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Les multiples facettes de la résistance contre l’Allemagne nazie

Pieter Lagrou

—25 mars 2020

On se représente souvent la résistance comme un « front domestique » uni contre l’Allemagne nazie. La réalité est plus complexe. 

La « résistance » recouvre toute une série de réactions à des régimes d’occupation très différents et à des politiques différentes poursuivies dans différents pays et régions d’Europe à différentes phases de l’avancée nazie, de 1938 à 1945. La « résistance » est une notion qui a été utilisée pour décrire des attaques de partisans armées contre des convois de soldats allemands, la récolte de renseignements militaires pour les alliés, l’exécution de « traîtres » collaborateurs, les réseaux qui ont caché et, parfois, exfiltré des aviateurs alliés, des Juifs, des travailleurs réquisitionnés, mais aussi l’impression et la diffusion de journaux et tracts clandestins, l’attitude des églises face au régime nazi ou encore la préparation de l’après-guerre par des mouvements politiques. Selon la définition que l’on en donne, la « résistance » peut faire référence à un petit noyau de guérillas radicalisées ou à des militaires professionnels disposant d’une expertise technique en collecte et transfert de renseignements, à des réseaux à grande échelle composés de milliers de membres actifs et de dizaines, voire de centaines de milliers de complices, voire encore à l’opinion politique d’une grande majorité de la population, en ce compris ses élites traditionnelles, dans un pays donné lors des derniers mois de l’occupation. 

Toute tentative de définir le phénomène de la résistance est forcément réductrice.

Les moyens d’action, l’organisation, le développement, le programme politique et même l’idéologie qui fondent ces réactions sont avant tout dictés par de l’agression allemande à laquelle elles s’opposent et par les politiques intrusives de l’occupant en vue de transformer leur société. Viennent ensuite des facteurs tels que le poids de mouvements politiques radicaux dans l’arène politique d’avant-guerre, les traditions en matière d’insurrection et de lutte armée, de désobéissance civile et de méfiance face aux autorités publiques, la légitimité des institutions politiques d’avant-guerre, la cohésion sociale ou son absence en raison de la polarisation sociale, politique ou ethnique.

Ces différentes réactions ne sont pas du même ordre et ne situent pas à la même échelle. Toute tentative de définition est aussi au moins implicitement normative. Certaines formes de résistance radicales sont qualifiées de « terrorisme » et condamnées, tant par l’opinion publique de l’époque que dans une certaine tradition historiographique. D’autre formes plus consensuelles, se focalisant sur la préparation l’après-guerre, se voyaient taxées d’« attentisme » ou de lâcheté. Evaluer la résistance en termes d’efficacité militaire est problématique. La définir en termes de cohésion idéologique est tout aussi absurde. Tous les mouvements antifascistes n’ont pas toujours été anti-Allemands, comme l’illustre l’attitude des partis communistes durant le pacte de non agression germano-soviétique. De même, tous les mouvements anti-Allemands ne sont pas nécessairement anti-fascistes, à l’instar des mouvements autoritaires ultranationalistes observés dans des pays occupés tels que l’Ukraine, la Pologne, la Serbie ou la Belgique.

Le temps et l’espace

L’expérience de guerre et les réactions qu’elle provoque se décline selon deux axes : le temps et l’espace. L’espace tient à la nature fondamentalement et délibérément asymétrique du régime nazi en Europe, que l’on peut, très schématiquement, structurer en trois zones géographiques. 

En premier lieu, la guerre à l’Est occupe une place centrale dans l’idéologie nazie, puisque c’est là que se situe le Lebensraum, l’espace vital destiné à la colonisation allemande, ce qui exigeait l’élimination des élites locales et la décimation de la population locale par une guerre d’anéantissement (Vernichtungskrieg). Les nazis mènent cette guerre destructrice, faite de crimes de masse, de génocides, de guerres civiles et de nettoyage ethnique, principalement en Pologne, en Ukraine, en Biélorussie et, dans une moindre mesure, dans les pays baltes.  La collaboration y fut un choix de désespoir, sans la moindre perspective pour l’émérgence d’un ordre politique alternatif, l’occupant nazi n’offrant rien d’autre que sa politique brutale et planifiée de colonisation, de pillage, de famine et de déportation, détaillée notamment dans le sinistre et très précis General Plan Ost.

