrètement le secteur privé à acheter davantage d’engrais à la Russie, ce qui est du reste peu certain qu’ils fassent, de peur de se mettre en faute contre les sanctions ou d’être pris dans des tirs croisés en mer Noire.9 Plusieurs grandes banques et de nombreux économistes prédisent la même chose pour les États-Unis, où l’on observe déjà les signes d’un ralentissement économique.
Ce qui laisse présager des retombées politiques. La ferveur qui animait les citoyens européens au début de la guerre pour riposter à la Russie a cédé la place à l’inquiétude face au coût des sanctions occidentales ; la ville de Bruxelles vient tout juste d’être mise à l’arrêt lorsque 70 à 80 000 manifestants sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures contre la hausse des prix. Fin mai, pour la première fois, les sondages ont montré qu’une majorité de l’opinion publique aux États-Unis considérait que limiter les dommages causés à l’économie par la guerre était une priorité plus importante que de sanctionner la Russie. Le parti du président étasunien Joe Biden est en passe de connaître une déroute historique en novembre, attribuable en grande partie au mécontentement des citoyens face à la crise du coût de la vie. 10
Entre-temps, si les décideurs étasuniens espéraient que la pression économique conduirait à un affaiblissement du régime de Poutine – ou du moins, le forcerait à changer de cap – les sanctions semblent pour l’heure avoir l’effet inverse. La fin des manifestations anti-guerre en Russie est principalement le fait de leur répression rapide et brutale par le Kremlin. Mais certains signes indiquent également que la férocité des sanctions a engendré un effet de ralliement patriotique chez les Russes ordinaires. Les personnes sondées sont convaincues que les gouvernements occidentaux auraient trouvé, coûte que coûte, un prétexte pour sanctionner la Russie. 11
Dans la mesure où elles causent des dommages aux économies occidentales ainsi qu’à celle de la Russie, les sanctions ont donné à Poutine une raison de poursuivre la guerre.
Entre-temps, Poutine semble bien décidé à poursuivre sur sa lancée, certain que l’Occident sera le premier à céder et que le rôle de la Russie en tant que fournisseur de produits de base essentiels rendra tôt ou tard les sanctions insupportables pour les électeurs occidentaux.12 En d’autres termes, parce qu’elles portent atteinte aux économies occidentales ainsi qu’à celle de la Russie, les sanctions ont donné à Poutine une raison de poursuivre la guerre, malgré les gains très limités de la Russie jusqu’à présent.
Ainsi, à ce stade du moins, rien n’indique que les sanctions aient atteint l’un ou l’autre de leurs objectifs, ce qui donne une bonne raison de se demander comment les choses auraient pu tourner autrement. Lorsque l’invasion a commencé, il a été question d’appliquer des « sanctions ciblées » qui feraient pression sur l’élite russe tout en épargnant les gens ordinaires. Toujours est-il que la plupart des oligarques russes, dont le plus riche d’entre eux, n’ont pas été sanctionnés, ce qui fait peser le poids des sanctions occidentales sur les Russes les moins coupables de la guerre et les plus susceptibles d’en souffrir. 13
Les États-Unis et leurs alliés ne veulent pas vraiment créer un registre financier mondial, car les riches occidentaux craignent qu’une telle transparence ne leur nuise à terme.
Cette réticence à sanctionner les oligarques peut s’expliquer en partie par le contrôle que ces magnats exercent sur les principaux produits de base. Mais il se peut aussi, comme l’a fait valoir Thomas Piketty, que Washington et ses alliés ne tiennent pas vraiment à mettre en place des mesures telles que la création d’un registre financier mondial qui serait utilisé pour pénaliser les avoirs des grandes fortunes Russes à l’étranger, dans la mesure où « les riches occidentaux craignent qu’une telle transparence ne se retourne à terme contre eux ». 14 De fait, l’année dernière, Oxfam International a accusé les États-Unis et le Royaume-Uni d’être « les plus grands obstacles à la transparence »15 et, cette année encore, le Tax Justice Network a classé Washington comme le principal tenant du secret financier dans le monde. 16
Des avertissements quant aux risques de tels scénarios ont été lancés avant même la promulgation de la politique de sanctions. Le climat de ferveur martiale a toutefois contribué à ce que ces avertissements aient été ignorés. Ce faisant, les faucons des sanctions ont obtenu exactement la politique qu’ils souhaitaient. Et maintenant, eux comme le reste d’entre nous, doivent vivre avec.
Article originellement paru dans Jacobin, 24 juin 2022.
Footnotes
- “Corporate ‘Self-Sanctioning’ of Russia Has US Fearing Economic Blowback”, Bloomberg, 14 juin 2022.
- “‘Big blow to Putin’s war’: Sanctions approved on Russian oil”, Al Jazeera, 3 juin 2022.
- “Russia Earned $100B From Energy Exports in 100 Days of War – Research”, The Moscow Times, 14 juin 2022.
- “China oil imports from Russia surge amid Ukraine war sanctions”, Al Jazeera, 20 juin 2022.
- “Russian Oil Flows to Europe Have Quietly Started Creeping Up”, Bloomberg, 20 juin 2022.
- “How do regular Russians feel about the war in Ukraine?“, Responsible Statecraft, 17 juin 2022.
- “Some European Factories, Long Dependent on Cheap Russian Energy, Are Shutting Down”, Wall Street Journal, 13 juin 2022.
- “Germany risks recession as Russian gas crisis deepens”, Reuters, 21 juin 2022.
- “US Quietly Urges Russia Fertilizer Deals to Unlock Grain Trade”, Bloomberg, 13 juin 2022.
- “Economy bigger priority than punishing Russia: AP-NORC poll”, AP News, 24 mai 2022.
- Dimitri Symes Jr, “Reporting from Moscow” : Sanctions May Achieve the Opposite of Biden’s Stated Long-Term Goals”, Outside Voices Substack, 27 mars 2022.
- “Putin thinks West will blink first in war of attrition, Russian elites say”, Washington Post, 3 juin 2022.
- “How Russia’s Wealthiest Oligarch Is Expanding His Financial Empire Free From Sanctions”, Forbes, 5 mai 2022.
- “The western elite is preventing us from going after the assets of Russia’s hyper-rich”, The Guardian, 16 mars 2022.
- “U.S. Denounced as ‘Biggest Peddler of Financial Secrecy’ After Pandora Papers Leak”, Scheerpost, 4 octobre 2021.
- “‘A Shameful Distinction’: US Ranked World’s Biggest Perpetrator of Financial Secrecy”, Scheerpost, 17 mai 2022.