En outre, la zone fut traversée par une ligne de de front fluctuante et elle subit une succession occupations en alternance. En septembre 1939, la partition germano-soviétique de la Pologne pousse des vagues de migrants à chercher une vie meilleure dans la zone soviétique, mais ils devront vite déchanter face à la violence du régime stalinien. L’invasion allemande de juin 1941 provoque de nouvelles évacuations de masse, ainsi que des massacres par représailles. La loyauté des Polonais, des Ukrainiens, des Lituaniens et des Juifs à l’un ou l’autre des occupants de la Pologne de l’avant-guerre, provoque une guerre civile dont les lignes de fracture suivent des clivages tant ethniques qu’idéologiques. Les nationalistes ukrainiens antisoviétiques, s’ils accueillent initialement l’armée allemande en libératrice, vont vite découvrir que, loin de vouloir créer une nation ukrainienne viable, l’occupant allemand n’est là que pour se constituer une réserve de recrutement de personnel militaire et policier. En 1943, la sécurité des militaires ukrainiens au service des forces allemandes est tellement mise à mal qu’ils désertent massivement pour rejoindre les partisans soviétiques ou les partisans nationalistes ukrainiens. Après avoir activement contribué à l’élimination de la population juive locale, les nationalistes polonais, ukrainiens et lituaniens, dès 1943, vont de plus en plus se retourner les uns contre les autres, dans le but de se tailler des zones ethniquement homogènes en vue d’un grand partage d’après-guerre. Si tant l’Armée anticommuniste polonaise que les partisans communistes polonais se sont battus héroïquement pour leur survie contre l’occupant allemand, jamais ils n’envisagent de former un front uni. A l’automne 1944, l’Armée rouge s’arrête aux portes de Varsovie et assiste patiemment à l’élimination brutale de l’insurrection nationaliste par l’armée allemande. 

Si certaines formes de résistance sont qualifiées de «terrorisme», d’autres formes se voient taxées d’«attentisme» ou de lâcheté.

En deuxième lieu, le sud-est de l’Europe, et en particulier les Balkans, forment une seconde zone, au destin bien différent. Là, l’invasion allemande n’y relève pas de la mise en œuvre d’un plan ou d’un projet idéologique précis mais d’un impératif stratégique : occuper la rive nord de la Méditerranée afin d’empêcher un débarquement anglais. Ainsi, la famine dont souffre la Grèce lors de l’hiver 1941-1942 n’est pas le fruit d’un calcul délibéré, mais d’une négligence cynique et du mépris de la vie des populations locales. En Yougoslavie, pays constamment au bord de la guerre civile depuis sa création au lendemain de la Première Guerre mondiale, une brutalité extrême à l’égard de la population civile, combinée à des politiques d’occupation meurtrières telles que pratiquées par les occupants allemand, italien, bulgare et hongrois, exacerbe les tensions entre Serbes, Croates, musulmans bosniaques, Slovènes, Macédoniens, Hongrois de souche, Allemands de souche, Juifs et  Tsiganes, et dégénère en un massacre fratricide généralisé. La création d’un État fasciste croate Ustasha et les politiques d’annexion italiennes, bulgares et hongroises seront particulièrement meurtrières à cet égard. 

Dans ce climat d’anarchie, le minuscule parti communiste d’avant-guerre apparaît comme la force endogène la plus efficace et crédible. Dans les enclaves contrôlées par les partisans, ils mettent en œuvre la redistribution des terres et mettent fin à la violence ethnique. Ils se montrent capables d’offrir un ordre politique alternatif et éliminent impitoyablement leurs adversaires nationalistes. C’est  ainsi qu’en Albanie et en Yougoslavie s’établissent les seuls régimes communistes endogènes en Europe, en dehors de l’Union soviétique. En Grèce, seule l’intervention de 22 000 troupes britanniques entrave l’émergence d’un scénario similaire. Contrairement à la France, l’Italie ou la République démocratique allemande de l’après-guerre, qui se targueront rhétoriquement d’être des régimes politiques nés de la lutte de la résistance, les partis communistes albanais et yougoslaves ont effectivement transformé un appareil clandestin en une nouvelle élite dirigeante.

Enfin, en troisième lieu, on retrouve le groupe hétérogène des pays occupés d’Europe occidentale et centrale – Norvège, Danemark, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, France et Tchécoslovaquie. Ici, l’occupant nazi se limite à annexer au Reich certaines régions localisées – les Sudètes, l’Alsace-Lorraine, le Luxembourg et la région d’Eupen-Malmédy cédée à la Belgique en 1919. Il applique toutefois essentiellement une Aufsichtsverwaltung, une politique d’exploitation économique à moindre coût qui préserve largement l’administration nationale. 

Les arrangements institutionnels dans ce troisième ensemble de pays sont extrêmement hétérogènes. La Tchécoslovaquie est disloquée entre la zone annexée, le protectorat de Bohême-Moravie et l’État clérical fasciste fantoche de Slovaquie. Le Danemark, qui a accepté l’entrée des troupes allemandes sur son territoire, est placé sous la protection d’un gouverneur allemand, mais autorisé à conserver ses institutions. En France, les événements politiques devancent les décisions allemandes quant au sort de ses institutions, puisque l’Assemblée nationale de la Troisième République se dissout et élit le vieux héros de la Première Guerre mondiale, Philippe Pétain, à la tête d’un nouvel État autoritaire. Celui-ci débute son mandat en proposant un armistice et accepte de manière inconditionnelle les termes imposés par l’occupant allemand. En Norvège, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Belgique, les gouvernements nationaux et, à l’exception de la Belgique, les chefs d’État, fuient à Londres avant la défaite de la France, dans l’espoir de poursuivre la guerre. En Norvège, les Allemands commencent par instaurer un régime militaire, puis mettent en place le gouvernement fasciste de Vikund Quisling. Si en Belgique, ils optent pour un régime militaire pendant toute la durée de l’occupation, aux Pays-Bas, ils imposent un régime civil nazi dirigé par le Reichskommissar Arthur Seyss Inquart. 

Malgré des contextes institutionnels très contrastés, les nazis appliquent dans cette zone des politiques comparables et coordonnées. Ils laissent en place les administrations nationales et locales et se montrent globalement prudents, en se contentant de remplacer les fonctionnaires récalcitrants par du personnel plus docile sur le plan politique. Il s’agit avant tout de limiter la présence allemande et d’éviter toute perturbation majeure. L’armée, le ministère de l’Économie et les dirigeants SS n’avaient pas tous les mêmes priorités, les premiers privilégiant une politique d’occupation et de sécurité militaire sans passer par des mesures radicales, le second recherchant avant tout à faire un maximum de profit et les derniers favorisant la nazification et la guerre totale contre les ennemis idéologiques du Reich. Les deux premiers impératifs dominent la politique d’occupation, à l’exception notable de la déportation de tous les Juifs de ces territoires vers les centres d’extermination de masse à l’Est, qui entraîne des perturbations, mais constitue une priorité incontestable dans l’agenda nazi. À titre d’exemple, la déportation massive des Juifs à l’été 1942 est une opération planifiée de manière concertée et qui touche toute la région. De même, la déportation de main-d’œuvre pour l’industrie allemande, suite à une politique de recrutement volontaire, atteint son apogée en été 1943. Ces politiques coordonnées suscitent évidemment des réactions comparables et dessinent un horizon d’action commun aux différents mouvements de résistance locaux.

 

En Grèce, seule l’intervention de 22.000 troupes britanniques entrave l’émergence d’un régime communiste national.

Pour analyser de façon cohérente ces situations très diverses, il est indispensable de les envisager à partir du point de vue de l’occupant allemand. Bien que les objectifs poursuivis soient totalement différents selon leur portée géographique, l’Allemagne nazie a acquis une expertise considérable dans la gestion de l’occupation en général et de la contre-insurrection en particulier. Cette expérience a d’ailleurs été soigneusement étudiée par l’armée américaine surtout au lendemain de 1945. La science de la gestion de l’occupation part d’une analyse du précédent de 1914-1918. L’occupation initiale de la Belgique avait alors mobilisé beaucoup trop de personnel militaire et administratif, pour un retour sur investissement décevant sur le plan économique, et un impact catastrophique sur les relations publiques de l’Allemagne. Les planificateurs nazis n’ont pas l’intention de commettre les mêmes erreurs en 1940.

Werner Best, SS et spécialiste de l’occupation, mettra en œuvre ses idées en tant que plénipotentiaire du Reich au Danemark. Son cas est édifiant. Nazi et antisémite convaincu, il autorise pourtant non seulement les élections de juillet 1943, mais organise aussi ou, tout au moins, ferme les yeux sur l’évacuation discrète de la minuscule communauté juive danoise via le détroit de Copenhague. En effet, Werner Best n’est pas pas disposé à payer le prix des troubles et de la polarisation qu’entraînerait une chasse à l’homme dans les rues de la capitale, simplement pour ajouter un millier de victimes à un programme continental qui en fait des millions. Il négocie par ailleurs, de commun accord avec la « résistance » danoise, un programme d’« activités de sabotage démonstratif », une série d’attentats à la bombe spectaculaires mais inoffensifs, suffisants pour convaincre les capitales alliées de l’esprit de résistance danois, mais pas assez destructeurs pour entraver la logistique allemande, ni pour forcer l’occupant à se venger et à s’engager dans une spirale de terreur et de contre-terrorisme qui menacerait l’« Aufsichtsverwaltung » qui arrange bien les deux partis.

Le second paramètre est la chronologie, plus exactement la durée et la proximité des affrontements militaires. Sur le front de l’Est, la bataille fait rage de façon interrompu de juin 1941 à avril 1945, entraînant une radicalisation de la violente entre les belligérants, mais aussi à l ‘encontre des populations civiles prises entre le marteau et l’enclume et confrontées à une guerre partisanes intenses à l’arrière des lignes de front allemandes. La position paradoxale de l’Italie illustre l’importance de ce facteur chronologique. Jusqu’en septembre 1943, l’Italie est une puissance d’occupation et se bat aux côtés de la Wehrmacht sur le front de l’Est. Après sa capitulation et jusqu’en avril 1945, la ligne de front recule extrêmement lentement et traverse la péninsule, où la violence à grande échelle génère la même polarisation qu’on observe ailleurs. De la révolte urbaine de Naples à la guérilla qui fait rage dans les collines de Toscane et d’Emilie-Romagne, la confrontation militaire vient alimenter des guerres civiles locales, tuant plus de 10 000 civils dans des massacres orchestrés par les troupes allemandes et leurs auxiliaires de la République de Salo. L’Italie est l’exemple parfait du contraste entre antifascisme et résistance. Dès 1926, Mussolini avait de facto neutralisé l’opposition politique contre son régime. L’antifascisme se limite au milieu des exilés politiques. Dans l’opinion publique, c’est le consentement qui prime plutôt qu’une opposition et une subversion généralisées. L’invasion alliée, puis allemande suscite des réactions très différentes. L’extrême violence et le déplacement de l’affrontement militaire mobilisent un mouvement partisan dont la taille et la stratégie s’apparentent davantage à la situation des Balkans qu’à celle des pays occupés d’Europe occidentale. Un an plus tard, la progression de l’Armée rouge en Europe centrale et méridionale va provoquer des affrontements brefs mais d’une intense violence en Hongrie, Roumanie et Slovaquie. Difficile, dès lors, de comparer la « résistance » hongroise d’avril 1945 à la résistance norvégienne d’avril 1940. 

Au sein de la vaste alliance des mouvements antifascistes, les plus actifs et les plus organisés sont les partis communistes.

En Europe occidentale, la résistance se caractérise essentiellement par sa séparation physique du champ de bataille. En mai et juin 1940, les combats durent 5 jours aux Pays-Bas, 18 en Belgique et 40 en France, ce qui ne suffit pas pour permettre l’émergence d’une résistance organisée et non militaire. Jusqu’à ce que les combats reprennent en juin 1944, la résistance se limite principalement au renseignement, à l’organisation d’évasions, à la presse clandestine ou encore à la préparation des milices populaires pour le jour J. La plupart des journaux clandestins condamnent les formations radicales qui se livrent à des attentats à la bombe ou des tirs sur l’armée allemande, jugeant cette stratégie à la fois inutile d’un point de vue militaire, et dangereuse pour les civils en raison des représailles brutales qu’elle provoque. Avec le débarquement allié, c’est un tout nouveau chapitre, particulièrement sanglant, qui s’ouvre et voit les troupes de résistants s’engager pleinement dans les combats, dans un climat de guérilla généralisée. Ce n’est qu’après l’invasion que se produisent des massacres de civils à grande échelle, comme dans le village français d’Oradour, où 642 civils sont tués, ou dans le Vercors, où les troupes allemandes battant en retraite déciment un soulèvement de partisans, notamment parce que des troupes du front de l’Est mobilisées en urgence importent leurs méthodes de contre-insurrection brutales. Des violences similaires se produisent durant la Bataille des Ardennes, de décembre 1944 à janvier 1945. En Europe occidentale, la guérilla partisane est avant tout un phénomène rural qui se déroule en même temps que les campagnes militaires régulières. De grandes villes telles que Paris et Bruxelles échappent à des batailles de libération potentiellement meurtrières.

Des caractéristiques communes

Souligner ces différences fondamentales vise avant tout à éviter de généraliser les phénomènes de résistance dans l’Europe occupée par les Nazis. On peut toutefois mettre en exergue quelques caractéristiques communes de l’opposition organisée au régime nazi en Europe. Tout d’abord, il faut distinguer différentes formes d’engagement. Il ne faut pas confondre la résistance « volontaire » de premiers de cordée très motivés et la résistance « fonctionnelle », moins politisée, de réseaux de grande ampleur. La résistance « volontaire » est le fait de patriotes et de nationalistes qui rejettent l’occupation allemande dans la mesure où elle viole la souveraineté nationale, mais aussi d’une large alliance d’antifascistes, parmi lesquels les partis communistes sont les plus actifs et les plus organisés. La résistance « fonctionnelle » s’appuie sur des individus, des groupes et des institutions dont la place dans la société leur permet d’offrir un soutien essentiel à un mouvement de résistance organisé. S’il y a notoirement peu de « résistants volontaires » parmi les agriculteurs et les religieux, ces deux groupes sociaux vont toutefois jouer un rôle clé pour dissimuler et nourrir une population clandestine toujours plus nombreuse, composée de résistants recherchés par l’ennemi, de prisonniers de guerre ou d’aviateurs alliés, de Juifs ou encore travailleurs réquisitionnés. 

La résistance étant aussi, intrinsèquement, un pari sur l’avenir, elle est en partie tributaire des perspectives militaires et géopolitiques. Ainsi, l’invasion de l’Union soviétique en juin 1941, la déclaration de guerre des États-Unis en décembre de la même année, l’arrêt de l’offensive allemande sur les fronts d’Afrique de l’Est et du Nord, les premières défaites allemandes, notamment à Stalingrad au début de 1943, et les débarquements alliés en Afrique du Nord, en Italie, en Normandie et en Provence influencent l’opinion publique dans les pays occupés et, créant l’espoir d’une libération, encouragent la résistance. 

L’échec du recrutement de main-d’œuvre dès l’été 1943 est l’une des grandes victoires de la résistance en Europe occidentale.

Les politiques concrètement mises en œuvre par l’Allemagne nazie dans les zones occupées sont encore plus déterminantes. Lors des tueries de masse perpétrées par les Einsatzgruppen sur le front de l’Est en été 1941, il n’y a pratiquement aucune résistance organisée et la population juive locale est totalement prise par surprise par l’inconcevable brutalité de ces actes. Il faudra attendre plusieurs mois pour que le mouvement partisan s’organise et mène des actions derrière les lignes ennemies. La population juive d’Europe occidentale est tout aussi prise au dépourvu lors des razzias de l’été 1942. Deux tiers du nombre total de déportations sur toute la durée de la guerre interviennent durant les trois premiers mois. Cela montre l’efficacité des formes très diverses de résistance à la politique allemande qui se développent dans les mois qui suivent. Parmi eux, les militants juifs immigrés du parti communiste – les célèbres Francs-Tireurs et Partisans – Main d’Œuvre Immigrée – formeront, en France et en Belgique, les unités les plus radicales de la guérilla urbaine dans une lutte pour la survie, prenant également pour cible le personnel organisant les déportations. Un an plus tard, le recrutement de main-d’œuvre prend la forme de rafles massives, mais à la fin de l’été 1943, le rendement de cette politique allemande de recrutement chute de façon spectaculaire, alimentant ainsi la résistance avec des dizaines de milliers de clandestins à cacher, nourrir et, pour une minorité d’entre eux, à enrôler dans des maquis qui se préparent à la guérilla. L’échec de la politique de recrutement, à partir de l’été 1943, est sans doute le principal succès de la résistance en Europe occidentale, mais aussi le principal facteur expliquant sa transformation d’une minorité active en un mouvement de masse impliquant tous les secteurs de la société occupée.

La combinaison de ces facteurs contribue à expliquer l’engagement précoce des nationalistes dans la résistance, pendant l’automne 1939 en Pologne, l’été 1940 en Norvège, aux Pays-Bas et en Belgique, à partir d’avril 1941 en Serbie et en Grèce, suivi par l’entrée simultanée de militants communistes dans toute l’Europe occupée en juin et juillet 1941. Cette base s’élargit dès fin 1942 et dans le courant de 1943, notamment grâce à la dynamique de la résistance « fonctionnelle » qui regroupe des résistants aux profils très différents. Fin 1943 et courant 1944, la perspective d’un retrait allemande ouvre la voie soit à un processus d’unification d’un front de résistance national anticipant la formation d’une nouvelle coalition politique d’après-guerre, comme dans la plupart des pays occidentaux, soit à une situation de guerre civile en l’absence de perspectives de coalition et de partage du pouvoir, comme en Europe de l’Est et du Sud. La résistance est donc un élément central de compréhension de l’expérience de guerre et du destin d’après-guerre des sociétés européennes. Il convient toutefois d’en mesurer soigneusement l’impact en termes politiques, sociaux et même culturels selon le contexte géographique et chronologique et en distinguant les différentes formes d’engagement dans la lutte. 

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